7 juillet 2019 7 07 /07 /juillet /2019 1420 Published by paulalie - dans Des étoiles de ci de là
D A G] Chords for C'est vers toi que je me tourne en silence - AGAPE with song key, BPM, capo transposer, play along with guitar, piano, ukulele & mandolin.
Bonjour,Je crois que j'ai juste besoin de parler de ce qui vient de se passer en sortant du boulot. J'étais sur une route à 70km/h et après un virage, sur une ligne droite, il y avait un scooter devant moi en plein milieu de la route. Il me regarde et se range légèrement sur la droite. J'avais largement le temps de le dépasser, donc pendant ce temps-là, je mets mon clignotant et je commence à le dépasser. Je précise qu'on arrivait à une intersection mais apparemment une voiture a le droit de doubler un deux-roues dans une intersection. Sauf que juste avant de le dépasser, le scooter se met à tourner à gauche! J'étais à la limite de le percuter. Avant que je commence à le dépasser, il n'avait pas de clignotant et à aucun moment, je n'avais imaginé qu'il allait tourner à gauche vu qu'il s'était rangé vers la droite. Je crois que le mec s'est arrêté et a fait des gestes pour dire que j'étais tarée, mais j'ai continué ma route...dans cette situation, qui est vraiment en tort?J'ai appris à conduire le scooter en Inde et j'ai beaucoup conduit en Indonésie deux pays où la plupart des conducteurs de scooter n'ont pas le permis et conduisent comme des malades et jamais je n'ai tourné sans vérifier au moins 2 fois ce qu'il y avait derrière remercie les personnes qui répondront à ma question 🙂.
DansLa forêt qui pousse, on accompagne les hommes et les femmes qui, comme nous, veulent : mettre leur énergie dans des projets qui ont du SENS et qui rendent ce monde meilleur. se sentir LIBRE et respecter leur RYTHME (parce que le burn out, c'est sympa mais bon) faire ce qui les PASSIONNE (même lorsque ça part dans toutes les directions.AuteurMessageCarolineAdminNombre de messages 494Date d'inscription 19/02/2006Sujet Salle de réunion Mer 1 Mar à 606 davidHabitantNombre de messages 146Date d'inscription 01/03/2006Sujet Re Salle de réunion Mer 1 Mar à 610 david arrive a la sale de réunion et s'installe en attendants les avocats et secrétaire de la boite CarolineAdminNombre de messages 494Date d'inscription 19/02/2006Sujet Re Salle de réunion Mer 1 Mar à 611 Caroline entre suivit de plusieurs collègues et s'installe. davidHabitantNombre de messages 146Date d'inscription 01/03/2006Sujet Re Salle de réunion Mer 1 Mar à 614 bien ! tous le monde est la,on peut commenceril se lévetous d'abord bonjours, je me présente je suis votre nouveau directeur comme vous le savez ,je m'apelle david callas,apellez moi david plutot que mon sieur callas me connaisse déjaen souriant a caro CarolineAdminNombre de messages 494Date d'inscription 19/02/2006Sujet Re Salle de réunion Mer 1 Mar à 615 Hausse les sourcils et tourne la tête vers Monica, échangeant qq mots. davidHabitantNombre de messages 146Date d'inscription 01/03/2006Sujet Re Salle de réunion Mer 1 Mar à 620 il se rasseoit et ouvre ses dossierbon je vous rassure il n'y aura aucun licenciment contrairement au bruit qui court.... au contraire je vais emppployer une nouvelle secrétaire, car j'ai vu qu'il y en avait qu'une et c'est peux sa permetra que le travails efassent plus vite, mais je vous rassure monica ,vous serez payer pareille et vos horaire ne change pas, vous serez juste deux maintenant. j'ai également regarder les dosier de chacun des avocats et décider de désigner madame drancourt avocat principale de la boite, c'est toi caro qui aura les plus grosse affaire,plus d'autre si tu n'a pas envie de faire que sa tu aura le choix, par contre els autre vous auez ce que je vous désignerez par rapport a vos compétence. CarolineAdminNombre de messages 494Date d'inscription 19/02/2006Sujet Re Salle de réunion Mer 1 Mar à 626 Rougit car tous les regards convergent vers elle.. elle lui jetta un regard, lui indiquant qu'elle n'était pas d'accord!! davidHabitantNombre de messages 146Date d'inscription 01/03/2006Sujet Re Salle de réunion Mer 1 Mar à 628 je sait caro que tu n'est pas d'accord, mais ma décision est prise,je sui sur que tu sera mener a bien ces affaires ! CarolineAdminNombre de messages 494Date d'inscription 19/02/2006Sujet Re Salle de réunion Mer 1 Mar à 631 de toute facon je n'ai rien a dire... patron!!elle avait insister sur le dernier mot"j'y go, a ce soir sans doute!!" davidHabitantNombre de messages 146Date d'inscription 01/03/2006Sujet Re Salle de réunion Mer 1 Mar à 634 *ok +*il souriebien sur ceux la réunion est finieil prend ses dossiers et retourne a son bureau CarolineAdminNombre de messages 494Date d'inscription 19/02/2006Sujet Re Salle de réunion Mer 1 Mar à 634 Retourne également a son bureau énervéeMais c'est pas vrai... Contenu sponsorisé Salle de réunion
C EST VERS TOI QUE JE ME TOURNE. Ordre des sections V1 C1 V2 C2. Verset 1. C’est vers Toi que je me tourne, Je veux marcher dans Tes voies. J’élève mes mains pour Te rencontrer, Mon cœur désire te chanter, Pour bénir et célébrer Ton Saint Nom. Car Tu es fidèle et bon. Refrain 1. Refrain : Seigneur, ô Seigneur, Je veux Te donner, Seigneur, ôMarivaux Théâtre complet. Tome premier Le Père prudent et équitable Adresse A Monsieur Rogier Seigneur du Buisson, Conseiller du Roi, Lieutenant général civil et de police en la sénéchaussée et siège présidial de Limoges. Monsieur, Le hasard m'ayant fait tomber entre les mains cette petite pièce comique, je prends la liberté de vous la présenter, dans l'espérance qu'elle pourra, pour quelques moments, vous délasser des grands soins qui vous occupent, et qui font l'avantage du public. Je pourrais ici trouver matière à un éloge sincère et sans flatterie ; mais tant d'autres l'ont déjà fait et le font encore tous les jours qu'il est inutile de mêler mes faibles expressions aux nobles et justes idées que tout le monde a de vous ; pour moi, conteny de vous admirer, je borne ma hardiesse à vous demander l'honneur de votre protection et de me dire, avec un très profond respect, Monsieur, Le très humble et très obéissant serviteur. M*** Acteurs Démocrite, père de Philine. Philine, fille de Démocrite. Toinette, servante de Philine. Cléandre, amant de Philine. Crispin, valet de Cléandre. Ariste, bourgeois campagnard. MaÃtre Jacques, paysan suivant Ariste. Le Chevalier. Le Financier. Frontin, fourbe employé par Crispin. La scène est sur une place publique, d'où l'on aperçoit la maison de Démocrite. Scène première Démocrite, Philine, Toinette Démocrite Je veux être obéi; votre jeune cervelle Pour l'utile, aujourd'hui, choisit la bagatelle. Cléandre, ce mignon, à vos yeux est charmant Mais il faut l'oublier, je vous le dis tout franc. Vous rechignez, je crois, petite créature! Ces morveuses, à peine ont-elles pris figure Qu'elles sentent déjà ce que c'est que l'amour. Eh bien donc! vous serez mariée en ce jour! Il s'offre trois partis un homme de finance, Un jeune Chevalier, le plus noble de France, Et Ariste, qui doit arriver aujourd'hui. Je le souhaiterais, que vous fussiez à lui. Il a de très grands biens, il est près du village; Il est vrai que l'on dit qu'il n'est pas de votre âge Mais qu'importe après tout? La jeune de Faubon En est-elle moins bien pour avoir un barbon? Non. Sans aller plus loin, voyez votre cousine; Avec son vieux époux sans cesse elle badine; Elle saute, elle rit, elle danse toujours. Ma fille, les voilà les plus charmants amours. Nous verrons aujourd'hui ce que c'est que cet homme. Pour les autres, je sais aussi comme on les nomme Ils doivent, sur le soir, me parler tous les deux. Ma fille, en voilà trois; choisissez l'un d'entre eux, Je le veux bien encor; mais oubliez Cléandre; C'est un colifichet qui voudrait nous surprendre, Dont les biens, embrouillés dans de très grands procès, Peut-être ne viendront qu'après votre décès. Philine Si mon coeur... Démocrite Taisez-vous, je veux qu'on m'obéisse. Vous suivez sottement votre amoureux caprice; C'est faire votre bien que de vous résister, Et je ne prétends point ici vous consulter. Scène II Philine, Toinette Philine Dis-moi, que faire après ce coup terrible? Tout autre que Cléandre à mes yeux est horrible. Quel malheur! Toinette Il est vrai. Philine Dans un tel embarras, Plutôt que de choisir, je prendrais le trépas. Scène III Philine, Toinette, Cléandre, Crispin Cléandre N'avez-vous pu, Madame, adoucir votre père? A nous unir tous deux est-il toujours contraire? Philine Oui, Cléandre. Cléandre A quoi donc vous déterminez-vous? Philine A rien. Cléandre Je l'avouerai, le compliment est doux. Vous m'aimez cependant; au péril qui nous presse, Quand je tremble d'effroi, rien ne vous intéresse. Nous sommes menacés du plus affreux malheur Sans alarme pourtant... Philine Doutez-vous que mon coeur, Cher Cléandre, avec vous ne partage vos craintes? De nos communs chagrins je ressens les atteintes; Mais quel remède, enfin, y pourrai-je apporter? Mon père me contraint, puis-je lui résister? De trois maris offerts il faut que je choisisse, Et ce choix à mon coeur est un cruel supplice. Mais à quoi me résoudre en cette extrémité, Si de ces trois partis mon père est entêté? Qu'exigez-vous de moi? Cléandre A quoi bon vous le dire, Philine, si l'amour n'a pu vous en instruire? Il est des moyens sûrs, et quand on aime bien... Philine Arrêtez, je comprends, mais je n'en ferai rien. Si mon amour m'est cher, ma vertu m'est plus chère. Non, n'attendez de moi rien qui lui soit contraire; De ces moyens si sûrs ne me parlez jamais. Cléandre Quoi! Philine Si vous m'en parlez, je vous fuis désormais. Cléandre Eh bien! fuyez, ingrate, et riez de ma perte. Votre injuste froideur est enfin découverte. N'attendez point de moi de marques de douleur; On ne perd presque rien à perdre un mauvais coeur; Et ce serait montrer une faiblesse extrême, Par de lâches transports de prouver qu'on vous aime, Vous qui n'avez pour moi qu'insensibilité. Doit-on par des soupirs payer la cruauté? C'en est fait, je vous laisse à votre indifférence; Je vais mettre à vous fuir mon unique constance; Et si vous m'accablez d'un si cruel destin, Vous ne jouirez pas du moins de mon chagrin. Philine Je ne vous retiens pas, devenez infidèle; Donnez-moi tous les noms d'ingrate et de cruelle; Je ne regrette point un amant tel que vous, Puisque de ma vertu vous n'êtes point jaloux. Cléandre Finissons là -dessus; quand on est sans tendresse On peut faire aisément des leçons de sagesse, Philine, et quand un coeur chérit comme le mien... Mais quoi! vous le vanter ne servirait de rien. Je vous ai mille fois montré toute mon âme, Et vous n'ignorez pas combien elle eut de flamme; Mon crime est d'avoir eu le coeur trop enflammé; Vous m'aimeriez encor, si j'avais moins aimé. Mais, dussé-je, Philine, être accablé de haine, Je sens que je ne puis renoncer à ma chaÃne. Adieu, Philine, adieu; vous êtes sans pitié, Et je n'exciterais que votre inimité. Rien ne vous attendrit quel coeur! qu'il est barbare! Le mien dans les soupirs s'abandonne et s'égare. Ha! qu'il m'eût été doux de conserver mes feux! Plus content mille fois... Que je suis malheureux! Adieu, chère Philine... Il s'en va et il revient. Avant que je vous quitte... De quelques feints regrets du moins plaignez ma fuite. Philine, s'en allant aussi et soupirant. Ah! Cléandre l'arrête. Mais où fuyez-vous? arrêtez donc vos pas. Je suis prêt d'obéir; et ne me fuyez pas. Toinette Votre père pourrait, Madame, vous surprendre; Vous savez qu'il n'est pas fort prudent de l'attendre; Finissez vos débats, et calmez le chagrin... Crispin Oui, croyez-en, Madame, et Toinette et Crispin; Faites la paix tous deux. Toinette Quoi! toujours triste mine! Crispin Parbleu! qu'avez-vous donc, Monsieur, qui vous chagrine? Je suis de vos amis, ouvrez-moi votre coeur A raconter sa peine on sent de la douceur. Chassez de votre esprit toute triste pensée. Votre bourse, Monsieur, serait-elle épuisée? C'est, il faut l'avouer, un destin bien fatal; Mais en revanche, aussi, c'est un destin banal. Nombre de gens, atteints de la même faiblesse, Dans leur triste gousset logent la sécheresse Mais Crispin fut toujours un généreux garçon; Je vous offre ma bourse, usez-en sans façon. Toinette Ah! que vous m'ennuyez! pour finir vos alarmes, C'est un fort bon moyen que de verser des larmes! Retournez au logis passer votre chagrin. Crispin Et retournons au nôtre y prendre un doigt de vin. Toinette Que vous êtes enfants! Crispin Leur douloureux martyre, En les faisant pleurer, me fait crever de rire. Toinette Qu'un air triste et mourant vous sied bien à tous deux! Crispin Qu'il est beau de pleurer, quand on est amoureux! Toinette Eh bien! finissez-vous? toi, Crispin, tiens ton maÃtre. Hélas! que vous avez de peine à vous connaÃtre! Crispin Ils ne se disent mot, Toinette; sifflons-les. On siffle bien aussi messieurs les perroquets. Cléandre Promettez-moi, Philine, une vive tendresse. Philine Je n'aurai pas de peine à tenir ma promesse. Crispin Quel aimable jargon! je me sens attendrir; Si vous continuez, je vais m'évanouir. Toinette Hélas! beau Cupidon! le douillet personnage! Mais, Madame, en un mot, cessez ce badinage. Votre père viendra. Cléandre Non, il ne suffit pas D'avoir pour à présent terminé nos débats. Voyons encore ici quel biais l'on pourrait prendre, Pour nous unir enfin, ce qu'on peut entreprendre. Philine, à Toinette. De mon père tu sais quelle est l'intention. Il m'offre trois partis Ariste, un vieux barbon; L'autre est un chevalier, l'autre homme de finance; Mais Ariste, ce vieux, aurait la préférence Il a de très grands biens, et mon père aujourd'hui Pourrait le préférer à tout autre parti. Il arrive en ce jour. Toinette Je le sais, mais que faire? Je ne vois rien ici qui ne vous soit contraire. Dans ta tête, Crispin, cherche, invente un moyen. Pour moi, je suis à bout, et je ne trouve rien. Remue un peu, Crispin, ton imaginative. Crispin En fait de tours d'esprit, la femelle est plus vive. Toinette Pour moi, je doute fort qu'on puisse rien trouver. Crispin, tout d'un coup en enthousiasme. Silence! par mes soins je prétends vous sauver. Toinette Dieux! quel enthousiasme! Crispin Halte là ! mon génie Va des fureurs du sort affranchir votre vie. Ne redoutez plus rien; je vais tarir vos pleurs, Et vous allez par moi voir finir vos malheurs. Oui, quoique le destin vous livre ici la guerre, Si Crispin est pour vous... Toinette Quel bruit pour ne rien faire! Crispin Osez-vous me troubler, dans l'état où je suis? Si ma main... Mais, plutôt, rappelons nos esprits. J'enfante... Toinette Un avorton. Crispin Le dessein d'une intrigue. Toinette Eh! ne dirait-on pas qu'il médite une ligue? Venons, venons au fait. Crispin Enfin je l'ai trouvé. Toinette Ha! votre enthousiasme est enfin achevé. Crispin, parlant à Philine. D'Ariste vous craignez la subite arrivée. Philine Peut-être qu'à ce vieux je me verrais livrée. Crispin, à Cléandre. Vaines terreurs, chansons. Vous, vous êtes certain De ne pouvoir jamais lui donner votre main? Cléandre Oui vraiment. Crispin Avec moi, tout ceci bagatelle. Cléandre Hé que faire? Crispin Ah! parbleu, ménagez ma cervelle. Toinette Benêt! Crispin Sans compliment c'est dans cette journée, Qu'Ariste doit venir pour tenter hyménée? Toinette Sans doute. Crispin Du voyage il perdra tous les frais. Je saurai de ces lieux l'éloigner pour jamais. Quand il sera parti, je prendrai sa figure D'un campagnard grossier imitant la posture, J'irai trouver ce père, et vous verrez enfin Et quel trésor je suis, et ce que vaut Crispin. Toinette Mais enfin, lui parti, cet homme de finance, De La Boursinière, est rival d'importance. Crispin Nous pourvoirons à tout. Toinette Ce chevalier charmant?... Crispin Ce sont de nos cadets brouillés avec l'argent Chez les vieilles beautés est leur bureau d'adresse. Qu'il y cherche fortune. Toinette Hé oui, mais le temps presse. Ne t'amuse donc pas, Crispin; il faut pourvoir A chasser tous les trois, et même dès ce soir. Ariste étant parti, dis-nous par quelle adresse, Des deux autres messieurs... Crispin J'ai des tours de souplesse Dont l'effet sera sûr... A propos, j'ai besoin De quelque habit de femme. Cléandre Hé bien! j'en aurai soin Va, je t'en donnerai. Crispin Je connais certain drôle, Que je dois employer, et qui jouera son rôle. Se tournant vers Cléandre et Philine, il dit Vous, ne paraissez pas; et vous, ne craignez rien Tout doit vous réussir, cet oracle est certain. Je ne m'éloigne pas. Avertis-moi, Toinette, Si l'un des trois arrive, afin que je l'arrête. Cléandre Adieu, chère Philine. Philine Scène IV Cléandre, Crispin Cléandre Mais dis, Crispin, Pour tromper Démocrite es-tu bien assez fin? Crispin Reposez-vous sur moi, dormez en assurance, Et méritez mes soins par votre confiance. De ce que j'entreprends je sors avec honneur, Ou j'en sors, pour le moins, toujours avec bonheur. Cléandre Que tu me rends content! Si j'épouse Philine, Je te fonde, Crispin, une sûre cuisine. Crispin Je savais autrefois quelques mots de latin Mais depuis qu'à vos pas m'attache le destin, De tous les temps, celui que garde ma mémoire. C'est le futur, soit dit sans taxer votre gloire, Vous dites au futur Ca, tu seras payé; Pour de présent, caret vous l'avez oublié. Cléandre Va, tu ne perdras rien; ne te mets point en peine. Crispin Quand vous vous marierez, j'aurai bien mon étrenne. Sortons; mais quel serait ce grand original? Ma foi, ce pourrait bien être notre animal. Allez chez vous m'attendre. Scène V Crispin, Ariste, MaÃtre Jacques, suivant Ariste. MaÃtre Jacques C'est là , monsieur Ariste Velà bian la maison, je le sens à la piste; Mais l'homme que voici nous instruira de ça. Crispin, s'entortillant le nez dans son manteau. Que cherchez-vous, Messieurs? Ariste Ne serait-ce pas là La maison d'un nommé le Seigneur Démocrite? MaÃtre Jacques Je sons partis tous deux pour lui rendre visite. Crispin Oui, que demandez-vous? Ariste J'arrive ici pour lui. MaÃtre Jacques C'est que ce Démocrite avertit celui-ci Qu'il lui baillait sa fille, et ça m'a fait envie; Je venions assister à la çarimonie. Je devons épouser la fille de Jacquet, Et je venions un peu voir comment ça se fait. Crispin Est-ce Ariste? Ariste C'est moi. MaÃtre Jacques Velà sa portraiture, Tout comme l'a bâti notre mère nature. Crispin Moi, je suis Démocrite. Ariste Ah! quel heureux hasard! Démocrite, pardon si j'arrive un peu tard. Crispin Vous vous moquez de moi. MaÃtre Jacques Velà donc le biau-père? Oh! bian, pisque c'est vous, souffrez donc sans mystère Que je vous dégauchisse un petit compliment, En vous remarcissant de votre traitement. Crispin Vous me comblez d'honneur; je voudrais que ma fille Pût, dans la suite, Ariste, unir notre famille. On nous a fait de vous un si sage récit. Ariste Je ne mérite pas tout ce qu'on en a dit. MaÃtre Jacques Palsangué! qu'ils feront tous deux un beau carrage Je ne sais pas au vrai si la fille est bian sage; Mais, margué! je m'en doute. Crispin Il ne me sied pas bien De la louer moi-même et d'en dire du bien. Vous en pourrez juger, elle est très vertueuse. MaÃtre Jacques Biau-père, dites-moi, n'est-elle pas rêveuse? Crispin Monsieur sera content s'il devient son époux. Ariste C'est, je l'ose assurer, mon souhait le plus doux; Et quoique dans ces lieux j'aie fait ma retraite... MaÃtre Jacques, vite. C'est qu'en ville autrefois sa fortune était faite. Il était emplouyé dans un très grand emploi; Mais on le rechercha de par Monsieur le Roi. Il avait un biau train; quelques farmiers venirent; Ah! les méchants bourriaux! les farmiers le forcirent A compter. Ils disiont que Monsieur avait pris Plus d'argent qu'il ne faut et qu'il n'était permis; Enfin, tout ci, tout ça, ces gens, pour son salaire, Vouliont, ce disaient-ils, lui faire pardre terre. Ceti-ci prit la mouche; il leur plantit tout là , Et de ci les valets, et les cheviaux de là ; Et Monsieur, bien fâché d'une telle avanie, S'en venit dans les champs vivre en mélancoulie. Ariste Le fait est seulement que, lassé du fracas, Le séjour du village a pour moi plus d'appas. MaÃtre Jacques, apercevant Toinette à une fenêtre. Ah! le friand minois que je vois qui regarde! Toinette, à la fenêtre. Eh! qui sont donc ces gens? MaÃtre Jacques L'agriable camarde! Biau-père, c'est l'enfant dont vous voulez parler? Crispin Il est vrai, c'est ma fille; et je vais l'appeler. Ma fille, descendez. Il fait signe à Toinette. MaÃtre Jacques Morgué, qu'elle est gentille! Scène VI Ariste, MaÃtre Jacques, Crispin, Toinette Crispin, allant au-devant de Toinette, et lui disant bas. Fais ton rôle, entends-tu? je te nomme ma fille, Et cet homme est Ariste. Approchez-vous de nous, Ma fille, et saluez votre futur époux. MaÃtre Jacques Jarnigué, la friponne! elle aurait ma tendresse. Ariste Je serais trop heureux, Monsieur, je le confesse. Madame a des appas dont on est si charmé, Qu'en la voyant d'abord on se sent enflammé. Toinette Est-il vrai, trouvez-vous que je sois bien aimable? On ne voit, me dit-on, rien de plus agréable; En gros je suis parfaite, et charmante en détail Mes yeux sont tout de feu, mes lèvres de corail, Le nez le plus friand, la taille la plus fine. Mais mon esprit encor vaut bien mieux que ma mine. Gageons que votre coeur ne tient pas d'un filet? Fripon, vous soupirez, avouez-le tout net. Il est tout interdit. Crispin Tu réponds à merveilles; Courage sur ce ton. MaÃtre Jacques Ca ravit mes oreilles. Ariste Que veut dire ceci? veut-elle badiner? Cet air et ses discours ont droit de m'étonner. Toinette Je vois que le pauvre homme a perdu la parole S'il devenait muet, papa, je deviens folle. Parlez donc, cher amant, petit mari futur; Sied-il bien aux amants d'avoir le coeur si dur? Allez, petit ingrat, vous méritez ma haine. Je ferai désormais la fière et l'inhumaine. Ariste Je n'y comprends plus rien. Toinette Tourne vers moi les yeux, Et vois combien les miens sont tendres amoureux. Ha! que pour toi déjà j'ai conçu de tendresse! O trop heureux mortel de m'avoir pour maÃtresse! Ariste Dans quel égarement... Toinette Vous ne me dites mot! Je vous croyais poli, mais vous n'êtes qu'un sot. Moi devenir sa femme! ha, ha, quelle figure! Marier un objet, chef-d'oeuvre de nature, Fi donc! avec un singe aussi vilain que lui! Ariste, bas. La guenon! Toinette Cher papa, non, j'en mourrais d'ennui. Je suis, vous le savez, sujette à la migraine; L'aspect de ce magot la rendrait quotidienne. Que je le hais déjà ! je ne le puis souffrir. S'il devient mon époux, ma vertu va finir; Je ne réponds de rien. Ariste Quelle étrange folie! Crispin Son humeur est contraire à la mélancolie. Ariste A l'autre! Crispin Expliquez-vous, ne vous plaÃt-elle pas? Ariste Sans son extravagance elle aurait des appas. Retirons-nous d'ici, laissons ces imbéciles Ils auraient de l'argent à courir dans les villes. Nous venons de bien loin pour ne voir que des fous. MaÃtre Jacques Adieu, biauté quinteuse; adieu donc, sans courroux. La peste les étouffe. Crispin Mon humeur est mutine Point de bruit, s'il vous plaÃt, ou bien sur votre échine J'apostrophe un ergo qu'on nomme in barbara. MaÃtre Jacques Ah! morgué, le biau nid que j'avions trouvé là ! Scène VII Crispin, Toinette Crispin Il est congédié. Toinette *Grâces à mon adresse. Crispin Je te trouve en effet digne de ma tendresse. Toinette Est-il vrai, sieur Crispin? ah! vous vous ravalez. Crispin Vous ne savez donc pas tout ce que vous valez? Toinette C'est trop se prodiguer. Crispin Je ne puis m'en défendre Les grands hommes souvent se plaisent à descendre. Toinette Démocrite paraÃt adieu, songe au projet. Crispin Ne t'embarrasse pas va, je sais mon sujet. Je vais me dire Ariste, et trouver Démocrite, Et je saurai chasser les autres dans la suite. Mais prends garde, l'un d'eux pourrait bien arriver Je ne m'écarte point, viens vite me trouver. Toinette Ils ne viendront qu'au soir rendre visite au père. Crispin Je pourrai donc les voir et terminer l'affaire. Scène VIII Démocrite, Toinette Démocrite Toinette! Toinette Eh bien! Monsieur? Démocrite Puisque c'est aujourd'hui Qu'Ariste doit venir, ayez soin que pour lui L'on prépare un régal ma fille est prévenue... Toinette Je sais fort bien, Monsieur, qu'elle attend sa venue; Mais, pour être sa femme, il est un peu trop vieux. Démocrite Il a plus de raison. Toinette En sera-t-elle mieux? La raison, à son âge, est, ma foi, bagatelle, Et la raison n'est pas le charme d'une belle. Démocrite Mais elle doit suffire. Toinette Oui, pour de vieux époux; Mais les jeunes, Monsieur, n'en sont pas si jaloux. Un peu moins de raison, plus de galanterie; Et voilà ce qui fait le plaisir de la vie. Démocrite C'en est fait, taisez-vous, je lui laisse le choix Qu'elle prenne celui qui lui plaira des trois. Toinette Mais... Démocrite Mais retirez-vous, et gardez le silence! Parbleu, c'est bien à vous à taxer ma prudence! Scène IX Démocrite, seul. En effet, est-il rien de plus avantageux? Quoi! je préférerais, pour je ne sais quels feux, Un jeune homme sans biens à trois partis sortables! Que faire, sans le bien, des figures aimables? S'il gagnait son procès, cet amant si chéri, En ce cas, il pourrait devenir son mari Mais vider des procès, c'est une mer à boire. Scène X Démocrite, Le Chevalier de la Minardinière Le Chevalier C'est ici. Démocrite, ne voyant pas le Chevalier. C'est moi seul, enfin, que j'en veux croire. Le Chevalier Le seigneur Démocrite est-il pas logé là ? Démocrite Voulez-vous lui parler? Le Chevalier Oui, Monsieur. Démocrite Le voilà . Le Chevalier La rencontre est heureuse, et ma joie est extrême, En arrivant d'abord, de vous trouver vous-même. Philine est le sujet qui m'amène vers vous Mon bonheur sera grand si je suis son époux. Je suis le chevalier de la Minardinière. Démocrite Ah! je comprends, Monsieur, et la chose est fort claire; Je suis instruit de tout; j'espérais de vous voir, Comme on me l'avait dit, aujourd'hui sur le soir. Le Chevalier Puis-je croire, Monsieur, que votre aimable fille Voudra bien consentir d'unir notre famille? Démocrite Je suis persuadé que vous lui plairez fort. Si vous ne lui plaisiez, elle aurait un grand tort; Mais comme vous avez pressé votre visite, Et qu'on n'espérait pas que vous vinssiez si vite, Elle est chez un parent, même assez loin d'ici. Si vous vouliez, Monsieur, revenir aujourd'hui, Vous vous verriez tous deux, et l'on prendrait mesure. Le Chevalier Vous pouvez ordonner, et c'est me faire injure Que de penser, Monsieur, que je plaignis mes pas, Et l'espoir qui me flatte a pour moi trop d'appas. Je reviens sur le soir. Scène XI Démocrite, seul. Je fais avec prudence De ne l'avoir trompé par aucune assurance. Il est bon de choisir; j'en dois voir encor deux, Et ma fille à son gré choisira l'un d'entre eux. Ariste et l'autre ici doivent bientôt se rendre, Et j'aurai dans ce jour l'un des trois pour mon gendre. Quelque mérite enfin qu'ait notre Chevalier, Il faut attendre Ariste et notre financier. L'heure approche, et bientôt... Scène XII Démocrite, Crispin, contrefaisant Ariste. Crispin Morbleu de Démocrite! Je pense qu'à mes yeux sa maison prend la fuite. Depuis longtemps ici que je la cherche en vain, J'aurais, je gage, bu dix chopines de vin. Démocrite Quel ivrogne! parlez, auriez-vous quelque affaire Avec lui? Crispin Babillard, vous plaÃt-il de vous taire? Vous interroge-t-on? Démocrite Mais c'est moi qui le suis. Crispin Ah! ah! je me reprends, si je me suis mépris. Comment vous portez-vous? Je me porte à merveille, Et je suis toujours frais, grâce au jus de la treille. Démocrite Votre nom, s'il vous plaÃt? Crispin Et mon surnom aussi. Je suis Antoine Ariste, arrivé d'aujourd'hui. Exprès pour épouser votre fille, je pense Car le doute est fondé dessus l'expérience. Démocrite Vous êtes goguenard; je suis pourtant charmé De vous voir. Crispin Dites-moi, pourrai-je en être aimé? Voyons-la. Démocrite Je le veux qu'on appelle ma fille. Crispin Je me promets de faire une grande famille; J'aime fort à peupler. Scène XIII Démocrite, Crispin, Philine Démocrite La voilà . Crispin Je la vois. Mon humeur lui plaira, j'en juge à son minois. Démocrite Ma fille, c'est Ariste. Crispin Oh! oh! que de fontange! Il faut quitter cela, ma mignonne, mon ange. Philine Eh! pourquoi les quitter? Démocrite Quelles sont vos raisons? Crispin Oui, oui, parmi les boeufs, les vaches, les dindons, Il vous fera beau voir de rubans tout ornée! Dans huit jours vous serez couleur de cheminée. Tous mes biens sont ruraux, il faut beaucoup de soin Tantôt c'est au grenier, pour descendre du foin; Veiller sur les valets, leur préparer la soupe; Filer tantôt du lin, et tantôt de l'étoupe; A faute de valets, souvent laver les plats, Eplucher la salade, et refaire les draps; Se lever avant jour, en jupe ou camisole; Pour éveiller ses gens, crier comme une folle Voilà , ma chère enfant, désormais votre emploi, Et de ce que je veux faites-vous une loi. Philine Dieux! quel original! je n'en veux point, mon père! Démocrite Ce rustique bourgeois commence à me déplaire. Crispin Ses souliers, pour les champs, sont un peu trop mignons Dans une basse-cour, des sabots seront bons. Philine Des sabots! Démocrite Des sabots! Crispin Oui, des sabots, ma fille. Sachez qu'on en porta toujours dans ma famille; Et j'ai même un cousin, à présent financier, Qui jadis, sans reproche, était un sabotier. Croyez-moi, vous serez mille fois plus charmante, Quand, au lieu de damas, habillée en servante, Et devenue enfin une grosse dondon, De ma maison des champs vous prendrez le timon. Démocrite Le prenne qui voudra mais je vous remercie. Non, je n'en vis jamais, de si sot, en ma vie. Adieu, sieur campagnard je vous donne un bonsoir. Pour ma fille, jamais n'espérez de l'avoir. Laissons-le. Crispin Dieu vous gard. Parbleu! qu'elle choisisse; Qu'elle prenne un garçon, Normand, Breton ou Suisse; Et que m'importe à moi! Scène XIV Crispin, seul. Pour la subtilité, Je pense qu'ici-bas mon pareil n'est pas né. Que d'adresse, morbleu! De Paris jusqu'à Rome On ne trouverait pas un aussi galant homme. Oui, je suis, dans mon genre, un grand original; Les autres, après moi, n'ont qu'un talent banal. En fait d'esprit, de ton, les anciens ont la gloire; Qu'ils viennent avec moi disputer la victoire. Un modèle pareil va tous les effacer. Il est vrai que de soi c'est un peu trop penser; Mais quoi! je ne mens pas, et je me rends justice; Un peu de vanité n'est pas un si grand vice. Ce n'est pourtant pas tout reste deux, et partant Il faut les écarter; le cas est important. Ces deux autres messieurs n'ont point vu Démocrite; Aucun d'eux n'est venu pour lui rendre visite. Toinette m'en assure; elle veille au logis Si quelqu'un arrivait, elle en aurait avis. Je connais nos rivaux même, par aventure, A tous les deux jadis je servis de Mercure. Je vais donc les trouver, et par de faux discours, Pour jamais dans leurs coeurs éteindre leurs amours. J'ai déjà prudemment prévenu certain drôle, Qui d'un faux financier jouera fort bien le rôle. Mais le voilà qui vient, notre vrai financier. Courage, il faut ici faire un tour du métier. Il arrive à propos. Scène XV Crispin, Le Financier Le Financier, arrivant sans voir Crispin. Oui, voilà sa demeure; Sans doute je pourrai le trouver à cette heure. Mais, est-ce toi, Crispin? Crispin C'est votre serviteur. Et quel hasard, Monsieur, ou plutôt quel bonheur Fait qu'on vous trouve ici? Le Financier J'y fais un mariage. Crispin Vous mariez quelqu'un dans ce petit village? Le Financier Connais-tu Démocrite? Crispin Hé! je loge chez lui. Le Financier Quoi! tu loges chez lui? j'y viens moi-même aussi. Crispin Hé qu'y faire? Le Financier J'y viens pour épouser sa fille. Crispin Quoi! vous vous alliez avec cette famille! Le Financier Hé, ne fais-je pas bien? Crispin Je suis de la maison, Et je ne puis parler. Le Financier Tu me donnes soupçon De grâce, explique-toi. Crispin Je n'ose vous rien dire. Le Financier Quoi! tu me cacherais?... Crispin Je n'aime point à nuire. Le Financier Crispin, encore un coup... Crispin Ah! si l'on m'entendait, Je serais mort, Monsieur, et l'on m'assommerait. Le Financier Quoi! Crispin autrefois qui fut à mon service!... Crispin Enfin, vous voulez donc, Monsieur, que je périsse? Le Financier Ne t'embarrasse pas. Crispin Gardez donc le secret. Je suis perdu, Monsieur, si vous n'êtes discret. Je tremble. Le Financier Parle donc. Crispin Eh bien donc! cette fille, Son père et ses parents et toute la famille, Tombent d'un certain mal que je n'ose nommer. Le Financier Ha Crispin, quelle horreur! tu me fais frissonner. Je venais de ce pas rendre visite au père, Et peut-être, sans toi, j'eus terminé l'affaire. A présent, c'en est fait, je ne veux plus le voir, Je m'en retourne enfin à Paris dès ce soir. Crispin Je m'enfuis, mais sur tout gardez bien le silence. Le Financier Tiens! Crispin Je n'exige pas, Monsieur, de récompense. Le Financier Tiens donc. Crispin Vous le voulez, il faut vous obéir. Adieu, Monsieur motus! Scène XVI Le Financier, seul. Qu'allais-je devenir? J'aurais, sans son avis, fait un beau mariage! Elle m'eût apporté belle dot en partage! Je serais bien fâché d'être époux à ce prix; Je ne suis point assez de ses appas épris. Retirons-nous... Pourtant un peu de bienséance, A vrai dire, n'est pas de si grande importance. Démocrite m'attend avant que de quitter, Il est bon de le voir et de me rétracter. Scène XVII Le Financier, Toinette, Démocrite Le Financier frappe. Toinette, à la porte. Que voulez-vous, Monsieur? Le Financier Le seigneur Démocrite Est-il là ? je venais pour lui rendre visite. Toinette Démocrite, à une fenêtre. Qui frappe là -bas? à qui donc en veut-on? Le Financier répond. Le seigneur Démocrite est-il en sa maison? Démocrite J'y suis et je descends. Le Financier Vous vous trompiez, la belle. Toinette D'accord. Et à part. C'est bien en vain que j'ai fait sentinelle. Tout ceci va fort mal les desseins de Crispin, Autant qu'on peut juger, n'auront pas bonne fin. Je ne m'en mêle plus. Scène XVIII Le Financier, Démocrite Le Financier J'étais dans l'espérance De pouvoir avec vous contracter alliance. Un accident, Monsieur, m'oblige de partir J'ai cru de mon devoir de vous en avertir. Démocrite Vous êtes donc Monsieur de la Boursinière? Et quel malheur, Monsieur, quelle subite affaire Peut, en si peu de temps, causer votre départ? A cet éloignement ma fille a-t-elle part? Le Financier Non, Monsieur. Démocrite Permettez pourtant que je soupçonne; Et dans l'étonnement qu'un tel départ me donne, J'entrevois que peut-être ici quelque jaloux Pourrait, en ce moment, vous éloigner de nous. Vous ne répondez rien, avouez-moi la chose; D'un changement si grand apprenez-moi la cause. J'y suis intéressé; car si des envieux Vous avaient fait, Monsieur, des rapports odieux, Je ne vous retiens pas, mais daignez m'en instruire. Il faut vous détromper. Le Financier Que pourrais-je vous dire? Démocrite Non, non, il n'est plus temps de vouloir le celer. Je vois trop ce que c'est, et vous pouvez parler. Le Financier N'avez-vous pas chez vous un valet que l'on nomme Crispin? Démocrite Moi? de ce nom je ne connais personne. Le Financier Le fourbe! il m'a trompé. Démocrite Eh bien donc? ce Crispin? Le Financier Il s'est dit de chez vous. Démocrite Il ment, c'est un coquin. Le Financier Un mal affreux, dit-il, attaquait votre fille. Il en a dit autant de toute la famille. Démocrite D'un rapport si mauvais je ne puis me fâcher. Le Financier Mais il faut le punir, et je vais le chercher. Démocrite Allez, je vous attends. Le Financier Au reste, je vous prie, Que je ne souffre point de cette calomnie. Démocrite J'ai le coeur mieux placé. Scène XIX Démocrite, Frontin arrive, contrefaisant le Financier. Démocrite, sans le voir. Quelle méchanceté! Qui peut être l'auteur de cette fausseté? Frontin, contrefaisant le Financier. Le rôle que Crispin ici me donne à faire N'est pas des plus aisés, et veut bien du mystère. Démocrite, sans le voir. Souvent, sans le savoir, on a des ennemis Cachés sous le beau nom de nos meilleurs amis. Frontin Connaissez-vous ici le seigneur Démocrite? Je viens exprès ici pour lui rendre visite. Démocrite C'est moi. Frontin J'en suis ravi ce que j'ai de crédit Est à votre service. Démocrite Eh! mais, dans quel esprit Me l'offrez-vous, à moi? votre nom, que je sache, M'est inconnu; qu'importe?... On dirait qu'il se fâche. Est-on Turc avec ceux que l'on ne connaÃt pas? Je ne suis pas de ceux qui font tant de fracas. Frontin En buvant tous les deux, nous saurons qui nous sommes. Démocrite, bas. Il est, je l'avouerai, de ridicules hommes. Frontin Je suis de vos amis, je vous dirai mon nom. Démocrite Il ne s'agit ici de nom ni de surnom. Frontin Vous êtes aujourd'hui d'une humeur chagrinante Mon amitié pourtant n'est pas indifférente. Démocrite Finissons, s'il vous plaÃt. Frontin Je le veux. Dites-moi Comment va notre enfant? Elle est belle, ma foi; Je veux dès aujourd'hui lui donner sérénade. Démocrite Qu'elle se porte bien, ou qu'elle soit malade, Que vous importe à vous? Frontin Je la connais fort bien; Elle est riche, papa mais vous n'en dites rien; Il ne tiendra qu'à vous de terminer l'affaire. Démocrite Je n'entends rien, Monsieur, à tout ce beau mystère. Frontin Vous le dites. Démocrite J'en jure. Frontin Oh! point de jurement. Je ne vous en crois pas, même à votre serment. Démocrite, entre nous, point tant de modestie. Venons au fait. Démocrite Monsieur, avez-vous fait partie De vous moquer de moi? Frontin Morbleu! point de détours. Faites venir ici l'objet de mes amours. La friponne, je crois qu'elle en sera bien aise; Et vous l'êtes aussi, papa, ne vous déplaise. J'en suis ravi de même, et nous serons tous trois. En même temps, ici, plus contents que des rois. Savez-vous qui je suis? Démocrite Il ne m'importe guère. Frontin Ah! si vous le saviez, vous diriez le contraire. Démocrite Moi! Frontin Je gage que si. Je suis, pour abréger... Démocrite Je n'y prends nulle part, et ne veux point gager. Frontin C'est qu'il a peur de perdre. Démocrite Eh bien! soit je me lasse De ce galimatias; expliquez-vous de grâce. Frontin Je suis le financier qui devait sur le soir, Pour ce que vous savez, vous parler et vous voir. Démocrite, étonné. Quelle est donc cette énigme? Frontin Un peu de patience; J'adoucirai bientôt votre aigre révérence. J'ai mille francs et plus de revenu par jour Dites, avec cela peut-on faire l'amour? Grand nombre de chevaux, de laquais, d'équipages. Quand je me marierai, ma femme aura des pages. Voyez-vous cet habit? il est beau, somptueux; Un autre avec cela ferait le glorieux Fi! c'est un guenillon que je porte en campagne Vous croiriez ma maison un pays de cocagne. Voulez-vous voir mon train? il est fort près d'ici. Démocrite Je m'y perds. Frontin Ma livrée est magnifique aussi. Papa, savez-vous bien qu'un excès de tendresse Va rendre votre enfant de tant de biens maÃtresse? Vous avez, m'a-t-on dit, en rente, vingt mil francs. Partagez-nous-en dix, et nous serons contents. Après cela, mourez pour nous laisser le reste. Dites, en vérité, puis-je être plus modeste? Démocrite Non, je n'y connais rien; Monsieur le financier, Ou qui que vous soyez, il faudrait vous lier; Je ne puis démêler si c'est la fourberie, Ou si ce n'est enfin que pure frénésie Qui vous conduit ici mais n'y revenez plus. Frontin Adieu, je mangerai tout seul mes revenus. Vinssiez-vous à présent prier pour votre fille, J'abandonne à jamais votre ingrate famille. Frontin sort en riant. Scène XX Démocrite, seul. Je ne puis débrouiller tout ce galimatias, Et tout ceci me met dans un grand embarras. Scène XXI Démocrite, Crispin, déguisé en femme. Crispin N'est-ce pas vous, Monsieur, qu'on nomme Démocrite? Démocrite Crispin Vous êtes, dit-on, un homme de mérite; Et j'espère, Monsieur, de votre probité, Que vous écouterez mon infélicité Mais puis-je dans ces lieux me découvrir sans crainte? Démocrite Ne craignez rien. Crispin O ciel! sois touché de ma plainte! Vous me voyez, Monsieur, réduite au désespoir, Causé par un ingrat qui m'a su décevoir. Démocrite Dans un malheur si grand, pourrais-je quelque chose? Crispin Oui, Monsieur, vous allez en apprendre la cause Mais la force me manque, et, dans un tel récit, Mon coeur respire à peine, et ma douleur s'aigrit. Démocrite Calmez les mouvements dont votre âme agitée... Crispin Hélas! par les sanglots ma voix est arrêtée Mais enfin, il est temps d'avouer mon malheur. Daigne le juste ciel terminer ma douleur! J'aime depuis longtemps un Chevalier parjure, Qui sut de ses serments déguiser l'imposture, Le cruel! J'eus pitié de tous ses feints tourments. Hélas! de son bonheur je hâtai les moments. Je l'épousai, Monsieur mais notre mariage, A l'insu des parents, se fit dans un village; Et croyant avoir mis ma conscience en repos, Je me livrai, Monsieur. Pour comble de tous maux, Il différa toujours de m'avouer pour femme. Je répandis des pleurs pour attendrir son âme. Hélas! épargnez-moi ce triste souvenir, Et ne remédions qu'aux maux de l'avenir. Cet ingrat chevalier épouse votre fille. Démocrite Quoi! c'est celui qui veut entrer dans ma famille? Crispin Lui-même! vous voyez la noire trahison. Démocrite Cette action est noire. Crispin Hélas! c'est un fripon. Cet ingrat m'a séduite Ha Monsieur, quel dommage De tromper lâchement une fille à mon âge! Démocrite Il vient bien à propos, nous pourrons lui parler. Crispin veut s'en aller. Non, non, je vais sortir. Démocrite Pourquoi vous en aller? Crispin Ah! c'est un furieux. Démocrite Tenez-vous donc derrière; Il ne vous verra pas. Crispin J'ai peur. Démocrite Laissez-moi faire. Scène XXII Démocrite, Le Chevalier et Crispin, qui, pendant cette scène, fait tous les signes d'un homme qui veut s'en aller. Le Chevalier Quoique j'eus résolu de ne plus vous revoir Et que je dus partir de ces lieux dès ce soir, J'ai cru devoir encor rétracter ma parole, Résolu de ne point épouser une folle. Je suis fâché, Monsieur, de vous parler si franc; Mais vous méritez bien un pareil compliment, Puisque vous me trompiez, sans un avis fidèle. Votre fille est fort riche, elle est jeune, elle est belle; Mais les fréquents accès qui troublent son esprit Ne sont pas de mon goût. Démocrite Eh! qui vous l'a donc dit Qu'elle eût de ces accès? Le Chevalier J'ai promis de me taire. Celui de qui je tiens cet avis salutaire, Je le connais fort bien, et vous le connaissez. Cet homme est de chez vous, c'est vous en dire assez. Démocrite Cet homme a déjà fait une autre menterie C'est un nommé Crispin, insigne en fourberie; Je n'en sais que le nom, il n'est point de chez moi. Mais vous, n'avez-vous point engagé votre foi? Vous êtes interdit! que prétendiez-vous faire? Vous marier deux fois? Le Chevalier Quel est donc ce mystère? Démocrite Vous devriez rougir d'une telle action C'est du ciel s'attirer la malédiction. Et ne savez-vous pas que la polygamie Est ici cas pendable et qui coûte la vie? Le Chevalier Moi, je suis marié! qui vous fait ce rapport? Démocrite Oui, voilà mon auteur, regardez si j'ai tort. Le Chevalier Eh bien? Démocrite C'est votre femme. Le Chevalier Ah! le plaisant visage, Le ragoûtant objet que j'avais en partage! Mais je crois la connaÃtre. Ah parbleu! c'est Crispin, Lui-même. Démocrite, étonné. Ce fripon, cet insigne coquin? Le Chevalier Malheureux, tu m'as dit que Philine était folle, Réponds donc! Crispin Ah, Monsieur, j'ai perdu la parole. Démocrite Arrêtons ce maraud. Crispin Oui, je suis un fripon Ayez pitié de moi. Le Chevalier Mille coups de bâton, Fourbe, vont te payer. Scène XXIII Le Financier arrive; Démocrite, Crispin, Le Chevalier Le Financier Ma peine est inutile, Je crois que notre fourbe a regagné la ville, Je n'ai pu le trouver. Démocrite Regardez ce minois; Le reconnaissez-vous? Le Financier Eh! c'est Crispin, je crois. Démocrite C'est lui-même. Le Financier Voleur! Crispin, en tremblant. Ah! je suis prêt à rendre L'argent que j'ai reçu... vous me l'avez fait prendre. Démocrite, au financier. Qui m'aurait envoyé tantôt certain fripon? Il s'est dit financier, et prenait votre nom. Le Financier Le mien? Démocrite Oui, le coquin ne disait que sottises. Le Financier, à Crispin. N'était-ce pas de toi qu'il les avait apprises? Crispin Vous l'avez dit, oui, j'ai fait tout le mal; Mais à mon crime, hélas! mon regret est égal. Le Financier Ah! monsieur l'hypocrite! Scène XXIV Le Chevalier , Le Financier, Démocrite, Crispin, Ariste, suivi de MaÃtre Jacques Ariste Il faut nous en instruire. MaÃtre Jacques Pargué, ces biaux messieurs pourront bian nous le dire. Ariste Démocrite, Messieurs, est-il connu de vous? MaÃtre Jacques C'est que j'en savons un qui s'est moqué de nous. Velà , Monsieur, Ariste. Démocrite, avec précipitation. Ariste? MaÃtre Jacques Oui, lui-même. Démocrite Mais cela ne se peut, ma surprise est extrême. Ariste C'est cependant mon nom. MaÃtre Jacques J'étions venus tantôt Pour le voir mais j'avons trouvé queuque maraud, Qui disait comme ça qu'il était Démocrite. Mais le drôle a bian mal payé notre visite. Il avait avec lui queuque friponne itou, Qui tournait son esprit tout sens dessus dessous Alle faisait la folle, et se disait la fille De ce biau Démocrite; elle était bian habile. Enfin ils ont tant fait, qu'Ariste que velà , Qui venait pour les voir, les a tous plantés là . Or j'avons vu tantôt passer ce méchant drôle; J'ons tous deux en ce temps lâché quelque parole, Montrant ce Démocrite. "Hé bon! ce n'est pas li", A dit un paysan de ce village-ci. Dame! ça nous a fait sopçonner queuque chose. Monsieur, je sons trompé, j'en avons une dose, Ai-je dit, moi. Pargué! pour être plus certain, Je venons en tout ça savoir encor la fin. Ariste La chose est comme il dit. Démocrite C'est encor ton ouvrage, Dis, coquin? Crispin Il est vrai. MaÃtre Jacques Quel est donc ce visage? C'est notre homme! Démocrite, à Ariste. C'est lui, mais le fourbe a plus fait, Il m'a trompé de même, et vous a contrefait. Crispin Hélas! Démocrite Vous étiez trois qui demandiez ma fille; Et qui vouliez, Messieurs, entrer dans ma famille, Ma fille aimait déjà , elle avait fait son choix, Et refusait toujours d'épouser l'un des trois. Je vous ménageai tous, dans la douce espérance Avec un de vous trois d'entrer en alliance; J'ignore les raisons qui poussent ce coquin. Crispin Je vais tout avouer je m'appelle Crispin, Ecoutez-moi sans bruit, quatre mots font l'affaire. Démocrite frappe. Un laquais paraÃt qui fait venir Philine. Qu'on appelle ma fille. A tout ce beau mystère A-t-elle quelque part? Crispin Vous allez le savoir Ces trois messieurs devaient vous parler sur le soir, Et l'un des trois allait devenir votre gendre. Cléandre, au désespoir, voulait aller se pendre; Il aime votre fille, il en est fort aimé. Or, étant son valet, dans cette extrémité, Je m'offris sur le champ de détourner l'orage, Et Toinette avec moi joua son personnage. De tout ce qui s'est fait, enfin, je suis l'auteur; Mais je me repens bien d'être né trop bon coeur Sans cela... Démocrite Franc coquin! Et puis à sa fille qui entre. Vous voilà donc, ma fille! En fait de tours d'esprit, vous êtes fort habile, Mais votre habileté ne servira de rien Vous n'épouserez point un jeune homme sans bien. Déterminez-vous donc. Philine Mettez-vous à ma place, Mon père, et dites-moi ce qu'il faut que je fasse. Démocrite, à Crispin. Toi, sors d'ici, maraud, et ne parais jamais. Crispin, s'en allant. Je puis dire avoir vu le bâton de bien près. Il dit le vers suivant à Cléandre qui entre. Vous venez à propos quoi! vous osez paraÃtre! Scène XXV et dernière Démocrite, Cléandre, Philine, Toinette, Crispin, Le Chevalier, Le Financier, Ariste, MaÃtre Jacques. Cléandre De mon destin, Monsieur, je viens vous rendre maÃtre; Pardonnez aux effets d'un violent amour, Et vous-même dictez notre arrêt en ce jour. Je me suis, il est vrai, servi de stratagème; Mais que ne fait-on pas, pour avoir ce qu'on aime? On m'enlevait l'objet de mes plus tendres feux, Et, pour tout avouer, nous nous aimons tous deux. Vous connaissez, Monsieur, mon sort et ma famille; Mon procès est gagné, j'adore votre fille Prononcez, et s'il faut embrasser vos genoux... Ariste De vos liens, pour moi, je ne suis point jaloux. Le Chevalier A vos désirs aussi je suis prêt à souscrire Le Financier Je me dépars de tout, je ne puis pas plus dire. Philine Mon père, faites-moi grâce, et mon coeur est tout prêt S'il faut à mon amant renoncer pour jamais. Crispin Hélas! que de douceur! Toinette Monsieur, soyez sensible. Démocrite C'en est fait, et mon coeur cesse d'être inflexible. Levez-vous, finissez tous vos remerciements Je ne sépare plus de si tendres amants. Ces messieurs resteront pour la cérémonie. Soyez contents tous deux, votre peine est finie. Crispin, à Toinette. Finis la mienne aussi, marions-nous tous deux. Je suis pressé, Toinette. Toinette Es-tu bien amoureux? Crispin Ha! l'on ne vit jamais pareille impatience, Et l'amour dans mon coeur épuise sa puissance. Viens, ne retarde point l'instant de nos plaisirs Prends ce baiser pour gage, objet de mes désirs Un seul ne suffit pas. Toinette Quelle est donc ta folie? Que fais-tu? Crispin Je pelote en attendant partie. Cléandre Puisque vous vous aimez, je veux vous marier. Crispin Le veux-tu? Toinette J'y consens. Crispin Tu te fais bien prier! L'Amour et la vérité Dialogue entre l'Amour et la Vérité Comédie en trois actes et en prose Représentée pour la première fois par les comédiens italiens le 3 mars 1720 Dialogue entre l'Amour et la Vérité L'Amour. - Voici une dame que je prendrais pour la Vérité, si elle n'était si ajustée. La Vérité. - Si ce jeune enfant n'avait l'air un peu trop hardi, je le croirais l'Amour. L'Amour. - Elle me regarde. La Vérité. - Il m'examine. L'Amour. - Je soupçonne à peu près ce que ce peut être; mais soyons-en sûr. Madame, à ce que je vois, nous avons une curiosité mutuelle de savoir qui nous sommes; ne faisons point de façon de nous le dire. La Vérité. - J'y consens, et je commence. Ne seriez-vous pas le petit libertin d'Amour, qui depuis si longtemps tient ici-bas la place de l'Amour tendre? Enfin n'êtes-vous pas l'Amour à la mode? L'Amour. - Non, Madame, je ne suis ni libertin, ni par conséquent à la mode, et cependant je suis l'Amour. La Vérité. - Vous, l'Amour! L'Amour. - Oui, le voilà . Mais vous, Madame, ne tiendriez-vous pas lieu de la Vérité parmi les hommes? N'êtes-vous pas l'Erreur, ou la Flatterie? La Vérité. - Non, charmant Amour, je suis la Vérité même; je ne suis que cela. L'Amour. - Bon! Nous voilà deux divinités de grand crédit! Je vous demande pardon de vous avoir scandalisée, vous, dont l'honneur est de ne le pas être. La Vérité. - Ce reproche me fait rougir; mais je vous rendrai raison de l'équipage où vous me voyez, quand vous m'aurez rendu raison de l'air libertin et cavalier répandu sur vos habits et sur votre physionomie même. Qu'est devenu cet air de vivacité tendre et modeste? Que sont devenus ces yeux qui apprivoisaient la vertu même, qui ne demandaient que le coeur? Si ces yeux-là n'attendrissent point, ils débauchent. L'Amour. - Tels que vous les voyez cependant, ils ont déplu par leur sagesse; on leur en trouvait tant, qu'ils en étaient ridicules. La Vérité. - Et dans quel pays cela vous est-il arrivé? L'Amour. - Dans le pays du monde entier. Vous ne vous ressouvenez peut-être pas de l'origine de ce petit effronté d'Amour, pour qui vous m'avez pris. Hélas! C'est moi qui suis cause qu'il est né. La Vérité. - Comment cela? L'Amour. - J'eus querelle un jour avec l'Avarice et la Débauche. Vous avez combien j'ai d'aversion pour ces deux divinités; je leur donnai tant de marques de mépris, qu'elles résolurent de s'en venger. La Vérité. - Les méchantes! eh! que firent-elles? L'Amour. - Voici le tour qu'elles me jouèrent. La Débauche s'en alla chez Plutus, le dieu des richesses; le mit de bonne humeur, fit tomber la conversation sur Vénus, lui vanta ses beautés, sa blancheur, son embonpoint, etc. Plutus, à ce récit, prit un goût de conclusions, l'appétit vint au gourmand, il n'aima pas Vénus il la désira. La Vérité. - Le malhonnête. L'Amour. - Mais, comme il craignait d'être rebuté, la Débauche l'enhardit, en lui promettant son secours et celui de l'Avarice auprès de Vénus Vous êtes riche, lui dit-elle, ouvrez vos trésors à Vénus, tandis que mon amie l'Avarice appuiera vos offres auprès d'elle, et lui conseillera d'en profiter. Je vous aiderai de mon côté, moi. La Vérité. - Je commence à me remettre votre aventure. L'Amour. - Vous n'avez pas un grand génie, dit la Débauche à Plutus, mais vous êtes un gros garçon assez ragoûtant. Je ferai faire à Vénus une attention là -dessus, qui peut-être lui tiendra lieu de tendresse; vous serez magnifique, elle est femme. L'Avarice et moi, nous vous servirons bien, et il est des moments où il n'est pas besoin d'être aimé pour être heureux. La Vérité. - La plupart des amants doivent à ces moments-là toute leur fortune. L'Amour. - Après ce discours, Plutus impatient courut tenter l'aventure. Or, argent, bijoux, présents de toute sorte, soutenus de quelques bredouilleries, furent auprès de Vénus les truchements de sa belle passion. Que vous dirai-je enfin, ma chère? un moment de fragilité me donna pour frère ce vilain enfant qui m'usurpe aujourd'hui mon empire! ce petit dieu plus laid qu'un diable, et que Messieurs les hommes appellent Amour. La Vérité. - Hé bien! Est-ce en lui ressemblant que vous avez voulu vous venger de lui? L'Amour. - Laissez-moi achever; le petit fripon ne fut pas plutôt né, qu'il demanda son apanage. Cet apanage, c'était le droit d'agir sur les coeurs. Je ne daignai pas m'opposer à sa demande; je lui voyais des airs si grossiers, je lui remarquais un caractère si brutal, que je ne m'imaginai pas qu'il pût me nuire. Je comptais qu'il ferait peur en se présentant, et que ce monstre serait obligé de rabattre sur les animaux. La Vérité. - En effet, il n'était bon que pour eux. L'Amour. - Ses premiers coups d'essai ne furent pas heureux. Il insultait, bien loin de plaire; mais ma foi, le coeur de l'homme ne vaut pas grand'chose; ce maudit Amour fut insensiblement souffert; bientôt on le trouva plus badin que moi; moins gênant, moins formaliste, plus expéditif. Les goûts se partagèrent entre nous deux; il m'enleva de mes créatures. La Vérité. - Eh! que devÃntes-vous alors? L'Amour. - Quelques bonnes gens crièrent contre la corruption; mais ces bonnes gens n'étaient que des invalides, de vieux personnages, qui, disait-on, avaient leurs raisons pour haïr la réforme; gens à qui la lenteur de mes démarches convenait, et qui prêchaient le respect, faute, en le perdant, de pouvoir réparer l'injure. La Vérité. - Il en pouvait bien être quelque chose. L'Amour. - Enfin, Madame, ces tendres et tremblants aveux d'une passion, ces dépits délicats, ces transports d'amour d'après les plus innocentes faveurs, d'après mille petits riens précieux, tout cela disparut. L'un ouvrit sa bourse, l'autre gesticulait insolemment auprès d'une femme, et cela s'appelait une déclaration. La Vérité. - Ah! l'horreur! L'Amour. - A mon égard, j'ennuyais, je glaçais; on me regardait comme un innocent qui manquait d'expérience, et je ne fus plus célébré que par les poètes et les romanciers. La Vérité. - Cela vous rebuta? L'Amour. - Oui, je me retirai, ne laissant de moi que mon nom dont on abusait. Or, il y a quelque temps, que rêvant à ma triste aventure, il me vint dans l'esprit d'essayer si je pourrais me rétablir en mitigeant mon air tendre et modeste; peut-être, disais-je en moi-même, qu'à la faveur d'un air plus libre et plus hardi, plus conforme au goût où sont à présent les hommes, peut-être pourrais-je me glisser dans ces coeurs? ils ne me trouveront pas si singulier, et je détruirai mon ennemi par ses propres armes. Ce dessein pris, je partis, et je parus dans la mascarade où vous me voyez. La Vérité. - Je gage que vous n'y gagnâtes rien. L'Amour. - Ho vraiment! Je me trouvai bien loin de mon compte tout grenadier que je pensais être, dès que je me montrai, on me prit pour l'Amour le plus gothique qui ait jamais paru; je fus sifflé dans les Gaules comme une mauvaise comédie, et vous me voyez de retour de cette expédition. Voilà mon histoire. La Vérité. - Hélas! Je n'ai pas été plus heureuse que vous; on m'a chassée du monde. L'Amour. - Hé! qui? les chimistes, les devins, les faiseurs d'almanach, les philosophes? La Vérité. - Non, ces gens-là me m'ont jamais nui. On sait bien qu'ils mentent, ou qu'ils sont livrés à l'erreur, et je ne leur en veux aucun mal, car je ne suis point faite pour eux. L'Amour. - Vous avez raison. La Vérité. - Mais, que voulez-vous que les hommes fassent de moi? Le mensonge et la flatterie sont en si grand crédit parmi eux, qu'on est perdu dès qu'on se pique de m'honorer. Je ne suis bonne qu'à ruiner ceux qui me sont fidèles; par exemple, la flatterie rajeunit les vieux et les vieilles. Moi, je leur donne l'âge qu'ils ont. Cette femme dont les cheveux blanchissent à son insu, singe maladroit de l'étourderie folâtre des jeunes femmes, qui provoque la médisance par des galanteries qu'elle ne peut faire aboutir, qui se lève avec un visage de cinquante ans, et qui voudrait que ce visage n'en eût que trente, quand elle est ajustée, ira-t-on lui dire Madame, vous vous trompez dans votre calcul; votre somme est de vingt ans plus forte? non, sans doute; ses amis souscrivent à la soustraction. Telle a la physionomie d'une guenon, qui se croit du moins jolie; irez-vous mériter sa haine, en lui confiant à quoi elle ressemble pendant que, pour être un honnête homme auprès d'elle, il suffit de lui dire qu'elle est piquante? Cet homme s'imagine être un esprit supérieur; il se croit indispensablement obligé d'avoir raison partout; il décide, il redresse les autres; cependant ce n'est qu'un brouillon qui jouit d'une imagination déréglée. Ses amis feignent de l'admirer; pourquoi? Ils en attendent, ou lui doivent, leur fortune. L'Amour. - Il faut bien prendre patience. La Vérité. - Ainsi je n'ai plus que faire au monde. Cependant, comme la Flatterie est ma plus redoutable ennemie, et qu'en triomphant d'elle, je pourrais insensiblement rentrer dans tous mes honneurs, j'ai voulu m'humaniser je me suis déguisée, comme vous voyez, mais j'ai perdu mon étalage l'amour-propre des hommes est devenu d'une complexion si délicate, qu'il n'y a pas moyen de traiter avec lui; il a fallu m'en revenir encore. Pour vous, mon bel enfant, il me semble que vous aviez un asile et le mariage. L'Amour. - Le mariage! Y songez-vous? Ne savez-vous pas que le devoir des gens mariés est de s'aimer? La Vérité. - Hé bien! c'est à cause de cela que vous régnerez plus aisément parmi eux. L'Amour. - Soit; mais des gens obligés de s'aimer ne me conviennent point. Belle occupation pour un espiègle comme moi, que de faire les volontés d'un contrat; achevons de nous conter tout. Que venez-vous faire ici? La Vérité. - J'y viens exécuter un projet de vengeance; voyez-vous ce puits? Voilà le lieu de ma retraite; je vais m'enfermer dedans. L'Amour. - Ah! Ah! Le proverbe sera donc vrai, qui dit que la Vérité est au fond du puits. Et comment entendez-vous vous venger, là ? La Vérité. - Le voici. L'eau de ce puits va, par moi, recevoir une telle vertu, que quiconque en boira sera forcé de dire tout ce qu'il pense et de découvrir son coeur en toute occasion; nous sommes près de Rome, on vient souvent se promener ici; on y chasse; le chasseur se désaltère; et à succession de temps, je garnirai cette grande ville de gens naïfs, qui troubleront par leur franchise le commerce indigne de complaisance et de tromperie que la Flatterie y a introduit plus qu'ailleurs. L'Amour. - Nous allons donc être voisins; car, pendant que votre rancune s'exercera dans ce puits, la mienne agira dans cet arbre. Je vais y entrer; les fruits en sont beaux et bons, et me serviront à une petite malice qui sera tout à fait plaisante. Celui qui en mangera tombera subitement amoureux du premier objet qu'il apercevra. Que dites-vous de ce guet-apens? La Vérité. - Il est un peu fou. L'Amour. - Bon, il est digne de vous; mais adieu, je vais dans mon arbre. La Vérité. - Et moi, dans mon puits. Divertissement Ier air gracieusement. D'un doux regard elle vous jure Que vous êtes son favori, Mais c'est peut-être une imposture Puisqu'en faveur d'un autre elle a déjà souri. 2e air bourrée. Dans le même instant que son âme Dédaigneuse d'une autre flamme Semble se déclarer pour vous, Le motif de la préférence Empoisonne la jouissance D'un bien qui paraissait si doux. La coquette ne vous caresse Que pour alarmer la paresse D'un rival qui n'est point jaloux. 3e air menuet. L'amant trahi par ce qu'il aime Veut-il guérir presque en un jour? Qu'il aime ailleurs; l'amour lui-même Est le remède de l'amour. 4e air piqué. Vous qui croyez d'une inhumaine Ne vaincre jamais la rigueur, Pressez, la victoire est certaine, Vous ne connaissez pas son coeur; Il prend un masque qui le gêne; Son visage, c'est la douceur. 5e air gracieusement. Heureux, l'amant bien enflammé. Celui qui n'a jamais aimé Ne vit pas ou du moins l'ignore; Sans le plaisir d'être charmé D'un aimable objet qu'on adore S'apercevrait-on d'être né? 6e air piqué. Tel qui devant nous nous admire, S'en rit peut-être à quatre pas. Quand à son tour il nous fait rire C'est un secret qu'il ne sait pas; Oh! l'utile et charmante ruse Qui nous unit tous ici-bas; Qui de nous croit en pareil cas Etre la dupe qu'on abuse? 7e air gracieusement La raison veut que la sagesse Ait un empire sur l'amour; O vous, amants, dont la tendresse Nous attaque cent fois le jour, Quand il nous prend une faiblesse Ne pouvez-vous à votre tour Avoir un instant de sagesse? Arlequin désenchanté par la Raison chante le couplet suivant J'aimais Arlequin et ma foi, Je crois ma guérison complète; Mais, Messieurs, entre nous, j'en vois Qui peut-être, aussi bien que moi, Ont besoin d'un coup de baguette. Arlequin poli par l'Amour Acteurs de la comédie Comédie en un acte, en prose, Représentée pour la première fois par les comédiens italiens, le 17 octobre 1720 Acteurs de la comédie La Fée. Trivelin, domestique de la Fée. Arlequin, jeune homme enlevé par la Fée. Silvia, bergère, amante d'Arlequin. Un berger, amoureux de Silvia. Autre bergère, cousine de Silvia. Troupe de danseurs et chanteurs. Troupe de lutins. Scène première La Fée, Trivelin Le jardin de la Fée est représenté. Trivelin, à la Fée qui soupire. - Vous soupirez, Madame, et malheureusement pour vous, vous risquez de soupirer longtemps si votre raison n'y met ordre; me permettrez-vous de vous dire ici mon petit sentiment? La Fée. - Parle. Trivelin. - Le jeune homme que vous avez enlevé à ses parents est un beau brun, bien fait; c'est la figure la plus charmante du monde; il dormait dans un bois quand vous le vÃtes, et c'était assurément voir l'Amour endormi; je ne suis donc point surpris du penchant subit qui vous a pris pour lui. La Fée. - Est-il rien de plus naturel que d'aimer ce qui est aimable? Trivelin. - Oh sans doute; cependant avant cette aventure, vous aimiez assez le grand enchanteur Merlin. La Fée. - Eh bien, l'un me fait oublier l'autre cela est encore fort naturel. Trivelin. - C'est la pure nature; mais il reste une petite observation à faire c'est que vous enlevez le jeune homme endormi, quand peu de jours après vous allez épouser le même Merlin qui en a votre parole. Oh! cela devient sérieux; et entre nous, c'est prendre la nature un peu trop à la lettre; cependant passe encore; le pis qu'il en pouvait arriver, c'était d'être infidèle; cela serait très vilain dans un homme, mais dans une femme, cela est plus supportable quand une femme est fidèle, on l'admire; mais il y a des femmes modestes qui n'ont pas la vanité de vouloir être admirées; vous êtes de celles-là , moins de gloire, et plus de plaisir, à la bonne heure. La Fée. - De la gloire à la place où je suis, je serais une grande dupe de me gêner pour si peu de chose. Trivelin. - C'est bien dit, poursuivons vous portez le jeune homme endormi dans votre palais, et vous voilà à guetter le moment de son réveil; vous êtes en habit de conquête, et dans un attirail digne du mépris généreux que vous avez pour la gloire, vous vous attendiez de la part du beau garçon à la surprise la plus amoureuse; il s'éveille, et vous salue du regard le plus imbécile que jamais nigaud ait porté vous vous approchez, il bâille deux ou trois fois de toutes ses forces, s'allonge, se retourne et se rendort voilà l'histoire curieuse d'un réveil qui promettait une scène si intéressante. Vous sortez en soupirant de dépit, et peut-être chassée par un ronflement de basse-taille, aussi nourri qu'il en soit; une heure se passe, il se réveille encore, et ne voyant personne auprès de lui, il crie Eh! A ce cri galant, vous rentrez; l'Amour se frottait les yeux Que voulez-vous, beau jeune homme, lui dites-vous? Je veux goûter, moi, répond-il. Mais n'êtes-vous point surpris de me voir, ajoutez-vous? Eh! mais oui, repart-il. Depuis quinze jours qu'il est ici, sa conversation a toujours été de la même force; cependant vous l'aimez, et qui pis est, vous laissez penser à Merlin qu'il va vous épouser, et votre dessein, m'avez-vous dit, est, s'il est possible, d'épouser le jeune homme; franchement, si vous les prenez tous deux, suivant toutes les règles, le second mari doit gâter le premier. La Fée. - Je vais te répondre en deux mots la figure du jeune homme en question m'enchante; j'ignorais qu'il eût si peu d'esprit quand je l'ai enlevé. Pour moi, sa bêtise ne me rebute point j'aime, avec les grâces qu'il a déjà , celles que lui prêtera l'esprit quand il en aura. Quelle volupté de voir un homme aussi charmant me dire à mes pieds Je vous aime! Il est déjà le plus beau brun du monde mais sa bouche, ses yeux, tous ses traits seront adorables, quand un peu d'amour les aura retouchés; mes soins réussiront peut-être à lui en inspirer. Souvent il me regarde; et tous les jours je touche au moment où il peut me sentir et se sentir lui-même si cela lui arrive, sur-le-champ j'en fais mon mari; cette qualité le mettra alors à l'abri des fureurs de Merlin; mais avant cela, je n'ose mécontenter cet enchanteur, aussi puissant que moi, et avec qui je différerai le plus longtemps que je pourrai. Trivelin. - Mais si le jeune homme n'est jamais, ni plus amoureux, ni plus spirituel, si l'éducation que vous tâchez de lui donner ne réussit pas, vous épouserez donc Merlin? La Fée. - Non; car en l'épousant même je ne pourrais me déterminer à perdre de vue l'autre et si jamais il venait à m'aimer, toute mariée que je serais, je veux bien te l'avouer, je ne me fierais pas à moi. Trivelin. - Oh je m'en serais bien douté, sans que vous me l'eussiez dit Femme tentée, et femme vaincue, c'est tout un. Mais je vois notre bel imbécile qui vient avec son maÃtre à danser. Scène II Arlequin entre, la tête dans l'estomac, ou de la façon niaise dont il voudra, son maÃtre à danser, la Fée, Trivelin La Fée. - Eh bien, aimable enfant, vous me paraissez triste y a-t-il quelque chose ici qui vous déplaise? Arlequin. - Moi, je n'en sais rien. Trivelin rit. La Fée, à Trivelin. - Oh! je vous prie, ne riez pas, cela me fait injure, je l'aime, cela vous suffit pour le respecter. Pendant ce temps Arlequin prend des mouches, la Fée continuant à parler à Arlequin. Voulez-vous bien prendre votre leçon, mon cher enfant? Arlequin, comme n'ayant pas entendu. - Hem. La Fée. - Voulez-vous prendre votre leçon, pour l'amour de moi? Arlequin. - Non. La Fée. - Quoi! vous me refusez si peu de chose, à moi qui vous aime? Alors Arlequin lui voit une grosse bague au doigt, il lui va prendre la main, regarde la bague, et lève la tête en se mettant à rire niaisement. La Fée. - Voulez-vous que je vous la donne? Arlequin. - Oui-dà . La Fée tire la bague de son doigt, et lui présente. Comme il la prend grossièrement, elle lui dit. - Mon cher Arlequin, un beau garçon comme vous, quand une dame lui présente quelque chose, doit baiser la main en le recevant. Arlequin alors prend goulûment la main de la Fée qu'il baise. La Fée dit. - Il ne m'entend pas, mais du moins sa méprise m'a fait plaisir. Elle ajoute Baisez la vôtre à présent. Arlequin alors baise le dessus de sa main; la Fée soupire, et lui donnant sa bague, lui dit La voilà , en revanche, recevez votre leçon. Alors le maÃtre à danser apprend à Arlequin à faire la révérence. Arlequin égaie cette scène de tout ce que son génie peut lui fournir de propre au sujet. Arlequin. - Je m'ennuie. La Fée. - En voilà donc assez nous allons tâcher de vous divertir. Arlequin alors saute de joie du divertissement proposé, et dit en riant. - Divertir, divertir. Scène III La Fée, Arlequin, Trivelin Une troupe de chanteurs et danseurs. La Fée fait asseoir Arlequin alors auprès d'elle sur un banc de gazon qui sera auprès de la grille du théâtre. Pendant qu'on danse, Arlequin siffle. Un Chanteur, à Arlequin. Beau brunet, l'Amour vous appelle. Arlequin, à ce vers, se lève niaisement et dit. - Je ne l'entends pas, où est-il? Il l'appelle Hé! hé! Le Chanteur continue. Beau brunet, l'Amour vous appelle. Arlequin, en se rasseyant, dit. - Qu'il crie donc plus haut. Le Chanteur continue en lui montrant la Fée. Voyez-vous cet objet charmant, Ces yeux dont l'ardeur étincelle, Vous répètent à tout moment Beau brunet, l'Amour vous appelle. Arlequin, alors en regardant les yeux de la Fée, dit. - Dame, cela est drôle! Une Chanteuse bergère vient, et dit à Arlequin. Aimez, aimez, rien n'est si doux. Arlequin, là -dessus, répond. - Apprenez, apprenez-moi cela. La Chanteuse continue en le regardant. Ah! que je plains votre ignorance. Quel bonheur pour moi, quand j'y pense, Elle montre le chanteur. Qu'Atys en sache plus que vous! La Fée, alors en se levant, dit à Arlequin. - Cher Arlequin, ces tendres chansons ne vous inspirent-elles rien? Que sentez-vous? Arlequin. - Je sens un grand appétit. Trivelin. - C'est-à -dire qu'il soupire après sa collation; mais voici un paysan qui veut vous donner le plaisir d'une danse de village, après quoi nous irons manger. Un paysan danse. La Fée se rassied, et fait asseoir Arlequin qui s'endort. Quand la danse finit, la Fée le tire par le bras, et lui dit en se levant. - Vous vous endormez, que faut-il donc faire pour vous amuser? Arlequin, en se réveillant, pleure. - Hi, hi, hi, mon père, eh! je ne vois point ma mère! La Fée, à Trivelin. - Emmenez-le, il se distraira peut-être, en mangeant, du chagrin qui le prend; je sors d'ici pour quelques moments; quand il aura fait collation, laissez-le se promener où il voudra. Ils sortent tous. Scène IV Silvia, Le Berger La scène change et représente au loin quelques moutons qui paissent. Silvia entre sur la scène en habit de bergère, une houlette à la main, un berger la suit. Le Vous me fuyez, belle Silvia? Silvia. - Que voulez-vous que je fasse, vous m'entretenez d'une chose qui m'ennuie, vous me parlez toujours d'amour. Le Berger. - Je vous parle de ce que je sens. Silvia. - Oui, mais je ne sens rien, moi. Le Berger. - Voilà ce qui me désespère. Silvia. - Ce n'est pas ma faute, je sais bien que toutes nos bergères ont chacune un berger qui ne les quitte point; elles me disent qu'elles aiment, qu'elles soupirent; elles y trouvent leur plaisir. Pour moi, je suis bien malheureuse depuis que vous dites que vous soupirez pour moi, j'ai fait ce que j'ai pu pour soupirer aussi, car j'aimerais autant qu'une autre à être bien aise; s'il y avait quelque secret pour cela, tenez, je vous rendrais heureux tout d'un coup, car je suis naturellement bonne. Le Berger. - Hélas! pour de secret, je n'en sais point d'autre que celui de vous aimer moi-même. Silvia. - Apparemment que ce secret-là ne vaut rien; car je ne vous aime point encore, et j'en suis bien fâchée; comment avez-vous fait pour m'aimer, vous? Le Berger. - Moi, je vous ai vue voilà tout. Silvia. - Voyez quelle différence; et moi, plus je vous vois et moins je vous aime. N'importe, allez, allez, cela viendra peut-être, mais ne me gênez point. Par exemple, à présent, je vous haïrais si vous restiez ici. Le Berger. - Je me retirerai donc, puisque c'est vous plaire, mais pour me consoler, donnez-moi votre main, que je la baise. Silvia. - Oh non! on dit que c'est une faveur, et qu'il n'est pas honnête d'en faire, et cela est vrai, car je sais bien que les bergères se cachent de cela. Le Berger. - Personne ne nous voit. Silvia. - Oui; mais puisque c'est une faute, je ne veux point la faire qu'elle ne me donne du plaisir comme aux autres. Le Berger. - Adieu donc, belle Silvia, songez quelquefois à moi. Silvia. - Oui, oui. Scène V Silvia, Arlequin, mais il ne vient qu'un moment après que Silvia a été seule. Silvia. - Que ce berger me déplaÃt avec son amour! Toutes les fois qu'il me parle, je suis toute de méchante humeur. Et puis voyant Arlequin. Mais qui est-ce qui vient là ? Ah mon Dieu le beau garçon! Arlequin entre en jouant au volant, il vient de cette façon jusqu'aux pieds de Silvia, là il laisse en jouant tomber le volant, et, en se baissant pour le ramasser, il voit Silvia; il demeure étonné et courbé; petit à petit et par secousses il se redresse le corps quand il s'est entièrement redressé, il la regarde, elle, honteuse, feint de se retirer dans son embarras, il l'arrête, et dit. - Vous êtes bien pressée? Silvia. - Je me retire, car je ne vous connais pas. Arlequin. - Vous ne me connaissez pas? tant pis; faisons connaissance, voulez-vous? Silvia, encore honteuse. - Je le veux bien. Arlequin, alors s'approche d'elle et lui marque sa joie par de petits ris, et dit. - Que vous êtes jolie! Silvia. - Vous êtes bien obligeant. Arlequin. - Oh point, je dis la vérité. Silvia, en riant un peu à son tour. - Vous êtes bien joli aussi, vous. Arlequin. - Tant mieux où demeurez-vous? je vous irai voir. Silvia. - Je demeure tout près; mais il ne faut pas venir; il vaut mieux nous voir toujours ici, parce qu'il y a un berger qui m'aime; il serait jaloux, et il nous suivrait. Arlequin. - Ce berger-là vous aime? Silvia. - Oui. Arlequin. - Voyez donc cet impertinent! je ne le veux pas, moi. Est-ce que vous l'aimez, vous? Silvia. - Non, je n'en ai jamais pu venir à bout. Arlequin. - C'est bien fait, il faut n'aimer personne que nous deux; voyez si vous le pouvez? Silvia. - Oh! de reste, je ne trouve rien de si aisé. Arlequin. - Tout de bon? Silvia. - Oh! je ne mens jamais, mais où demeurez-vous aussi? Arlequin, lui montrant du doigt. - Dans cette grande maison. Silvia. - Quoi! chez la fée? Arlequin. - Oui. Silvia, tristement. - J'ai toujours eu du malheur. Arlequin, tristement aussi. - Qu'est-ce que vous avez, ma chère amie? Silvia. - C'est que cette fée est plus belle que moi, et j'ai peur que notre amitié ne tienne pas. Arlequin, impatiemment. - J'aimerais mieux mourir. Et puis tendrement. Allez, ne vous affligez pas, mon petit coeur. Silvia. - Vous m'aimerez donc toujours? Arlequin. - Tant que je serai en vie. Silvia. - Ce serait bien dommage de me tromper, car je suis si simple. Mais mes moutons s'écartent, on me gronderait s'il s'en perdait quelqu'un il faut que je m'en aille. Quand reviendrez-vous? Arlequin, avec chagrin. - Oh! que ces moutons me fâchent! Silvia. - Et moi aussi, mais que faire? Serez-vous ici sur le soir? Arlequin. - Sans faute. En disant cela il lui prend la main et il ajoute Oh les jolis petits doigts! Il lui baise la main et dit Je n'ai jamais eu de bonbon si bon que cela. Silvia rit et dit. - Adieu donc. Et puis à part. Voilà que je soupire, et je n'ai point eu de secret pour cela. Elle laisse tomber son mouchoir en s'en allant. Arlequin le ramasse et la rappelle pour lui donner. Arlequin. - Mon amie! Silvia. - Que voulez-vous, mon amant?. Et puis voyant son mouchoir entre les mains d'Arlequin. Ah! c'est mon mouchoir, donnez. Arlequin le tend, et puis retire la main; il hésite, et enfin il le garde, et dit - Non, je veux le garder, il me tiendra compagnie qu'est-ce que vous en faites? Silvia. - Je me lave quelquefois le visage, et je m'essuie avec. Arlequin, en le déployant. - Et par où vous sert-il, afin que je le baise par là ? Silvia, en s'en allant. - Partout, mais j'ai hâte, je ne vois plus mes moutons; adieu, jusqu'à tantôt. Arlequin la salue en faisant des singeries, et se retire aussi. Scène VI La fée, Trivelin La scène change, et représente le jardin de la Fée. La Fée. - Eh bien! notre jeune homme, a-t-il goûté? Trivelin. - Oui, goûté comme quatre il excelle en fait d'appétit. La Fée. - Où est-il à présent? Trivelin. - Je crois qu'il joue au volant dans les prairies; mais j'ai une nouvelle à vous apprendre. La Fée. - Quoi, qu'est-ce que c'est? Trivelin. - Merlin est venu pour vous voir. La Fée. - Je suis ravie de ne m'y être point rencontrée; car c'est une grande peine que de feindre de l'amour pour qui l'on n'en sent plus. Trivelin. - En vérité, Madame, c'est bien dommage que ce petit innocent l'ait chassé de votre coeur! Merlin est au comble de la joie, il croit vous épouser incessamment. Imagines-tu quelque chose d'aussi beau qu'elle? me disait-il tantôt, en regardant votre portrait. Ah! Trivelin, que de plaisirs m'attendent! Mais je vois bien que de ces plaisirs-là il n'en tâtera qu'en idée, et cela est d'une triste ressource, quand on s'en est promis la belle et bonne réalité. Il reviendra, comment vous tirerez-vous d'affaire avec lui? La Fée. - Jusqu'ici je n'ai point encore d'autre parti à prendre que de le tromper. Trivelin. - Eh! n'en sentez-vous pas quelque remords de conscience? La Fée. - Oh! j'ai bien d'autres choses en tête, qu'à m'amuser à consulter ma conscience sur une bagatelle. Trivelin, à part. - Voilà ce qui s'appelle un coeur de femme complet. La Fée. - Je m'ennuie de ne point voir Arlequin; je vais le chercher; mais le voilà qui vient à nous qu'en dis-tu, Trivelin? il me semble qu'il se tient mieux qu'à l'ordinaire? Scène VII La Fée, Trivelin, Arlequin Arlequin arrive tenant en main le mouchoir de Silvia qu'il regarde, et dont il se frotte tout doucement le visage. La Fée, continuant de parler à Trivelin. - Je suis curieuse de voir ce qu'il fera tout seul, mets-toi à côté de moi, je vais tourner mon anneau qui nous rendra invisibles. Arlequin arrive au bord du théâtre, et il saute en tenant le mouchoir de Silvia, il le met dans son sein, il se couche et se roule dessus; et tout cela gaiement. La Fée, à Trivelin. - Qu'est-ce que cela veut dire? Cela me paraÃt singulier. Où a-t-il pris ce mouchoir? Ne serait-ce pas un des miens qu'il aurait trouvé? Ah! si cela était, Trivelin, toutes ces postures-là seraient peut-être de bon augure. Trivelin. - Je gagerais moi que c'est un linge qui sent le musc. La Fée. - Oh non! Je veux lui parler, mais éloignons-nous un peu pour feindre que nous arrivons. Elle s'éloigne de quelques pas, pendant qu'Arlequin se promène en long en chantant Ter li ta ta li ta. La Fée. - Bonjour, Arlequin. Arlequin, en tirant le pied, et mettant le mouchoir sous son bras. - Je suis votre très humble serviteur. La Fée, à part à Trivelin. - Comment! voilà des manières! il ne m'en a jamais tant dit depuis qu'il est ici. Arlequin, à la Fée. - Madame, voulez-vous avoir la bonté de vouloir bien me dire comment on est quand on aime bien une personne? La Fée, charmée à Trivelin. - Trivelin, entends-tu? Et puis à Arlequin. Quand on aime, mon cher enfant, on souhaite toujours de voir les gens, on ne peut se séparer d'eux, on les perd de vue avec chagrin enfin on sent des transports, des impatiences et souvent des désirs. Arlequin, en sautant d'aise et comme à part. - M'y voilà . La Fée. - Est-ce que vous sentez tout ce que je dis là ? Arlequin, d'un air indifférent. - Non, c'est une curiosité que j'ai. Trivelin. - Il jase vraiment! La Fée. - Il jase, il est vrai, mais sa réponse ne me plaÃt pas mon cher Arlequin, ce n'est donc pas de moi que vous parlez? Arlequin. - Oh! je ne suis pas un niais, je ne dis pas ce que je pense. La Fée, avec feu, et d'un ton brusque. - Qu'est-ce que cela signifie? Où avez-vous pris ce mouchoir? Arlequin, la regardant avec crainte. - Je l'ai pris à terre. La Fée. - A qui est-il? Arlequin. - Il est à ... Et puis s'arrêtant. Je n'en sais rien. La Fée. - Il y a quelque mystère désolant là -dessous! Donnez-moi ce mouchoir! Elle lui arrache, et après l'avoir regardé avec chagrin, et à part. Il n'est pas à moi et il le baisait; n'importe, cachons-lui mes soupçons, et ne l'intimidons pas; car il ne me découvrirait rien. Arlequin, alors va, le chapeau bas et humblement, lui redemander le mouchoir. - Ayez la charité de me rendre le mouchoir. La Fée, en soupirant en secret. - Tenez, Arlequin, je ne veux pas vous l'ôter, puisqu'il vous fait plaisir. Arlequin en le recevant baise la main, la salue, et s'en va. La Fée, le regardant. - Vous me quittez; où allez-vous? Arlequin. - Dormir sous un arbre. La Fée, doucement. - Allez, allez. Scène VIII La Fée, Trivelin La Fée. - Ah! Trivelin, je suis perdue. Trivelin. - Je vous avoue, Madame, que voici une aventure où je ne comprends rien, que serait-il donc arrivé à ce petit peste-là ? La Fée, au désespoir et avec feu. - Il a de l'esprit, Trivelin, il en a, et je n'en suis pas mieux, je suis plus folle que jamais. Ah! quel coup pour moi, que le petit ingrat vient de me paraÃtre aimable! As-tu vu comme il est changé? As-tu remarqué de quel air il me parlait? combien sa physionomie était devenue fine? Et ce n'est pas de moi qu'il tient toutes ces grâces-là ! Il a déjà de la délicatesse de sentiment, il s'est retenu, il n'ose me dire à qui appartient le mouchoir, il devine que j'en serais jalouse; ah! qu'il faut qu'il ait pris d'amour pour avoir déjà tant d'esprit! Que je suis malheureuse! Une autre lui entendra dire ce je vous aime que j'ai tant désiré, et je sens qu'il méritera d'être adoré; je suis au désespoir. Sortons, Trivelin; il s'agit ici de découvrir ma rivale, je vais le suivre et parcourir tous les lieux où ils pourront se voir. Cherche de ton côté, va vite, je me meurs. Scène IX Silvia, une de ses cousines La scène change et représente une prairie où de loin paissent des moutons. Silvia. - Arrête-toi un moment, ma cousine; je t'aurai bientôt conté mon histoire, et tu me donneras quelque avis. Tiens, j'étais ici quand il est venu; dès qu'il s'est approché, le coeur m'a dit que je l'aimais; cela est admirable! Il s'est approché aussi, il m'a parlé; sais-tu ce qu'il m'a dit? Qu'il m'aimait aussi. J'étais plus contente que si on m'avait donné tous les moutons du hameau vraiment je ne m'étonne pas si toutes nos bergères sont si aises d'aimer; je voudrais n'avoir fait que cela depuis que je suis au monde, tant je le trouve charmant; mais ce n'est pas tout, il doit revenir ici bientôt; il m'a déjà baisé la main, et je vois bien qu'il voudra me la baiser encore. Donne-moi conseil, toi qui as eu tant d'amants; dois-je le laisser faire? La Cousine. - Garde-t'en bien, ma cousine, sois bien sévère, cela entretient l'amour d'un amant. Silvia. - Quoi, il n'y a point de moyen plus aisé que cela pour l'entretenir? La Cousine. - Non; il ne faut point aussi lui dire tant que tu l'aimes. Silvia. - Eh! comment s'en empêcher? Je suis encore trop jeune pour pouvoir me gêner. La Cousine. - Fais comme tu pourras, mais on m'attend, je ne puis rester plus longtemps, adieu, ma cousine. Scène X Silvia, un moment après. - Que je suis inquiète! j'aimerais autant ne point aimer que d'être obligée d'être sévère; cependant elle dit que cela entretient l'amour, voilà qui est étrange; on devrait bien changer une manière si incommode; ceux qui l'on inventée n'aimaient pas tant que moi. Scène XI Silvia, Arlequin Arlequin arrive. Silvia, en le voyant. - Voici mon amant; que j'aurai de peine à me retenir! Dès qu'Arlequin l'aperçoit, il vient à elle en sautant de joie; il lui fait des caresses avec son chapeau, auquel il a attaché le mouchoir, il tourne autour de Silvia, tantôt il baise le mouchoir, tantôt il caresse Silvia. Arlequin. - Vous voilà donc, mon petit coeur? Silvia, en riant. - Oui, mon amant. Arlequin. - Etes-vous bien aise de me voir? Silvia. - Assez. Arlequin, en répétant ce mot. - Assez, ce n'est pas assez. Silvia. - Oh si fait, il n'en faut pas davantage. Arlequin ici lui prend la main, Silvia paraÃt embarrassé. Arlequin, en la tenant, dit. - Et moi, je ne veux pas que vous disiez comme cela. Il veut alors lui baiser la main, en disant ces derniers mots. Silvia, retirant sa main. - Ne me baisez pas la main au moins. Arlequin, fâché. - Ne voilà -t-il pas encore? Allez, vous êtes une trompeuse. Il pleure. Silvia, tendrement, en lui prenant le menton. - Hélas! mon petit amant, ne pleurez pas. Arlequin, continuant de gémir. - Vous m'aviez promis votre amitié. Silvia. - Eh! je vous l'ai donnée. Arlequin. - Non quand on aime les gens, on ne les empêche pas de baiser sa main. En lui offrant la sienne. Tenez, voilà la mienne; voyez si je ferai comme vous. Silvia, en se ressouvenant des conseils de sa cousine. - Oh! ma cousine dira ce qu'elle voudra, mais je ne puis y tenir. Là , là , consolez-vous, mon amant, et baisez ma main puisque vous en avez envie; baisez, mais écoutez, n'allez pas me demander combien je vous aime, car je vous en dirais toujours la moitié moins qu'il n'y en a. Cela n'empêchera pas que, dans le fond, je ne vous aime de tout mon coeur; mais vous ne devez pas le savoir, parce que cela vous ôterait votre amitié, on me l'a dit. Arlequin, d'une voix plaintive. - Tous ceux qui vous ont dit cela ont fait un mensonge ce sont des causeurs qui n'entendent rien à notre affaire. Le coeur me bat quand je baise votre main et que vous dites que vous m'aimez, et c'est marque que ces choses-là sont bonnes à mon amitié. Silvia. - Cela se peut bien, car la mienne en va de mieux en mieux aussi; mais n'importe, puisqu'on dit que cela ne vaut rien, faisons un marché de peur d'accident toutes les fois que vous me demanderez si j'ai beaucoup d'amitié pour vous, je vous répondrai que je n'en ai guère, et cela ne sera pourtant pas vrai; et quand vous voudrez me baiser la main, je ne le voudrai pas, et pourtant j'en aurai envie. Arlequin, en riant. - Eh! eh! cela sera drôle! je le veux bien; mais avant ce marché-là , laissez-moi baiser votre main à mon aise, cela ne sera pas du jeu. Silvia. - Baisez, cela est juste. Arlequin lui baise et rebaise la main, et après, faisant réflexion au plaisir qu'il vient d'avoir, il dit. - Oh! mais, mon amie, peut-être que le marché nous fâchera tous deux. Silvia. - Eh! quand cela nous fâchera tout de bon, ne sommes-nous pas les maÃtres? Arlequin. - Il est vrai, mon amie; cela est donc arrêté? Silvia. - Oui. Arlequin. - Cela sera tout divertissant voyons pour voir. Arlequin ici badine, et l'interroge pour rire. M'aimez-vous beaucoup? Silvia. - Pas beaucoup. Arlequin, sérieusement. - Ce n'est que pour rire au moins, autrement... Silvia, riant. - Eh! sans doute. Arlequin, poursuivant toujours la badinerie, et riant. - Ah! ah! ah! Et puis pour badiner encore. Donnez-moi votre main, ma mignonne. Silvia. - Je ne le veux pas. Arlequin, souriant. - Je sais pourtant que vous le voudriez bien. Silvia. - Plus que vous; mais je ne veux pas le dire. Arlequin, souriant encore ici, et puis changeant de façon, et tristement. - Je veux la baiser, ou je serai fâché. Silvia. - Vous badinez, mon amant? Arlequin, comme tristement toujours. - Non. Silvia. - Quoi! c'est tout de bon? Arlequin. - Tout de bon. Silvia, en lui tendant la main. - Tenez donc. Scène XII La Fée, Arlequin, Silvia Ici la Fée qui les cherchait arrive, et dit à part en retournant son anneau. - Ah! je vois mon malheur! Arlequin, après avoir baisé la main de Silvia. - Dame! je badinais. Silvia. - Je vois bien que vous m'avez attrapée, mais j'en profite aussi. Arlequin, qui lui tient toujours la main. - Voilà un petit mot qui me plaÃt comme tout. La Fée, à part. - Ah! juste ciel, quel langage! Paraissons. Elle retourne son anneau. Silvia, effrayée de la voir, fait un cri. - Ah! Arlequin, de son côté. - Ouf! La Fée, à Arlequin avec altération. - Vous en savez déjà beaucoup! Arlequin, embarrassé. - Eh! eh! je ne savais pourtant pas que vous étiez là . La Fée, en le regardant fixement. - Ingrat! Et puis le touchant de sa baguette. Suivez-moi. Après ce dernier mot, elle touche aussi Silvia sans lui rien dire. Silvia, touchée, dit. - Miséricorde! La Fée alors part avec Arlequin, qui marche devant en silence et comme par compas. Scène XIII Silvia, seule, tremblante, et sans bouger. - Ah! la méchante femme, je tremble encore de peur. Hélas! peut-être qu'elle va tuer mon amant, elle ne lui pardonnera jamais de m'aimer, mais je sais bien comment je ferai; je m'en vais assembler tous les bergers du hameau, et les mener chez elle allons. Silvia là -dessus veut marcher, mais elle ne peut avancer un pas, elle dit Qu'est-ce que j'ai donc? Je ne puis me remuer. Elle fait des efforts et ajoute Ah! cette magicienne m'a jeté un sortilège aux jambes. A ces mots, deux ou trois Lutins viennent pour l'enlever. Silvia, tremblante. - Ahi! Ahi! Messieurs, ayez pitié de moi, au secours, au secours! Un des Lutins. - Suivez-nous, suivez-nous. Silvia. - Je ne veux pas, je veux retourner au logis. Un autre Lutin. - Marchons. Ils l'enlèvent en criant. Scène XIV La scène change et représente le jardin de la Fée. La Fée paraÃt avec Arlequin, qui marche devant elle dans la même posture qu'il a fait ci-devant, et la tête baissée. - Fourbe que tu es! je n'ai pu paraÃtre aimable à tes yeux, je n'ai pu t'inspirer le moindre sentiment, malgré tous les soins et toute la tendresse que tu m'as vue; et ton changement est l'ouvrage d'une misérable bergère! Réponds, ingrat, que lui trouves-tu de si charmant? Parle. Arlequin, feignant d'être retombé dans sa bêtise. - Qu'est-ce que vous voulez? La Fée. - Je ne te conseille pas d'affecter une stupidité que tu n'as plus, et si tu ne te montres tel que tu es, tu vas me voir poignarder l'indigne objet de ton choix. Arlequin, vite et avec crainte. - Eh! non, non; je vous promets que j'aurai de l'esprit autant que vous le voudrez. La Fée. - Tu trembles pour elle. Arlequin. - C'est que je n'aime à voir mourir personne. La Fée. - Tu me verras mourir, moi, si tu ne m'aimes. Arlequin, en la flattant. - Ne soyez donc point en colère contre nous. La Fée, en s'attendrissant. - Ah! mon cher Arlequin, regarde-moi, repens-toi de m'avoir désespérée, j'oublierai de quelle part t'est venu ton esprit; mais puisque tu en as, qu'il te serve à connaÃtre les avantages que je t'offre. Arlequin. - Tenez, dans le fond, je vois bien que j'ai tort; vous êtes belle et brave cent fois plus que l'autre, mais j'enrage. La Fée. - Eh! de quoi? Arlequin. - C'est que j'ai laissé prendre mon coeur par cette petite friponne qui est plus laide que vous. La Fée soupire en secret et dit. - Arlequin, voudrais-tu aimer une personne qui te trompe, qui a voulu badiner avec toi, et qui ne t'aime pas? Arlequin. - Oh! pour cela si fait, elle m'aime à la folie. La Fée. - Elle t'abusait, je le sais bien, puisqu'elle doit épouser un berger du village qui est son amant si tu veux, je m'en vais l'envoyer chercher, et elle te le dira elle-même. Arlequin, en se mettant la main sur la poitrine ou sur son coeur. - Tic, tac, tic, tac, ouf voilà des paroles qui me rendent malade. Et puis vite. Allons, allons, je veux savoir cela; car si elle me trompe, jarni, je vous caresserai, je vous épouserai devant ses deux yeux pour la punir. La Fée. - Eh bien! je vais donc l'envoyer chercher. Arlequin, encore ému. - Oui; mais vous êtes bien fine, si vous êtes là quand elle me parlera, vous lui ferez la grimace, elle vous craindra, et elle n'osera me dire rondement sa pensée. La Fée. - Je me retirerai. Arlequin. - La peste! vous êtes une sorcière, vous nous jouerez un tour comme tantôt, et elle s'en doutera vous êtes au milieu du monde, et on ne voit rien. Oh! je ne veux point que vous trichiez; faites un serment que vous n'y serez pas en cachette. La Fée. - Je te le jure, foi de fée. Arlequin. - Je ne sais point si ce juron-là est bon; mais je me souviens à cette heure, quand on me lisait des histoires, d'avoir vu qu'on jurait par le six, le tix, oui, le Styx. La Fée. - C'est la même chose. Arlequin. - N'importe, jurez toujours; dame, puisque vous craignez, c'est que c'est le meilleur. La Fée, après avoir rêvé. - Eh bien! je n'y serai point, je t'en jure par le Styx, et je vais donner ordre qu'on l'amène ici. Arlequin. - Et moi en attendant je m'en vais gémir en me promenant. Il sort. Scène XV La Fée, seule. - Mon serment me lie, mais je n'en sais pas moins le moyen d'épouvanter la bergère sans être présente, et il me reste une ressource; je donnerai mon anneau à Trivelin qui les écoutera invisible, et qui me rapportera ce qu'ils auront dit Appelons-le Trivelin! Trivelin! Scène XVI La Fée, Trivelin Trivelin vient. - Que voulez-vous, Madame? La Fée. - Faites venir ici cette bergère, je veux lui parler; et vous, prenez cette bague. Quand j'aurai quitté cette fille, vous avertirez Arlequin de lui venir parler, et vous le suivrez sans qu'il le sache pour venir écouter leur entretien, avec la précaution de retourner la bague, pour n'être point vu d'eux; après quoi, vous me redirez leur discours entendez-vous? Soyez exact, je vous prie. Trivelin. - Oui, Madame. Il sort pour aller chercher Silvia. Scène XVII La Fée, Silvia La Fée, un moment seule. - Est-il d'aventure plus triste que la mienne? Je n'ai lieu d'aimer plus que je n'aimais, que pour en souffrir davantage; cependant il me reste encore quelque espérance; mais voici ma rivale. Silvia entre. La Fée en colère. Approchez, approchez. Silvia. - Madame, est-ce que vous voulez toujours me retenir de force ici? Si ce beau garçon m'aime, est-ce ma faute? Il dit que je suis belle, dame, je ne puis pas m'empêcher de l'être. La Fée, avec un sentiment de fureur. - Oh! si je ne craignais de tout perdre, je la déchirerais. Haut. Ecoutez-moi, petite fille, mille tourments vous sont préparés, si vous ne m'obéissez. Silvia, en tremblant. - Hélas! vous n'avez qu'à dire. La Fée. - Arlequin va paraÃtre ici je vous ordonne de lui dire que vous n'avez voulu que vous divertir avec lui, que vous ne l'aimez point, et qu'on va vous marier avec un berger du village; je ne paraÃtrai point dans votre conversation, mais je serai à vos côtés sans que vous me voyiez, et si vous n'observez mes ordres avec la dernière rigueur, s'il vous échappe le moindre mot qui lui fasse deviner que je vous aie forcée à lui parler comme je le veux, tout est prêt pour votre supplice. Silvia. - Moi, lui dire que j'ai voulu me moquer de lui? Cela est-il raisonnable? Il se mettra à pleurer, et je me mettrai à pleurer aussi vous savez bien que cela est immanquable. La Fée, en colère. - Vous osez me résister! Paraissez, esprits infernaux, enchaÃnez-la, et n'oubliez rien pour la tourmenter. Des esprit entrent. Silvia, pleurant, dit. - N'avez-vous pas de conscience de me demander une chose impossible? La Fée, aux esprits. - Ce n'est pas tout; allez prendre l'ingrat qu'elle aime, et donnez-lui la mort à ses yeux. Silvia, avec exclamation. - La mort! Ah! Madame la Fée, vous n'avez qu'à le faire venir; je m'en vais lui dire que je le hais, et je vous promets de ne point pleurer du tout; je l'aime trop pour cela. La Fée. - Si vous versez une larme, si vous ne paraissez tranquille, il est perdu, et vous aussi. Aux esprits. Otez-lui ses fers. A Silvia. Quand vous lui aurez parlé, je vous ferai reconduire chez vous, si j'ai lieu d'être contente il va venir, attendez ici. La Fée sort et les diables aussi. Scène XVIII Silvia, Arlequin, Trivelin Silvia, un moment seule. - Achevons vite de pleurer, afin que mon amant ne croie pas que je l'aime, le pauvre enfant, ce serait le tuer moi-même. Ah! maudite fée! Mais essuyons mes yeux, le voilà qui vient. Arlequin entre alors triste et la tête penchée, il ne dit mot jusqu'auprès de Silvia, il se présente à elle, la regarde un moment sans parler; et après, Trivelin invisible entre. Arlequin. - Mon amie! Silvia, d'un air libre. - Eh bien? Arlequin. - Regardez-moi. Silvia, embarrassée. - A quoi sert tout cela? On m'a fait venir ici pour vous parler; j'ai hâte, qu'est-ce que vous voulez? Arlequin, tendrement. - Est-ce vrai que vous m'avez fourbé? Silvia. - Oui, tout ce que j'ai fait, ce n'était que pour me donner du plaisir. Arlequin s'approche d'elle tendrement et lui dit. - Mon amie, dites franchement, cette coquine de fée n'est point ici, car elle en a juré. Et puis en flattant Silvia. Là , là , remettez-vous, mon petit coeur dites, êtes-vous une perfide? Allez-vous être la femme d'un vilain berger? Silvia. - Oui, encore une fois, tout cela est vrai. Arlequin, là -dessus, pleure de toute sa force. - Hi, hi, hi. Silvia, à part. - Le courage me manque. Arlequin, en pleurant sans rien dire, cherche dans ses poches; il en tire un petit couteau qu'il aiguise sur sa manche. Silvia, le voyant faire. - Qu'allez-vous donc faire? Alors Arlequin sans répondre allonge le bras comme pour prendre sa secousse, et ouvre un peu son estomac. Silvia, effrayée. - Ah! il va se tuer; arrêtez-vous, mon amant! j'ai été obligée de vous dire des menteries Et puis en parlant à la Fée qu'elle croit à côté d'elle. Madame la Fée, pardonnez-moi en quelque endroit que vous soyez ici, vous voyez bien ce qui en est. Arlequin, à ces mots cessant son désespoir, lui prend vite la main et dit. - Ah! quel plaisir! soutenez-moi, m'amour, je m'évanouis d'aise. Silvia le soutient. Trivelin, alors, paraÃt tout d'un coup à leurs yeux. Silvia, dans la surprise, dit. - Ah! voilà la Fée. Trivelin. - Non, mes enfants, ce n'est pas la Fée; mais elle m'a donné son anneau, afin que je vous écoutasse sans être vu. Ce serait bien dommage d'abandonner de si tendres amants à sa fureur aussi bien ne mérite-t-elle pas qu'on la serve, puisqu'elle est infidèle au plus généreux magicien du monde, à qui je suis dévoué soyez en repos, je vais vous donner un moyen d'assurer votre bonheur. Il faut qu'Arlequin paraisse mécontent de vous, Silvia; et que de votre côté vous feigniez de le quitter en le raillant. Je vais chercher la Fée qui m'attend, à qui je dirai que vous vous êtes parfaitement acquittée de ce qu'elle vous avait ordonné elle sera témoin de votre retraite. Pour vous, Arlequin, quand Silvia sera sortie, vous resterez avec la Fée, et alors en l'assurant que vous ne songez plus à Silvia infidèle, vous jurerez de vous attacher à elle, et tâcherez par quelque tour d'adresse, et comme en badinant, de lui prendre sa baguette; je vous avertis que dès qu'elle sera dans vos mains, la Fée n'aura plus aucun pouvoir sur vous deux; et qu'en la touchant elle-même d'un coup de la baguette, vous en serez absolument le maÃtre. Pour lors, vous pourrez sortir d'ici et vous faire telle destinée qu'il vous plaira. Silvia. - Je prie le ciel qu'il vous récompense. Arlequin. - Oh! quel honnête homme! Quand j'aurai la baguette, je vous donnerai votre plein chapeau de liards. Trivelin. - Préparez-vous, je vais amener ici la Fée. Scène XIX Arlequin, Silvia Arlequin. - Ma chère amie, la joie me court dans le corps; il faut que je vous baise, nous avons bien le temps de cela. Silvia, en l'arrêtant. - Taisez-vous donc, mon ami, ne nous caressons pas à cette heure, afin de pouvoir nous caresser toujours on vient, dites-moi bien des injures, pour avoir la baguette. La Fée entre. Arlequin, comme en colère. - Allons, petite coquine. Scène XX La Fée, Trivelin, Silvia, Arlequin Trivelin, à la Fée en entrant. - Je crois, Madame, que vous aurez lieu d'être contente. Arlequin, continuant à gronder Silvia. - Sortez d'ici, friponne; voyez cette petite effrontée! sortez d'ici, mort de ma vie! Silvia, se retirant en riant. - Ah! ah! qu'il est drôle! Adieu, adieu, je m'en vais épouser mon amant une autre fois ne croyez pas tout ce qu'on vous dit, petit garçon. Et puis Silvia dit à la Fée Madame, voulez-vous que je m'en aille? La Fée, à Trivelin. - Faites-la sortir, Trivelin. Elle sort avec Trivelin. Scène XXI La Fée, Arlequin La Fée. - Je vous avais dit la vérité, comme vous voyez Arlequin, comme indifférent. - Oh! je me soucie bien de cela c'est une petite laide qui ne vous vaut pas. Allez, allez, à présent je vois bien que vous êtes une bonne personne. Fi! que j'étais sot; laissez faire, nous l'attraperons bien, quand nous serons mari et femme. La Fée. - Quoi! mon cher Arlequin, vous m'aimerez donc? Arlequin. - Eh qui donc? J'avais assurément la vue trouble. Tenez, cela m'avait fâché d'abord, mais à présent je donnerais toutes les bergères des champs pour une mauvaise épingle. Et puis doucement. Mais vous n'avez peut-être plus envie de moi, à cause que j'ai été si bête? La Fée, charmée. - Mon cher Arlequin, je te fais mon maÃtre, mon mari; oui, je t'épouse; je te donne mon coeur, mes richesses, ma puissance. Es-tu content? Arlequin, en la regardant sur cela tendrement. - Ah! ma mie, que vous me plaisez! Et lui prenant la main. Moi, je vous donne ma personne, et puis cela encore. C'est son chapeau. Et puis encore cela. C'est son épée. Là -dessus, en badinant, il lui met son épée au côté, et dit en lui prenant sa baguette Et je m'en vais mettre ce bâton à mon côté. Quand il tient la baguette, La Fée, inquiète, lui dit Donnez, donnez-moi cette baguette, mon fils; vous la casserez. Arlequin, se reculant aux approches de la Fée, tournant autour du théâtre, et d'une façon reposée. - Tout doucement, tout doucement! La Fée, encore plus alarmée. - Donnez donc vite, j'en ai besoin. Arlequin, alors, la touche de la baguette adroitement et lui dit. - Tout beau, asseyez-vous là ; et soyez sage. La Fée tombe sur le siège de gazon mis auprès de la grille du théâtre et dit. - Ah! je suis perdue, je suis trahie. Arlequin, en riant. - Et moi, je suis on ne peut pas mieux. Oh! oh! vous me grondiez tantôt parce que je n'avais pas d'esprit; j'en ai pourtant plus que vous. Arlequin alors fait des sauts de joie; il rit, il danse, il siffle, et de temps en temps va autour de la Fée, et lui montrant la baguette. Soyez bien sage, madame la sorcière, car voyez bien cela! Alors il appelle tout le monde. Allons, qu'on m'apporte ici mon petit coeur. Trivelin où sont mes valets et tous les diables aussi? Vite, j'ordonne, je commande, ou par la sambleu... Tout accourt à sa voix. Scène dernière Silvia conduite par Trivelin, les Danseurs, Les Chanteurs et Les Esprits Arlequin, courant au-devant de Silvia, et lui montrant la baguette. - Ma chère amie, voilà la machine; je suis sorcier à cette heure; tenez, prenez, prenez; il faut que vous soyez sorcière aussi. Il lui donne la baguette. Silvia prend la baguette en sautant d'aise et dit. - Oh! mon amant, nous n'aurons plus d'envieux. A peine Silvia a-t-elle dit ces mots, que quelques esprits s'avancent, et l'un d'eux dit Vous êtes notre maÃtresse, que voulez-vous de nous? Silvia, surprise de leur approche, se retire et a peur, et dit. - Voilà encore ces vilains hommes qui me font peur. Arlequin, fâché. - Jarni, je vous apprendrai à vivre. A Silvia. Donnez-moi ce bâton, afin que je les rosse. Il prend la baguette, et ensuite bat les esprits avec son épée; il bat après les danseurs, les chanteurs, et jusqu'à Trivelin même. Silvia, lui dit, en l'arrêtant. - En voilà assez, mon ami. Arlequin menace toujours tout le monde, et va à la Fée qui est sur le banc, et la menace aussi. Silvia, alors, s'approche à son tour de la Fée et lui dit en la saluant. - Bonjour, Madame, comment vous portez-vous? Vous n'êtes donc plus si méchante? La Fée retourne la tête en jetant des regards de fureur sur eux. Silvia. - Oh! qu'elle est en colère. Arlequin, alors à la Fée. - Tout doux, je suis le maÃtre; allons, qu'on nous regarde tout à l'heure agréablement. Silvia. - Laissons-la, mon ami, soyons généreux la compassion est une belle chose. Arlequin. - Je lui pardonne, mais je veux qu'on chante, qu'on danse, et puis après nous irons nous faire roi quelque part. Annibal Acteurs Comédie en trois actes et en prose Représentée pour la première fois par les comédiens italiens le 3 mars 1720 Acteurs Laodice, fille de Prusias. Flaminius, ambassadeur romain. Hiéron, confident de Prusias. Amilcar, confident d'Annibal. Flavius, confident de Flaminius. Egine, confidente de Laodice. La scène est dans le palais de Prusias. Acte premier Scène première Laodice, Egine Egine Je ne puis plus longtemps vous taire mes alarmes, Madame; de vos yeux j'ai vu couler des larmes. Quel important sujet a pu donc aujourd'hui Verser dans votre coeur la tristesse et l'ennui? Laodice Sais-tu quel est celui que Rome nous envoie? Egine Laodice Pourquoi faut-il que je le voie? Sans lui j'allais, sans trouble, épouser Annibal. O Rome! que ton choix à mon coeur est fatal! Ecoute, je veux bien t'apprendre, chère Egine, Des pleurs que je versais la secrète origine Trois ans se sont passés, depuis qu'en ces Etats Le même ambassadeur vint trouver Prusias. Je n'avais jamais vu de Romain chez mon père; Je pensais que d'un roi l'auguste caractère L'élevait au-dessus du reste des humains Mais je vis qu'il fallait excepter les Romains. Je vis du moins mon père, orné du diadème, Honorer ce Romain, le respecter lui-même; Et, s'il te faut ici dire la vérité, Ce Romain n'en parut ni surpris, ni flatté. Cependant ces respects et cette déférence Blessèrent en secret l'orgueil de ma naissance. J'eus peine à voir un roi qui me donna le jour, Dépouillé de ses droits, courtisan dans sa cour, Et d'un front couronné perdant toute l'audace, Devant Flaminius n'oser prendre sa place. J'en rougis, et jetai sur ce hardi Romain Des regards qui marquaient un généreux dédain. Mais du destin sans doute un injuste caprice Veut devant les Romains que tout orgueil fléchisse Mes dédaigneux regards rencontrèrent les siens, Et les siens, sans effort, confondirent les miens. Jusques au fond du coeur je me sentis émue; Je ne pouvais ni fuir, ni soutenir sa vue. Je perdis sans regret un impuissant courroux; Mon propre abaissement, Egine, me fut doux. J'oubliai ces respects qui m'avaient offensée; Mon père même alors sortit de ma pensée Je m'oubliai moi-même, et ne m'occupai plus Qu'à voir et n'oser voir le seul Flaminius. Egine, ce récit, que j'ai honte de faire, De tous mes mouvements t'explique le mystère. Egine De ce Romain si fier, qui fut votre vainqueur. Sans doute, à votre tour, vous surprÃtes le coeur. Laodice J'ignore jusqu'ici si je touchai son âme J'examinai pourtant s'il partageait ma flamme; J'observai si ses yeux ne m'en apprendraient rien Mais je le voulais trop pour m'en instruire bien. Je le crus cependant, et si sur l'apparence Il est permis de prendre un peu de confiance, Egine, il me sembla que, pendant son séjour, Dans son silence même éclatait son amour. Mille indices pressants me le faisaient comprendre Quand je te les dirais, tu ne pourrais m'entendre; Moi-même, que l'amour sut peut-être tromper, Je les sens, et ne puis te les développer. Flaminius partit, Egine, et je veux croire Qu'il ignora toujours ma honte et sa victoire. Hélas! pour revenir à ma tranquillité, Que de maux à mon coeur n'en a-t-il pas coûté! J'appelai vainement la raison à mon aide Elle irrite l'amour, loin d'y porter remède. Quand sur ma folle ardeur elle m'ouvrait les yeux, En rougissant d'aimer, je n'en aimais que mieux. Je ne me servis plus d'un secours inutile; J'attendis que le temps vÃnt me rendre tranquille Je le devins, Egine, et j'ai cru l'être enfin, Quand j'ai su le retour de ce même Romain. Que ferai-je, dis-moi, si ce retour funeste D'un malheureux amour trouve en moi quelque reste? Quoi! j'aimerais encore! Ah! puisque je le crains, Pourrais-je me flatter que mes feux sont éteints? D'où naÃtraient dans mon coeur de si promptes alarmes? Et si je n'aime plus, pourquoi verser des larmes? Cependant, chère Egine, Annibal a ma foi, Et je suis destinée à vivre sous sa loi. Sans amour, il est vrai, j'allais être asservie; Mais j'allais partager la gloire de sa vie. Mon âme, que flattait un partage si grand, Se disait qu'un héros valait bien un amant. Hélas! si dans ce jour mon amour se ranime, Je deviendrai bien moins épouse que victime. N'importe, quelque sort qui m'attende aujourd'hui, J'achèverai l'hymen qui doit m'unir à lui, Et dût mon coeur brûler d'une ardeur éternelle, Egine, il a ma foi; je lui serai fidèle. Egine Madame, le voici. Scène II Laodice, Annibal, Egine, Amilcar Annibal Puis-je, sans me flatter, Espérer qu'un moment vous voudrez m'écouter? Je ne viens point, trop fier de l'espoir qui m'engage, De mes tristes soupirs vous présenter l'hommage C'est un secret qu'il faut renfermer dans son coeur, Quand on n'a plus de grâce à vanter son ardeur. Un soin qui me sied mieux, mais moins cher à mon âme, M'invite en ce moment à vous parler, Madame. On attend dans ces lieux un agent des Romains, Et le roi votre père ignore ses desseins; Mais je crois les savoir. Rome me persécute. Par moi, Rome autrefois se vit près de sa chute; Ce qu'elle en ressentit et de trouble et d'effroi Dure encore, et lui tient les yeux ouverts sur moi. Son pouvoir est peu sûr tant qu'il respire un homme Qui peut apprendre aux rois à marcher jusqu'à Rome. A peine ils m'ont reçu, que sa juste frayeur M'en écarte aussitôt par un ambassadeur; Je puis porter trop loin le succès de leurs armes, Voilà ce qui nourrit ses prudentes alarmes Et de l'ambassadeur, peut-être, tout l'emploi Est de n'oublier rien pour m'éloigner du roi. Il va même essayer l'impérieux langage Dont à ses envoyés Rome prescrit l'usage; Et ce piège grossier, que tend sa vanité, Souvent de plus d'un roi surprit la fermeté. Quoi qu'il en soit, enfin, trop aimable Princesse, Vous possédez du roi l'estime et la tendresse Et moi, qui vous connais, je puis avec honneur En demander ici l'usage en ma faveur. Se soustraire au bienfait d'une âme vertueuse, C'est soi-même souvent l'avoir peu généreuse. Annibal, destiné pour être votre époux, N'aura point à rougir d'avoir compté sur vous Et votre coeur, enfin, est assez grand pour croire Qu'il est de son devoir d'avoir soin de ma gloire. Laodice Oui, je la soutiendrai; n'en doutez point, Seigneur, L'espoir que vous formez rend justice à mon coeur. L'inviolable foi que je vous ai donnée M'associe aux hasards de votre destinée. Mais aujourd'hui, Seigneur, je n'en ferais pas moins, Quand vous n'auriez point droit de demander mes soins. Croyez à votre tour que j'ai l'âme trop fière Pour qu'Annibal en vain m'eût fait une prière. Mais, Seigneur, Prusias, dont vous vous défiez, Sera plus vertueux que vous ne le croyez Et puisque avec ma foi vous reçûtes la sienne, Vos intérêts n'ont pas besoin qu'on les soutienne. Annibal Non, je m'occupe ici de plus nobles projets, Et ne vous parle point de mes seuls intérêts. Mon nom m'honore assez, Madame, et j'ose dire Qu'au plus avide orgueil ma gloire peut suffire. Tout vaincu que je suis, je suis craint du vainqueur Le triomphe n'est pas plus beau que mon malheur. Quand je serais réduit au plus obscur asile, J'y serais respectable, et j'y vivrais tranquille, Si d'un roi généreux les soins et l'amitié, Le noeud dont avec vous je dois être lié, N'avaient rempli mon coeur de la douce espérance Que ce bras fera foi de ma reconnaissance; Et que l'heureux époux dont vous avez fait choix, Sur de nouveaux sujets établissant vos lois, Justifiera l'honneur que me fait Laodice, En souffrant que ma main à la sienne s'unisse. Oui, je voudrais encor par des faits éclatants Réparer entre nous la distance des ans, Et de tant de lauriers orner cette vieillesse, Qu'elle effaçât l'éclat que donne la jeunesse. Mais mon courage en vain médite ces desseins, Madame, si le roi ne résiste aux Romains Je ne vous dirai point que le Sénat, peut-être, Deviendra par degrés son tyran et son maÃtre; Et que, si votre père obéit aujourd'hui, Ce maÃtre ordonnera de vous comme de lui; Qu'on verra quelque jour sa politique injuste Disposer de la main d'une princesse auguste, L'accorder quelquefois, la refuser après, Au gré de son caprice ou de ses intérêts, Et d'un lâche allié trop payer le service, En lui livrant enfin la main de Laodice. Laodice Seigneur, quand Annibal arriva dans ces lieux, Mon père le reçut comme un présent, des dieux, Et sans doute il connut quel était l'avantage De pouvoir acquérir des droits sur son courage, De se l'approprier en se liant à vous, En vous donnant enfin le nom de mon époux. Sans la guerre, il aurait conclu notre hyménée; Mais il n'est pas moins sûr, et j'y suis destinée. Qu'Annibal juge donc, sur les desseins du roi, Si jamais les Romains disposeront de moi; Si jamais leur Sénat peut à présent s'attendre Que de son fier pouvoir le roi veuille dépendre. Mais je vous laisse. Il vient. Vous pourrez avec lui Juger si vous aurez besoin de mon appui. Scène III Prusias, Annibal, Amilcar Prusias Enfin, Flaminius va bientôt nous instruire Des motifs importants qui peuvent le conduire. Avant la fin du jour, Seigneur, nous l'allons voir, Et déjà je m'apprête à l'aller recevoir. Annibal Qu'entends-je? vous, Seigneur! Prusias D'où vient cette surprise? Je lui fais un honneur que l'usage autorise J'imite mes pareils. Annibal Et n'êtes-vous pas roi? Prusias Seigneur, ceux dont je parle ont même rang que moi. Annibal Eh quoi! pour vos pareils voulez-vous reconnaÃtre Des hommes, par abus appelés rois sans l'être; Des esclaves de Rome, et dont la dignité Est l'ouvrage insolent de son autorité; Qui, du trône héritiers, n'osent y prendre place, Si Rome auparavant n'en a permis l'audace; Qui, sur ce trône assis, et le sceptre à la main, S'abaissent à l'aspect d'un citoyen romain; Des rois qui, soupçonnés de désobéissance, Prouvent à force d'or leur honteuse innocence, Et que d'un fier Sénat l'ordre souvent fatal Expose en criminels devant son tribunal; Méprisés des Romains autant que méprisables? Voilà ceux qu'un monarque appelle ses semblables! Ces rois dont le Sénat, sans armer de soldats, A de vils concurrents adjuge les Etats; Ces clients, en un mot, qu'il punit et protège, Peuvent de ses agents augmenter le cortège. Mais vous, examinez, en voyant ce qu'ils sont, Si vous devez encor imiter ce qu'ils font. Prusias Si ceux dont nous parlons vivent dans l'infamie, S'ils livrent aux Romains et leur sceptre et leur vie, Ce lâche oubli du rang qu'ils ont reçu des dieux, Autant qu'à vous, Seigneur, me paraÃt odieux Mais donner au Sénat quelque marque d'estime, Rendre à ses envoyés un honneur légitime, Je l'avouerai, Seigneur, j'aurais peine à penser Qu'à de honteux égards ce fût se rabaisser; Je crois pouvoir enfin les imiter moi-même, Et n'en garder pas moins les droits du rang suprême. Annibal Quoi! Seigneur, votre rang n'est pas sacrifié, En courant au-devant des pas d'un envoyé! C'est montrer votre estime, en produire des marques Que vous ne croyez pas indignes des monarques! L'ai-je bien entendu? De quel oeil, dites-moi, Voyez-vous le Sénat? et qu'est-ce donc qu'un roi? Quel discours! juste ciel! de quelle fantaisie L'âme aujourd'hui des rois est-elle donc saisie? Et quel est donc enfin le charme ou le poison Dont Rome semble avoir altéré leur raison? Cet orgueil, que leur coeur respire sur le trône, Au seul nom de Romain, fuit et les abandonne; Et d'un commun accord, ces maÃtres des humains, Sans s'en apercevoir, respectent les Romains! O rois! et ce respect, vous l'appelez estime! Je ne m'étonne plus si Rome vous opprime. Seigneur, connaissez-vous; rompez l'enchantement Qui vous fait un devoir de votre abaissement. Vous régnez, et ce n'est qu'un agent qui s'avance. Au trône, votre place, attendez sa présence. Sans vous embarrasser s'il est Scythe ou Romain, Laissez-le jusqu'à vous poursuivre son chemin. De quel droit le Sénat pourrait-il donc prétendre Des respects qu'à vous-même il ne voudrait pas rendre? Mais que vous dis-je? à Rome, à peine un sénateur Daignerait d'un regard vous accorder l'honneur, Et vous apercevant dans une foule obscure, Vous ferait un accueil plus choquant qu'une injure. De combien cependant êtes-vous au-dessus De chaque sénateur!... Prusias Seigneur, n'en parlons plus. J'avais cru faire un pas d'une moindre importance Mais pendant qu'en ces lieux l'ambassadeur s'avance, Souffrez que je vous quitte, et qu'au moins aujourd'hui Des soins moins éclatants m'excusent envers lui. Scène IV Annibal, Amilcar Amilcar Seigneur, nous sommes seuls oserais-je vous dire Ce que le ciel peut-être en ce moment m'inspire? Je connais peu le roi; mais sa timidité Semble vous présager quelque infidélité. Non qu'à présent son coeur manque pour vous de zèle; Sans doute il a dessein de vous être fidèle Mais un prince à qui Rome imprime du respect, De peu de fermeté doit vous être suspect. Ces timides égards vous annoncent un homme Assez faible, Seigneur, pour vous livrer à Rome. Qui sait si l'envoyé qu'on attend aujourd'hui Ne vient pas, de sa part, vous demander à lui? Pendant que de ces lieux la retraite est facile, M'en croirez-vous? fuyez un dangereux asile; Et sans attendre ici... Annibal Nomme-moi des Etats Plus sûrs pour Annibal que ceux de Prusias. Enseigne-moi des rois qui ne soient point timides; Je les ai trouvés tous ou lâches ou perfides. Amilcar Il en serait peut-être encor de généreux Mais une autre raison fait vos dégoûts pour eux Et si vous n'espériez d'épouser Laodice, Peut-être à quelqu'un d'eux rendriez-vous justice. Vous voudrez bien, Seigneur, excuser un discours Que me dicte mon zèle et le soin de vos jours. Annibal Crois-tu que l'intérêt d'une amoureuse, flamme Dans cet égarement pût entraÃner mon âme? Penses-tu que ce soit seulement de ce jour Que mon coeur ait appris à surmonter l'amour? De ses emportements j'ai sauvé ma jeunesse; J'en pourrai bien encor défendre ma vieillesse. Nous tenterions en vain d'empêcher que nos coeurs D'un amour imprévu ne sentent les douceurs. Ce sont là des hasards à qui l'âme est soumise, Et dont on peut sans honte éprouver la surprise Mais, quel qu'en soit l'attrait, ces douceurs ne sont rien, Et ne font de progrès qu'autant qu'on le veut bien. Ce feu, dont on nous dit la violence extrême, Ne brûle que le coeur qui l'allume lui-même. Laodice est aimable, et je ne pense pas Qu'avec indifférence on pût voir ses appas. L'hymen doit me donner une épouse si belle; Mais la gloire, Amilcar, est plus aimable qu'elle Et jamais Annibal ne pourra s'égarer Jusqu'au trouble honteux d'oser les comparer. Mais je suis las d'aller mendier un asile, D'affliger mon orgueil d'un opprobre stérile. Où conduire mes pas? Va, crois-moi, mon destin Doit changer dans ces lieux ou doit y prendre fin. Prusias ne peut plus m'abandonner sans crime Il est faible, il est vrai; mais il veut qu'on l'estime. Je feins qu'il le mérite; et malgré sa frayeur, Sa vanité du moins lui tiendra lieu d'honneur. S'il en croit les Romains, si le Ciel veut qu'il cède, Des crimes de son coeur le mien sait le remède. Soit tranquille, Amilcar, et ne crains rien pour moi. Mais sortons. Hâtons-nous de rejoindre le roi; Ne l'abandonnons point; il faut même sans cesse, Par de nouveaux efforts, combattre sa faiblesse, L'irriter contre Rome; et mon unique soin Est de me rendre ici son assidu témoin. Acte II Scène première Flavius, Flaminius Flavius Le roi ne paraÃt point, et j'ai peine à comprendre, Seigneur, comment ce prince ose se faire attendre. Et depuis quand les rois font-ils si peu d'état Des ministres chargés des ordres du Sénat? Malgré la dignité dont Rome vous honore, Prusias à vos yeux ne s'offre point encore? Flaminius N'accuse point le roi de ce superbe accueil; Un roi n'en peut avoir imaginé l'orgueil. J'y reconnais l'audace et les conseils d'un homme Ennemi déclaré des respects dus à Rome. Le roi de son devoir ne serait point sorti; C'est du seul Annibal que ce trait est parti. Prusias, sur la foi des leçons qu'on lui donne, Ne croit plus le respect d'usage sur le trône. Annibal, de son rang exagérant l'honneur, Sème avec la fierté la révolte en son coeur. Quel que soit le succès qu'Annibal en attende, Les rois résistent peu quand le Sénat commande. Déjà ce fugitif a dû s'apercevoir. Combien ses volontés ont sur eux de pouvoir. Flavius Seigneur, à ce discours souffrez que je comprenne. Que vous ne venez pas pour le seul Artamène, Et que la guerre enfin que lui fait Prusias Est le moindre intérêt qui guide ici vos pas. En vous suivant, j'en ai soupçonné le mystère; Mais, Seigneur, jusqu'ici j'ai cru devoir me taire. Flaminius Déjà mon amitié te l'eût développé, Sans les soins inquiets dont je suis occupé. Je t'apprends donc qu'à Rome Annibal doit me suivre, Et qu'en mes mains il faut que Prusias le livre. Voilà quel est ici mon véritable emploi, Sans d'autres intérêts qui ne touchent que moi. Flavius Quoi! vous? Flaminius Nous sommes seuls, nous pouvons ne rien feindre. Annibal n'a que trop montré qu'il est à craindre. Il fuit, il est vaincu, mais vaincu par des coups Que nous devons encor plus au hasard qu'à nous. Et s'il n'eût, autrefois, ralenti son courage, Rome était en danger d'obéir à Carthage. Quoique vaincu, les rois dont il cherche l'appui Pourraient bien essayer de se servir de lui; Et sur ce qu'il a fait fondant leur espérance Avec moins de frayeur tenter l'indépendance Et Rome à les punir aurait un embarras Qu'il serait imprudent de ne s'épargner pas. Nos aigles, en un mot, trop fréquemment défaites Par ce même ennemi qui trouve des retraites, Qui n'a jamais craint Rome, et qui même la voit Seulement ce qu'elle est et non ce qu'on la croit; Son audace, son nom et sa haine implacable, Tout, jusqu'à sa défaite, est en lui formidable, Et depuis quelque temps un bruit court parmi nous Qu'il va de Laodice être bientôt l'époux. Ce coup est important Rome en est alarmée. Pour le rompre elle a fait avancer son armée; Elle exige Annibal, et malgré le mépris Que pour les rois tu sais que le Sénat a pris, Son orgueil inquiet en fait un sacrifice, Et livre à mon espoir la main de Laodice. Le roi, flatté par là , peut en oublier mieux La valeur d'un dépôt trop suspect en ces lieux. Pour effacer l'affront d'un pareil hyménée, Si contraire à la loi que Rome s'est donnée, Et je te l'avouerai, d'un hymen dont mon coeur N'aurait peut-être pu sentir le déshonneur, Cette Rome facile accorde à la princesse Le titre qui pouvait excuser ma tendresse, La fait Romaine enfin. Cependant ne crois pas Qu'en faveur de mes feux j'épargne Prusias. Rome emprunte ma voix, et m'ordonne elle-même D'user ici pour lui d'une rigueur extrême. Il le faut en effet. Flavius Mais depuis quand, Seigneur, Brûlez-vous en secret d'une si tendre ardeur? L'aimable Laodice a-t-elle fait connaÃtre Qu'elle-même à son tour... Flaminius Prusias va paraÃtre; Cessons; mais souviens-toi que l'on doit ignorer Ce que ma confiance ose te déclarer. Scène II Prusias, Annibal, Flaminius, Flavius, suite du roi. Flaminius Rome, qui vous observe, et de qui la clémence Vous a fait jusqu'ici grâce de sa vengeance, A commandé, Seigneur, que je vinsse vers vous Vous dire le danger où vous met son courroux. Vos armes chaque jour, et sur mer et sur terre, Entre Artamène et vous renouvellent la guerre. Rome la désapprouve, et déjà le Sénat Vous en avait, Seigneur, averti sans éclat. Un Romain, de sa part, a dû vous faire entendre Quel parti là -dessus vous feriez bien de prendre; Qu'il souhaitait enfin qu'on eût, en pareil cas, Recours à sa justice, et non à des combats. Cet auguste Sénat, qui peut parler en maÃtre, Mais qui donne à regret des preuves qu'il peut l'être, Crut que, vous épargnant des ordres rigoureux, Vous n'attendriez pas qu'il vous dÃt je le veux. Il le dit aujourd'hui; c'est moi qui vous l'annonce. Vous allez vous juger en me faisant réponse. Ainsi, quand le pardon vous est encore offert, N'oubliez pas qu'un mot vous absout ou vous perd. Pour écarter de vous tout dessein téméraire, Empruntez le secours d'un effroi salutaire Voyez en quel état Rome a mis tous ces rois Qui d'un coupable orgueil ont écouté la voix. Présentez à vos yeux cette foule de princes, Dont les uns vagabonds, chassés de leurs provinces, Les autres gémissants; abandonnés aux fers, De son devoir, Seigneur, instruisent l'univers. Voilà , pour imposer silence à votre audace, Le spectacle qu'il faut que votre esprit se fasse. Vous vaincrez Artamène, et vos heureux destins Vont mettre, je le veux, son sceptre dans vos mains. Mais quand vous le tiendrez, ce sceptre qui vous tente, Qu'en ferez-vous, Seigneur, si Rome est mécontente? Que ferez-vous du vôtre, et qui vous sauvera Des traits vengeurs dont Rome alors vous poursuivra? Restez en paix, régnez, gardez votre couronne Le Sénat vous la laisse, ou plutôt vous la donne. Obtenez sa faveur, faites ce qu'il lui plaÃt; Je ne vous connais point de plus grand intérêt. Consultez nos amis ce qu'ils ont de puissance N'est que le prix heureux de leur obéissance. Quoi qu'il en soit, enfin, que votre ambition Respecte un roi qui vit sous sa protection. Prusias Seigneur, quand le Sénat s'abstiendrait d'un langage Qui fait à tous les rois un si sensible outrage; Que, sans me conseiller le secours de l'effroi, Il dirait simplement ce qu'il attend de moi; Quand le Sénat, enfin, honorerait lui-même Ce front, qu'avec éclat distingue un diadème, Croyez-moi, le Sénat et son ambassadeur N'en parleraient tous deux qu'avec plus de grandeur. Vous ne m'étonnez point, Seigneur, et la menace Fait rarement trembler ceux qui sont à ma place. Un roi, sans s'alarmer d'un procédé si haut, Refuse s'il le peut, accorde s'il le faut. C'est de ses actions la raison qui décide, Et l'outrage jamais ne le rend plus timide. Artamène avec moi, Seigneur, fit un traité Qui de sa part encore n'est pas exécuté Et quand je l'en pressais, j'appris que son armée Pour venir me surprendre était déjà formée. Son perfide dessein alors m'étant connu, J'ai rassemblé la mienne, et je l'ai prévenu. Le Sénat pourrait-il approuver l'injustice, Et d'une lâcheté veut-il être complice? Son pouvoir n'est-il pas guidé par la raison? Vos alliés ont-ils le droit de trahison? Et lorsque je suis prêt d'en être la victime, M'en défendre, Seigneur, est-ce commettre un crime? Flaminius Pourquoi nous déguiser ce que vous avez fait? A ce traité vous-même avez-vous satisfait? Et pourquoi d'Artamène accuser la conduite, Seigneur, si de la vôtre elle n'est que la suite? Vous aviez fait la paix pourquoi dans vos Etats Avez-vous conservé, même accru vos soldats? Prétendiez-vous, malgré cette paix solennelle, Lui laisser soupçonner qu'elle était infidèle, Et l'engager à prendre une précaution Qui servÃt de prétexte à votre ambition? Mais le Sénat a vu votre coupable ruse, Et ne recevra point une frivole excuse. Quels que soient vos motifs, je ne viens en ces lieux Que pour vous avertir qu'ils lui sont odieux. Songez-y; mais surtout tâchez de vous défendre Du poison des conseils dont on veut vous surprendre. Annibal S'il écoute les miens, ou s'il prend les meilleurs, Rome ira proposer son esclavage ailleurs. Prusias indigné poursuivra la conquête Qu'à lui livrer bientôt la victoire s'apprête. Ces conseils ne sont pas plus dangereux pour lui Que pour ce fier Sénat qui l'insulte aujourd'hui. Si le roi contre lui veut en faire l'épreuve, Moi, qui vous parle, moi, je m'engage à la preuve. Flaminius Le projet est hardi. Cependant votre état Promet déjà beaucoup en faveur du Sénat; Et votre orgueil, réduit à chercher un asile, Fournit à Prusias un espoir bien fragile. Annibal Non, non, Flaminius, vous vous entendez mal A vanter le Sénat aux dépens d'Annibal. Cet état où je suis rappelle une matière Dont votre Rome aurait à rougir la première. Ne vous souvient-il plus du temps où dans mes mains La victoire avait mis le destin des Romains? Retracez-vous ce temps où par moi l'Italie D'épouvante, d'horreur et de sang fut remplie. Laissons de vains discours, dont le faste menteur De ma chute aux Romains semble donner l'honneur. Dites, Flaminius, quelle fut leur ressource? Parlez, quelqu'un de vous arrêta-t-il ma course? Sans l'imprudent repos que mon bras s'est permis, Romains, vous n'auriez plus d'amis ni d'ennemis. De ce peuple insolent, qui veut qu'on obéisse, Le fer et l'esclavage allaient faire justice; Et les rois, que soumet sa superbe amitié, En verraient à présent le reste avec pitié. O Rome! tes destins ont pris une autre face. Ma lenteur, ou plutôt mon mépris te fit grâce Négligeant des progrès qui me semblaient trop sûrs, Je laissai respirer ton peuple dans tes murs. Il échappa depuis, et ma seule imprudence Des Romains abattus releva l'espérance. Mais ces fiers citoyens, que je n'accablai pas, Ne sont point assez vains pour mépriser mon bras; Et si Flaminius voulait parler sans feindre, Il dirait qu'on m'honore encor jusqu'à me craindre. En effet, si le roi profite du séjour Que les dieux ont permis que je fisse en sa cour, S'il ose pour lui-même employer mon courage, Je n'en demande pas à ces dieux davantage. Le Sénat, qui d'un autre est aujourd'hui l'appui, Pourra voir arriver le danger jusqu'à lui. Je sais me corriger; il sera difficile De me réduire alors à chercher un asile. Flaminius Ce qu'Annibal appelle imprudence et lenteur, S'appellerait effroi, s'il nous ouvrait son coeur. Du moins, cette lenteur et cette négligence Eurent avec l'effroi beaucoup de ressemblance; Et l'aspect de nos murs si remplis de héros Put bien vous conseiller le parti du repos. Vous vous corrigerez? Et pourquoi dans l'Afrique N'avez-vous donc pas mis tout votre art en pratique? Serait-ce qu'il manquait à votre instruction La honte d'être encor vaincu par Scipion? Rome, il est vrai, vous vit gagner quelque victoire, Et vous avez raison quand vous en faites gloire. Mais ce sont vos exploits qui doivent effrayer Tous les rois dont l'audace osera s'y fier. Rome, vous le savez, en cent lieux de la terre Avait à soutenir le fardeau de la guerre. L'univers attentif crut la voir en danger, Douta que ses efforts pussent l'en dégager. L'univers se trompait. Le ciel, pour le convaincre Qu'on ne devait jamais espérer de la vaincre, Voulut jusqu'à ses murs vous ouvrir un chemin, Pour qu'on la crût encor plus proche de sa fin, Et que la terre après, détrompée et surprise, ApprÃt à l'avenir à nous être soumise. Annibal A tant de vains discours, je vois votre embarras; Et si vous m'en croyez, vous ne poursuivrez pas. Rome allait succomber son vainqueur la néglige; Elle en a profité; voilà tout le prodige. Tout le reste est chimère ou pure vanité, Qui déshonore Rome et toute sa fierté. Flaminius Rome de vos mépris aurait tort de se plaindre Tout est indifférent de qui n'est plus à craindre. Annibal Arrêtez, et cessez d'insulter au malheur D'un homme qu'autrefois Rome a vu son vainqueur; Et quoique sa fortune ait surmonté la mienne, Les grands coups qu'Annibal a portés à la sienne Doivent du moins apprendre aux Romains généreux Qu'il a bien mérité d'être respecté d'eux. Je sors; je ne pourrais m'empêcher de répondre A des discours qu'il est trop aisé de confondre. Scène III Prusias, Flaminius, Hiéron Flaminius Seigneur, il me paraÃt qu'il n'était pas besoin Que de notre entretien Annibal fût témoin, Et vous pouviez, sans lui, faire votre réponse Aux ordres que par moi le Sénat vous annonce. J'en ai qui de si près touchent cet ennemi, Que je n'ai pu, Seigneur, m'expliquer qu'à demi. Prusias Lui! vous me surprenez, Seigneur de quelle crainte Rome, qui vous envoie, est-elle donc atteinte? Flaminius Rome ne le craint point, Seigneur; mais sa pitié Travaille à vous sauver de son inimitié. Rome ne le craint point, vous dis-je; mais l'audace Ne lui plaÃt point dans ceux qui tiennent votre place. Elle veut que les rois soient soumis au devoir Que leur a dès longtemps imposé son pouvoir. Ce devoir est, Seigneur, de n'oser entreprendre Ce qu'ils n'ignorent pas qu'elle pourrait défendre; De n'oublier jamais que ses intentions Doivent à la rigueur régler leurs actions; Et de se regarder comme dépositaires D'un pouvoir qu'ils n'ont plus dès qu'ils sont téméraires. Voilà votre devoir, et vous l'observez mal, Quand vous osez chez vous recevoir Annibal. Rome, qui tient ici ce sévère langage, N'a point dessein, Seigneur, de vous faire un outrage; Et si les fiers avis offensent votre coeur, Vous pouvez lui répondre avec plus de hauteur. Cette Rome s'explique en maÃtresse du monde. Si sur un titre égal votre audace se fonde, Si vous êtes enfin à l'abri de ses coups, Vous pouvez lui parler comme elle parle à vous. Mais s'il est vrai, Seigneur, que vous dépendiez d'elle, Si, lorsqu'elle voudra, votre trône chancelle, Et pour dire encor plus, si ce que Rome veut, Cette Rome absolue en même temps le peut, Que son droit soit injuste ou qu'il soit équitable, Qu'importe? c'est aux dieux que Rome en est comptable. Le faible, s'il était le juge du plus fort, Aurait toujours raison, et l'autre toujours tort. Annibal est chez vous, Rome en est courroucée Pouvez-vous là -dessus ignorer sa pensée? Est-ce donc imprudence, ou n'avez-vous point su Ce qu'elle envoya dire aux rois qui l'ont reçu? Prusias Seigneur, de vos discours l'excessive licence Semble vouloir ici tenter ma patience. Je sens des mouvements qui vous sont des conseils De ne jamais chez eux mépriser mes pareils. Les rois, dans le haut rang où le ciel les fait naÃtre, Ont souvent des vainqueurs et n'ont jamais de maÃtre; Et sans en appeler à l'équité des dieux, Leur courroux peut juger de vos droits odieux. J'honore le Sénat; mais, malgré sa menace, Je me dispenserai d'excuser mon audace. Je crois pouvoir enfin recevoir qui me plaÃt, Et pouvoir ignorer quel est votre intérêt. J'avouerai cependant, puisque Rome est puissante, Qu'il est avantageux de la rendre contente. Expliquez-vous, Seigneur, et voyons si je puis Faire ce qu'elle exige, étant ce que je suis. Mais retranchez ces mots d'ordre, de dépendance, Qui ne m'invitent pas à plus d'obéissance. Flaminius Eh bien! daignez souffrir un avis important Je demande Annibal, et le Sénat l'attend. Prusias Annibal? Flaminius Oui, ma charge est de vous en instruire; Mais, Seigneur, écoutez ce qui me reste à dire. Rome pour Laodice a fait choix d'un époux, Et c'est un choix, Seigneur, avantageux pour vous. Prusias Lui nommer un époux! Je puis l'avoir promise. Flaminius En ce cas, du Sénat avouez l'entremise. Après un tel aveu, je pense qu'aucun roi Ne vous reprochera d'avoir manqué de foi. Mais agréez, Seigneur, que l'aimable princesse Sache par moi que Rome à son sort s'intéresse, Que sur ce même choix interrogeant son coeur, Moi-même... Prusias Vous pouvez l'en avertir, Seigneur, J'admire ici les soins que Rome prend pour elle, Et de son amitié l'entreprise est nouvelle; Ma fille en peut résoudre, et je vais consulter Ce que pour Annibal je dois exécuter. Scène IV Prusias, Hiéron Hiéron Rome de vos desseins est sans doute informée? Prusias Et tu peux ajouter qu'elle en est alarmée. Hiéron Observez donc aussi, Seigneur, que son courroux En est en même temps plus terrible pour vous. Prusias Mais as-tu bien conçu quelle est la perfidie Dont cette Rome veut que je souille ma vie? Ce guerrier, qu'il faudrait lui livrer en ce jour, Ne souhaitait de moi qu'un asile en ma cour. Ces serments que j'ai faits de lui donner ma fille, De rendre sa valeur l'appui de ma famille, De confondre à jamais son sort avec le mien, Je suis l'auteur de tout, il ne demandait rien. Ce héros, qui se fie à ces marques d'estime, S'attend-il que mon coeur achève par un crime? Le Sénat qui travaille à séduire ce coeur, En profitant du coup, il en aurait horreur. Hiéron Non de trop de vertu votre esprit le soupçonne, Et ce n'est pas ainsi que ce Sénat raisonne. Ne vous y trompez pas sa superbe fierté Vous presse d'un devoir, non d'une lâcheté. Vous vous croiriez perfide; il vous croirait fidèle, Puisque lui résister c'est se montrer rebelle. D'ailleurs, cette action dont vous avez horreur, Le péril du refus en ôte la noirceur. Pensez-vous, en effet, que vous devez en croire Les dangereux conseils d'une fatale gloire? Et ces princes, Seigneur, sont-ils donc généreux, Qui le sont en risquant tout un peuple avec eux? Qui, sacrifiant tout à l'affreuse faiblesse D'accomplir sans égard une injuste promesse, Egorgent par scrupule un monde de sujets, Et ne gardent leur foi qu'à force de forfaits? Prusias Ah! lorsqu'à ce héros j'ai promis Laodice, J'ai cru qu'à mes sujets c'était rendre un service. Tu sais que souvent Rome a contraint nos Etats De servir ses desseins, de fournir des soldats J'ai donc cru qu'en donnant retraite à ce grand homme, Sa valeur gênerait l'insolence de Rome; Que ce guerrier chez moi pourrait l'épouvanter, Que ce qu'elle en connaÃt m'en ferait respecter; Je me trompais; et c'est son épouvante même Qui me plonge aujourd'hui dans un péril extrême. Mais n'importe, Hiéron Rome a beau menacer, A rompre mes serments rien ne doit me forcer; Et du moins essayons ce qu'en cette occurrence Peut produire pour moi la ferme résistance. La menace n'est rien, ce n'est pas ce qui nuit; Mais pour prendre un parti, voyons ce qui la suit. Acte III Scène première aodice, Egine Laodice Oui, ce Flaminius dont je crus être aimée, Et dont je me repens d'avoir été charmée, Egine, il doit me voir pour me faire accepter Je ne sais quel époux qu'il vient me présenter. L'ingrat! je le craignais; à présent, quand j'y pense, Je ne sais point encor si c'est indifférence; Mais enfin, le penchant qui me surprit pour lui Me semble, grâce au ciel, expirer aujourd'hui. Egine Quand il vous aimerait, eh! quel espoir, Madame, Oserait en ce jour se permettre votre âme? Il faudrait l'oublier. Laodice Hélas! depuis le jour Que pour Flaminius je sentis de l'amour, Mon coeur tâcha du moins de se rendre le maÃtre De cet amour qu'il plut au sort d'y faire naÃtre. Mais d'un tel ennemi penses-tu que le coeur Puisse avec fermeté vouloir être vainqueur? Il croit qu'autant qu'il peut il combat, il s'efforce Mais il a peur de vaincre, et veut manquer de force; Et souvent sa défaite a pour lui tant d'appas, Que, pour aimer sans trouble, il feint de n'aimer pas. Ce coeur, à la faveur de sa propre imposture, Se délivre du soin de guérir sa blessure. C'est ainsi que le mien nourrissait un amour Qui s'accrut sur la foi d'un apparent retour. Oh! d'un retour trompeur apparence flatteuse! Ce fut toi qui nourris une flamme honteuse. Mais que dis-je? ah! plutôt ne la rappelons plus Sans crainte et sans espoir voyons Flaminius. Egine Contraignez-vous il vient. Scène II Laodice, Flaminius, Egine Flaminius, à part. Quelle grâce nouvelle A mes regards surpris la rend encor plus belle! Madame, le Sénat, en m'envoyant au roi, N'a point à lui parler limité mon emploi. Rome, à qui la vertu fut toujours respectable, Envers vous aujourd'hui croit la sienne comptable D'un témoignage ardent dont l'éclat mette au jour Ce qu'elle a pour la vôtre et d'estime et d'amour. Je n'ose ici mêler mes respects ni mon zèle Avec les sentiments que j'explique pour elle. Non, c'est Rome qui parle, et malgré la grandeur Que me prête le nom de son ambassadeur, Quoique enfin le Sénat n'ait consacré ce titre Qu'à s'annoncer des rois et le juge et l'arbitre, Il a cru que le soin d'honorer la vertu Ornait la dignité dont il m'a revêtu. Madame, en sa faveur, que votre âme indulgente Fasse grâce à l'époux que sa main vous présente. Celui qu'il a choisi... Laodice Non, n'allez pas plus loin; Ne dites pas son nom il n'en est pas besoin. Je dois beaucoup aux soins où le Sénat s'engage; Mais je n'ai pas, Seigneur, dessein d'en faire usage. Cependant vous dirai-je ici mon sentiment Sur l'estime de Rome et son empressement? Par où, s'il ne s'y mêle un peu de politique, Ai-je l'honneur de plaire à votre république? Mes paisibles vertus ne valent pas, Seigneur, Que le Sénat s'emporte à cet excès d'honneur. Je n'aurais jamais cru qu'il vÃt comme un prodige Des vertus où mon rang, où mon sexe m'oblige. Quoi! le ciel, de ses dons prodigue aux seuls Romains, En prive-t-il le coeur du reste des humains? Et nous a-t-il fait naÃtre avec tant d'infortune, Qu'il faille nous louer d'une vertu commune? Si tel est notre sort, du moins épargnez-nous L'honneur humiliant d'être admirés de vous. Quoi qu'il en soit enfin, dans la peur d'être ingrate, Je rends grâce au Sénat, et son zèle me flatte! Bien plus, Seigneur, je vois d'un oeil reconnaissant Le choix de cet époux dont il me fait présent. C'est en dire beaucoup une telle entreprise De trop de liberté pourrait être reprise; Mais je me rends justice, et ne puis soupçonner Qu'il ait de mon destin cru pouvoir ordonner. Non, son zèle a tout fait, et ce zèle l'excuse; Mais, Seigneur, il en prend un espoir qui l'abuse; Et c'est trop, entre nous, présumer des effets Que produiront sur moi ses soins et ses bienfaits, S'il pense que mon coeur, par un excès de joie, Va se sacrifier aux honneurs qu'il m'envoie. Non, aux droits de mon rang ce coeur accoutumé Est trop fait aux honneurs pour en être charmé. D'ailleurs, je deviendrais le partage d'un homme Qui va, pour m'obtenir, me demander à Rome; Ou qui, choisi par elle, a le coeur assez bas Pour n'oser déclarer qu'il ne me choisit pas; Qui n'a ni mon aveu ni celui de mon père! Non il est, quel qu'il soit, indigne de me plaire. Flaminius Qui n'a point votre aveu, Madame! Ah! cet époux Vous aime, et ne veut être agréé que de vous. Quand les dieux, le Sénat, et le roi votre père, Hâteraient en ce jour une union si chère, Si vous ne confirmiez leurs favorables voeux, Il vous aimerait trop pour vouloir être heureux. Un feu moins généreux serait-il votre ouvrage? Pensez-vous qu'un amant que Laodice engage Pût à tant de révolte encourager son coeur, Qu'il voulût malgré vous usurper son bonheur? Ah! dans celui que Rome aujourd'hui vous présente, Ne voyez qu'une ardeur timide, obéissante, Fidèle, et qui, bravant l'injure des refus, Durera, mais, s'il faut, ne se produira plus. Perdez donc les soupçons qui vous avaient aigrie. Arbitre de l'amant dont vous êtes chérie, Que le courroux du moins n'ait, dans ce même instant, Nulle part dangereuse à l'arrêt qu'il attend. Je vous ai tu son nom; mais mon récit peut-être, Et le vif intérêt que j'ai laissé paraÃtre, Sans en expliquer plus, vous instruisent assez. Laodice Quoi! Seigneur, vous seriez... Mais que dis-je? cessez, Et n'éclaircissez point ce que j'ignore encore. J'entends qu'on me recherche, et que Rome m'honore. Le reste est un secret où je ne dois rien voir. Flaminius Vous m'entendez assez pour m'ôter tout espoir; Il faut vous l'avouer je vous ai trop aimée, Et pour dire encore plus, toujours trop estimée, Pour me laisser surprendre à la crédule erreur De supposer quelqu'un digne de votre coeur. Il est vrai qu'à nos voeux le ciel souvent propice Pouvait en ma faveur disposer Laodice Mais après vos refus, qui ne m'ont point surpris, Je ne m'attendais pas encor à des mépris, Ni que vous feignissiez de ne point reconnaÃtre L'infortuné penchant que vous avez vu naÃtre. Laodice Un pareil entretien a duré trop longtemps, Seigneur; je plains des feux si tendres, si constants; Je voudrais que pour eux le sort plus favorable Eût destiné mon coeur à leur être équitable. Mais je ne puis, Seigneur; et des liens si doux, Quand je les aimerais, ne sont point faits pour nous. Oubliez-vous quel rang nous tenons l'un et l'autre? Vous rougiriez du mien, je rougirais du vôtre. Flaminius Qu'entends-je! moi, Madame, oser m'estimer plus! N'êtes-vous pas Romaine avec tant de vertus? Ah! pourvu que ce coeur partageât ma tendresse... Laodice Non, Seigneur; c'est en vain que le vôtre m'en presse; Et quand même l'amour nous unirait tous deux... Flaminius Achevez; qui pourrait m'empêcher d'être heureux? Vous aurait-on promise? et le roi votre père Aurait-il?... Laodice N'accusez nulle cause étrangère. Je ne puis vous aimer, Seigneur, et vos soupçons Ne doivent point ailleurs en chercher des raisons. Scène III Flaminius, seul. Enfin, elle me fuit, et Rome méprisée A permettre mes feux s'est en vain abaissée. Et moi, je l'aime encore, après tant de refus, Ou plutôt je sens bien que je l'aime encor plus. Mais cependant, pourquoi s'est-elle interrompue? Quel secret allait-elle exposer à ma vue? Et quand un même amour nous unirait tous deux... Où tendait ce discours qu'elle a laissé douteux? Aurait-on fait à Rome un rapport trop fidèle? Serait-ce qu'Annibal est destiné pour elle, Et que, sans cet hymen, je pourrais espérer...? Mais à quel piège ici vais-je encor me livrer? N'importe, instruisons-nous; le coeur plein de tendresse, M'appartient-il d'oser combattre une faiblesse? Le roi vient; et je vois Annibal avec lui. Sachons ce que je puis en attendre aujourd'hui. Scène IV Prusias, Annibal, Flaminius Prusias J'ignorais qu'en ces lieux... Flaminius Non avant que j'écoute, Répondez-moi, de grâce, et tirez-moi d'un doute. L'hymen de votre fille est aujourd'hui certain. A quel heureux époux destinez-vous sa main? Prusias Que dites-vous, Seigneur? Flaminius Est-ce donc un mystère? Prusias Ce que vous exigez ne regarde qu'un père. Flaminius Rome y prend intérêt, je vous l'ai déjà dit; Et je crois qu'avec vous cet intérêt suffit. Prusias Quelque intérêt, Seigneur, que votre Rome y prenne, Est-il juste, après tout, que sa bonté me gêne? Flaminius Abrégeons ces discours. Répondez, Prusias Quel est donc cet époux que vous ne nommez pas? Prusias Plus d'un prince, Seigneur, demande Laodice; Mais qu'importe au Sénat que je l'en avertisse, Puisque avec aucun d'eux je ne suis engagé? Annibal De qui dépendez-vous, pour être interrogé? Flaminius Et vous qui répondez, instruisez-moi, de grâce Est-ce à vous qu'on m'envoie? Est-ce ici votre place? Qu'y faites-vous enfin? Annibal J'y viens défendre un roi Dont le coeur généreux s'est signalé pour moi; D'un roi dont Annibal embrasse la fortune, Et qu'avec trop d'excès votre orgueil importune. Je blesse ici vos yeux, dites-vous je le croi; Mais j'y suis à bon titre, et comme ami du roi. Si ce n'est pas assez pour y pouvoir paraÃtre, Je suis donc son ministre, et je le fais mon maÃtre. Flaminius Dût-il de votre fille être bientôt l'époux, Pourrait-il de son sort se montrer plus jaloux? Qu'en dites-vous, Seigneur? Prusias Il me marque son zèle, Et vous dit ce qu'inspire une amitié fidèle. Annibal Instruisez le Sénat, rendez-lui la frayeur Que son agent voudrait jeter dans votre coeur Déclarez avec qui votre foi vous engage J'en réponds, cet aveu vaudra bien un outrage. Flaminius Qui doit donc épouser Laodice? Annibal C'est moi. Flaminius Annibal? Annibal Oui, c'est lui qui défendra le roi; Et puisque sa bonté m'accorde Laodice, Puisque de sa révolte Annibal est complice, Le parti le meilleur pour Rome est désormais De laisser ce rebelle et son complice en paix. A Prusias. Seigneur, vous avez vu qu'il était nécessaire De finir par l'aveu que je viens de lui faire, Et vous devez juger, par son empressement, Que Rome a des soupçons de notre engagement. J'ose dire encor plus l'intérêt d'Artamène Ne sert que de prétexte au motif qui l'amène; Et sans m'estimer trop, j'assurerai, Seigneur, Que vous n'eussiez point vu sans moi d'ambassadeur; Que Rome craint de voir conclure un hyménée Qui m'attache à jamais à votre destinée, Qui me remet encor les armes à la main, Qui de Rome peut-être expose le destin, Qui contre elle du moins fait revivre un courage Dont jamais son orgueil n'oubliera le ravage. Cette Rome, il est vrai, ne parle point de moi; Mais ses précautions trahissent son effroi. Oui, les soins qu'elle prend du sort de Laodice D'un orgueil alarmé vous montrent l'artifice. Son Sénat en bienfaits serait moins libéral, S'il ne s'agissait pas d'écarter Annibal. En vous développant sa timide prudence, Ce n'est pas que, saisi de quelque défiance, Je veuille encourager votre honneur étonné A confirmer l'espoir que vous m'avez donné. Non, je mériterais une amitié parjure, Si j'osais un moment vous faire cette injure. Et que pourriez-vous craindre en gardant votre foi? Est-ce d'être vaincu, de cesser d'être roi? Si vous n'exercez pas les droits du rang suprême, Si vous portez des fers avec un diadème, Et si de vos enfants vous ne disposez pas, Vous ne pouvez rien perdre en perdant vos Etats. Mais vous les défendrez et j'ose encor vous dire Qu'un prince à qui le ciel a commis un empire, Pour qui cent mille bras peuvent se réunir, Doit braver les Romains, les vaincre et les punir. Flaminius Annibal est vaincu; je laisse à sa colère Le faible amusement d'une vaine chimère. Epuisez votre adresse à tromper Prusias; Pressez; Rome commande et ne dispute pas; Et ce n'est qu'en faisant éclater sa vengeance, Qu'il lui sied de donner des preuves de puissance. Le refus d'obéir à ses augustes lois N'intéresse point Rome, et n'est fatal qu'aux rois. C'est donc à Prusias à qui seul il importe De se rendre docile aux ordres que j'apporte. Poursuivez vos discours, je n'y répondrai rien; Mais laissez-nous après un moment d'entretien. Je vous cède l'honneur d'une vaine querelle, Et je dois de mon temps un compte plus fidèle. Annibal Oui, je vais m'éloigner mais prouvez-lui, Seigneur, Qu'il ne rend pas ici justice à votre coeur. Scène V Flaminius, Prusias Flaminius Gardez-vous d'écouter une audace frivole, Par qui son désespoir follement se console. Ne vous y trompez pas, Seigneur; Rome aujourd'hui Vous demande Annibal, sans en vouloir à lui. Elle avait défendu qu'on lui donnât retraite; Non qu'elle eût, comme il dit, une frayeur secrète Mais il ne convient pas qu'aucun roi parmi vous Fasse grâce aux vaincus que proscrit son courroux. Apaisez-la, Seigneur une nombreuse armée Pour venir vous surprendre a dû s'être formée; Elle attend vos refus pour fondre en vos Etats; L'orgueilleux Annibal ne les sauvera pas. Vous, de son désespoir instrument et ministre, Qui n'en pénétrez pas le mystère sinistre, Vous, qu'il abuse enfin, vous par qui son orgueil Se cherche, en vous perdant, un éclatant écueil, Vous périrez, Seigneur; et bientôt Artamène, Aidé de son côté des troupes qu'on lui mène, Dépouillera ce front de ce bandeau royal, Confié sans prudence aux fureurs d'Annibal. Annonçant du Sénat la volonté suprême, J'ai parlé jusqu'ici comme il parle lui-même; J'ai dû de son langage observer la rigueur Je l'ai fait; mais jugez s'il en coûte à mon coeur. Connaissez-le, Seigneur Laodice m'est chère; Il doit m'être bien dur de menacer son père. Oui, vous voyez l'époux proposé dans ce jour, Et dont Rome n'a pas désapprouvé l'amour. Je ne vous dirai point ce que pourrait attendre Un roi qui choisirait Flaminius pour gendre. Pensez-y, mon amour ne vous fait point de loi, Et vous ne risquez rien ne refusant que moi. Mon âme à vous servir n'en sera pas moins prête; Mais, par reconnaissance, épargnez votre tête. Oui, malgré vos refus et malgré ma douleur, Je vous promets des soins d'une éternelle ardeur. A présent trop frappé des malheurs que j'annonce, Peut-être auriez-vous peine à me faire réponse; Songez-y; mais sachez qu'après cet entretien, Je pars, si dans ce jour vous ne résolvez rien. Scène VI Prusias, seul. Il aime Laodice! Imprudente promesse, Ah! sans toi, quel appui m'assurait sa tendresse! Dois-je vous immoler le sang de mes sujets, Serments qui l'exposez, et que l'orgueil a faits? Toi, dont j'admirai trop la fortune passée, Sauras-tu vaincre mieux ceux qui l'ont renversée? Abattu sous le faix de l'âge et du malheur, Quel fruit espères-tu d'une infirme valeur? Tristes réflexions, qu'il n'est plus temps de faire! Quand je me suis perdu, la sagesse m'éclaire Sa lumière importune, en ce fatal moment, N'est plus une ressource, et n'est qu'un châtiment. En vain s'ouvre à mes yeux un affreux précipice; Si je ne suis un traÃtre, il faut que j'y périsse. Oui, deux partis encore à mon choix sont offerts Je puis vivre en infâme, ou mourir dans les fers. Choisis, mon coeur. Mais quoi! tu crains la servitude? Tu n'es déjà qu'un lâche à ton incertitude! Mais ne puis-je, après tout, balancer sur le choix? Impitoyable honneur, examinons tes droits. Annibal a ma foi; faut-il que je la tienne, Assuré de ma perte, et certain de la sienne? Quel projet insensé! La raison et les dieux Me font-ils un devoir d'un transport furieux? O ciel! j'aurais peut-être, au gré d'une chimère Sacrifié mon peuple et conclu sa misère. Non, ridicule honneur, tu m'as en vain pressé Non, ce peuple t'échappe, et ton charme a cessé. Le parti que je prends, dût-il même être infâme, Sujets, pour vous sauver j'en accepte le blâme. Il faudra donc, grands dieux! que mes serments soient vains, Et je vais donc livrer Annibal aux Romains, L'exposer aux affronts que Rome lui destine! Ah! ne vaut-il pas mieux résoudre ma ruine? Que dis-je? mon malheur est-il donc sans retour? Non, de Flaminius sollicitons l'amour. Mais Annibal revient, et son âme inquiète Peut-être a pressenti ce que Rome projette. Scène VII Prusias, Annibal Annibal J'ai vu sortir l'ambassadeur. De quels ordres encor s'agissait-il, Seigneur? Sans doute il aura fait des menaces nouvelles? Son Sénat... Prusias Il voulait terminer vos querelles Mais il ne m'a tenu que les mêmes discours, Dont vos longs différends interrompaient le cours. Il demande la paix, et m'a parlé sans cesse De l'intérêt que Rome a pris à la princesse. Il la verra peut-être, et je vais, de ce pas, D'un pareil entretien prévenir l'embarras. Scène VIII Annibal, seul. Il fuit; je l'ai surpris dans une inquiétude Dont il ne me dit rien, qu'il cache avec étude. Observons tout la mort n'est pas ce que je crains; Mais j'avais espéré de punir les Romains. Le succès était sûr, si ce prince timide Prend mon expérience ou ma haine pour guide. Rome, quoi qu'il en soit, j'attendrai que les dieux Sur ton sort et le mien s'expliquent encor mieux. Acte IV Scène première aodice, seule. Quel agréable espoir vient me luire en ce jour! Le roi de mon amant approuve donc l'amour! Auteur de mes serments, il les romprait lui-même, Et je pourrais sans crime épouser ce que j'aime. Sans crime! Ah! c'en est un, que d'avoir souhaité Que mon père m'ordonne une infidélité. Abjure tes souhaits, mon coeur; qu'il te souvienne Que c'est faire des voeux pour sa honte et la mienne. Mais que vois-je? Annibal! Scène II Laodice, Annibal Annibal Enfin voici l'instant Où tout semble annoncer qu'un outrage m'attend. Un outrage, grands dieux! A ce seul mot, Madame, Souffrez qu'un juste orgueil s'empare de mon âme. Dans un pareil danger, il doit m'être permis, Sans craindre d'être vain, d'exposer qui je suis. J'ai besoin, en un mot, qu'ici votre mémoire D'un malheureux guerrier se rappelle la gloire; Et qu'à ce souvenir votre coeur excité, Redouble encor pour moi sa générosité. Je ne vous dirai plus de presser votre père De tenir les serments qu'il a voulu me faire. Ces serments me flattaient du bonheur d'être à vous; Voilà ce que mon coeur y trouvait de plus doux. Je vois que c'en est fait, et que Rome l'emporte; Mais j'ignore où s'étend le coup qu'elle me porte. Instruisez Annibal; il n'a que vous ici. Par qui de ses projets il puisse être éclairci. Des devoirs où pour moi votre foi vous oblige, Un aveu qui me sauve est tout ce que j'exige. Songez que votre coeur est pour moi dans ces lieux L'incorruptible ami que me laissent les dieux. On vous offre un époux, sans doute; mais j'ignore Tout ce qu'à Prusias Rome demande encore. Il craint de me parler, et je vois aujourd'hui Que la foi qui le lie est un fardeau pour lui, Et je vous l'avouerai, mon courage s'étonne Des desseins où l'effroi peut-être l'abandonne. Sans quelque tendre espoir qui retarde ma main, Sans Rome que je hais, j'assurais mon destin. Parlez, ne craignez point que ma bouche trahisse La faveur que ma gloire attend de Laodice. Quel est donc cet époux que l'on vient vous offrir? Puis-je vivre, ou faut-il me hâter de mourir? Laodice Vivez, Seigneur, vivez; j'estime trop moi-même Et la gloire et le coeur de ce héros qui m'aime Pour ne l'instruire pas, si jamais dans ces lieux Quelqu'un lui réservait un sort injurieux. Oui, puisque c'est à moi que ce héros se livre, Et qu'enfin c'est pour lui que j'ai juré de vivre, Vous devez être sûr qu'un coeur tel que le mien Prendra les sentiments qui conviennent au sien; Et que, me conformant à votre grand courage, Si vous deviez, Seigneur, essuyer un outrage, Et que la seule mort pût vous en garantir, Mes larmes couleraient pour vous en avertir. Mais votre honneur ici n'aura pas besoin d'elles Les dieux m'épargneront des larmes si cruelles; Mon père est vertueux; et si le sort jaloux S'opposait aux desseins qu'il a formés pour nous, Si par de fiers tyrans sa vertu traversée A faillir envers vous est aujourd'hui forcée, Gardez-vous cependant de penser que son coeur Pût d'une trahison méditer la noirceur. Annibal Je vous entends la main qui me fut accordée, Pour un nouvel époux Rome l'a demandée, Voilà quel est le soin que Rome prend de vous. Mais, dites-moi, de grâce, aimez-vous cet époux? Vous faites-vous pour moi la moindre violence? Madame, honorez-moi de cette confidence. Parlez-moi sans détour content d'être estimé, Je me connais trop bien pour vouloir être aimé. Laodice C'est à vous cependant que je dois ma tendresse. Annibal Et moi, je la refuse, adorable Princesse, Et je n'exige point qu'un coeur si vertueux S'immole en remplissant un devoir rigoureux; Que d'un si noble effort le prix soit un supplice. Non, non, je vous dégage, et je me fais justice; Et je rends à ce coeur, dont l'amour me fut dû, Le pénible présent que me fait sa vertu. Ce coeur est prévenu, je m'aperçois qu'il aime. Qu'il suive son penchant, qu'il se donne lui-même. Si je le méritais, et que l'offre du mien Pût plaire à Laodice et me valoir le sien, Je n'aurais consacré mon courage et ma vie Qu'à m'acquérir ce bien que je lui sacrifie. Il n'est plus temps, Madame, et dans ce triste jour, Je serais un ingrat d'en croire mon amour. Je verrai Prusias, résolu de lui dire Qu'aux désirs du Sénat son effroi peut souscrire, Et je vais le presser d'éclaircir un soupçon Que mon âme inquiète a pris avec raison. Peut-être cependant ma crainte est-elle vaine; Peut-être notre hymen est tout ce qui le gêne Quoi qu'il en soit enfin, je remets en vos mains Un sort livré peut-être aux fureurs des Romains. Quand même je fuirais, la retraite est peu sûre. Fuir, c'est en pareil cas donner jour à l'injure; C'est enhardir le crime; et pour l'épouvanter, Le parti le plus sûr c'est de m'y présenter. Il ne m'importe plus d'être informé, Madame, Du reste des secrets que j'ai lus dans votre âme; Et ce serait ici fatiguer votre coeur Que de lui demander le nom de son vainqueur. Non, vous m'avez tout dit en gardant le silence, Et je n'ai pas besoin de cette confidence. Je sors si dans ces lieux on n'en veut qu'à mes jours, Laissez mes ennemis en terminer le cours. Ce malheur ne vaut pas que vous veniez me faire Un trop pénible aveu des faiblesses d'un père. S'il ne faut que mourir, il vaut mieux que mon bras Cède à mes ennemis le soin de mon trépas, Et que, de leur effroi victime glorieuse, J'en assure, en mourant, la mémoire honteuse, Et qu'on sache à jamais que Rome et son Sénat Ont porté cet effroi jusqu'à l'assassinat. Mais je vous quitte, on vient. Laodice Seigneur, le temps me presse. Mais, quoique vous ayez pénétré ma faiblesse, Vous m'estimez assez pour ne présumer pas Qu'on puisse m'obtenir après votre trépas. Scène III Laodice, Flaminius Laodice J'ai cru trouver en vous une âme bienfaisante; De mon estime ici remplirez-vous l'attente? Flaminius Oui, commandez, Madame. Oserais-je douter De l'équité des lois que vous m'allez dicter? Laodice On vous a dit à qui ma main fut destinée? Flaminius Ah! de ce triste coup ma tendresse étonnée... Laodice Eh bien! le roi, jaloux de ramener la paix Dont trop longtemps la guerre a privé ses sujets, En faveur de son peuple a bien voulu se rendre Aux désirs que par vous Rome lui fait entendre. Notre hymen est rompu. Flaminius Ah! je rends grâce aux dieux, Qui détournent le roi d'un dessein odieux. Annibal me suivra sans doute? Mais, Madame, Le roi ne fait-il rien en faveur de ma flamme? Laodice Oui, Seigneur, vous serez content à votre tour, Si vous ne trahissez vous-même votre amour. Flaminius Moi, le trahir! ô ciel! Laodice Ecoutez ce qui reste. Votre emploi dans ces lieux à ma gloire est funeste. Ce héros qu'aujourd'hui vous demandez au roi, Songez, Flaminius, songez qu'il eut ma foi; Que de sa sûreté cette foi fut le gage; Que vous m'insulteriez en lui faisant outrage. Les droits qu'il eut sur moi sont transportés à vous; Mais enfin ce guerrier dut être mon époux. Il porte un caractère à mes yeux respectable, Dont je lui vois toujours la marque ineffaçable. Sauvez donc ce héros ma main est à ce prix. Flaminius Mais, songez-vous, Madame, à l'emploi que j'ai pris? Pourquoi proposez-vous un crime à ma tendresse? Est-ce de votre haine une fatale adresse? Cherchez-vous un refus, et votre cruauté Veut-elle ici m'en faire une nécessité? Votre main est pour moi d'un prix inestimable, Et vous me la donnez si je deviens coupable! Ah! vous ne m'offrez rien. Laodice Vous vous trompez, Seigneur; Et j'en ai cru le don plus cher à votre coeur. Mais à me refuser quel motif vous engage? Flaminius Mon devoir. Laodice Suivez-vous un devoir si sauvage Qui vous inspire ici des sentiments outrés, Qu'un tyrannique orgueil ose rendre sacrés? Annibal, chargé d'ans, va terminer sa vie. S'il ne meurt outragé, Rome est-elle trahie? Quel devoir! Flaminius Vous savez la grandeur des Romains, Et jusqu'où sont portés leurs augustes destins. De l'univers entier et la crainte et l'hommage Sont moins de leur valeur le formidable ouvrage Qu'un effet glorieux de l'amour du devoir, Qui sur Flaminius borne votre pouvoir. Je pourrais tromper Rome; un rapport peu sincère En surprendrait sans doute un ordre moins sévère Mais je lui ravirais, si j'osais la trahir, L'avantage important de se faire obéir. Lui déguiser des rois et l'audace et l'offense, C'est conjurer sa perte et saper sa puissance. Rome doit sa durée aux châtiments vengeurs Des crimes révélés par ses ambassadeurs; Et par là nos avis sont la source féconde De l'effroi que sa foudre entretient dans le monde; Et lorsqu'elle poursuit sur un roi révolté Le mépris imprudent de son autorité, La valeur seulement achève la victoire Dont un rapport fidèle a ménagé la gloire. Nos austères vertus ont mérité des dieux... Laodice Ah! les consultez-vous, Romains ambitieux? Ces dieux, Flaminius, auraient cessé de l'être S'ils voulaient ce que veut le Sénat, votre maÃtre. Son orgueil, ses succès sur de malheureux rois, Voilà les dieux dont Rome emprunte tous ses droits; Voilà les dieux cruels à qui ce coeur austère Immole son amour, un héros et mon père, Et pour qui l'on répond que l'offre de ma main N'est pas un bien que puisse accepter un Romain. Cependant cet hymen que votre coeur rejette, Méritez-vous, ingrat, que le mien le regrette? Vous ne répondez rien? Flaminius C'est avec désespoir Que je vais m'acquitter de mon triste devoir. Né Romain, je gémis de ce noble avantage, Qui force à des vertus d'un si cruel usage. Voyez l'égarement où m'emportent mes feux; Je gémis d'être né pour être vertueux. Je n'en suis point confus ce que je sacrifie Excuse mes regrets, ou plutôt les expie; Et ce serait peut-être une férocité Que d'oser aspirer à plus de fermeté. Mais enfin, pardonnez à ce coeur qui vous aime Des refus dont il est si déchiré lui-même. Ne rougiriez-vous pas de régner sur un coeur Qui vous aimerait plus que sa foi, son honneur? Laodice Ah! Seigneur, oubliez cet honneur chimérique, Crime que d'un beau nom couvre la politique. Songez qu'un sentiment et plus juste et plus doux D'un lien éternel va m'attacher à vous. Ce n'est pas tout encor songez que votre amante Va trouver avec vous cette union charmante, Et que je souhaitais de vous avoir donné Cet amour dont le mien vous avait soupçonné. Vous devez aujourd'hui l'aveu de ma tendresse Aux périls du héros pour qui je m'intéresse Mais, Seigneur, qu'avec vous mon coeur s'est écarté Des bornes de l'aveu qu'il avait projeté! N'importe; plus je cède à l'amour qui m'inspire, Et plus sur vous peut-être obtiendrai-je d'empire. Me trompé-je, Seigneur? Ai-je trop présumé? Et vous aurais-je en vain si tendrement aimé? Vous soupirez! Grands dieux! c'est vous qui dans nos âmes Voulûtes allumer de mutuelles flammes; Contre mon propre amour en vain j'ai combattu; Justes dieux! dans mon coeur vous l'avez défendu. Qu'il soit donc un bienfait et non pas un supplice. Oui, Seigneur, qu'avec soin votre âme y réfléchisse. Vous ne prévoyez pas, si vous me refusez, Jusqu'où vont les tourments où vous vous exposez. Vous ne sentez encor que la perte éternelle Du bonheur où l'amour aujourd'hui nous appelle; Mais l'état douloureux où vous laissez mon coeur, Vous n'en connaissez pas le souvenir vengeur. Flaminius Quelle épreuve! Laodice Ah! Seigneur, ma tendresse l'emporte! Flaminius Dieux! que ne peut-elle être aujourd'hui la plus forte! Mais Rome... Laodice Ingrat! cessez d'excuser vos refus Mon coeur vous garde un prix digne de vos vertus. Scène IV Flaminius, seul. Elle fuit; je soupire, et mon âme abattue A presque perdu Rome et son devoir de vue. Vil Romain, homme né pour les soins amoureux, Rome est donc le jouet de tes transports honteux! Scène V Prusias, Flaminius Flaminius Prince, vous seriez-vous flatté de l'espérance De pouvoir par l'amour vaincre ma résistance? Quand vous la combattez par des efforts si vains, Savez-vous bien quel sang anime les Romains? Savez-vous que ce sang instruit ceux qu'il anime, Non à fuir, c'est trop peu, mais à haïr le crime; Qu'à l'honneur de ce sang je n'ai point satisfait, S'il s'est joint un soupir au refus que j'ai fait? Ce sont là nos devoirs avec nous, dans la suite, Sur ces instructions réglez votre conduite. A quoi donc à présent êtes-vous résolu? J'ai donné tout le temps que vous avez voulu Pour juger du parti que vous aviez à prendre... Mais quoi! sans Annibal ne pouvez-vous m'entendre? Scène VI Prusias, Annibal, Flaminius Annibal J'interromps vos secrets; mais ne vous troublez pas Je sors, et n'ai qu'un mot à dire à Prusias. Restez, de grâce; il m'est d'une importance extrême Que ce qu'il répondra vous l'entendiez vous-même. A Prusias. Laodice est à moi, si vous êtes jaloux De tenir le serment que j'ai reçu de vous. Mais enfin ce serment pèse à votre courage, Et je vois qu'il est temps que je vous en dégage. Jamais je n'exigeai de vous cette faveur, Et si vous aviez su connaÃtre votre coeur, Sans doute vous n'auriez osé me la promettre Et ne rougiriez pas de vous la voir remettre. Mais il vous reste encore un autre engagement, Qui doit m'importer plus que ce premier serment. Vous jurâtes alors d'avoir soin de ma gloire, Et quelque juste orgueil m'aida même à vous croire, Puisque après tout, Seigneur, pour tenir votre foi, Je vis que vous n'aviez qu'à vous servir de moi. Comment penser, d'ailleurs, que vous seriez parjure! Vous, qu'Annibal pouvait payer avec usure; Vous qui, si le sort même eût trahi votre appui, Vous assuriez l'honneur de tomber avec lui? Vous me fuyez pourtant; le Sénat vous menace, Et de vos procédés la raison m'embarrasse. Seigneur, je suis chez vous y suis-je en sûreté? Ou bien y dois-je craindre une infidélité? Prusias Ici? n'y craignez rien, Seigneur. Annibal Je me retire. C'en est assez; voilà ce que j'avais à dire. Scène VII Flaminius, Prusias Flaminius Ce que dans ce moment vous avez répondu, M'apprend trop qu'il est temps... Prusias J'ai dit ce que j'ai dû... Arrêtez. Le Sénat n'aura point à se plaindre. Flaminius Eh! comment Annibal n'a-t-il plus rien à craindre? Que pensez-vous? Prusias Seigneur, je ne m'explique pas; Mais vous serez bientôt content de Prusias. Vous devrez l'être, au moins. Scène VIII Flaminius, seul. Quel est donc ce mystère Dont à m'instruire ici sa prudence diffère? Quoi qu'il en soit, ô Rome! approuve que mon coeur Souhaite que ce prince échappe à son malheur. Acte V Scène première Prusias, Hiéron Prusias Je vais donc rétracter la foi que j'ai donnée, Peut-être d'Annibal trancher la destinée. Dieux! quel coup va frapper ce héros malheureux! Hiéron Non, Seigneur, Annibal a le coeur généreux. Du courroux du Sénat la nouvelle est semée; On sait que l'ennemi forme une double armée. Le peuple épouvanté murmure, et ce héros Doit, en se retirant, faire notre repos; Et vous verrez, Seigneur, Flaminius souscrire Aux doux tempéraments que le ciel vous inspire. Prusias Mais si l'ambassadeur le poursuit, Hiéron? Hiéron Eh! Seigneur, éloignez ce scrupuleux soupçon Des fautes du hasard êtes-vous responsable? Mais le voici. Prusias Grands dieux! sa présence m'accable. Je me sens pénétré de honte et de douleur. Hiéron C'est la faute du sort, et non de votre coeur. Scène II Prusias, Annibal, Hiéron Prusias Enfin voici le temps de rompre le silence Qui porte votre esprit à tant de méfiance? Depuis que dans ces lieux vous êtes arrivé, Seigneur, tous mes serments vous ont assez prouvé L'amitié dont pour vous mon âme était remplie, Et que je garderai le reste de ma vie. Mais un coup imprévu retarde les effets De ces mêmes serments que mon coeur vous a faits. De toutes parts sur moi mes ennemis vont fondre; Le sort même avec eux travaille à me confondre, Et semble leur avoir indiqué le moment Où leurs armes pourront triompher sûrement. Artamène est vaincu, sa défaite est entière; Mais la gloire, Seigneur, en est si meurtrière, Tant de sang fut versé dans nos derniers combats, Que la victoire même affaiblit mes Etats. A mes propres malheurs je serais peu sensible; Mais de mon peuple entier la perte est infaillible Je suis son roi; les dieux qui me l'ont confié Veulent qu'à ses périls cède notre amitié. De ces périls, Seigneur, vous seul êtes la cause. Je ne vous dirai point ce que Rome propose. Mon coeur en a frémi d'horreur et de courroux; Mais enfin nos tyrans sont plus puissants que nous. Fuyez pour quelque temps, et conjurons l'orage Essayons ce moyen pour ralentir leur rage Attendons que le ciel, plus propice à nos voeux, Nous mette en liberté de nous revoir tous deux. Sans doute qu'à vous yeux Prusias excusable N'aura point... Annibal Oui, Seigneur, vous êtes pardonnable. Pour surmonter l'effroi dont il est abattu, Sans doute votre coeur a fait ce qu'il a pu. Si, malgré ses efforts, tant d'épouvante y règne, C'est de moi, non de vous, qu'il faut que je me plaigne. J'ai tort, et j'aurais dû prévoir que mon destin Dépendrait avec vous de l'aspect d'un Romain. Mais je suis libre encor, et ma folle espérance N'avait pas mérité de vous tant d'indulgence. Prusias Seigneur, je le vois bien, trop coupable à vos yeux... Annibal Voilà ce que je puis vous répondre de mieux Mais voulez-vous m'en croire? oublions l'un et l'autre Ces serments que mon coeur dut refuser du vôtre, Je me suis cru prudent; vous présumiez de vous, Et ces mêmes serments déposent contre nous. Ainsi n'y pensons plus. Si Rome vous menace, Je pars, et ma retraite obtiendra votre grâce. En violant les droits de l'hospitalité, Vous allez du Sénat rappeler la bonté. Prusias Que sur nos ennemis votre âme, moins émue, Avec attention daigne jeter la vue. Annibal Je changerai beaucoup, si quelque légion, Qui loin d'ici s'assemble avec confusion, Si quelques escadrons déjà mis en déroute Me paraissent jamais dignes qu'on les redoute. Mais, Seigneur, finissons cet entretien fâcheux, Nous voyons ces objets différemment tous deux. Je pars; pour quelque temps cachez-en la nouvelle. Prusias Oui, Seigneur; mais un jour vous connaÃtrez mon zèle. Scène III Annibal, seul. Ton zèle! homme sans coeur, esclave couronné! A quels rois l'univers est-il abandonné! Tu les charges de fers, ô Rome! et, je l'avoue, Leur bassesse en effet mérite qu'on t'en loue. Mais tu pars, Annibal. Imprudent! où vas-tu? Cet infidèle roi ne t'a-t-il pas vendu? Il n'en faut point douter, il médite ce crime; Mais le lâche, qui craint les yeux de sa victime, Qui n'ose s'exposer à mes regards vengeurs, M'écarte avec dessein de me livrer ailleurs. Mais qui vient? Scène IV Laodice, avec un mouchoir dont elle essuie ses pleurs, Annibal Annibal Ah! c'est vous, généreuse Princesse. Vous pleurez votre coeur accomplit sa promesse. Les voilà donc ces pleurs, mon unique secours, Qui devaient m'avertir du péril que je cours! Laodice Oui, je vous rends enfin ce funeste service; Mais de la trahison le roi n'est point complice. Fidèle à votre gloire, il veut la garantir Et cependant, Seigneur, gardez-vous de partir. Quelques avis certains m'ont découvert qu'un traÃtre Qui pense qu'un forfait obligera son maÃtre, Qu'Hiéron en secret informe les Romains; Qu'en un mot vous risquez de tomber en leurs mains. Annibal Je dois beaucoup aux dieux ils m'ont comblé de gloire, Et j'en laisse après moi l'éclatante mémoire. Mais de tous leurs bienfaits, le plus grand, le plus doux, C'est ce dernier secours qu'ils me laissaient en vous. Je vous aimais, Madame, et je vous aime encore, Et je fais vanité d'un aveu qui m'honore. Je ne pouvais jamais espérer de retour, Mais votre coeur me donne autant que son amour. Eh! que dis-je? l'amour vaut-il donc mon partage? Non, ce coeur généreux m'a donné davantage J'ai pour moi sa vertu, dont la fidélité Voulut même immoler le feu qui l'a flatté. Eh quoi! vous gémissez, vous répandez des larmes! Ah! que pour mon orgueil vos regrets ont de charmes! Que d'estime pour moi me découvrent vos pleurs! Est-il pour Annibal de plus dignes faveurs? Cessez pourtant, cessez d'en verser, Laodice; Que l'amour de ma gloire à présent les tarisse. Puisque la mort m'arrache aux injures du sort, Puisque vous m'estimez, ne pleurez pas ma mort. Laodice Ah! Seigneur, cet aveu me glace d'épouvante. Ne me présentez point cette image sanglante. Sans doute que le ciel m'a dérobé l'horreur De ce funeste soin que vous devait mon coeur. Si le terrible effet en eût frappé ma vue, Ah! jamais jusqu'ici je ne serais venue. Annibal Non, je vous connais mieux, et vous vous faites tort. Laodice Mais, Seigneur, permettez que je fasse un effort, Qu'auprès du roi... Annibal Madame, il serait inutile; Les moments me sont chers, je cours à mon asile. Laodice A votre asile! ô ciel! Seigneur où courez-vous? Annibal Mériter tous vos soins. Laodice Quelle honte pour nous! Annibal Je ne vous dis plus rien; la vertu, quand on l'aime, Porte de nos bienfaits le salaire elle-même. Mon admiration, mon respect, mon amour, Voilà ce que je puis vous offrir en ce jour; Mais vous les méritez. Je fuis, quelqu'un s'avance. Adieu, chère Princesse. Scène V Laodice, seule. O ciel! quelle constance! Tes devoirs tant vantés, ministre des Romains, Etaient donc d'outrager le plus grand des humains! De quel indigne amant mon âme possédée Avec tant de plaisir gardait-elle l'idée? Scène VI Laodice, Flaminius, Flavius Flaminius Eh quoi! vous me fuyez, Madame? Laodice Laissez-moi. Hâtez-vous d'achever votre barbare emploi Portez les derniers coups à l'honneur de mon père; Des dieux que vous bravez méritez la colère. Mes pleurs vont les presser d'accorder à mon coeur Le pardon d'un penchant qui doit leur faire horreur. Scène VII Flaminius, Flavius Flaminius Il me serait heureux de l'ignorer encore, Cet aveu d'un penchant que votre coeur abhorre. Poursuivons mon dessein. Flavius, va savoir Si sans aucun témoin Annibal veut me voir. Scène VIII Flaminius, seul. J'ai satisfait aux soins que m'imposait ta cause; Souffre ceux qu'à son tour la vertu me propose, Rome! Laisse mon coeur favoriser ses feux, Quand sans crime il peut être et tendre et généreux. Je puis, sans t'offenser, prouver à Laodice Que, s'il m'est défendu de lui rendre un service, Sensible cependant à sa juste douleur, Du soin de l'adoucir j'occupe encor mon coeur. Annibal vient ô ciel! ce que je sacrifie Vaut bien qu'à me céder ta bonté te convie. Le motif qui m'engage à le persuader Est digne du succès que j'ose demander. Scène IX Annibal, Flaminius Flaminius Seigneur, puis-je espérer qu'oubliant l'un et l'autre Tout ce qui peut aigrir mon esprit et le vôtre, Et que nous confiant, en hommes généreux, L'estime qu'après tout nous méritons tous deux, Vous voudrez bien ici que je vous entretienne D'un projet que pour vous vient de former la mienne? Annibal Seigneur, si votre estime a conçu ce projet, Fût-il vain, je le tiens déjà pour un bienfait. Flaminius Ce que Rome en ces lieux m'a commandé de faire, Pour Annibal peut-être est encore un mystère. Seigneur, je viens ici vous demander au roi; Vous n'en devez pas être irrité contre moi. Tel était mon devoir; je l'ai fait avec zèle, Et vous m'approuverez d'avoir été fidèle. Prusias, retenu par son engagement, A cru qu'il suffirait de votre éloignement. Il a pensé que Rome en serait satisfaite, Et n'exigerait rien après votre retraite. Je pouvais l'accepter, et vous ne doutez pas Qu'il ne me fût aisé d'envoyer sur vos pas; D'autant plus qu'Hiéron aux Romains de ma suite Promet de révéler le jour de votre fuite. Mais, Seigneur, le Sénat veut bien moins vous avoir Qu'il ne veut que le roi fasse ici son devoir Et l'univers jaloux, de qui l'oeil nous contemple, De sa soumission aurait perdu l'exemple. J'ai donc refusé tout, et Prusias, alors, Après avoir tenté d'inutiles efforts, Pour me donner enfin sa réponse précise, Ne m'a plus demandé qu'une heure de remise. Seigneur, je suis certain du parti qu'il prendra, Et ce prince, en un mot, vous abandonnera. S'il demande du temps, ce n'est pas qu'il hésite; Mais de son embarras il se fait un mérite. Il croit que vous serez content de sa vertu, Quand vous saurez combien il aura combattu. Et vous, que jusque-là le destin persécute, Tombez, mais d'un héros ménagez-vous la chute. Vous l'êtes, Annibal, et l'aveu m'en est doux. Pratiquez les vertus que ce nom veut de vous. Voudriez-vous attendre ici la violence? Non, non; qu'une superbe et pleine confiance, Digne de l'ennemi que vous vous êtes fait, Que vous honorerez par ce généreux trait, Vous invitant à fuir des retraites peu sûres, Où vous deviez, Seigneur, présager vos injures, Vous guide jusqu'à Rome, et vous jette en des bras Plus fidèles pour vous que ceux de Prusias. Voilà , Seigneur, voilà la chute la plus fière Que puisse se choisir votre audace guerrière. A votre place enfin, voilà le seul écueil Où, même en se brisant, se maintient votre orgueil. N'hésitez point, venez; achevez de connaÃtre Ces vainqueurs que déjà vous estimez peut-être. Puisque autrefois, Seigneur, vous les avez vaincus, C'est pour vous honorer une raison de plus. Montrez-leur Annibal; qu'il vienne les convaincre Qu'un si noble vaincu mérita de les vaincre. Partons sans différer; venez les rendre tous D'une action si noble admirateurs jaloux. Annibal Oui, le parti sans doute est glorieux à prendre, Et c'est avec plaisir que je viens de l'entendre. Il m'oblige. Annibal porte en effet un coeur Capable de donner ces marques de grandeur, Et je crois vos Romains, même après ma défaite, Dignes que de leurs murs je fisse ma retraite. Il ne me restait plus, persécuté du sort, D'autre asile à choisir que Rome ou que la mort. Mais enfin c'en est fait, j'ai cru que la dernière Avec assez d'honneur finissait ma carrière. Le secours du poison... Flaminius Je l'avais pressenti Du héros désarmé c'est le dernier parti. Ah! souffrez qu'un Romain, dont l'estime est sincère, Regrette ici l'honneur que vous pouviez nous faire. Le roi s'avance; ô ciel! sa fille en pleurs le suit. Scène X et dernière Tous les acteurs Prusias, à Annibal. Seigneur, serait-il vrai ce qu'Amilcar nous dit? Annibal Prusias car enfin je ne crois pas qu'un homme Lâche assez pour n'oser désobéir à Rome, Infidèle à son rang, à sa parole, à moi, Espère qu'Annibal daigne en lui voir un roi, Prusias, pensez-vous que ma mort vous délivre Des hasards qu'avec moi vous avez craint de suivre? Quand même vous m'eussiez remis entre ses mains, Quel fruit en pouviez-vous attendre des Romains? La paix? Vous vous trompiez. Rome va vous apprendre Qu'il faut la mériter pour oser y prétendre. Non, non; de l'épouvante esclave déclaré, A des malheurs sans fin vous vous êtes livré. Que je vous plains! Je meurs, et ne perds que la vie. A la Princesse. Du plus grand des malheurs vous l'avez garantie, Et j'expire honoré des soins de la vertu. Adieu, chère Princesse. Laodice, à Flaminius. Enfin Rome a vaincu. Il meurt, et vous avez consommé l'injustice, Barbare! et vous osiez demander Laodice! Flaminius Malgré tout le courroux qui trouble votre coeur, Plus équitable un jour, vous plaindrez mon malheur. Quoique de vos refus ma tendresse soupire, Ils ont droit de paraÃtre, et je dois y souscrire. Hélas! un doux espoir m'amena dans ces lieux; Je ne suis point coupable, et j'en sors odieux. La Surprise de l'amour Acteurs de la comédie Représentée pour la première fois par les comédiens italiens le 3 mai 1722. Acteurs de la comédie La Comtesse Lélio Le Baron, ami de Lélio Colombine, suivante de la Comtesse Arlequin, valet de Lélio Jacqueline, servante de Lélio Pierre, jardinier de la Comtesse La scène est dans une maison de campagne. Acte premier Scène première Pierre, Jacqueline Pierre. - Tiens, Jacqueline, t'as une himeur qui me fâche. Pargué, encore faut-il dire queuque parole d'amiquié aux gens. Jacqueline. - Mais, qu'est-ce qu'il te faut donc? Tu me veux pour ta femme eh bian, est-ce que je recule à cela? Pierre. - Bon, qu'est-ce que ça dit! Est-ce que toutes les filles n'aimont pas à devenir la femme d'un homme? Jacqueline. - Tredame! c'est donc un oisiau bien rare qu'un homme, pour en être si envieuse? Pierre. - Hé là , là , je parle en discourant, je savons bian que l'oisiau n'est pas rare; mais quand une fille est grande, alle a la fantaisie d'en avoir un, et il n'y a pas de mal à ça, Jacqueline, car ça est vrai, et tu n'iras pas là contre. Jacqueline. - Acoute, n'ons-je pas d'autre amoureux que toi? Est-ce que Blaise et le gros Colas ne sont pas affolés de moi tous deux? Est-ce qu'ils ne sont pas des hommes aussi bian que toi? Pierre. - Eh mais, je pense qu'oui. Jacqueline. - Eh bian, butor, je te baille la parfarence, qu'as-tu à dire à ça? Pierre. - C'est que tu m'aimes mieux qu'eux tant seulement; mais si je ne te prenais pas, moi, ça te fâcherait-il? Jacqueline. - Oh dame, t'en veux trop. Pierre. - Eh morguenne, voilà le tu autem; je veux de l'amiquié pour la parsonne de moi tout seul. Quand tout le village vianrait te dire Jacqueline, épouse-moi; je voudrais que tu fis bravement la grimace à tout le village, et que tu lui disi Nennin-da, je veux être la femme de Piarre, et pis c'est tout. Pour ce qui est d'en cas de moi, si j'allais être un parfide, je voudrais que ça te fâchit rudement, et que t'en pleurisse tout ton soûl; et velà margué ce qu'en appelle aimer le monde. Tians, moi qui te parle, si t'allais me changer, il n'y aurait pu de çarvelle cheux moi, c'est de l'amiquié que ça. Tatigué que je serais content si tu pouvais itout devenir folle! Ah! que ça serait touchant! Ma pauvre Jacqueline, dis-moi queuque mot qui me fasse comprendre que tu pardrais un petit brin l'esprit. Jacqueline. - Va, va, Piarre, je ne dis rian mais je n'en pense pas moins. Pierre. - Eh, penses-tu que tu m'aimes, par hasard? Dis-moi oui ou non. Jacqueline. - Devine lequel. Pierre. - Regarde-moi entre deux yeux. Tu ris tout comme si tu disais oui; hé, hé, hé, qu'en dis-tu? Jacqueline. - Eh, je dis franchement que je serais bian empêchée de ne pas t'aimer, car t'es bien agriable. Pierre. - Eh, jarni, velà dire les mots et les paroles. Jacqueline. - Je t'ai toujours trouvé une bonne philosomie d'homme tu m'as fait l'amour, et franchement ça m'a fait plaisir; mais l'honneur des filles les empêche de parler après ça, ma tante disait toujours qu'un amant, c'est comme un homme qui a faim pu il a faim, et pu il a envie de manger; pu un homme a de peine après une fille, et pu il l'aime. Pierre. - Parsanguenne, il faut que ta tante ait dit vrai; car je meurs de faim, je t'en avertis, Jacqueleine. Jacqueline. - Tant mieux, je t'aime de cette himeur-là , pourvu qu'alle dure; mais j'ai bian peur que M. Lélio, mon maÃtre, ne consente à noute mariage, et qu'il ne me boute hors de chez li, quand il saura que je t'aime; car il nous a dit qu'il ne voulait point voir d'amourette parmi nous. Pierre. - Et pourquoi donc ça, est-ce qu'il y a du mal à aimer son prochain? Et morgué je m'en vas lui gager, moi, que ça se pratique chez les Turcs, et si ils sont bien méchants. Jacqueline. - Oh, c'est pis qu'un Turc, à cause d'une dame de Paris qui l'aimait beaucoup, et qui li a tourné casaque pour un autre galant plus mal bâti que li noute monsieur a fait du tapage; il li a dit qu'alle devait être honteuse; alle lui a dit qu'alle ne voulait pas l'être. Et voilà bian de quoi! ç'a-t-elle fait. Et pis des injures ous êtes cun indeigne. Et voyez donc cet impertinent! Et je me vengerai. Et moi, je m'en gausse. Tant y a qu'à la parfin alle li a farmé la porte sur le nez li qui est glorieux a pris ça en mal, et il est venu ici pour vivre en harmite, en philosophe, car velà comme il dit. Et depuis ce temps, quand il entend parler d'amour, il semble qu'en l'écorche comme une anguille. Son valet Arlequin fait itou le dégoûté quand il voit une fille à droite, ce drôle de corps se baille les airs d'aller à gauche, à cause de queuque mijaurée de chambrière qui li a, à ce qu'il dit, vendu du noir. Pierre. - Quiens, véritablement c'est une piquié que ça, il n'y a pas de police; au punit tous les jours de pauvres voleurs, et an laisse aller et venir les parfides. Mais velà ton maÃtre, parle-li. Jacqueline. - Non, il a la face triste, c'est peut-être qu'il rêve aux femmes; je sis d'avis que j'attende que ça soit passé va, va, il y a bonne espérance, pisque ta maÃtresse est arrivée, et qu'alle a dit qu'alle lui en parlerait. Scène II Lélio, Arlequin, tous deux d'un air triste. Lélio. - Le temps est sombre aujourd'hui. Arlequin. - Ma foi oui, il est aussi mélancolique que nous. Lélio. - Oh, on n'est pas toujours dans la même disposition, l'esprit aussi bien que le temps est sujet à des nuages. Arlequin. - Pour moi, quand mon esprit va bien, je ne m'embarrasse guère du brouillard. Lélio. - Tout le monde en est assez de même. Arlequin. - Mais je trouve toujours le temps vilain, quand je suis triste. Lélio. - C'est que tu as quelque chose qui te chagrine. Arlequin. - Non. Lélio. - Tu n'as donc point de tristesse? Si fait. Lélio. - Dis donc pourquoi? Arlequin. - Pourquoi? En vérité je n'en sais rien; c'est peut-être que je suis triste de ce que je ne suis pas gai. Lélio. - Va, tu ne sais ce que tu dis. Arlequin. - Avec cela, il me semble que je ne me porte pas bien. Lélio. - Ah, si tu es malade, c'est une autre affaire. Arlequin. - Je ne suis pas malade, non plus. Lélio. - Es-tu fou? Si tu n'es pas malade, comment trouves-tu donc que tu ne te portes pas bien? Arlequin. - Tenez, Monsieur, je bois à merveille, je mange de même, je dors comme une marmotte, voilà ma santé. Lélio. - C'est une santé de crocheteur, un honnête homme serait heureux de l'avoir. Arlequin. - Cependant je me sens pesant et lourd, j'ai une fainéantise dans les membres, je bâille sans sujet, je n'ai du courage qu'à mes repas, tout me déplaÃt; je ne vis pas, je traÃne; quand le jour est venu, je voudrais qu'il fût nuit; quand il est nuit, je voudrais qu'il fût jour voilà ma maladie; voilà comment je me porte bien et mal. Lélio. - Je t'entends, c'est un peu d'ennui qui t'a pris; cela se passera. As-tu sur toi ce livre qu'on m'a envoyé de Paris...? Réponds donc! Arlequin. - Monsieur, avec votre permission, que je passe de l'autre côté. Lélio. - Que veux-tu donc? Qu'est-ce que cette cérémonie? Arlequin. - C'est pour ne pas voir sur cet arbre deux petits oiseaux qui sont amoureux; cela me tracasse, j'ai juré de ne plus faire l'*amour; mais quand je le vois faire, j'ai presque envie de manquer de parole à mon serment cela me raccommode avec ces pestes de femmes, et puis c'est le diable de me refâcher contre elles. Lélio. - Eh, mon cher Arlequin, me crois-tu plus exempt que toi de ces petites inquiétudes-là ? Je me ressouviens qu'il y a des femmes au monde, qu'elles sont aimables, et ce ressouvenir-là ne va pas sans quelques émotions de coeur; mais ce sont ces émotions-là qui me rendent inébranlable dans la résolution de ne plus voir de femmes. Arlequin. - Pardi, cela me fait tout le contraire, à moi; quand ces émotions-là me prennent, c'est alors que ma résolution branle. Enseignez-moi donc à en faire mon profit comme vous. Lélio. - Oui-da, mon ami je t'aime; tu as du bon sens, quoique un peu grossier. L'infidélité de ta maÃtresse t'a rebuté de l'amour, la trahison de la mienne m'en a rebuté de même; tu m'as suivi avec courage dans ma retraite, et tu m'es devenu cher par la conformité de ton génie avec le mien, et par la ressemblance de nos aventures. Arlequin. - Et moi, Monsieur, je vous assure que je vous aime cent fois plus aussi que de coutume, à cause que vous avez la bonté de m'aimer tant. Je ne veux plus voir de femmes, non plus que vous, cela n'a point de conscience; j'ai pensé crever de l'infidélité de Margot les passe-temps de la campagne, votre conversation et la bonne nourriture m'ont un peu remis. Je n'aime plus cette Margot, seulement quelquefois son petit nez me trotte encore dans la tête; mais quand je ne songe point à elle, je n'y gagne rien; car je pense à toutes les femmes en gros, et alors les émotions de coeur que vous dites viennent me tourmenter je cours, je saute, je chante, je danse, je n'ai point d'autre secret pour me chasser cela; mais ce secret-là n'est que de l'*onguent miton-mitaine je suis dans un grand danger; et puisque vous m'aimez tant, ayez la charité de me dire comment je ferai pour devenir fort, quand je suis faible. Lélio. - Ce pauvre garçon me fait pitié. Ah! sexe trompeur, tourmente ceux qui t'approchent, mais laisse en repos ceux qui te fuient! Arlequin. - Cela est tout raisonnable, pourquoi faire du mal à ceux qui ne te font rien? Lélio. - Quand quelqu'un me vante une femme aimable et l'amour qu'il a pour elle, je crois voir un frénétique qui me fait l'éloge d'une vipère, qui me dit qu'elle est charmante, et qu'il a le bonheur d'en être mordu. Arlequin. - Fi donc, cela fait mourir. Lélio. - Eh, mon cher enfant, la vipère n'ôte que la vie. Femmes, vous nous ravissez notre raison, notre liberté, notre repos; vous nous ravissez à nous-mêmes, et vous nous laissez vivre. Ne voilà -t-il pas des hommes en bel état après? Des pauvres fous, des hommes troublés, ivres de douleur ou de joie, toujours en convulsion, des esclaves. Et à qui appartiennent ces esclaves? à des femmes! Et qu'est-ce que c'est qu'une femme? Pour la définir il faudrait la connaÃtre nous pouvons aujourd'hui en commencer la définition, mais je soutiens qu'on n'en verra le bout qu'à la fin du monde. Arlequin. - En vérité, c'est pourtant un joli petit animal que cette femme, un joli petit chat, c'est dommage qu'il ait tant de griffes. Lélio. - Tu as raison, c'est dommage; car enfin, est-il dans l'univers de figure plus charmante? Que de grâces, et que de variété dans ces grâces! Arlequin. - C'est une créature à manger. Lélio. - Voyez ces ajustements, jupes étroites, jupes en lanterne, coiffure en clocher, coiffure sur le nez, capuchon sur la tête, et toutes les modes les plus extravagantes mettez-les sur une femme, dès qu'elles auront touché sa figure enchanteresse, c'est l'Amour et les Grâces qui l'ont habillée, c'est de l'esprit qui lui vient jusques au bout des doigts. Cela n'est-il pas bien singulier? Arlequin. - Oh, cela est vrai; il n'y a mardi! pas de livre qui ait tant d'esprit qu'une femme, quand elle est en corset et en petites pantoufles. Lélio. - Quel aimable désordre d'idées dans la tête! que de vivacité! quelles expressions! que de naïveté! L'homme a le bon sens en partage, mais ma foi l'esprit n'appartient qu'à la femme. A l'égard de son coeur, ah! si les plaisirs qu'il nous donne étaient durables, ce serait un séjour délicieux que la terre. Nous autres hommes, la plupart, nous sommes jolis en amour nous nous répandons en petits sentiments doucereux; nous avons la marotte d'être délicats, parce que cela donne un air plus tendre; nous faisons l'amour réglément, tout comme on fait une charge; nous nous faisons des méthodes de tendresse; nous allons chez une femme, pourquoi? Pour l'aimer, parce que c'est le devoir de notre emploi. Quelle pitoyable façon de faire! Une femme ne veut être ni tendre ni délicate, ni fâchée ni bien aise; elle est tout cela sans le savoir, et cela est charmant. Regardez-la quand elle aime, et qu'elle ne veut pas le dire, morbleu, nos tendresses les plus babillardes approchent-elles de l'amour qui passe à travers son silence? Arlequin. - Ah! Monsieur, je m'en souviens, Margot avait si bonne grâce à faire comme cela la nigaude! Lélio. - Sans l'aiguillon de la jalousie et du plaisir, notre coeur à nous autres est un vrai paralytique nous restons là comme des eaux dormantes, qui attendent qu'on les remue pour se remuer. Le coeur d'une femme se donne sa secousse à lui-même; il part sur un mot qu'on dit, sur un mot qu'on ne dit pas, sur une contenance. Elle a beau vous avoir dit qu'elle aime; le répète-t-elle, vous l'apprenez toujours, vous ne le saviez pas encore ici par une impatience, par une froideur, par une imprudence, par une distraction, en baissant les yeux, en les relevant, en sortant de sa place, en y restant; enfin c'est de la jalousie, du calme, de l'inquiétude, de la joie, du babil et du silence de toutes couleurs. Et le moyen de ne pas s'enivrer du plaisir que cela donne? Le moyen de se voir adorer sans que la tête vous tourne? Pour moi, j'étais tout aussi sot que les autres amants; je me croyais un petit prodige, mon mérite m'étonnait ah! qu'il est mortifiant d'en rabattre! C'est aujourd'hui ma bêtise qui m'étonne; l'homme prodigieux a disparu, et je n'ai trouvé qu'une dupe à la place. Arlequin. - Eh bien, Monsieur, queussi, queumi, voilà mon histoire; j'étais tout aussi sot que vous vous faites pourtant un portrait qui fait venir l'envie de l'original. Lélio. - Butor que tu es! Ne t'ai-je pas dit que la femme était aimable, qu'elle avait le coeur tendre, et beaucoup d'esprit? Arlequin. - Oui, est-ce que tout cela n'est pas bien joli? Lélio. - Non, tout cela est affreux. Arlequin. - Bon, bon, c'est que vous voulez m'attraper peut-être. Lélio. - Non, ce sont là les instruments de notre supplice. Dis-moi, mon pauvre garçon, si tu trouvais sur ton chemin de l'argent d'abord, un peu plus loin de l'or, un peu plus loin des perles, et que cela te conduisÃt à la caverne d'un monstre, d'un tigre, si tu veux, est-ce que tu ne haïrais pas cet argent, cet or et ces perles? Arlequin. - Je ne suis pas si dégoûté, je trouverais cela fort bon; il n'y aurait que le vilain tigre dont je ne voudrais pas, mais je prendrais vitement quelques milliers d'écus dans mes poches, je laisserais là le reste, et je décamperais bravement après. Lélio. - Oui, mais tu ne saurais point qu'il y a un tigre au bout, et tu n'auras pas plutôt ramassé un écu, que tu ne pourras t'empêcher de vouloir le reste. Arlequin. - Fi, par la morbleu, c'est bien dommage voilà un sot trésor, de se trouver sur ce chemin-là . Pardi, qu'il aille au diable, et l'animal avec. Lélio. - Mon enfant, cet argent que tu trouves d'abord sur ton chemin, c'est la beauté, ce sont les agréments d'une femme qui t'arrêtent; cet or que tu rencontres encore, ce sont les espérances qu'elle te donne; enfin ces perles, c'est son coeur qu'elle t'abandonne avec tous ses transports. Arlequin. - Ahi! ahi! gare l'animal. Lélio. - Le tigre enfin paraÃt après les perles, et ce tigre, c'est un caractère perfide retranché dans l'âme de ta maÃtresse; il se montre, il t'arrache son coeur, il déchire le tien; adieu tes plaisirs, il te laisse aussi misérable que tu croyais être heureux. Arlequin. - Ah, c'est justement la bête que Margot a lâchée sur moi, pour avoir aimé son argent, son or et ses perles. Lélio. - Les aimeras-tu encore? Arlequin. - Hélas, Monsieur, je ne songeais pas à ce diable qui m'attendait au bout. Quand on n'a pas étudié, on ne voit pas plus loin que son nez. Lélio. - Quand tu seras tenté de revoir des femmes, souviens-toi toujours du tigre, et regarde tes émotions de coeur comme une envie fatale d'aller sur sa route, et de te perdre. Arlequin. - Oh, voilà qui est fait; je renonce à toutes les femmes, et à tous les trésors du monde, et je m'en vais boire un petit coup pour me fortifier dans cette bonne pensée. Scène III Lélio, Jacqueline, Pierre Lélio. - Que me veux-tu, Jacqueline? Jacqueline. - Monsieur, c'est que je voulions vous parler d'une petite affaire. Lélio. - De quoi s'agit-il? Jacqueline. - C'est que, ne vous déplaise... mais vous vous fâcherez. Lélio. - Voyons. Jacqueline. - Monsieur, vous avez dit, il y a queuque temps, que vous ne vouliez pas que j'eussions de galants. Lélio. - Non, je ne veux point voir d'amour dans ma maison. Jacqueline. - Je vians pourtant vous demander un petit privilège. Lélio. - Quel est-il? Jacqueline. - C'est que, révérence parler, j'avons le coeur tendre. Lélio. - Tu as le coeur tendre? voilà un plaisant aveu; et qui est le nigaud qui est amoureux de toi? Pierre. - Eh, eh, eh, c'est moi, Monsieur. Lélio. - Ah, c'est toi, maÃtre Pierre, je t'aurais cru plus raisonnable. Eh bien, Jacqueline, c'est donc pour lui que tu as le coeur tendre? Jacqueline. - Oui, Monsieur, il y a bien deux ans en ça que ça m'est venu... mais, dis toi-même, je ne sis pas assez effrontée de mon naturel. Pierre. - Monsieur, franchement, c'est qu'à me trouve gentil; et si ce n'était qu'alle fait la difficile, il y aurait longtemps que je serions ennocés. Lélio. - Tu es fou, maÃtre Pierre, ta Jacqueline au premier jour te plantera là crois-moi, ne t'attache point à elle; laisse-la là , tu cherches malheur. Jacqueline. - Bon, voilà de biaux contes qu'ous li faites-là , Monsieur. Est-ce que vous croyez que je sommes comme vos girouettes de Paris, qui tournent à tout vent? Allez, allez, si quelqu'un de nous deux se plante là , ce sera li qui me plantera, et non pas moi. A tout hasard, notre monsieur, donnez-moi tant seulement une petite parmission de mariage, c'est pour ça que j'avons prins la liberté de vous attaquer. Pierre. - Oui, Monsieur, voilà tout fin dret ce que c'est, et Jacqueline a itou queuque doutance que vous vourez bian de votre grâce, et pour l'amour de son sarvice, et de sti-là de son père et de sa mère, qui vous ont tant sarvi quand ils n'étient pas encore défunts, tant y a, Monsieur excusez l'importunance, c'est que je sommes pauvres, et tout franchement, pour vous le couper court... Lélio. - Achève donc, il y a une heure que tu traÃnes. Jacqueline. - Parguenne, aussi tu t'embarbouilles dans je ne sais combien de paroles qui ne sarvont de rian, et Monsieur pard la patience. C'est donc, ne vous en déplaise, que je voulons nous marier; et, comme ce dit l'autre, ce n'est pas le tout qu'un pourpoint, s'il n'y a des manches; c'est ce qui fait, si vous parmettez que je vous le disions en bref... Lélio. - Eh non, Jacqueline, dis-moi-le en long, tu auras plus tôt fait. Jacqueline. - C'est que j'avons queuque espérance que vous nous baillerez queuque chose en entrée de ménage. Lélio. - Soit, je le veux; nous verrons cela une autre fois, et je ferai ce que je pourrai, pourvu que le parti te convienne. Laissez-moi. Scène IV Arlequin, Lélio, Pierre, Jacqueline Pierre, prenant Arlequin à l'écart. - Arlequin, par charité, recommandez-nous à Monsieur c'est que je nous aimons, Jacqueline et moi; je n'avons pas de grands moyens, et... Arlequin. - Tout beau, maÃtre Pierre; dis-moi, as-tu son coeur? Pierre. - Parguienne oui, à la parfin alle m'a lâché son amiquié. Arlequin. - Ah malheureux, que je te plains! voilà le caractère perfide qui va venir; je t'expliquerai cela plus au long une autre fois, mais tu le sentiras bien adieu, pauvre homme, je n'ai plus rien à te dire, ton mal est sans remède. Jacqueline. - Queu tripotage est-ce qu'il fait donc là , avec ce remède et ce caractère? Pierre. - Marguié, tous ces discours me chiffonnont malheur je varrons ce qui en est par un petit tour d'adresse. Allons-nous-en, Jacqueline, madame la comtesse fera mieux que nous. Scène V Lélio, Arlequin Arlequin, revenant à son maÃtre. - Monsieur, mon cher maÃtre, il y a une mauvaise nouvelle. Lélio. - Qu'est-ce que c'est? Arlequin. - Vous avez entendu parler de cette comtesse qui a acheté depuis un an cette belle maison près de la vôtre? Lélio. - Oui. Arlequin. - Eh bien, on m'a dit que cette comtesse est ici, et qu'elle veut vous parler j'ai mauvaise opinion de cela. Lélio. - Eh morbleu, toujours des femmes! Et que me veut-elle? Arlequin. - Je n'en sais rien; mais on dit qu'elle est belle et veuve, et je gage qu'elle est encline à faire du mal. Lélio. - Et moi enclin à l'éviter je ne me soucie ni de sa beauté, ni de son veuvage. Arlequin. - Que le ciel vous maintienne dans cette bonne disposition. Ouf! Lélio. - Qu'as-tu? Arlequin. - C'est qu'on dit qu'il y a aussi une fille de chambre avec elle, et voilà mes émotions de coeur qui me prennent. Lélio. - Benêt! une femme te fait peur? Arlequin. - Hélas, Monsieur, j'espère en vous et en votre assistance. Lélio. - Je crois que les voilà qui se promènent, retirons-nous. Ils se retirent. Scène VI La Comtesse, Colombine, Arlequin La Comtesse, parlant de Lélio. - Voilà un jeune homme bien sauvage. Colombine, arrêtant Arlequin. - Un petit mot, s'il vous plaÃt. Oserait-on vous demander d'où vient cette férocité qui vous prend à vous et à votre maÃtre? Arlequin. - A cause d'un proverbe qui dit, que chat échaudé craint l'eau froide. La Comtesse. - Parle plus clairement. Pourquoi nous fuit-il? Arlequin. - C'est que nous savons ce qu'en vaut l'aune. Colombine. - Remarquez-vous qu'il n'ose nous regarder, Madame? Allons, allons, levez la tête, et rendez-nous compte de la sottise que vous venez de faire. Arlequin, la regardant doucement. - Par la jarni, qu'elle est jolie! La Comtesse. - Laisse-le là , je crois qu'il est imbécile. Colombine. - Et moi je crois que c'est malice. Parleras-tu? Arlequin. - C'est que mon maÃtre a fait voeu de fuir les femmes, parce qu'elles ne valent rien. Colombine. - Impertinent! Arlequin. - Ce n'est pas votre faute, c'est la nature qui vous a bâties comme cela, et moi j'ai fait voeu aussi. Nous avons souffert comme des misérables à cause de votre bel esprit, de vos jolis charmes, et de votre tendre coeur. Colombine. - Hélas! quelle lamentable histoire! Et comment te tireras-tu d'affaire avec moi? Je suis une espiègle, et j'ai envie de te rendre un peu misérable de ma façon. Arlequin. - Prrr! il n'y a pas pied. La Comtesse. - Va, mon ami, va dire à ton maÃtre que je me soucie fort peu des hommes, mais que je souhaiterais lui parler. Arlequin. - Je le vois là qui m'attend, je m'en vais l'appeler. Monsieur, Madame dit qu'elle ne se soucie point de vous vous n'avez qu'à venir, elle veut vous dire un mot. Ah! comme cela m'accrocherait, si je me laissais faire. Scène VII La Comtesse, Lélio, Colombine Lélio. - Madame, puis-je vous rendre quelque service? La Comtesse. - Monsieur, je vous demande pardon de la liberté que j'ai prise; mais il y a le neveu de mon fermier qui cherche en mariage une jeune paysanne de chez vous. Ils ont peur que vous ne consentiez pas à ce mariage ils m'ont priée de vous engager à les aider de quelque libéralité, comme de mon côté j'ai dessein de le faire. Voilà , Monsieur, tout ce que j'avais à vous dire quand vous vous êtes retiré. Lélio. - Madame, j'aurai tous les égards que mérite votre recommandation, et je vous prie de m'excuser si j'ai fui; mais je vous avoue que vous êtes d'un sexe avec qui j'ai cru devoir rompre pour toute ma vie cela vous paraÃtra bien bizarre; je ne chercherai point à me justifier; car il me reste un peu de politesse, et je craindrais d'entamer une matière qui me met toujours de mauvaise humeur; et si je parlais, il pourrait, malgré moi, m'échapper des traits d'une incivilité qui vous déplairait, et que mon respect vous épargne. Colombine. - Mort de ma vie, Madame, est-ce que ce discours-là ne vous remue pas la bile? Allez, Monsieur, tous les renégats font mauvaise fin vous viendrez quelque jour crier miséricorde et ramper aux pieds de vos maÃtres, et ils vous écraseront comme un serpent. Il faut bien que justice se fasse. Lélio. - Si Madame n'était pas présente, je vous dirais franchement que je ne vous crains ni ne vous aime. La Comtesse. - Ne vous gênez point, Monsieur. Tout ce que nous disons ici ne s'adresse point à vous; regardons-nous comme hors d'intérêt. Et sur ce pied-là , peut-on vous demander ce qui vous fâche si fort contre les femmes? Lélio. - Ah! Madame, dispensez-moi de vous le dire; c'est un récit que j'accompagne ordinairement de réflexions où votre sexe ne trouve pas son compte. La Comtesse. - Je vous devine, c'est une infidélité qui vous a donné tant de colère. Lélio. - Oui, Madame, c'est une infidélité; mais affreuse, mais détestable. La Comtesse. - N'allons point si vite. Votre maÃtresse cessa-t-elle de vous aimer pour en aimer un autre? Lélio. - En doutez-vous, Madame? La simple infidélité serait insipide et ne tenterait pas une femme sans l'assaisonnement de la perfidie. La Comtesse. - Quoi! vous eûtes un successeur? Elle en aima un autre? Lélio. - Oui, Madame. Comment, cela vous étonne? Voilà pourtant les femmes, et ces actions doivent vous mettre en pays de connaissance. Colombine. - Le petit blasphémateur! La Comtesse. - Oui, votre maÃtresse est une indigne, et l'on ne saurait trop la mépriser. Colombine. - D'accord, qu'il la méprise, il n'y a pas à tortiller c'est une coquine celle-là . La Comtesse. - J'ai cru d'abord, moi, qu'elle n'avait fait que se dégoûter de vous, et de l'amour, et je lui pardonnais en faveur de cela la sottise qu'elle avait eue de vous aimer. Quand je dis vous, je parle des hommes en général. Colombine. - Prenez, prenez toujours cela en attendant mieux. Lélio. - Comment, Madame, ce n'est donc rien, à votre compte, que de cesser sans raison d'avoir de la tendresse pour un homme? La Comtesse. - C'est beaucoup, au contraire; cesser d'avoir de l'amour pour un homme, c'est à mon compte connaÃtre sa faute, s'en repentir, en avoir honte, sentir la misère de l'idole qu'on adorait, et rentrer dans le respect qu'une femme se doit à elle-même. J'ai bien vu que nous ne nous entendions point si votre maÃtresse n'avait fait que renoncer à son attachement ridicule, eh! il n'y aurait rien de plus louable; mais ne faire que changer d'objet, ne guérir d'une folie que par une extravagance, eh fi! Je suis de votre sentiment, cette femme-là est tout à fait méprisable. Amant pour amant, il valait autant que vous déshonorassiez sa raison qu'un autre. Lélio. - Je vous avoue que je ne m'attendais pas à cette chute-là . Colombine. - Ah, ah, ah, il faudrait bien des conversations comme celle-là pour en faire une raisonnable. Courage, Monsieur, vous voilà tout déferré décochez-lui-moi quelque trait bien hétéroclite, qui sente bien l'original. Eh! vous avez fait des merveilles d'abord. Lélio. - C'est assurément mettre les hommes bien bas, que de les juger indignes de la tendresse d'une femme l'idée est neuve. Colombine. - Elle ne fera pas fortune chez vous. Lélio. - On voit bien que vous êtes fâchée, Madame. La Comtesse. - Moi, Monsieur! Je n'ai point à me plaindre des hommes; je ne les hais point non plus. Hélas, la pauvre espèce! elle est, pour qui l'examine, encore plus comique que haïssable. Colombine. - Oui-da, je crois que nous trouverons plus de ressource à nous en divertir, qu'à nous fâcher contre elle. Lélio. - Mais, qu'a-t-elle donc de si comique? La Comtesse. - Ce qu'elle a de comique? Mais y songez-vous, Monsieur? Vous êtes bien curieux d'être humilié dans vos confrères. Si je parlais, vous seriez tout étonné de vous trouver de cent piques au-dessous de nous. Vous demandez ce que votre espèce a de comique, qui, pour se mettre à son aise, a eu besoin de se réserver un privilège d'indiscrétion, d'impertinence et de fatuité; qui suffoquerait si elle n'était babillarde, si sa misérable vanité n'avait pas ses coudées franches; s'il ne lui était pas permis de déshonorer un sexe qu'elle ose mépriser pour les mêmes choses dont l'indigne qu'elle est fait sa gloire. Oh! l'admirable engeance qui a trouvé la raison et la vertu des fardeaux trop pesants pour elle, et qui nous a chargées du soin de les porter ne voilà -t-il pas de beaux titres de supériorité sur nous? et de pareilles gens ne sont-ils pas risibles! Fiez-vous à moi, Monsieur, vous ne connaissez pas votre misère, j'oserai vous le dire vous voilà bien irrité contre les femmes; je suis peut-être, moi, la moins aimable de toutes. Tout hérissé de rancune que vous croyez être, moyennant deux ou trois coups d'oeil flatteurs qu'il m'en coûterait, grâce à la tournure grotesque de l'esprit de l'homme, vous m'allez donner la comédie. Lélio. - Oh! je vous défie de me faire payer ce tribut de folie-là . Colombine. - Ma foi, Madame, cette expérience-là vous porterait malheur. Lélio. - Ah, ah, cela est plaisant! Madame, peu de femmes sont aussi aimables que vous, vous l'êtes tout autant que je suis sûr que vous croyez l'être; mais s'il n'y a que la comédie dont vous parlez qui puisse vous réjouir, en ma conscience, vous ne rirez de votre vie. Colombine. - En ma conscience, vous me la donnez tous les deux, la comédie. Cependant, si j'étais à la place de Madame, le défi me piquerait, et je ne voudrais pas en avoir le démenti. La Comtesse. - Non, la partie ne me pique point, je la tiens gagnée. Mais comme à la campagne il faut voir quelqu'un, soyons amis pendant que nous y resterons; je vous promets sûreté nous nous divertirons, vous à médire des femmes, et moi à mépriser les hommes. Lélio. - Volontiers. Colombine. - Le joli commerce! on n'a qu'à vous en croire; les hommes tireront à l'orient, les femmes à l'occident; cela fera de belles productions, et nos petits-neveux auront bon air. Eh morbleu! pourquoi prêcher la fin du monde? Cela coupe la gorge à tout soyons raisonnables; condamnez les amants déloyaux, les conteurs de sornettes, à être jetés dans la rivière une pierre au col; à merveille. Enfermez les coquettes entre quatre murailles, fort bien. Mais les amants fidèles, dressez-leur de belles et bonnes statues pour encourager le public. Vous riez! Adieu, pauvres brebis égarées; pour moi, je vais travailler à la conversion d'Arlequin. A votre égard, que le ciel vous assiste, mais il serait curieux de vous voir chanter la palinodie, je vous y attends. La Comtesse. - La folle! Je vous quitte, Monsieur; j'ai quelque ordre à donner n'oubliez pas, de grâce, ma recommandation pour ces paysans. Scène VIII Le Baron, ami de Lélio, La Comtesse, Lélio Le Baron. - Ne me trompé-je point? Est-ce vous que je vois, madame la Comtesse? La Comtesse. - Oui, Monsieur, c'est moi-même. Le Baron. - Quoi! avec notre ami Lélio! Cela se peut-il? La Comtesse. - Que trouvez-vous donc là de si étrange? Lélio. - Je n'ai l'honneur de connaÃtre Madame que depuis un instant. Et d'où vient ta surprise? Le Baron. - Comment, ma surprise! voici peut-être le coup de hasard le plus bizarre qui soit arrivé. Lélio. - En quoi? Le Baron. - En quoi? Morbleu, je n'en saurais revenir; c'est le fait le plus curieux qu'on puisse imaginer dès que je serai à Paris, où je vais, je le ferai mettre dans la gazette. Lélio. - Mais, que veux-tu dire? Le Baron. - Songez-vous à tous les millions de femmes qu'il y a dans le monde, au couchant, au levant, au septentrion, au midi, Européennes, Asiatiques, Africaines, Américaines, blanches, noires, basanées, de toutes les couleurs? Nos propres expériences, et les relations de nos voyageurs, nous apprennent que partout la femme est amie de l'homme, que la nature l'a pourvue de bonne volonté pour lui; la nature n'a manqué que Madame, le soleil n'éclaire qu'elle chez qui notre espèce n'ait point rencontré grâce, et cette seule exception de la loi générale se rencontre avec un personnage unique, je te le dis en ami; avec-un homme qui nous a donné l'exemple d'un fanatisme tout neuf; qui seul de tous les hommes n'a pu s'accoutumer aux coquettes qui fourmillent sur la terre, et qui sont aussi anciennes que le monde; enfin qui s'est condamné à venir ici languir de chagrin de ne plus voir de femmes, en expiation du crime qu'il a fait quand il en a vu. Oh! je ne sache point d'aventure qui aille de pair avec la vôtre. Lélio, riant. - Ah! ah! je te pardonne toutes tes injures en faveur de ces coquettes qui fourmillent sur la terre, et qui sont aussi anciennes que le monde. La Comtesse, riant. - Pour moi, je me sais bon gré que la nature m'ait manquée, et je me passerai bien de la façon qu'elle aurait pu me donner de plus; c'est autant de sauvé, c'est un ridicule de moins. Le Baron, sérieusement. - Madame, n'appelez point cette faiblesse-là ridicule; ménageons les termes il peut venir un jour où vous serez bien aise de lui trouver une épithète plus honnête. La Comtesse. - Oui, si l'esprit me tourne. Le Baron. - Eh bien, il vous tournera c'est si peu de chose que l'esprit! Après tout, il n'est pas encore sûr que la nature vous ait absolument manquée. Hélas! peut-être jouez-vous de votre reste aujourd'hui. Combien voyons-nous de choses qui sont d'abord merveilleuses, et qui finissent par faire rire! Je suis un homme à pronostic voulez-vous que je vous dise; tenez, je crois que votre merveilleux est à fin de terme. Lélio. - Cela se peut bien, Madame, cela se peut bien; les fous sont quelquefois inspirés. La Comtesse. - Vous vous trompez, Monsieur, vous vous trompez. Le Baron, à Lélio. - Mais, toi qui raisonnes, as-tu lu l'histoire romaine? Lélio. - Oui, qu'en veux-tu faire, de ton histoire romaine? Le Baron. - Te souviens-tu qu'un ambassadeur romain enferma Antiochus dans un cercle qu'il traça autour de lui, et lui déclara la guerre s'il en sortait avant qu'il eût répondu à sa demande? Lélio. - Oui, je m'en ressouviens. Le Baron. - Tiens, mon enfant, moi indigne, je te fais un cercle à l'imitation de ce Romain, et sous peine des vengeances de l'Amour, qui vaut bien la république de Rome, je t'ordonne de n'en sortir que soupirant pour les beautés de Madame; voyons si tu oseras broncher. Lélio passe le cercle. - Tiens, je suis hors du cercle, voilà ma réponse va-t'en la porter à ton benêt d'Amour. La Comtesse. - Monsieur le Baron, je vous prie, badinez tant qu'il vous plaira, mais ne me mettez point en jeu. Le Baron. - Je ne badine point, Madame, je vous le cautionne garrotté à votre char; il vous aime de ce moment-ci, il a obéi. La peste, vous ne le verriez pas hors du cercle; il avait plus de peur qu'Antiochus. Lélio, riant. - Madame, vous pouvez me donner des rivaux tant qu'il vous plaira, mon amour n'est point jaloux. La Comtesse, embarrassée. - Messieurs, j'entends volontiers raillerie, mais finissons-la pourtant. Le Baron. - Vous montrez là certaine impatience qui pourra venir à bien faisons-la profiter par un petit tour de cercle. Il l'enferme aussi. La Comtesse, sortant du cercle. - Laissez-moi, qu'est-ce que cela signifie? Baron, ne lisez jamais d'histoire, puisqu'elle ne vous apprend que des polissonneries. Lélio rit. Le Baron. - Je vous demande pardon, mais vous aimerez, s'il vous plaÃt, Madame. Lélio est mon ami, et je ne veux point lui donner de maÃtresse insensible. La Comtesse, sérieusement. - Cherchez-lui donc une maÃtresse ailleurs, car il trouverait fort mal son compte ici. Lélio. - Madame, je sais le peu que je vaux, on peut se dispenser de me l'apprendre; après tout, votre antipathie ne me fait point trembler. Le Baron. - Bon, voilà de l'amour qui prélude par du dépit. La Comtesse, à Lélio. - Vous seriez fort à plaindre, Monsieur, si mes sentiments ne vous étaient indifférents. Le Baron. - Ah le beau duo! Vous ne savez pas encore combien il est tendre. La Comtesse, s'en allant doucement. - En vérité, vos folies me poussent à bout, Baron. Le Baron. - Oh, Madame, nous aurons l'honneur, Lélio et moi, de vous reconduire jusque chez vous. Scène IX Le Baron, La Comtesse, Lélio, Colombine Colombine, arrivant. Bonjour, Monsieur le Baron. Comme vous voilà rouge, Madame. Monsieur Lélio est tout je ne sais comment aussi il a l'air d'un homme qui veut être fier, et qui ne peut pas l'être. Qu'avez-vous donc tous deux? La Comtesse, sortant. - L'étourdie! Le Baron. - Laissez-les là , Colombine, ils sont de méchante humeur; ils viennent de se faire une déclaration d'amour l'un à l'autre, et le tout en se fâchant. Scène X Colombine, Arlequin, avec un équipage de chasseur. Colombine, qui a écouté un peu leur conversation. - Je vois bien qu'ils nous apprêteront à rire. Mais où est Arlequin? Je veux qu'il m'amuse ici. J'entends quelqu'un, ne serait-ce pas lui? Arlequin. - Ouf, ce gibier-là mène un chasseur trop loin je me perdrais, tournons d'un autre côté... Allons donc... Euh! me voilà justement sur le chemin du tigre, maudits soient l'argent, l'or et les perles! Colombine. - Quelle heure est-il, Arlequin? Arlequin. - Ah! la fine mouche je vois bien que tu cherches midi à quatorze heures. Passez, passez votre chemin, ma mie. Colombine. - Il ne me plaÃt pas, moi passe-le toi-même. Arlequin. - Oh pardi, à bon chat bon rat, je veux rester ici. Colombine. - Eh le fou, qui perd l'esprit en voyant une femme! Arlequin. - Va-t'en, va-t'en demander ton portrait à mon maÃtre, il te le donnera pour rien tu verras si tu n'es pas une vipère. Colombine. - Ton maÃtre est un visionnaire, qui te fait faire pénitence de ses sottises. Dans le fond tu me fais pitié; c'est dommage qu'un jeune homme comme toi, assez bien fait et bon enfant, car tu es sans malice... Arlequin. - Je n'en ai non plus qu'un poulet. Colombine. - C'est dommage qu'il consume sa jeunesse dans la langueur et la souffrance; car, dis la vérité, tu t'ennuies ici, tu pâtis? Arlequin. - Oh! cela n'est pas croyable. Colombine. - Et pourquoi, nigaud, mener une pareille vie? Arlequin. - Pour ne point tomber dans vos pattes, race de chats que vous êtes; si vous étiez de bonnes gens, nous ne serions pas venus nous rendre ermites. Il n'y a plus de bon temps pour moi, et c'est vous qui en êtes la cause; et malgré tout cela, il ne s'en faut de rien que je ne t'aime. La sotte chose que le coeur de l'homme! Colombine. - Cet original qui dispute contre son coeur comme un honnête homme. Arlequin. - N'as-tu pas de honte d'être si jolie et si traÃtresse? Colombine. - Comme si on devait rougir de ses bonnes qualités! Au revoir, nigaud; tu me fuis, mais cela ne durera pas. Acte II Scène première Colombine, La Comtesse, Colombine, en regardant sa montre. - Cela est singulier! La Comtesse. - Quoi? Colombine. - Je trouve qu'il y a un quart d'heure que nous nous promenons sans rien dire entre deux femmes, cela ne laisse pas d'être fort. Sommes-nous bien dans notre état naturel? La Comtesse. - Je ne sache rien d'extraordinaire en moi. Colombine. - Vous voilà pourtant bien rêveuse. La Comtesse. - C'est que je songe à une chose. Colombine. - Voyons ce que c'est; suivant l'espèce de la chose, je ferai l'estime de votre silence. La Comtesse. - C'est que je songe qu'il n'est pas nécessaire que je voie si souvent Lélio. Colombine. - Hum, il y a du Lélio votre taciturnité n'est pas si belle que je le pensais. La mienne, à vous dire le vrai, n'est pas plus méritoire. Je me taisais à peu près dans le même goût; je ne rêve pas à Lélio, mais je suis autour de cela, je rêve au valet. La Comtesse. - Mais que veux-tu dire? Quel mal y a-t-il à penser à ce que je pense? Colombine. - Oh! pour du mal, il n'y en a pas; mais je croyais que vous ne disiez mot par pure paresse de langue, et je trouvais cela beau dans une femme; car on prétend que cela est rare. Mais pourquoi jugez-vous qu'il n'est pas nécessaire que vous voyiez si souvent Lélio? La Comtesse. - Je n'ai d'autres raisons pour lui parler que le mariage de ces jeunes gens il ne m'a point dit ce qu'il veut donner à la fille; je suis bien aise que le neveu de mon fermier trouve quelque avantage; mais sans nous parler, Lélio peut me faire savoir ses intentions, et je puis le faire informer des miennes. Colombine. - L'imagination de cela est tout à fait plaisante. La Comtesse. - Ne vas-tu pas faire un commentaire là -dessus? Colombine. - Comment? il n'y a pas de commentaire à cela. Malepeste, c'est un joli trait d'esprit que cette invention-là . Le chemin de tout le monde, quand on a affaire aux gens, c'est d'aller leur parler; mais cela n'est pas commode. Le plus court est de l'entretenir de loin; vraiment on s'entend bien mieux lui parlerez-vous avec une sarbacane, ou par procureur? La Comtesse. - Mademoiselle Colombine, vos fades railleries ne me plaisent point du tout; je vois bien les petites idées que vous avez dans l'esprit. Colombine. - Je me doute, moi, que vous ne vous doutez pas des vôtres, mais cela viendra. La Comtesse. - Taisez-vous. Colombine. - Mais aussi de quoi vous avisez-vous, de prendre un si grand tour pour parler à un homme? Monsieur, soyons amis tant que nous resterons ici; nous nous amuserons, vous à médire des femmes, moi à mépriser les hommes, voilà ce que vous lui avez dit tantôt. Est-ce que l'amusement que vous avez choisi ne vous plaÃt plus? La Comtesse. - Il me plaira toujours; mais j'ai songé que je mettrai Lélio plus à son aise en ne le voyant plus. D'ailleurs la conversation que nous avons eue tantôt ensemble, jointe aux plaisanteries que le Baron a continué de faire chez moi, pourraient donner matière à de nouvelles scènes que je suis bien aise d'éviter tiens, prends ce billet. Colombine. - Pour qui? La Comtesse. - Pour Lélio. C'est de cette paysanne dont il s'agit; je lui demande réponse. Colombine. - Un billet à monsieur Lélio, exprès pour ne point donner matière à la plaisanterie! Mais voilà des précautions d'un jugement!... La Comtesse. - Fais ce que je te dis. Colombine. - Madame, c'est une maladie qui commence votre coeur en est à son premier accès de fièvre. Tenez, le billet n'est plus nécessaire, je vois Lélio qui s'approche. La Comtesse. - Je me retire, faites votre commission. Scène II Lélio, Arlequin, Colombine Lélio. - Pourquoi donc madame la Comtesse se retire-t-elle en me voyant? Colombine, présentant le billet. - Monsieur... ma maÃtresse a jugé à propos de réduire sa conversation dans ce billet. A la campagne on a l'esprit ingénieux. Lélio. - Je ne vois pas la finesse qu'il peut y avoir à me laisser là , quand j'arrive, pour m'entretenir dans des papiers. J'allais prendre des mesures avec elle pour nos paysans; mais voyons ses raisons. Arlequin. - Je vous conseille de lui répondre sur une carte, cela sera bien aussi drôle. Lélio lit. - Monsieur, depuis que nous nous sommes quittés, j'ai fait réflexion qu'il était assez inutile de nous voir. Oh! très inutile; je l'ai pensé de même. Je prévois que cela vous gênerait; et moi, à qui il n'ennuie pas d'être seule, je serais fâchée de vous contraindre. Vous avez raison, Madame; je vous remercie de votre attention. Vous savez la prière que je vous ai faite tantôt au sujet du mariage de nos jeunes gens; je vous prie de vouloir bien me marquer là -dessus quelque chose de positif. Volontiers, Madame, vous n'attendrez point. Voilà la femme du caractère le plus passable que j'aie vue de ma vie; si j'étais capable d'en aimer quelqu'une, ce serait elle. Arlequin. - Par la morbleu, j'ai peur que ce tour-là ne vous joue d'un mauvais tour. Lélio. - Oh non; l'éloignement qu'elle a pour moi me donne en vérité beaucoup d'estime pour elle; cela est dans mon goût je suis ravi que la proposition vienne d'elle, elle m'épargne, à moi, la peine de la lui faire. Arlequin. - Pour cela oui, notre dessein était de lui dire que nous ne voulions plus d'elle. Colombine. - Quoi! ni de moi non plus? Arlequin. - Oh! je suis honnête; je ne veux point dire aux gens des injures à leur nez. Colombine. - Eh bien, Monsieur, faites-vous réponse? Lélio. - Oui, ma chère enfant, j'y cours; vous pouvez lui dire, puisqu'elle choisit le papier pour le champ de bataille de nos conversations, que j'en ai près d'une rame chez moi, et que le terrain ne me manquera de longtemps. Arlequin. - Eh! eh! eh! nous verrons à qui aura le dernier. Colombine. - Vous êtes distrait, Monsieur, vous me dites que vous courez faire réponse, et vous voilà encore. Lélio. - J'ai tort, j'oublie les choses d'un moment à l'autre. Attendez là un moment. Colombine, l'arrêtant. - C'est-à -dire que vous êtes bien charmé du parti que prend ma maÃtresse? Arlequin. - Pardi, cela est admirable! Lélio. - Oui, assurément cela me fera plaisir. Colombine. - Cela se passera, allez. Lélio. - Il faut bien que cela se passe. Arlequin. - Emmenez-moi avec vous; car je ne me fie point à elle. Colombine. - Oh! je n'attendrai point, si je suis seule je veux causer. Lélio. - Fais-lui l'honnêteté de rester avec elle, je vais revenir. Scène III Arlequin, Colombine Arlequin. - J'ai bien affaire, moi, d'être honnête à mes dépens. Colombine. - Et que crains-tu? Tu ne m'aimes point, tu ne veux point m'aimer. Arlequin. - Non, je ne veux point t'aimer; mais je n'ai que faire de prendre la peine de m'empêcher de le vouloir. Colombine. - Tu m'aimerais donc, si tu ne t'en empêchais? Arlequin. - Laissez-moi en repos, mademoiselle Colombine; promenez-vous d'un côté, et moi d'un autre; sinon, je m'enfuirai, car je réponds tout de travers. Colombine. - Puisqu'on ne peut avoir l'honneur de ta compagnie qu'à ce prix-là , je le veux bien, promenons-nous. Et puis à part et en se promenant, comme Arlequin fait de son côté. Tout en badinant cependant, me voilà dans la fantaisie d'être aimée de ce petit corps-là . Arlequin, déconcerté, et se promenant de son côté. - C'est une malédiction que cet amour il m'a tourmenté quand j'en avais, et il me fait encore du mal à cette heure que je n'en veux point. Il faut prendre patience et faire bonne mine. Il chante. Turlu, turluton. Colombine, le rencontrant sur le théâtre, et s'arrêtant. - Mais vraiment, tu as la voix belle sais-tu la musique? Arlequin, s'arrêtant aussi. - Oui, je commence à lire les paroles. Il chante. Tourleroutoutou. Colombine, continuant de se promener. - Peste soit du petit coquin! Sérieusement je crois qu'il me pique. Arlequin, de son côté. - Elle me regarde, elle voit bien que je fais semblant de ne pas songer à elle. Colombine. - Arlequin? Arlequin. - Hom. Colombine. - Je commence à me lasser de la promenade. Arlequin. - Cela se peut bien. Colombine. - Comment te va le coeur? Arlequin. - Ah! je ne prends pas garde à cela. Colombine. - Gageons que tu m'aimes? Arlequin. - Je ne gage jamais, je suis trop malheureux, je perds toujours. Colombine, allant à lui. - Oh! tu m'ennuies, je veux que tu me dises franchement que tu m'aimes. Arlequin. - Encore un petit tour de promenade. Colombine. - Non, parle, ou je te hais. Arlequin. - Et que t'ai-je fait pour me haïr? Colombine. - Savez-vous bien, monsieur le butor, que je vous trouve à mon gré, et qu'il faut que vous soupiriez pour moi? Arlequin. - Je te plais donc? Colombine. - Oui; ta petite figure me revient assez. Arlequin. - Je suis perdu, j'étouffe, adieu ma mie, sauve qui peut... Ah! Monsieur, vous voilà ? Scène IV Lélio, Arlequin, Colombine Lélio. - Qu'as-tu donc? Arlequin. - Hélas! c'est ce lutin-là qui me prend à la gorge elle veut que je l'aime. Lélio. - Et ne saurais-tu lui dire que tu ne veux pas? Arlequin. - Vous en parlez bien à votre aise elle a la malice de me dire qu'elle me haïra. Colombine. - J'ai entrepris la guérison de sa folie, il faut que j'en vienne à bout. Va, va, c'est partie à remettre. Arlequin. - Voyez la belle guérison; je suis de la moitié plus fou que je n'étais. Lélio. - Bon courage, Arlequin. Tenez, Colombine, voilà la réponse au billet de votre maÃtresse. Colombine. - Monsieur, ne l'avez-vous pas faite un peu trop fière? Lélio. - Eh! pourquoi la ferais-je fière? Je la fais indifférente. Ai-je quelque intérêt de la faire autrement? Colombine. - Ecoutez, je vous parle en amie. Les plus courtes folies sont les meilleures l'homme est faible; tous les philosophes du temps passé nous l'ont dit, et je m'en fie bien à eux. Vous vous croyez leste et gaillard, vous n'êtes point cela; ce que vous êtes est caché derrière tout cela si j'avais besoin d'indifférence et qu'on en vendÃt, je ne ferais pas emplette de la vôtre, j'ai bien peur que ce ne soit une drogue de charlatan, car on dit que l'Amour en est un, et franchement vous m'avez tout l'air d'avoir pris de son mithridate. Vous vous agitez, vous allez et venez, vous riez du bout des dents, vous êtes sérieux tout de bon; tout autant de symptômes d'une indifférence amoureuse. Lélio. - Et laissez-moi, Colombine, ce discours-là m'ennuie. Colombine. - Je pars; mais mon avis est que vous avez la vue trouble attendez qu'elle s'éclaircisse, vous verrez mieux votre chemin; n'allez pas vous jeter dans quelque ornière, vous embourber dans quelque pas. Quand vous soupirerez, vous serez bien aise de trouver un écho qui vous réponde n'en dites rien, ma maÃtresse est étourdie du bateau; la bonne dame bataille, et c'est autant de battu. Motus, Monsieur. Je suis votre servante. Elle s'en va. Scène V Lélio, Arlequin Lélio. - Ah! ah! ah! cela ne te fait-il pas rire? Arlequin. - Non. Lélio. - Cette folle, qui me vient dire qu'elle croit que sa maÃtresse s'humanise, elle qui me fuit, et qui me fuit, et qui me fuit moi présent! Oh! parbleu, madame la Comtesse, vos manières sont tout à fait de mon goût, je les trouve pourtant un peu sauvages; car enfin, l'on n'écrit pas à un homme de qui l'on n'a pas à se plaindre Je ne veux plus vous voir, vous me fatiguez, vous m'êtes insupportable. Et voilà le sens du billet, tout mitigé qu'il est. Oh! la vérité est que je ne croyais pas être si haïssable. Qu'en dis-tu, Arlequin? Arlequin. - Eh! Monsieur, chacun a son goût. Lélio. - Parbleu, je suis content de la réponse que j'ai faite au billet et de l'air dont je l'ai reçu mais très content. Arlequin. - Cela ne vaut pas la peine d'être si content, à moins qu'on ne soit fâché. Tenez-vous ferme, mon cher maÃtre; car si vous tombez, me voilà à bas. Lélio. - Moi, tomber? Je pars dès demain pour Paris voilà comme je tombe. Arlequin. - Ce voyage-là pourrait bien être une culbute à gauche, au lieu d'une culbute à droite. Lélio. - Point du tout, cette femme croirait peut-être que je serais sensible à son amour, et je veux la laisser là pour lui prouver que non. Arlequin. - Que ferai-je donc, moi? Lélio. - Tu me suivras. Arlequin. - Mais je n'ai rien à prouver à Colombine. Lélio. - Bon, ta Colombine! il s'agit bien de Colombine Veux-tu encore aimer, dis? Ne te souvient-il plus de ce que c'est qu'une femme? Arlequin. - Je n'ai non plus de mémoire qu'un lièvre, quand je vois cette fille-là . Lélio, avec distraction. - Il faut avouer que les bizarreries de l'esprit d'une femme sont des pièges bien finement dressés contre nous! Arlequin. - Dites-moi, Monsieur, j'ai fait un gros serment de n'être plus amoureux; mais si Colombine m'ensorcelle, je n'ai pas mis cet article dans mon marché mon serment ne vaudra rien, n'est-ce pas? Lélio, distrait. - Nous verrons. Ce qui m'arrive avec la comtesse ne suffirait-il pas pour jeter des étincelles de passion dans le coeur d'un autre? Oh! sans l'inimitié que j'ai vouée à l'amour, j'extravaguerais actuellement, peut-être je sens bien qu'il ne m'en faudrait pas davantage, je serais piqué, j'aimerais Cela irait tout de suite. Arlequin. - J'ai toujours entendu dire Il a du coeur comme un César; mais si ce César était à ma place, il serait bien sot. Lélio, continuant. - Le hasard me fit connaÃtre une femme qui hait l'amour; nous lions cependant commerce d'amitié, qui doit durer pendant notre séjour ici je la conduis chez elle, nous nous quittons en bonne intelligence; nous avons à nous revoir; je viens la trouver indifféremment; je ne songe non plus à l'amour qu'à m'aller noyer, j'ai vu sans danger les charmes de sa personne voilà qui est fini, ce semble. Point du tout, cela n'est pas fini; j'ai maintenant affaire à des caprices, à des fantaisies; équipages d'esprit que toute femme apporte en naissant madame la comtesse se met à rêver, et l'idée qu'elle imagine en se jouant serait la ruine de mon repos, si j'étais capable d'y être sensible. Arlequin. - Mon cher maÃtre, je crois qu'il faudra que je saute le bâton. Lélio. - Un billet m'arrête en chemin, billet diabolique, empoisonné, où l'on écrit que l'on ne veut plus me voir, que ce n'est pas la peine. M'écrire cela à moi, qui suis en pleine sécurité, qui n'ai rien fait à cette femme s'attend-on à cela? Si je ne prends garde à moi, si je raisonne à l'ordinaire, qu'en arrivera-t-il? Je serai étonné, déconcerté; premier degré de folie, car je vois cela tout comme si j'y étais. Après quoi, l'amour-propre s'en mêle; je me croirais méprisé, parce qu'on s'estime un peu; je m'aviserai d'être choqué; me voilà fou complet. Deux jours après, c'est de l'amour qui se déclare; d'où vient-il? pourquoi vient-il? D'une petite fantaisie magique qui prend à une femme; et qui plus est, ce n'est pas sa faute à elle la nature a mis du poison pour nous dans toutes ses idées; son esprit ne peut se retourner qu'à notre dommage, sa vocation est de nous mettre en démence elle fait sa charge involontairement. Ah! que je suis heureux, dans cette occasion, d'être à l'abri de tous ces périls! Le voilà , ce billet insultant, malhonnête; mais cette réflexion-là me met de mauvaise humeur; les mauvais procédés m'ont toujours déplu, et le vôtre est un des plus déplaisants, madame la Comtesse; je suis bien fâché de ne l'avoir pas rendu à Colombine. Arlequin, entendant nommer sa maÃtresse. - Monsieur, ne me parlez plus d'elle; car, voyez-vous, j'ai dans mon esprit qu'elle est amoureuse, et j'enrage. Lélio. - Amoureuse! elle amoureuse? Arlequin. - Oui, je la voyais tantôt qui badinait, qui ne savait que dire; elle tournait autour du pot, je crois même qu'elle a tapé du pied; tout cela est signe d'amour, tout cela mène un homme à mal. Lélio. - Si je m'imaginais que ce que tu dis fût vrai, nous partirions tout à l'heure pour Constantinople. Arlequin. - Eh! mon maÃtre, ce n'est pas la peine que vous fassiez ce chemin-là pour moi; je ne mérite pas cela, et il vaut mieux que j'aime que de vous coûter tant de dépense. Lélio. - Plus j'y rêve, et plus je vois qu'il faut que tu sois fou pour me dire que je lui plais, après son billet et son procédé. Arlequin. - Son billet! De qui parlez-vous? Lélio. - D'elle. Arlequin. - Eh bien, ce billet n'est pas d'elle. Lélio. - Il ne vient pas d'elle? Arlequin. - Pardi non, c'est de la comtesse. Lélio. - Eh! de qui diantre me parles-tu donc, butor? Arlequin. - Moi? de Colombine ce n'était donc pas à cause d'elle que vous vouliez me mener à Constantinople? Lélio. - Peste soit de l'animal, avec son galimatias! Arlequin. - Je croyais que c'était pour moi que vous vouliez voyager. Lélio. - Oh! qu'il ne t'arrive plus de faire de ces méprises-là ; car j'étais certain que tu n'avais rien remarqué pour moi dans la comtesse. Arlequin. - Si fait, j'ai remarqué qu'elle vous aimera bientôt. Lélio. - Tu rêves. Arlequin. - Et je remarque que vous l'aimerez aussi. Lélio. - Moi, l'aimer! moi, l'aimer! Tiens, tu me feras plaisir de savoir adroitement de Colombine les dispositions où elle se trouve; car je veux savoir à quoi m'en tenir et si, contre toute apparence, il se trouvait dans son coeur une ombre de penchant pour moi, vite à cheval je pars. Arlequin. - Bon! et vous partez demain pour Paris! Lélio. - Qu'est-ce qui t'a dit cela? Arlequin. - Vous il n'y a qu'un moment; mais c'est que la mémoire vous faille, comme à moi. Voulez-vous que je vous dise, il est bien aisé de voir que le coeur vous démange; vous parlez tout seul, vous faites des discours qui ont dix lieues de long; vous voulez vous en aller en Turquie, vous mettez vos bottes, vous les ôtez, vous partez, vous restez, et puis du noir, et puis du blanc. Pardi, quand on ne sait ni ce qu'on dit ni ce qu'on fait, ce n'est pas pour des prunes. Et moi, que ferai-je après? Quand je vois mon maÃtre qui perd l'esprit, le mien s'en va de compagnie. Lélio. - Je te dis qu'il ne me reste plus qu'une simple curiosité, c'est de savoir s'il ne se passerait pas quelque chose dans le coeur de la comtesse, et je donnerais tout à l'heure cent écus pour avoir soupçonné juste. Tâchons de le savoir. Arlequin. - Mais encore une fois, je vous dis que Colombine m'attrapera, je le sens bien. Lélio. - Ecoute; après tout, mon pauvre Arlequin, si tu te fais tant de violence pour ne pas aimer cette fille-là , je ne t'ai jamais conseillé l'impossible. Arlequin. - Par la mardi, vous parlez d'or, vous m'ôtez plus de cent pesant de dessus le corps, et vous prenez bien la chose. Franchement, Monsieur, la femme est un peu vaurienne, mais elle a du bon entre nous, je la crois plus ratière que malicieuse. Je m'en vais tâcher de rencontrer Colombine, et je ferai votre affaire je ne veux pas l'aimer; mais si j'ai tant de peine à me retenir, adieu panier, je me laisserai aller. Si vous m'en croyez, vous ferez de même. Etre amoureux et ne l'être pas, ma foi, je donnerai le choix pour un liard. C'est misère j'aime mieux la misère gaillarde que la misère triste. Adieu, je vais travailler pour vous. Lélio. - Attends tiens, ce n'est pas la peine que tu y ailles. Arlequin. - Pourquoi? Lélio. - C'est que ce que je pourrais apprendre ne me servirait de rien. Si elle m'aime, que m'importe? Si elle ne m'aime pas, je n'ai pas besoin de le savoir; ainsi, je ferai mieux de rester comme je suis. Arlequin. - Monsieur, si je deviens amoureux, je veux avoir la consolation que vous le soyez aussi, afin qu'on dise toujours tel valet, tel maÃtre. Je ne m'embarrasse pas d'être un ridicule, pourvu que je vous ressemble. Si la comtesse vous aime, je viendrai vitement vous le dire, afin que cela vous achève par bonheur que vous êtes déjà bien avancé, et cela me fait un grand plaisir. Je m'en vais voir l'air du bureau. Scène VI Lélio, Jacqueline Lélio. - Je ne le querelle point, car il est déjà tout égaré. Jacqueline. - Monsieur? Lélio, distrait. - Je prierai pourtant la comtesse d'ordonner à Colombine de laisser ce malheureux en repos; mais peut-être elle est bien aise elle-même que l'autre travaille à lui détraquer la cervelle, car madame la Comtesse n'est pas dans le goût de m'obliger. Jacqueline. - Monsieur? Lélio, d'un air fâché et agité. - Eh bien, que veux-tu? Jacqueline. - Je vians vous demander mon congé. Lélio, sans l'entendre. - Morbleu, je n'entends parler que d'amour. Eh, laissez-moi respirer, vous autres! Vous me laissez, faites comme il vous plaira; j'ai la tête remplie de femmes et de tendresses Ces maudites idées-là me suivent partout, elles m'assiègent; Arlequin d'un côté, les folies de la comtesse de l'autre, et toi aussi. Jacqueline. - Monsieur, c'est que je vians vous dire que je veux m'en aller. Lélio. - Pourquoi? Jacqueline. - C'est que Piarre ne m'aime plus, ce mésérable-là s'est amouraché de la fille à Thomas tenez, Monsieur, ce que c'est que la cruauté des hommes, je l'ai vu qui batifolait avec elle; moi, pour le faire venir, je lui ai fait comme ça avec le bras Et y allons donc, et le vilain qu'il est m'a fait comme cela un geste du coude; cela voulait dire Va te promener. Oh que les hommes sont traÃtres! Voilà qui est fait, j'en suis si soûle, si soûle, que je n'en veux plus entendre parler; et je vians pour cet effet vous demander mon congé. Lélio. - De quoi s'avise ce coquin-là d'être infidèle? Jacqueline. - Je ne comprends pas cela, il m'est avis que c'est un rêve. Lélio. - Tu ne le comprends pas? C'est pourtant un vice dont il a plu aux femmes d'enrichir l'humanité. Jacqueline. - Qui que ce soit, voilà de belles richesses qu'on a boutées là dans le monde. Lélio. - Va, va, Jacqueline, il ne faut pas que tu t'en ailles. Jacqueline. - Oh, Monsieur, je ne veux pas rester dans le village, car on est si faible Si ce garçon-là me recharchait, je ne sis pas rancuneuse, il y aurait du rapatriage, et je prétends être brouillée. Lélio. - Ne te presse pas, nous verrons ce que dira la comtesse. Jacqueline. - Hom! la voilà , cette comtesse. Je m'en vas, Piarre est son valet, et ça me fâche itou contre elle. Scène VII Lélio, La Comtesse, qui cherche à terre avec application. Lélio, la voyant chercher. - Elle m'a fui tantôt si je me retire, elle croira que je prends ma revanche, et que j'ai remarqué son procédé; comme il n'en est rien, il est bon de lui paraÃtre tout aussi indifférent que je le suis. Continuons de rêver, je n'ai qu'à ne lui point parler pour remplir les conditions du billet. La Comtesse, cherchant toujours. - Je ne trouve rien. Lélio. - Ce voisinage-là me déplaÃt, je crois que je ferai fort bien de m'en aller, dût-elle en penser ce qu'elle voudra. Et puis la voyant approcher. Oh parbleu, c'en est trop, Madame, vous m'avez fait l'honneur de m'écrire qu'il était inutile de nous revoir, et j'ai trouvé que vous pensiez juste; mais je prendrai la liberté de vous représenter que vous me mettez hors d'état de vous obéir. Le moyen de ne vous point voir? Je me trouve près de vous, Madame, vous venez jusqu'à moi; je me trouve irrégulier sans avoir tort! La Comtesse. - Hélas, Monsieur, je ne vous voyais pas. Après cela, quand je vous aurais vu, je ne me ferais pas un grand scrupule d'approcher de l'endroit où vous êtes, et je ne me détournerais pas de mon chemin à cause de vous. Je vous dirai cependant que vous outrez les termes de mon billet; il ne signifiait pas Haïssons-nous, soyons-nous odieux. Si vos dispositions de haine ou pour toutes les femmes ou pour moi vous l'ont fait expliquer comme cela, et si vous le pratiquez comme vous l'entendez, ce n'est pas ma faute. Je vous plains beaucoup de m'avoir vue; vous souffrez apparemment, et j'en suis fâchée; mais vous avez le champ libre, voilà de la place pour fuir, délivrez-vous de ma vue. Quant à moi, Monsieur, qui ne vous hais ni ne vous aime, qui n'ai ni chagrin ni plaisir à vous voir, vous trouverez bon que j'aille mon train; que vous me soyez un objet parfaitement indifférent, et que j'agisse tout comme si vous n'étiez pas là . Je cherche mon portrait, j'ai besoin de quelques petits diamants qui en ornent la boÃte; je l'ai prise pour les envoyer démonter à Paris, et Colombine, à qui je l'ai donné pour le remettre à un de mes gens qui part exprès, l'a perdu; voilà ce qui m'occupe. Et si je vous avais aperçu là , il ne m'en aurait coûté que de vous prier très froidement et très poliment de vous détourner; peut-être même m'aurait-il pris fantaisie de vous prier de chercher avec moi, puisque vous vous trouvez là ; car je n'aurais pas deviné que ma présence vous affligeait; à présent que je le sais, je n'userai point d'une prière incivile fuyez vite, Monsieur, car je continue. Lélio. - Madame, je ne veux point être incivil non plus; et je reste, puisque je puis vous rendre service, je vais chercher avec vous. La Comtesse. - Ah non, Monsieur, ne vous contraignez pas; allez-vous-en, je vous dis que vous me haïssez, je vous l'ai dit, vous n'en disconvenez point. Allez-vous-en donc, ou je m'en vais. Lélio. - Parbleu, Madame, c'est trop souffrir de rebuts en un jour; et billet et discours, tout se ressemble. Adieu, donc, Madame, je suis votre serviteur. La Comtesse. - Monsieur, je suis votre servante. Quand il est parti, elle dit Mais à propos, cet étourdi qui s'en va, et qui n'a point marqué positivement dans son billet ce qu'il voulait donner à sa fermière il me dit simplement qu'il verra ce qu'il doit faire. Ah! je ne suis pas d'humeur à mettre toujours la main à la plume. Je me moque de sa haine, il faut qu'il me parle. Dans l'instant elle part pour le rappeler, quand il revient lui-même. Quoi! vous revenez, Monsieur? Lélio, d'un air agité. - Oui, Madame, je reviens, j'ai quelque chose à vous dire; et puisque vous voilà , ce sera un billet d'épargné et pour vous et pour moi. La Comtesse. - A la bonne heure, de quoi s'agit-il? Lélio. - C'est que le neveu de votre fermier ne doit plus compter sur Jacqueline. Madame, cela doit vous faire plaisir; car cela finit le peu de commerce forcé que nous avons ensemble. La Comtesse. - Le commerce forcé? Vous êtes bien difficile, Monsieur, et vos expressions sont bien naïves! Mais passons. Pourquoi donc, s'il vous plaÃt, Jacqueline ne veut-elle pas de ce jeune homme? Que signifie ce caprice-là ? Lélio. - Ce que signifie un caprice? Je vous le demande, Madame; cela n'est point à mon usage, et vous le définiriez mieux que moi. La Comtesse. - Vous pourriez cependant me rendre un bon compte de celui-ci, si vous vouliez il est de votre ouvrage apparemment; je me mêlais de leur mariage, cela vous fatiguait, vous avez tout arrêté. Je vous suis obligée de vos égards. Lélio. - Moi, Madame! La Comtesse. - Oui, Monsieur, il n'était pas nécessaire de vous y prendre de cette façon-là ; cependant je ne trouve point mauvais que le peu d'intérêt que j'avais à vous voir fût à charge je ne condamne point dans les autres ce qui est en moi; et sans le hasard qui nous rejoint ici, vous ne m'auriez vue de votre vie, si j'avais pu. Lélio. - Eh, je n'en doute pas, Madame, je n'en doute pas. La Comtesse. - Non, Monsieur, de votre vie; et pourquoi en douteriez-vous? En vérité, je ne vous comprends pas! Vous avez rompu avec les femmes, moi avec les hommes vous n'avez pas changé de sentiments, n'est-il pas vrai? d'où vient donc que j'en changerais? Sur quoi en changerais-je? Y songez-vous? Oh! mettez-vous dans l'esprit que mon opiniâtreté vaut bien la vôtre, et que je n'en démordrai point. Lélio. - Eh Madame, vous m'en avez accablé, de preuves d'opiniâtreté; ne m'en donnez plus, voilà qui est fini. Je ne songe à rien, je vous assure. La Comtesse. - Qu'appelez-vous, Monsieur, vous ne songez à rien? mais du ton dont vous le dites, il semble que vous vous imaginez m'annoncer une mauvaise nouvelle? Eh bien, Monsieur, vous ne m'aimerez jamais, cela est-il si triste? Oh! je le vois bien, je vous ai écrit qu'il ne fallait plus nous voir, et je veux mourir si vous n'avez pris cela pour quelque agitation de coeur; assurément vous me soupçonnez de penchant pour vous. Vous m'assurez que vous n'en aurez jamais pour moi vous croyez me mortifier, vous le croyez, monsieur Lélio, vous le croyez, vous dis-je, ne vous en défendez point. J'espérais que vous me divertiriez en m'aimant vous avez pris un autre tour, je ne perds point au change, et je vous trouve très divertissant comme vous êtes. Lélio, d'un air riant et piqué. - Ma foi, Madame, nous ne nous ennuierons donc point ensemble; si je vous réjouis, vous n'êtes point ingrate Vous espériez que je vous divertirais, mais vous ne m'aviez pas dit que je serais diverti. Quoi qu'il en soit, brisons là -dessus; la comédie ne me plaÃt pas longtemps, et je ne veux être ni acteur ni spectateur. La Comtesse, d'un ton badin. - Ecoutez, Monsieur, vous m'avouerez qu'un homme à votre place, qui se croit aimé, surtout quand il n'aime pas, se met en prise? Lélio. - Je ne pense point que vous m'aimez, Madame; vous me traitez mal, mais vous y trouvez du goût. N'usez point de prétexte, je vous ai déplu d'abord; moi spécialement, je l'ai remarqué et si je vous aimais, de tous les hommes qui pourraient vous aimer, je serais peut-être le plus humilié, le plus raillé, et le plus à plaindre. La Comtesse. - D'où vous vient cette idée-là ? Vous vous trompez, je serais fâchée que vous m'aimassiez, parce que j'ai résolu de ne point aimer Mais quelque chose que j'aie dit, je croirais du moins devoir vous estimer. Lélio. - J'ai bien de la peine à le croire. La Comtesse. - Vous êtes injuste, je ne suis pas sans discernement Mais à quoi bon faire cette supposition, que si vous m'aimiez je vous traiterais plus mal qu'un autre? La supposition est inutile, puisque vous n'avez point envie de faire l'essai de mes manières; que vous importe ce qui en arriverait? Cela vous doit être indifférent; vous ne m'aimez pas? car enfin, si je le pensais... Lélio. - Eh! je vous prie, point de menace, Madame vous m'avez tantôt offert votre amitié, je ne vous demande que cela, je n'ai besoin que de cela Ainsi vous n'avez rien à craindre. La Comtesse, d'un air froid. - Puisque vous n'avez besoin que de cela, Monsieur, j'en suis ravie; je vous l'accorde, j'en serai moins gênée avec vous. Lélio. - Moins gênée? Ma foi, Madame, il ne faut pas que vous la soyez du tout; et tout bien pesé, je crois que nous ferons mieux de suivre les termes de votre billet. La Comtesse. - Oh, de tout mon coeur allons, Monsieur, ne nous voyons plus. Je fais présent de cent pistoles au neveu de mon fermier; vous me ferez savoir ce que vous voulez donner à la fille, et je verrai si je souscrirai à ce mariage, dont notre rupture va lever l'obstacle que vous y avez mis. Soyons-nous inconnus l'un à l'autre; j'oublie que je vous ai vu; je ne vous reconnaÃtrai pas demain. Lélio. - Et moi, Madame, je vous reconnaÃtrai toute ma vie; je ne vous oublierai point vos façons avec moi vous ont gravé pour jamais dans ma mémoire. La Comtesse. - Vous m'y donnerez la place qu'il vous plaira, je n'ai rien à me reprocher; mes façons ont été celles d'une femme raisonnable. Lélio. - Morbleu, Madame, vous êtes une dame raisonnable, à la bonne heure. Mais accordez donc cette lettre avec vos premières honnêtetés et avec vos offres d'amitié; cela est inconcevable, aujourd'hui votre ami, demain rien. Pour moi, Madame, je ne vous ressemble pas, et j'ai le coeur aussi jaloux en amitié qu'en amour ainsi nous ne nous convenons point. La Comtesse. - Adieu, Monsieur, vous parlez d'un air bien dégagé et presque offensant, si j'étais vaine Cependant, et si j'en crois Colombine, je vaux quelque chose, à vos yeux mêmes. Lélio. - Un moment; vous êtes de toutes les dames que j'ai vues celle qui vaut le mieux; je sens même que j'ai du plaisir à vous rendre cette justice-là . Colombine vous en a dit davantage; c'est une visionnaire, non seulement sur mon chapitre, mais encore sur le vôtre, Madame, je vous en avertis. Ainsi n'en croyez jamais au rapport de vos domestiques. La Comtesse. - Comment! Que dites-vous, Monsieur? Colombine vous aurait fait entendre... Ah l'impertinente! je la vois qui passe. Colombine, venez ici. Scène VIII La Comtesse, Lélio, Colombine Colombine arrive. - Que me voulez-vous, Madame? La Comtesse. - Ce que je veux? Colombine. - Si vous ne voulez rien, je m'en retourne. La Comtesse. - Parlez, quels discours avez-vous tenus à Monsieur sur mon compte? Colombine. - Des discours très sensés, à mon ordinaire. La Comtesse. - Je vous trouve bien hardie d'oser, suivant votre petite cervelle; tirer de folles conjectures de mes sentiments, et je voudrais bien vous demander sur quoi vous avez compris que j'aime Monsieur, à qui vous l'avez dit. Colombine. - N'est-ce que cela? Je vous jure que je l'ai cru comme je l'ai dit, et je l'ai dit pour le bien de la chose; c'était pour abréger votre chemin à l'un et à l'autre, car vous y viendrez tous deux. Cela ira là , et si la chose arrive, je n'aurai fait aucun mal. A votre égard, Madame, je vais vous expliquer sur quoi j'ai pensé que vous aimiez... La Comtesse, lui coupant la parole. - Je vous défends de parler. Lélio, d'un air doux et modeste. - Je suis honteux d'être la cause de cette explication-là , mais vous pouvez être persuadée que ce qu'elle a pu me dire ne m'a fait aucune impression. Non, Madame, vous ne m'aimez point, et j'en suis convaincu; et je vous avouerai même, dans le moment où je suis, que cette conviction m'est nécessaire. Je vous laisse. Si nos paysans se raccommodent, je verrai ce que je puis faire pour eux puisque vous vous intéressez à leur mariage, je me ferai un plaisir de le hâter; et j'aurai l'honneur de vous porter tantôt ma réponse, si vous me le permettez. La Comtesse, quand il est parti. - Juste ciel! que vient-il de me dire? Et d'où vient que je suis émue de ce que je viens d'entendre? Cette conviction m'est absolument nécessaire. Non, cela ne signifie rien, et je n'y veux rien comprendre. Colombine, à part. - Oh, notre amour se fait grand! il parlera bientôt bon français. Acte III Scène première Arlequin, Colombine Colombine, à part les premiers mots. - Battons-lui toujours froid. Tous les diamants y sont, rien n'y manque, hors le portrait que monsieur Lélio a gardé. C'est un grand bonheur que vous ayez trouvé cela; je vous rends la boÃte, il est juste que vous la donniez vous-même à madame la Comtesse adieu, je suis pressée. Arlequin l'arrête. - Eh là , là , ne vous en allez pas si vite, je suis de si bonne humeur. Colombine. - Je vous ai dit ce que je pensais de ma maÃtresse à l'égard de votre maÃtre Bonjour. Arlequin. - Eh bien, dites à cette heure ce que vous pensez de moi, hé, hé, hé. Colombine. - Je pense de vous que vous m'ennuieriez si je restais plus longtemps. Arlequin. - Fi, la mauvaise pensée! Causons pour chasser cela, c'est une migraine. Colombine. - Je n'ai pas le temps, monsieur Arlequin. Arlequin. - Et allons donc, faut-il avoir des manières comme cela avec moi? Vous me traitez de Monsieur, cela est-il honnête? Colombine. - Très honnête; mais vous m'amusez, laissez-moi. Que voulez-vous que je fasse ici? Arlequin. - Me dire comment je me porte, par exemple; me faire de petites questions Arlequin par-ci, Arlequin par-là ; me demander comme tantôt si je vous aime que sait-on? peut-être je vous répondrai que oui. Colombine. - Oh! je ne m'y fie plus. Arlequin. - Si fait, si fait; fiez-vous-y pour voir. Colombine. - Non, vous haïssez trop les femmes. Arlequin. - Cela m'a passé, je leur pardonne. Colombine. - Et moi, à compter d'aujourd'hui, je me brouille avec les hommes; dans un an ou deux, je me raccommoderai peut-être avec ces nigauds-là . Arlequin. - Il faudra donc que je me tienne pendant ce temps-là les bras croisés à vous voir venir, moi? Colombine. - Voyez-moi venir dans la posture qu'il vous plaira que m'importe que vos bras soient croisés ou ne le soient pas? Arlequin. - Par la sambille, j'enrage. Maudit esprit lunatique, que je te donnerais de grand coeur un bon coup de poing, si tu ne portais pas une cornette! Colombine, riant. - Ah! je vous entends! Vous m'aimez; j'en suis fâchée, mon ami; le ciel vous assiste! Arlequin. - Mardi oui, je t'aime. Mais laisse-moi faire; tiens, mon chien d'amour s'en ira, je m'étranglerais plutôt je m'en vais être ivrogne, je jouerai à la boule toute la journée, je prierai mon maÃtre de m'apprendre le piquet; je jouerai avec lui ou avec moi, je dormirai plutôt que de rester sans rien faire. Tu verras, va; je cours tirer bouteille, pour commencer. Colombine. - Tu mériterais que je te fisse expirer de pur chagrin, mais je suis généreuse. Tu as méprisé toutes les suivantes de France en ma personne, je les représente. Il faut une réparation à cette insulte; à mon égard, je t'en quitterais volontiers; mais je ne puis trahir les intérêts et l'honneur d'un corps si respectable pour toi; fais-lui donc satisfaction. Demande-lui à genoux pardon de toutes tes impertinences, et la grâce t'est accordée. Arlequin. - M'aimeras-tu après cette autre impertinence-là ? Colombine. - Humilie-toi, et tu seras instruit. Arlequin, se mettant à genoux. - Pardi, je le veux bien je demande pardon à ce drôle de corps pour qui tu parles. Colombine. - En diras-tu du bien? Arlequin. - C'est une autre affaire. Il est défendu de mentir. Colombine. - Point de grâce. Arlequin. - Accommodons-nous. Je n'en dirai ni bien ni mal. Est-ce fait? Colombine. - Hé! la réparation est un peu cavalière; mais le corps n'est pas formaliste. Baise-moi la main en signe de paix, et lève-toi. Tu me parais vraiment repentant, cela me fait plaisir. Arlequin, relevé. - Tu m'aimeras, au moins? Colombine. - Je l'espère. Arlequin, sautant. - Je me sens plus léger qu'une plume. Colombine. - Ecoute, nous avons intérêt de hâter l'amour de nos maÃtres, il faut qu'ils se marient ensemble. Arlequin. - Oui, afin que je t'épouse par-dessus le marché. Colombine. - Tu l'as dit n'oublions rien pour les conduire à s'avouer qu'ils s'aiment. Quand tu rendras la boÃte à la comtesse, ne manque pas de lui dire pourquoi ton maÃtre en garde le portrait. Je la vois qui rêve, retire-toi, et reviens dans un moment, de peur qu'en nous voyant ensemble, elle ne nous soupçonne d'intelligence. J'ai dessein de la faire parler; je veux qu'elle sache qu'elle aime, son amour en ira mieux, quand elle se l'avouera. Scène II La Comtesse, Colombine La Comtesse, d'un air de méchante humeur. - Ah! vous voilà a-t-on trouvé mon portrait? Colombine. - Je n'en sais rien, Madame, je le fais chercher. La Comtesse. - Je viens de rencontrer Arlequin, ne vous a-t-il point parlé? n'a-t-il rien à me dire de la part de son maÃtre? Colombine. - Je ne l'ai pas vu. La Comtesse. - Vous ne l'avez pas vu? Colombine. - Non, Madame. La Comtesse. - Vous êtes donc aveugle? Avez-vous dit au cocher de mettre les chevaux au carrosse? Colombine. - Moi? non, vraiment. La Comtesse. - Et pourquoi, s'il vous plaÃt? Colombine. - Faute de savoir deviner. La Comtesse. - Comment, deviner? Faut-il tant de fois vous répéter les choses? Colombine. - Ce qui n'a jamais été dit n'a pas été répété, Madame, cela est clair demandez cela à tout le monde. La Comtesse. - Vous êtes une grande raisonneuse! Colombine. - Qui diantre savait que vous voulussiez partir pour aller quelque part? Mais je m'en vais avertir le cocher. La Comtesse. - Il n'est plus temps. Colombine. - Il ne faut qu'un instant. La Comtesse. - Je vous dis qu'il est trop tard. Colombine. - Peut-on vous demander où vous vouliez aller, Madame? La Comtesse. - Chez ma soeur, qui est à sa terre J'avais dessein d'y passer quelques jours. Colombine. - Et la raison de ce dessein-là ? La Comtesse. - Pour quitter Lélio, qui s'avise de m'aimer, je pense. Colombine. - Oh! rassurez-vous, Madame, je crois maintenant qu'il n'en est rien. La Comtesse. - Il n'en est rien? Je vous trouve plaisante de me venir dire qu'il n'en est rien, vous de qui je sais la chose en partie. Colombine. - Cela est vrai, je l'avais cru; mais je vois que je me suis trompée. La Comtesse. - Vous êtes faite aujourd'hui pour m'impatienter. Colombine. - Ce n'est pas mon intention. La Comtesse. - Non, d'aujourd'hui vous ne m'avez répondu que des impertinences. Colombine. - Mais, Madame, tout le monde se peut tromper. La Comtesse. - Je vous dis encore une fois que cet homme-là m'aime, et que je vous trouve ridicule de me disputer cela. Prenez-y garde, vous me répondrez de cet amour-là , au moins? Colombine. - Moi, Madame, m'a-t-il donné son coeur en garde? Eh, que vous importe qu'il vous aime? La Comtesse. - Ce n'est pas son amour qui m'importe, je ne m'en soucie guère; mais il m'importe de ne point prendre de fausses idées des gens, et de n'être pas la dupe éternelle de vos étourderies! Colombine. - Voilà un sujet de querelle furieusement tiré par les cheveux cela est bien subtil! La Comtesse. - En vérité, je vous admire dans vos récits! Monsieur Lélio vous aime, Madame, j'en suis certaine, votre billet l'a piqué, il l'a reçu en colère, il l'a lu de même, il a pâli, il a rougi. Dites-moi, sur un pareil rapport, qui est-ce qui ne croira pas qu'un homme est amoureux? Cependant il n'en est rien, il ne plaÃt plus à Mademoiselle que cela soit, elle s'est trompée. Moi, je compte là -dessus, je prends des mesures pour me retirer. Mesures perdues. Colombine. - Quelles si grandes mesures avez-vous donc prises, Madame? Si vos ballots sont faits, ce n'est encore qu'en idée, et cela ne dérange rien. Au bout du compte, tant mieux s'il ne vous aime point. La Comtesse. - Oh! vous croyez que cela va comme votre tête, avec votre tant mieux! Il serait à souhaiter qu'il m'aimât, pour justifier le reproche que je lui en ai fait. Je suis désolée d'avoir accusé un homme d'un amour qu'il n'a pas. Mais si vous vous êtes trompée, pourquoi Lélio m'a-t-il fait presque entendre qu'il m'aimait? Parlez donc, me prenez-vous pour une bête? Colombine. - Le ciel m'en préserve! La Comtesse. - Que signifie le discours qu'il m'a tenu en me quittant? Madame, vous ne m'aimez point, j'en suis convaincu, et je vous avouerai que cette conviction m'est absolument nécessaire; n'est-ce pas tout comme s'il m'avait dit Je serais en danger de vous aimer, si je croyais que vous puissiez m'aimer vous-même? Allez, allez, vous ne savez ce que vous dites, c'est de l'amour que ce sentiment-là . Colombine. - Cela est plaisant! Je donnerais à ces paroles-là , moi, toute une autre interprétation, tant je les trouve équivoques! La Comtesse. - Oh! je vous prie, gardez votre belle interprétation, je n'en suis point curieuse, je vois d'ici qu'elle ne vaut rien. Colombine. - Je la crois pourtant aussi naturelle que la vôtre, Madame. La Comtesse. - Pour la rareté du fait, voyons donc. Colombine. - Vous savez que monsieur Lélio fuit les femmes; cela posé, examinons ce qu'il vous dit Vous ne m'aimez pas, Madame, j'en suis convaincu, et je vous avouerai que cette conviction m'est absolument nécessaire; c'est-à -dire Pour rester où vous êtes, j'ai besoin d'être certain que vous ne m'aimez pas, sans quoi je décamperais. C'est une pensée désobligeante, entortillée dans un tour honnête cela me paraÃt assez net. La Comtesse, après avoir rêvé. - Cette fille-là n'a jamais eu d'esprit que contre moi; mais, Colombine, l'air affectueux et tendre qu'il a joint à cela?... Colombine. - Cet air-là , Madame, peut ne signifier encore qu'un homme honteux de dire une impertinence, et qui l'adoucit le plus qu'il peut. La Comtesse. - Non, Colombine, cela ne se peut pas; tu n'y étais point, tu ne lui as pas vu prononcer ces paroles-là je t'assure qu'il les a dites d'un ton de coeur attendri. Par quel esprit de contradiction veux-tu penser autrement? J'y étais, je m'y connais, ou bien Lélio est le plus fourbe de tous les hommes; et s'il ne m'aime pas, je fais voeu de détester son caractère. Oui, son honneur y est engagé, il faut qu'il m'aime, ou qu'il soit un malhonnête homme; car il a donc voulu me faire prendre le change? Colombine. - Il vous aimait peut-être, et je lui avais dit que vous pourriez l'aimer; mais vous vous êtes fâchée, et j'ai détruit mon ouvrage. J'ai dit tantôt à Arlequin que vous ne songiez nullement à lui; que j'avais voulu flatter son maÃtre pour me divertir, et qu'enfin monsieur Lélio était l'homme du monde que vous aimeriez le moins. La Et cela n'est pas vrai! de quoi vous mêlez-vous, Colombine? Si monsieur Lélio a du penchant pour moi, de quoi vous avisez-vous d'aller mortifier un homme à qui je ne veux point de mal, que j'estime? Il faut avoir le coeur bien dur pour donner du chagrin aux gens sans nécessité! En vérité, vous avez juré de me désobliger. Colombine. - Tenez, Madame, dussiez-vous me quereller, vous aimez cet homme à qui vous ne voulez point de mal! Oui, vous l'aimez. La Comtesse, d'un ton froid. - Retirez-vous. Colombine. - Je vous demande pardon. La Comtesse. - Retirez-vous, vous dis-je, j'aurai soin demain de vous payer et de vous renvoyer à Paris. Colombine. - Madame, il n'y a que l'intention de punissable, et je fais serment que je n'ai eu nul dessein de vous fâcher; je vous respecte et je vous aime, vous le savez. La Comtesse. - Colombine, je vous passe encore cette sottise-là observez-vous bien dorénavant. Colombine, à part les premiers mots. - Voyons la fin de cela. Je vous l'avoue, une seule chose me chagrine c'est de m'apercevoir que vous manquez de confiance pour moi, qui ne veux savoir vos secrets que pour vous servir. De grâce, ma chère maÃtresse, ne me donnez plus ce chagrin-là , récompensez mon zèle pour vous, ouvrez-moi votre coeur, vous n'en serez point fâchée. Colombine approchant de sa maÃtresse et la caressant. La Comtesse. - Ah! Colombine. - Eh bien! voilà un soupir c'est un commencement de franchise; achevez donc! La Comtesse. - Colombine! Colombine. - Madame? La Comtesse. - Après tout, aurais-tu raison? Est-ce que j'aimerais? Colombine. - Je crois que oui mais d'où vient vous faire un si grand monstre de cela? Eh bien, vous aimez, voilà qui est bien rare! La Comtesse. - Non, je n'aime point encore. Colombine. - Vous avez l'équivalent de cela. La Comtesse. - Quoi! je pourrais tomber dans ces malheureuses situations, si pleines de troubles, d'inquiétudes, de chagrins? moi, moi! Non, Colombine, cela n'est pas fait encore, je serais au désespoir. Quand je suis venue ici, j'étais triste; tu me demandais ce que j'avais ah Colombine! c'était un pressentiment du malheur qui devait m'arriver. Colombine. - Voici Arlequin qui vient à nous, renfermez vos regrets. Scène III Arlequin, La Comtesse, Colombine Arlequin. - Madame, mon maÃtre m'a dit que vous avez perdu une boÃte de portrait; je sais un homme qui l'a trouvée; de quelle couleur est-elle? combien y-a-t-il de diamants? sont-ils gros ou petits? Colombine. - Montre, nigaud! te méfies-tu de Madame? Tu fais là d'impertinentes questions! Arlequin. - Mais c'est la coutume d'interroger le monde pour plus grande sûreté je n'y pense point à mal. La Comtesse. - Où est-elle, cette boÃte? Arlequin, la montrant. - La voilà , Madame un autre que vous ne la verrait pas, mais vous êtes une femme de bien. La Comtesse. - C'est la même tiens, prends cela en revanche. Arlequin. - Vivent les revanches! le ciel vous soit en aide! La Comtesse. - Le portrait n'y est pas! Arlequin. - Chut, il n'est pas perdu, c'est mon maÃtre qui le garde. La Comtesse. - Il me garde mon portrait! Qu'en veut-il faire? Arlequin. - C'est pour vous mirer quand il ne vous voit plus; il dit que ce portrait ressemble à une cousine qui est morte, et qu'il aimait beaucoup. Il m'a défendu d'en rien dire, et de vous faire accroire qu'il est perdu; mais il faut bien vous donner de la marchandise pour votre argent. Motus, le pauvre homme en tient. Colombine. - Madame, la cousine dont il parle peut être morte, mais la cousine qu'il ne dit pas se porte bien, et votre cousin n'est pas votre parent. Arlequin. - Eh! eh! eh! La Comtesse. - De quoi ris-tu? Arlequin. - De ce drôle de cousin mon maÃtre croit bonnement qu'il garde le portrait à cause de la cousine; et il ne sait pas que c'est à cause de vous, cela est risible, il fait des quiproquos d'apothicaire. La Comtesse. - Eh! que sais-tu si c'est à cause de moi? Arlequin. - Je vous dis que la cousine est un conte à dormir debout. Est-ce qu'on dit des injures à la copie d'une cousine qui est morte? Colombine. - Comment, des injures? Arlequin. - Oui, je l'ai laissé là -bas qui se fâche contre le visage de Madame; il le querelle tant qu'il peut de ce qu'il aime. Il y a à mourir de rire de le voir faire. Quelquefois il met de bons gros soupirs au bout des mots qu'il dit Oh! de ces soupirs-là , la cousine défunte n'en tâte que d'une dent. La Comtesse. - Colombine, il faut absolument qu'il me rende mon portrait, cela est de conséquence pour moi je vais lui demander. Je ne souffrirai pas mon portrait entre les mains d'un homme. Où se promène-t-il? Arlequin. - De ce côté-là ; vous le trouverez sans faute à droite ou à gauche. Scène IV Lélio, Colombine, Arlequin Arlequin. - Son coeur va-t-il bien? Colombine. - Oh, je te réponds qu'il va grand train. Mais voici ton maÃtre, laisse-moi faire. Lélio arrive. - Colombine, où est madame la Comtesse? je souhaiterais lui parler. Colombine. - Madame la Comtesse va, je pense, partir tout à l'heure pour Paris. Lélio. - Quoi, sans me voir? sans me l'avoir dit? Colombine. - C'est bien à vous à vous apercevoir de cela; n'avez-vous pas dessein de vivre en sauvage? de quoi vous plaignez-vous? Lélio. - De quoi je me plains? La question est singulière, mademoiselle Colombine voilà donc le penchant que vous lui connaissez pour moi. Partir sans me dire adieu, et vous voulez que je sois un homme de bon sens, et que je m'accommode de cela, moi! Non, les procédés bizarres me révolteront toujours. Colombine. - Si elle ne vous a pas dit adieu, c'est qu'entre amis on en agit sans façon. Lélio. - Amis! oh doucement, je veux du vrai dans mes amis, des manières franches et stables, et je n'en trouve point là ; dorénavant je ferai mieux de n'être ami de personne, car je vois bien qu'il n'y a que du faux partout. Colombine. - Lui ferai-je vos compliments? Arlequin. - Cela sera honnête. Lélio. - Et moi, je ne suis point aujourd'hui dans le goût d'être honnête, je suis las de la bagatelle. Colombine. - Je vois bien que je ne ferai rien par la feinte, il vaut mieux vous parler franchement. Monsieur, madame la Comtesse ne part pas; elle attend, pour se déterminer, qu'elle sache si vous l'aimez ou non; mais dites-moi naturellement vous-même ce qui en est; c'est le plus court. Lélio. - C'est le plus court, il est vrai; mais j'y trouve pourtant de la difficulté car enfin, dirai-je que je ne l'aime pas? Colombine. - Oui, si vous le pensez. Lélio. - Mais, madame la Comtesse est aimable, et ce serait une grossièreté. Arlequin. - Tirez votre réponse à la courte paille. Colombine. - Eh bien, dites que vous l'aimez. Lélio. - Mais en vérité, c'est une tyrannie que cette alternative-là ; si je vais dire que je l'aime, cela dérangera peut-être madame la Comtesse, cela la fera partir. Si je dis que je ne l'aime point... Colombine. - Peut-être aussi partira-t-elle? Lélio. - Vous voyez donc bien que cela est embarrassant. Colombine. - Adieu, je vous entends; je lui rendrai compte de votre indifférence, n'est-ce pas? Lélio. - Mon indifférence, voilà un beau rapport, et cela me ferait un joli cavalier! Vous décidez bien cela à la légère; en savez-vous plus que moi? Colombine. - Déterminez-vous donc. Lélio. - Vous me mettez dans une désagréable situation. Dites-lui que je suis plein d'estime, de considération et de respect pour elle. Arlequin. - Discours de normand que tout cela. Colombine. - Vous me faites pitié. Lélio. - Qui, moi? Colombine. - Oui, et vous êtes un étrange homme, de ne m'avoir pas confié que vous l'aimiez. Lélio. - Eh, Colombine, le savais-je? Arlequin. - Ce n'est pas ma faute, je vous en avais averti. Lélio. - Je ne sais où je suis. Colombine. - Ah! vous voilà dans le ton songez à dire toujours de même, entendez-vous, monsieur de l'ermitage? Lélio. - Que signifie cela? Colombine. - Rien, sinon que je vous ai donné la question, et que vous avez jasé dans vos souffrances. Tenez vous gai, l'homme indifférent, tout ira bien. Arlequin, je te le recommande, instruis-le plus amplement, je vais chercher l'autre. Scène V Lélio, Arlequin Arlequin. - Ah çà , Monsieur, voilà qui est donc fait! c'est maintenant qu'il faut dire va comme je te pousse! Vive l'amour, mon cher maÃtre, et faites chorus, car il n'y a pas deux chemins il faut passer par là , ou par la fenêtre. Lélio. - Ah! je suis un homme sans jugement. Arlequin. - Je ne vous dispute point cela. Lélio. - Arlequin, je ne devais jamais revoir de femmes. Arlequin. - Monsieur, il fallait donc devenir aveugle. Lélio. - Il me prend envie de m'enfermer chez moi, et de n'en sortir de six mois. Arlequin siffle. De quoi t'avises-tu de siffler? Arlequin. - Vous dites une chanson, et je l'accompagne. Ne vous fâchez pas, j'ai de bonnes nouvelles à vous apprendre cette comtesse vous aime, et la voilà qui vient vous donner le dernier coup à vous. Lélio, à part. - Cachons-lui ma faiblesse; peut-être ne la sait-elle pas encore. Scène VI La Comtesse, Lélio, Arlequin La Comtesse. - Monsieur, vous devez savoir ce qui m'amène? Lélio. - Madame, je m'en doute du moins, et je consens à tout. Nos paysans se sont raccommodés, et je donne à Jacqueline autant que vous donnez à son amant C'est de quoi j'allais prendre la liberté de vous informer. La Comtesse. - Je vous suis obligée de finir cela, Monsieur, mais j'avais quelque autre chose à vous dire; bagatelle pour vous, et assez importante pour moi. Lélio. - Que serait-ce donc? La Comtesse. - C'est mon portrait, qu'on m'a dit que vous avez, et je viens vous prier de me le rendre, rien ne vous est plus inutile. Lélio. - Madame, il est vrai qu'Arlequin a trouvé une boÃte de portrait que vous cherchiez; je vous l'ai fait remettre sur-le-champ; s'il vous a dit autre chose, c'est un étourdi, et je voudrais bien lui demander où est le portrait dont il parle? Arlequin, timidement. - Eh, Monsieur! Lélio. - Quoi? Arlequin. - Il est dans votre poche. Lélio. - Vous ne savez ce que vous dites. Arlequin. - Si fait, Monsieur, vous vous souvenez bien que vous lui avez parlé tantôt, je vous l'ai vu mettre après dans la poche du côté gauche. Lélio. - Quelle impertinence! La Comtesse. - Cherchez, Monsieur, peut-être avez-vous oublié que vous l'avez tenu? Lélio. - Ah, Madame, vous pouvez m'en croire. Arlequin. - Tenez, Monsieur; tâtez, Madame, le voilà . La Comtesse, touchant à la poche de la veste. - Cela est vrai, il me paraÃt que c'est lui. Lélio, mettant la main dans sa poche, et honteux d'y trouver le portrait. - Voyons donc, il a raison! Le voulez-vous, Madame? La Comtesse, un peu confuse. - Il le faut bien, Monsieur. Lélio. - Comment donc cela s'est-il fait? Arlequin. - Eh! c'est que vous vouliez le garder, à cause, disiez-vous, qu'il ressemblait à une cousine qui est morte; et moi, qui suis fin, je vous disais que c'était à cause qu'il ressemblait à Madame, et cela était vrai. La Comtesse. - Je ne vois point d'apparence à cela. Lélio. - En vérité, Madame, je ne comprends pas ce coquin-là . A part. Tu me la paieras. Arlequin. - Madame la Comtesse! voilà Monsieur qui me menace derrière vous. Lélio. - Moi! Arlequin. - Oui, parce que je dis la vérité. Madame, vous me feriez bien du plaisir de l'obliger à vous dire qu'il vous aime; il n'aura pas plus tôt avoué cela, qu'il me pardonnera. La Comtesse. - Va, mon ami, tu n'as pas besoin de mon intercession. Lélio. - Eh, Madame, je vous assure que je ne lui veux aucun mal; il faut qu'il ait l'esprit troublé. Retire-toi et ne nous romps plus la tête de tes sots discours. Arlequin s'en va, et un moment après Lélio continue. Je vous prie, Madame, de n'être point fâchée de ce que j'avais votre portrait, j'étais dans l'ignorance. La Comtesse, d'un air embarrassé. - Ce n'est rien que cela, Monsieur. Lélio. - C'est une aventure qui ne laisse pas que d'avoir un air singulier. La Comtesse. - Effectivement. Lélio. - Il n'y a personne qui ne se persuade là -dessus que je vous aime. La Comtesse. - Je l'aurais cru moi-même, si je ne vous connaissais pas. Lélio. - Quand vous le croiriez encore, je ne vous estimerais guère moins clairvoyante. La Comtesse. - On n'est pas clairvoyante quand on se trompe, et je me tromperais. Lélio. - Ce n'est presque pas une erreur que cela, la chose est si naturelle à penser! La Comtesse. - Mais voudriez-vous que j'eusse cette erreur-là ? Lélio. - Moi, Madame! vous êtes la maÃtresse. La Comtesse. - Et vous le maÃtre, Monsieur. Lélio. - De quoi le suis-je? La Comtesse. - D'aimer ou de n'aimer pas. Lélio. - Je vous reconnais l'alternative est bien de vous, Madame. La Comtesse. - Eh! pas trop. Lélio. - Pas trop... si j'osais interpréter ce mot-là ! La Comtesse. - Et que trouvez-vous donc qu'il signifie? Lélio. - Ce qu'apparemment vous n'avez pas pensé. La Comtesse. - Voyons. Lélio. - Vous ne me le pardonneriez jamais. La Comtesse. - Je ne suis pas vindicative. Lélio, à part. - Ah! je ne sais ce que je dois faire. La Comtesse, d'un air impatient. - Monsieur Lélio, expliquez-vous, et ne vous attendez pas que je vous devine. Lélio. - Eh bien, Madame! me voilà expliqué, m'entendez-vous? Vous ne répondez rien, vous avez raison mes extravagances ont combattu trop longtemps contre vous, et j'ai mérité votre haine. La Comtesse. - Levez-vous, Monsieur. Lélio. - Non, Madame, condamnez-moi, ou faites-moi grâce. La Comtesse, confuse. - Ne me demandez rien à présent reprenez le portrait de votre parente, et laissez-moi respirer. Arlequin. - Vivat! Enfin, voilà la fin. Colombine. - Je suis contente de vous, monsieur Lélio. Pierre. - Parguenne, ça me boute la joie au coeur. Lélio. - Ne vous mettez en peine de rien, mes enfants, j'aurai soin de votre noce. Pierre. - Grand marci; mais morgué, pisque je sommes en joie, j'allons faire venir les ménétriers que j'avons retenus. Arlequin. - Colombine, pour nous, allons nous marier sans cérémonie. Colombine. - Avant le mariage, il en faut un peu; après le mariage, je t'en dispense. Divertissement Le Chanteur Je ne crains point que Mathurine S'amuse à me manquer de foi; Car drés que je vois dans sa mine Queuque indifférence envars moi, Sans li demander le pourquoi, Je laisse aller la pélerine; Je ne dis mot, je me tiens coi; Je batifole avec Claudine. En voyant ça, la Mathurine Prend du souci, rêve à part soi; Et pis tout d'un coup la mutine Me dit J'enrage contre toi. La Chanteuse Colas me disait l'autre jour Margot, donne-moi ton amour. Je répondis Je te le donne, Mais ne va le dire à personne; Colas ne m'entendit pas bien, Car l'innocent ne reçut rien. Arlequin Femmes, nous étions de grands fous D'être aux champs pour l'amour de vous. Si de chaque femme volage L'amant allait planter des choux, Par la ventrebille! je gage Que nous serions condamnés tous A travailler au jardinage. La Double Inconstance Adresse Comédie en trois actes Représentée pour la première fois par les comédiens italiens, le mardi 6 avril 1723 A Madame la Marquise de Prie Madame, On ne verra point ici ce tas d'éloges dont les épÃtres dédicatoires sont ordinairement chargées; à quoi servent-ils? Le peu de cas que le public en fait devrait en corriger ceux qui les donnent, et en dégoûter ceux qui les reçoivent. Je serais pourtant bien tenté de vous louer d'une chose, Madame; et c'est d'avoir véritablement craint que je ne vous louasse; mais ce seul éloge que je vous donnerais, il est si distingué, qu'il aurait ici tout l'air d'un présent de flatteur, surtout s'adressant à une dame de votre âge, à qui la nature n'a rien épargné de tout ce qui peut inviter l'amour-propre à n'être point modeste. J'en reviens donc, Madame, au seul motif que j'ai en vous offrant ce petit ouvrage; c'est de vous remercier du plaisir que vous y avez pris, ou plutôt de la vanité que vous m'avez donnée, quand vous m'avez dit qu'il vous avait plu. Vous dirai-je tout? Je suis charmé d'apprendre à toutes les personnes de goût qu'il a votre suffrage; en vous disant cela, je vous proteste que je n'ai nul dessein de louer votre esprit; c'est seulement vous avouer que je pense aux intérêts du mien. Je suis avec un profond respect, Madame, votre très humble et très obéissant serviteur. D. M. Acteurs Le Prince. Un Seigneur. Des laquais. Des filles de chambre. La scène est dans le palais du Prince. Acte premier Scène première Silvia, Trivelin et quelques femmes à la suite de Silvia Silvia paraÃt sortir comme fâchée. Trivelin. - Mais, Madame, écoutez-moi. Silvia. - Vous m'ennuyez. Trivelin. - Ne faut-il pas être raisonnable? Silvia, impatiente. - Non, il ne faut pas l'être, et je ne le serai point. Trivelin. - Cependant... Silvia, avec colère. - Cependant, je ne veux point avoir de raison et quand vous recommenceriez cinquante fois votre cependant, je n'en veux point avoir que ferez-vous là ? Trivelin. - Vous avez soupé hier si légèrement, que vous serez malade, si vous ne prenez rien ce matin. Silvia. - Et moi, je hais la santé, et je suis bien aise d'être malade; ainsi, vous n'avez qu'à renvoyer tout ce qu'on m'apporte, car je ne veux aujourd'hui ni déjeuner, ni dÃner, ni souper; demain la même chose. Je ne veux qu'être fâchée, vous haïr tous tant que vous êtes, jusqu'à tant que j'aie vu Arlequin, dont on m'a séparée voilà mes petites résolutions, et si vous voulez que je devienne folle, vous n'avez qu'à me prêcher d'être plus raisonnable, cela sera bientôt fait. Trivelin. - Ma foi, je ne m'y jouerai pas, je vois bien que vous me tiendriez parole; si j'osais cependant... Silvia, plus en colère. - Eh bien! ne voilà -t-il pas encore un cependant? Trivelin. - En vérité, je vous demande pardon, celui-là m'est échappé, mais je n'en dirai plus, je me corrigerai. Je vous prierai seulement de considérer... Silvia. - Oh! vous ne vous corrigez pas, voilà des considérations qui ne me conviennent point non plus. Trivelin, continuant. - ...que c'est votre souverain qui vous aime. Silvia. - Je ne l'empêche pas, il est le maÃtre mais faut-il que je l'aime, moi? Non, et il ne le faut pas, parce que je ne le puis pas; cela va tout seul, un enfant le verrait, et vous ne le voyez pas. Trivelin. - Songez que c'est sur vous qu'il fait tomber le choix qu'il doit faire d'une épouse entre ses sujettes. Silvia. - Qui est-ce qui lui a dit de me choisir? M'a-t-il demandé mon avis? S'il m'avait dit Me voulez-vous, Silvia? je lui aurais répondu Non, seigneur, il faut qu'une honnête femme aime son mari, et je ne pourrais pas vous aimer. Voilà la pure raison, cela; mais point du tout, il m'aime, crac, il m'enlève, sans me demander si je le trouverai bon. Trivelin. - Il ne vous enlève que pour vous donner la main. Silvia. - Eh! que veut-il que je fasse de cette main, si je n'ai pas envie d'avancer la mienne pour la prendre? Force-t-on les gens à recevoir des présents malgré eux? Trivelin. - Voyez, depuis deux jours que vous êtes ici, comment il vous traite; n'êtes-vous pas déjà servie comme si vous étiez sa femme? Voyez les honneurs qu'il vous fait rendre, le nombre de femmes qui sont à votre suite, les amusements qu'on tâche de vous procurer par ses ordres. Qu'est-ce qu'Arlequin au prix d'un prince plein d'égards, qui ne veut pas même se montrer qu'on ne vous ait disposée à le voir? d'un prince jeune, aimable et rempli d'amour, car vous le trouverez tel. Eh! Madame, ouvrez les yeux, voyez votre fortune, et profitez de ses faveurs. Silvia. - Dites-moi, vous et toutes celles qui me parlent, vous a-t-on mis avec moi, vous a-t-on payés pour m'impatienter, pour me tenir des discours qui n'ont pas le sens commun, qui me font pitié? Trivelin. - Oh parbleu! je n'en sais pas davantage, voilà tout l'esprit que j'ai. Silvia. - Sur ce pied-là , vous seriez tout aussi avancé de n'en point avoir du tout. Trivelin. - Mais encore, daignez, s'il vous plaÃt, me dire en quoi je me trompe. Silvia, en se tournant vivement de son côté. - Oui, je vais vous dire, en quoi, oui... Trivelin. - Eh! doucement, Madame, mon dessein n'est pas de vous fâcher. Silvia. - Vous êtes donc bien maladroit. Trivelin. - Je suis votre serviteur. Silvia. - Eh bien! mon serviteur, qui me vantez tant les honneurs que j'ai ici, qu'ai-je affaire de ces quatre ou cinq fainéantes qui m'espionnent toujours? On m'ôte mon amant, et on me rend des femmes à la place; ne voilà -t-il pas un beau dédommagement? Et on veut que je sois heureuse avec cela! Que m'importe toute cette musique, ces concerts et cette danse dont on croit me régaler? Arlequin chantait mieux que tout cela, et j'aime mieux danser moi-même que de voir danser les autres, entendez-vous? Une bourgeoise contente dans un petit village vaut mieux qu'une princesse qui pleure dans un bel appartement. Si le prince est si tendre, ce n'est pas ma faute, je n'ai pas été le chercher; pourquoi m'a-t-il vue? S'il est jeune et aimable, tant mieux pour lui, j'en suis bien aise qu'il garde tout cela pour ses pareils, et qu'il me laisse mon pauvre Arlequin, qui n'est pas plus gros monsieur que je suis grosse dame, pas plus riche que moi, pas plus glorieux que moi, pas mieux logé, qui m'aime sans façon, que j'aime de même, et que je mourrai de chagrin de ne pas voir. Hélas, le pauvre enfant! qu'en aura-t-on fait? qu'est-il devenu? Il se désespère quelque part, j'en suis sûre, car il a le coeur si bon! Peut-être aussi qu'on le maltraite... Elle se dérange de sa place. Je suis outrée. Tenez, voulez-vous me faire un plaisir? Otez-vous de là , je ne puis vous souffrir, laissez-moi m'affliger en repos. Trivelin. - Le compliment est court, mais il est net. Tranquillisez-vous pourtant, Madame. Silvia. - Sortez sans me répondre, cela vaudra mieux. Trivelin. - Encore une fois, calmez-vous, vous voulez Arlequin, il viendra incessamment, on est allé le chercher. Silvia, avec un soupir. - Je le verrai donc? Trivelin. - Et vous lui parlerez aussi. Silvia, s'en allant. - Je vais l'attendre mais si vous me trompez, je ne veux plus ni voir ni entendre personne. Pendant qu'elle sort, le Prince et Flaminia entrent d'un autre côté et la regardent sortir. Scène II Le Prince, Flaminia, Trivelin Le Prince, à Trivelin. - Eh bien, as-tu quelque espérance à me donner? Que dit-elle? Trivelin. - Ce qu'elle dit, seigneur, ma foi, ce n'est pas la peine de le répéter, il n'y a rien encore qui mérite votre curiosité. Le Prince. - N'importe, dis toujours. Trivelin. - Eh non, seigneur, ce sont de petites bagatelles dont le récit vous ennuierait, tendresse pour Arlequin, impatience de le rejoindre, nulle envie de vous connaÃtre, désir violent de ne vous point voir, et force haine pour nous; voilà l'abrégé de ses dispositions, vous voyez bien que cela n'est point réjouissant; et franchement, si j'osais dire ma pensée, le meilleur serait de la remettre où on l'a prise. Le Prince rêve tristement. Flaminia. - J'ai déjà dit la même chose au Prince, mais cela est inutile. Ainsi continuons, et ne songeons qu'à détruire l'amour de Silvia pour Arlequin. Trivelin. - Mon sentiment à moi est qu'il y a quelque chose d'extraordinaire dans cette fille-là ; refuser ce qu'elle refuse, cela n'est point naturel, ce n'est point là une femme, voyez-vous, c'est quelque créature d'une espèce à nous inconnue. Avec une femme, nous irions notre train; celle-ci nous arrête, cela nous avertit d'un prodige, n'allons pas plus loin. Le Prince. - Et c'est ce prodige qui augmente encore l'amour que j'ai conçu pour elle. Flaminia, en riant. - Eh, seigneur, ne l'écoutez pas avec son prodige, cela est bon dans un conte de fée. Je connais mon sexe, il n'a rien de prodigieux que sa coquetterie. Du côté de l'ambition, Silvia n'est point en prise, mais elle a un coeur, et par conséquent de la vanité; avec cela, je saurai bien la ranger à son devoir de femme. Est-on allé chercher Arlequin? Trivelin. - Oui; je l'attends. Le Prince, d'un air inquiet. - Je vous avoue, Flaminia, que nous risquons beaucoup à lui montrer son amant, sa tendresse pour lui n'en deviendra que plus forte. Trivelin. - Oui; mais si elle ne le voit, l'esprit lui tournera, j'en ai sa parole. Flaminia. - Seigneur, je vous ai déjà dit qu'Arlequin nous était nécessaire. Le Prince. - Oui, qu'on l'arrête autant qu'on pourra; vous pouvez lui promettre que je le comblerai de biens et de faveurs, s'il veut en épouser une autre que sa maÃtresse. Trivelin. - Il n'y a qu'à réduire ce drôle-là , s'il ne veut pas. Le Prince. - Non, la loi qui veut que j'épouse une de mes sujettes me défend d'user de violence contre qui que ce soit. Flaminia. - Vous avez raison; soyez tranquille, j'espère que tout se fera à l'amiable. Silvia vous connaÃt déjà sans savoir que vous êtes le Prince, n'est-il pas vrai? Le Prince. - Je vous ai dit qu'un jour à la chasse, écarté de ma troupe, je la rencontrai près de sa maison; j'avais soif, elle alla me chercher à boire je fus enchanté de sa beauté et de sa simplicité, et je lui en fis l'aveu. Je l'ai vue cinq ou six fois de la même manière, comme simple officier du palais mais quoiqu'elle m'ait traité avec beaucoup de douceur, je n'ai pu la faire renoncer à Arlequin, qui m'a surpris deux fois avec elle. Flaminia. - Il faudra mettre à profit l'ignorance où elle est de votre rang; on l'a déjà prévenue que vous ne la verriez pas sitôt; je me charge du reste, pourvu que vous vouliez bien agir comme je voudrai. Le Prince, en s'en allant. - J'y consens. Si vous m'acquérez le coeur de Silvia, il n'est rien que vous ne deviez attendre de ma reconnaissance. Flaminia. - Toi, Trivelin, va-t'en dire à ma soeur qu'elle tarde trop à venir. Trivelin. - Il n'est pas besoin, la voilà qui entre; adieu, je vais au-devant d'Arlequin. Scène III Lisette, Flaminia Lisette. - Je viens recevoir tes ordres, que me veux-tu? Flaminia. - Approche un peu que je te regarde. Lisette. - Tiens, vois à ton aise. Flaminia, après l'avoir regardée. - Oui-dà , tu es jolie aujourd'hui. Lisette, en riant. - Je le sais bien; mais qu'est-ce que cela fait? Flaminia. - Ote cette mouche galante que tu as là . Lisette, refusant. - Je ne saurais, mon miroir me l'a recommandée. Flaminia. - Il le faut, te dis-je. Lisette, en tirant sa boÃte à miroir, et ôtant la mouche. - Quel meurtre! Pourquoi persécutes-tu ma mouche? Flaminia. - J'ai mes raisons pour cela. Or ça, Lisette, tu es grande et bien faite. Lisette. - C'est le sentiment de bien des gens. Flaminia. - Tu aimes à plaire? Lisette. - C'est mon faible. Flaminia. - Saurais-tu avec une adresse naïve et modeste inspirer un tendre penchant à quelqu'un, en lui témoignant d'en avoir pour lui, et le tout pour une bonne fin? Lisette. - Mais j'en reviens à ma mouche, elle me paraÃt nécessaire à l'expédition que tu me proposes. Flaminia. - N'oublieras-tu jamais ta mouche? non, elle n'est pas nécessaire il s'agit ici d'un homme simple, d'un villageois sans expérience, qui s'imagine que nous autres femmes d'ici sommes obligées d'être aussi modestes que les femmes de son village; oh! la modestie de ces femmes-là n'est pas faite comme la nôtre; nous avons des dispenses qui le scandaliseraient; ainsi ne regrette plus tes mouches, et mets-en la valeur dans tes manières; c'est de ces manières dont je te parle; je te demande si tu sauras les avoir comme il faut? Voyons, que lui diras-tu? Lisette. - Mais, je lui dirai... Que lui dirais-tu, toi? Flaminia. - Ecoute-moi, point d'air coquet d'abord. Par exemple, on voit dans ta petite contenance un dessein de plaire, oh! il faut en effacer cela; tu mets je ne sais quoi d'étourdi et de vif dans ton geste, quelquefois c'est du nonchalant, du tendre, du mignard; tes yeux veulent être fripons, veulent attendrir, veulent frapper, font mille singeries; ta tête est légère; ton menton porte au vent; tu cours après un air jeune, galant et dissipé; parles-tu aux gens, leur réponds-tu? tu prends de certains tons, tu te sers d'un certain langage, et le tout finement relevé de saillies folles; oh! toutes ces petites impertinences-là sont très jolies dans une fille du monde, il est décidé que ce sont des grâces, le coeur des hommes s'est tourné comme cela, voilà qui est fini mais ici il faut, s'il te plaÃt, faire main basse sur tous ces agréments-là ; le petit homme en question ne les approuverait point, il n'a pas le goût si fort, lui. Tiens, c'est tout comme un homme qui n'aurait jamais bu que de belle eau bien claire, le vin ou l'eau-de-vie ne lui plairaient pas. Lisette, étonnée. - Mais de la façon dont tu arranges mes agréments, je ne les trouve pas si jolis que tu dis. Flaminia, d'un air naïf. - Bon! c'est que je les examine, moi, voilà pourquoi ils deviennent ridicules mais tu es en sûreté de la part des hommes. Lisette. - Que mettrai-je donc à la place de ces impertinences que j'ai? Flaminia. - Rien tu laisseras aller tes regards comme ils iraient si ta coquetterie les laissait en repos; ta tête comme elle se tiendrait, si tu ne songeais pas à lui donner des airs évaporés; et ta contenance tout comme elle est quand personne ne te regarde. Pour essayer, donne-moi quelque échantillon de ton savoir-faire; regarde-moi d'un air ingénu. Lisette, se tournant. - Tiens, ce regard-là est-il bon? Flaminia. - Hum! il a encore besoin de quelque correction. Lisette. - Oh dame, veux-tu que je te dise? Tu n'es qu'une femme, est-ce que cela anime? Laissons cela, car tu m'emporterais la fleur de mon rôle. C'est pour Arlequin, n'est-ce-pas? Flaminia. - Pour lui-même. Lisette. - Mais le pauvre garçon, si je ne l'aime pas, je le tromperai; je suis fille d'honneur, et je m'en fais un scrupule. Flaminia. - S'il vient à t'aimer, tu l'épouseras, et cela te fera ta fortune; as-tu encore des scrupules? Tu n'es, non plus que moi, que la fille d'un domestique du Prince, et tu deviendras grande dame. Lisette. - Oh! voilà ma conscience en repos, et en ce cas-là , si je l'épouse, il n'est pas nécessaire que je l'aime. Adieu, tu n'as qu'à m'avertir quand il sera temps de commencer. Flaminia. - Je me retire aussi; car voilà Arlequin qu'on amène. Scène IV Arlequin, Trivelin Arlequin regarde Trivelin et tout l'appartement avec étonnement. Trivelin. - Eh bien, seigneur Arlequin, comment vous trouvez-vous ici? Arlequin ne dit mot. N'est-il pas vrai que voilà une belle maison? Arlequin. - Que diantre, qu'est-ce que cette maison-là et moi avons affaire ensemble? qu'est-ce que c'est que vous? que me voulez-vous? où allons-nous? Trivelin. - Je suis un honnête homme, à présent votre domestique je ne veux que vous servir, et nous n'allons pas plus loin. Arlequin. - Honnête homme ou fripon, je n'ai que faire de vous, je vous donne votre congé, et je m'en retourne. Trivelin, l'arrêtant. - Doucement. Arlequin. - Parlez donc, eh! vous êtes bien impertinent d'arrêter votre maÃtre? Trivelin. - C'est un plus grand maÃtre que vous qui vous a fait le mien. Arlequin. - Qui est donc cet original-là , qui me donne des valets malgré moi? Trivelin. - Quand vous le connaÃtrez, vous parlerez autrement. Expliquons-nous à présent. Arlequin. - Est-ce que nous avons quelque chose à nous dire? Trivelin. - Oui, sur Silvia. Arlequin, charmé, et vivement. - Ah! Silvia! hélas, je vous demande pardon, voyez ce que c'est, je ne savais pas que j'avais à vous parler. Trivelin. - Vous l'avez perdue depuis deux jours? Arlequin. - Oui, des voleurs me l'ont dérobée. Trivelin. - Ce ne sont pas des voleurs. Arlequin. - Enfin, si ce ne sont pas des voleurs, ce sont toujours des fripons. Trivelin. - Je sais où elle est. Arlequin, charmé et le caressant. - Vous savez où elle est, mon ami, mon valet, mon maÃtre, mon tout ce qu'il vous plaira? Que je suis fâché de n'être pas riche, je vous donnerais tous mes revenus pour gages. Dites, l'honnête homme, de quel côté faut-il tourner? Est-ce à droite, à gauche, ou tout devant moi? Trivelin. - Vous la verrez ici. Arlequin, charmé et d'un air doux. - Mais quand j'y songe, il faut que vous soyez bien bon, bien obligeant pour m'amener ici comme vous faites? O Silvia! chère enfant de mon âme, ma mie, je pleure de joie. Trivelin, à part les premiers mots. - De la façon dont ce drôle-là prélude, il ne nous promet rien de bon. Ecoutez, j'ai bien autre chose à vous dire. Arlequin, le pressant. - Allons d'abord voir Silvia, prenez pitié de mon impatience. Trivelin. - Je vous dis que vous la verrez mais il faut que je vous entretienne auparavant. Vous souvenez-vous d'un certain cavalier, qui a rendu cinq ou six visites à Silvia, et que vous avez vu avec elle? Arlequin, triste. - Oui il avait la mine d'un hypocrite. Trivelin. - Cet homme-là a trouvé votre maÃtresse fort aimable. Arlequin. - Pardi, il n'a rien trouvé de nouveau. Trivelin. - Et il en a fait au Prince un récit qui l'a enchanté. Arlequin. - Le babillard! Trivelin. - Le Prince a voulu la voir, et a donné ordre qu'on l'amenât ici. Arlequin. - Mais il me la rendra, comme cela est juste? Trivelin. - Hum! il y a une petite difficulté il en est devenu amoureux, et souhaiterait d'en être aimé à son tour. Arlequin. - Son tour ne peut pas venir, c'est moi qu'elle aime. Trivelin. - Vous n'allez point au fait, écoutez jusqu'au bout. Arlequin, haussant le ton. - Mais le voilà , le bout. Est-ce qu'on veut me chicaner mon bon droit? Trivelin. - Vous savez que le Prince doit se choisir une femme dans ses Etats? Arlequin, brusquement. - Je ne sais point cela cela m'est inutile. Trivelin. - Je vous l'apprends. Arlequin, brusquement. - Je ne me soucie pas de nouvelles. Trivelin. - Silvia plaÃt donc au Prince, et il voudrait lui plaire avant que de l'épouser. L'amour qu'elle a pour vous fait obstacle à celui qu'il tâche de lui donner pour lui. Arlequin. - Qu'il fasse donc l'amour ailleurs; car il n'aurait que la femme, moi, j'aurais le coeur, il nous manquerait quelque chose à l'un et à l'autre, et nous serions tous trois mal à notre aise. Trivelin. - Vous avez raison mais ne voyez-vous pas que si vous épousez Silvia, le Prince resterait malheureux? Arlequin, après avoir rêvé. - A la vérité il sera d'abord un peu triste, mais il aura fait le devoir d'un brave homme, et cela console; au lieu que s'il l'épouse, il fera pleurer ce pauvre enfant, je pleurerai aussi, moi, il n'y aura que lui qui rira, et il n'y a pas de plaisir à rire tout seul. Trivelin. - Seigneur Arlequin, croyez-moi, faites quelque chose pour votre maÃtre. Il ne peut se résoudre à quitter Silvia, je vous dirai même qu'on lui a prédit l'aventure qui la lui a fait connaÃtre, et qu'elle doit être sa femme; il faut que cela arrive, cela est écrit là -haut. Arlequin. - Là -haut on n'écrit pas de telles impertinences pour marque de cela, si on avait prédit que je dois vous assommer, vous tuer par derrière, trouveriez-vous bon que j'accomplisse la prédiction? Trivelin. - Non vraiment, il ne faut jamais faire de mal à personne. Arlequin. - Eh bien, c'est ma mort qu'on a prédite; ainsi c'est prédire rien qui vaille, et dans tout cela il n'y a que l'astrologue à pendre. Trivelin. - Eh morbleu, on ne prétend pas vous faire du mal; nous avons ici d'aimables filles, épousez-en une, vous y trouverez votre avantage. Arlequin. - Oui-da, que je me marie à une autre, afin de mettre Silvia en colère et qu'elle porte son amitié ailleurs! Oh, oh, mon mignon, combien vous a-t-on donné pour m'attraper? Allez, mon fils, vous n'êtes qu'un butor, gardez vos filles, nous ne nous accommoderons pas, vous êtes trop cher. Trivelin. - Savez-vous bien que le mariage que je vous propose vous acquerra l'amitié du Prince? Arlequin. - Bon! mon ami ne serait pas seulement mon camarade. Trivelin. - Mais les richesses que vous promet cette amitié? Arlequin. - On n'a que faire de toutes ces babioles-là , quand on se porte bien, qu'on a bon appétit et de quoi vivre. Trivelin. - Vous ignorez le prix de ce que vous refusez. Arlequin, d'un air négligent. - C'est à cause de cela que je n'y perds rien. Trivelin. - Maison à la ville, maison à la campagne. Arlequin. - Ah, que cela est beau! il n'y a qu'une chose qui m'embarrasse; qui est-ce qui habitera ma maison de ville, quand je serai à ma maison de campagne? Trivelin. - Parbleu, vos valets! Arlequin. - Mes valets? Qu'ai-je besoin de faire fortune pour ces canailles-là ? Je ne pourrai donc pas les habiter toutes à la fois? Trivelin, riant. - Non, que je pense; vous ne serez pas en deux endroits en même temps. Arlequin. - Eh bien, innocent que vous êtes, si je n'ai pas ce secret-là , il est inutile d'avoir deux maisons. Trivelin. - Quand il vous plaira, vous irez de l'une à l'autre. Arlequin. - A ce compte, je donnerai donc ma maÃtresse pour avoir le plaisir de déménager souvent? Trivelin. - Mais rien ne vous touche, vous êtes bien étrange! Cependant tout le monde est charmé d'avoir de grands appartements, nombre de domestiques... Arlequin. - Il ne me faut qu'une chambre, je n'aime pont à nourrir des fainéants, et je ne trouverai point de valet plus fidèle, plus affectionné à mon service que moi. Trivelin. - Je conviens que vous ne serez point en danger de mettre ce domestique-là dehors mais ne seriez-vous pas sensible au plaisir d'avoir un bon équipage, un bon carrosse, sans parler de l'agrément d'être meublé superbement? Arlequin. - Vous êtes un grand nigaud, mon ami, de faire entrer Silvia en comparaison avec des meubles, un carrosse et des chevaux qui le traÃnent; dites-moi, fait-on autre chose dans sa maison que s'asseoir, prendre ses repas et se coucher? Eh bien, avec un bon lit, une bonne table, une douzaine de chaises de paille, ne suis-je pas bien meublé? N'ai-je pas toutes mes commodités? Oh, mais je n'ai pas de carrosse? Eh bien en montrant ses jambes, je ne verserai point. Ne voilà -t-il pas un équipage que ma mère m'a donné? N'est-ce pas là de bonnes jambes? Eh morbleu, il n'y a pas de raison à vous d'avoir une autre voiture que la mienne. Alerte, alerte, paresseux, laissez vos chevaux à tant d'honnêtes laboureurs qui n'en ont point, cela nous fera du pain; vous marcherez, et vous n'aurez pas les gouttes. Trivelin. - Têtubleu! vous êtes vif si l'on vous en croyait, on ne pourrait fournir les hommes de souliers. Arlequin, brusquement. - Ils porteraient des sabots. Mais je commence à m'ennuyer de tous vos comptes. Vous m'avez promis de me montrer Silvia, et un honnête homme n'a que sa parole. Trivelin. - Un moment vous ne vous souciez ni d'honneurs, ni de richesses, ni de belles maisons, ni de magnificence, ni de crédit, ni d'équipages. Arlequin. - Il n'y a pas là pour un sol de bonne marchandise. Trivelin. - La bonne chère vous tenterait-elle? Une cave remplie de vin exquis vous plairait-elle? Seriez-vous bien aise d'avoir un cuisinier qui vous apprêtât délicatement à manger, et en abondance? Imaginez-vous ce qu'il y a de meilleur, de plus friand en viande et en poisson vous l'aurez, et pour toute votre vie. Arlequin est quelque temps à répondre. Vous ne répondez rien? Arlequin. - Ce que vous dites là serait plus de mon goût que tout le reste; car je suis gourmand, je l'avoue mais j'ai encore plus d'amour que de gourmandise. Trivelin. - Allons, seigneur Arlequin, faites-vous un sort heureux; il ne s'agira seulement que de quitter une fille pour en prendre une autre. Arlequin. - Non, non, je m'en tiens au boeuf, et au vin de mon cru. Trivelin. - Que vous auriez bu de bon vin! Que vous auriez mangé de bons morceaux! Arlequin. - J'en suis fâché, mais il n'y a rien à faire; le coeur de Silvia est un morceau encore plus friand que tout cela voulez-vous me la montrer, ou ne le voulez-vous pas? Trivelin. - Vous l'entretiendrez, soyez-en sûr, mais il est encore un peu matin. Scène V Lisette, Arlequin, Trivelin Lisette, à Trivelin. - Je vous cherche partout, Monsieur Trivelin, le Prince vous demande. Trivelin. - Le Prince me demande, j'y cours mais tenez donc compagnie au seigneur Arlequin pendant mon absence. Arlequin. - Oh! ce n'est pas la peine; quand je suis seul, moi, je me fais compagnie. Trivelin. - Non, non, vous pourriez vous ennuyer. Adieu, je vous rejoindrai bientôt. Trivelin sort. Scène VI Arlequin, Lisette Arlequin, se retirant au coin du théâtre. - Je gage que voilà une éveillée qui vient pour m'affriander d'elle. Néant. Lisette, doucement. - C'est donc vous, Monsieur, qui êtes l'amant de Mademoiselle Silvia? Arlequin, froidement. - Oui. Lisette. - C'est une très jolie fille. Arlequin, du même ton. - Oui. Lisette. - Tout le monde l'aime. Arlequin, brusquement. - Tout le monde a tort. Lisette. - Pourquoi cela, puisqu'elle le mérite? Arlequin, brusquement. - C'est quelle n'aimera personne que moi. Lisette. - Je n'en doute pas, et je lui pardonne son attachement pour vous. Arlequin. - A quoi cela sert-il, ce pardon-là ? Lisette. - Je veux dire que je ne suis plus si surprise que je l'étais de son obstination à vous aimer. Arlequin. - Et en vertu de quoi étiez-vous surprise? Lisette. - C'est qu'elle refuse un prince aimable. Arlequin. - Et quand il serait aimable, cela empêche-t-il que je ne le sois aussi, moi? Lisette, d'un air doux. - Non, mais enfin c'est un prince. Arlequin. - Qu'importe? en fait de fille, ce prince n'est pas plus avancé que moi. Lisette, doucement. - A la bonne heure; j'entends seulement qu'il a des sujets et des Etats, et que, tout aimable que vous êtes, vous n'en avez point. Arlequin. - Vous me la baillez belle avec vos sujets et vos Etats; si je n'ai pas de sujets, je n'ai charge de personne; et si tout va bien, je m'en réjouis, si tout va mal, ce n'est pas ma faute. Pour des Etats, qu'on en ait ou qu'on n'en ait point, on n'en tient pas plus de place, et cela ne rend ni plus beau ni plus laid ainsi, de toutes façons, vous étiez surprise à propos de rien. Lisette, à part. - Voilà un vilain petit homme, je lui fais des compliments, et il me querelle. Arlequin, comme lui demandant ce qu'elle dit. - Hem? Lisette. - J'ai du malheur dans ce que je vous dis; et j'avoue qu'à vous voir seulement, je me serais promis une conversation plus douce. Arlequin. - Dame, Mademoiselle, il n'y a rien de si trompeur que la mine des gens. Lisette. - Il est vrai que la vôtre m'a trompée, et voilà comme on a souvent tort de se prévenir en faveur de quelqu'un. Arlequin. - Oh très tort mais que voulez-vous? je n'ai pas choisi ma physionomie. Lisette, en le regardant comme étonnée. - Non, je n'en saurais revenir quand je vous regarde. Arlequin. - Me voilà pourtant, et il n'y a point de remède, je serai toujours comme cela. Lisette, d'un air un peu fâché. - Oh j'en suis persuadée. Arlequin. - Par bonheur vous ne vous en souciez guère? Lisette. - Pourquoi me demandez-vous cela? Arlequin. - Eh pour le savoir. Lisette, d'un air naturel. - Je serais bien sotte de vous dire la vérité là -dessus, et une fille doit se taire. Arlequin, à part les premiers mots. - Comme elle y va! Tenez, dans le fond, c'est dommage que vous soyez une si grande coquette. Lisette. - Moi? Arlequin. - Vous-même. Lisette. - Savez-vous bien qu'on n'a jamais dit pareille chose à une femme, et que vous m'insultez? Arlequin, d'un air naïf. - Point du tout il n'y a point de mal à voir ce que les gens nous montrent; ce n'est point moi qui ai tort de vous trouver coquette, c'est vous qui avez tort de l'être, Mademoiselle. Lisette, d'un air un peu vif. - Mais par où voyez-vous donc que je le suis? Arlequin. - Parce qu'il y a une heure que vous me dites des douceurs, et que vous prenez le tour pour me dire que vous m'aimez. Ecoutez, si vous m'aimez tout de bon, retirez-vous vite, afin que cela s'en aille; car je suis pris, et naturellement je ne veux pas qu'une fille me fasse l'amour la première, c'est moi qui veux commencer à le faire à la fille, cela est bien meilleur. Et si vous ne m'aimez pas, eh fi! Mademoiselle, fi! fi! Lisette. - Allez, allez, vous n'êtes qu'un visionnaire. Arlequin. - Comment est-ce que les garçons à la cour peuvent souffrir ces manières-là dans leurs maÃtresses? Par la morbleu! qu'une femme est laide quand elle est coquette. Lisette. - Mais, mon pauvre garçon, vous extravaguez. Arlequin. - Vous parlez de Silvia, c'est cela qui est aimable; si je vous contais notre amour, vous tomberiez dans l'admiration de sa modestie. Les premiers jours, il fallait voir comme elle se reculait d'auprès de moi, et puis elle reculait plus doucement, et puis petit à petit elle ne reculait plus, ensuite elle me regardait en cachette, et puis elle avait honte quand je l'avais vu faire, et puis moi j'avais un plaisir de roi à voir sa honte; ensuite j'attrapais sa main, qu'elle me laissait prendre, et puis elle était encore toute confuse; et puis je lui parlais; ensuite elle ne me répondait rien, mais n'en pensait pas moins; ensuite elle me donnait des regards pour des paroles, et puis des paroles qu'elle laissait aller sans y songer, parce que son coeur allait plus vite qu'elle enfin c'était un charme, aussi j'étais comme un fou. Et voilà ce qui s'appelle une fille; mais vous ne ressemblez point à Silvia. Lisette. - En vérité vous me divertissez, vous me faites rire. Arlequin, en s'en allant. - Oh! pour moi, je m'ennuie de vous faire rire à vos dépens adieu, si tout le monde était comme moi, vous trouveriez plus tôt un merle blanc qu'un amoureux. Trivelin arrive quand il sort. Scène VII Arlequin, Lisette, Trivelin Trivelin, à Arlequin. - Vous sortez? Arlequin. - Oui; cette demoiselle veut que je l'aime, mais il n'y a pas moyen. Trivelin. - Allons, allons faire un tour en attendant le dÃner, cela vous désennuiera. Scène VIII Le Prince, Flaminia, Lisette Flaminia, à Lisette. - Eh bien, nos affaires avancent-elles? Comment va le coeur d'Arlequin? Lisette, d'un air fâché. - Il va très brutalement pour moi. Flaminia. - Il t'a donc mal reçue? Lisette. - Eh fi! Mademoiselle, vous êtes une coquette voilà de son style. Le Prince. - J'en suis fâché, Lisette mais il ne faut pas que cela vous chagrine, vous n'en valez pas moins. Lisette. - Je vous avoue, seigneur, que si j'étais vaine, je n'aurais pas mon compte; j'ai des preuves que je puis déplaire, et nous autres femmes nous nous passons bien de ces preuves-là . Flaminia. - Allons, allons, c'est maintenant à moi à tenter l'aventure. Le Prince. - Puisqu'on ne peut gagner Arlequin, Silvia ne m'aimera jamais. Flaminia. - Et moi je vous dis, seigneur, que j'ai vu Arlequin, qu'il me plaÃt à moi, que je me suis mise dans la tête de vous rendre content; que je vous ai promis que vous le seriez; que je vous tiendrai parole, et que de tout ce que je vous dis là , je n'en rabattrais pas la valeur d'un mot. Oh! vous ne me connaissez pas. Quoi, seigneur, Arlequin et Silvia me résisteraient? Je ne gouvernerais pas deux coeurs de cette espèce-là , moi qui l'ai entrepris, moi qui suis opiniâtre, moi qui suis femme? c'est tout dire. Eh mais j'irais me cacher, mon sexe me renoncerait. Seigneur, vous pouvez en toute sûreté ordonner les apprêts de votre mariage, vous arranger pour cela; je vous garantis aimé, je vous garantis marié, Silvia va vous donner son coeur, ensuite sa main; je l'entends d'ici vous dire Je vous aime; je vois vos noces, elles se font; Arlequin m'épouse, vous nous honorez de vos bienfaits, et voilà qui est fini Lisette, d'un air incrédule. - Tout est fini, rien n'est commencé. Flaminia. - Tais-toi, esprit court. Le Prince. - Vous m'encouragez à espérer; mais je vous avoue que je ne vois d'apparence à rien. Flaminia. - Je les ferai bien venir, ces apparences, j'ai de bons moyens pour cela; je vais commencer par aller chercher Silvia, il est temps qu'elle voie Arlequin. Lisette. - Quand ils se seront vus, j'ai bien peur que tes moyens n'aillent mal. Le Prince. - Je pense de même. Flaminia, d'un air indifférent. - Eh! nous ne différons que du oui et du non, ce n'est qu'une bagatelle. Pour moi, j'ai résolu qu'ils se voient librement sur la liste des mauvais tours que je veux jouer à leur amour, c'est ce tour-là que j'ai mis à la tête. Le Prince. - Faites donc à votre fantaisie. Flaminia. - Retirons-nous, voici Arlequin qui vient. Scène IX Arlequin, Trivelin et une suite de valets. Arlequin. - Par parenthèse, dites-moi une chose il y a une heure que je rêve à quoi servent ces grands drôles bariolés qui nous accompagnent partout. Ces gens-là sont bien curieux! Trivelin. - Le Prince, qui vous aime, commence par là à vous donner des témoignages de sa bienveillance; il veut que ces gens-là vous suivent pour vous faire honneur. Arlequin. - Oh! oh! c'est donc une marque d'honneur? Trivelin. - Oui sans doute. Arlequin. - Et dites-moi, ces gens-là qui me suivent, qui est-ce qui les suit, eux? Trivelin. - Personne. Arlequin. - Eh vous, n'avez-vous personne aussi? Trivelin. - Non. Arlequin. - On ne vous honore donc pas, vous autres? Trivelin. - Nous ne méritons pas cela. Arlequin, en colère et prenant son bâton. - Allons, cela étant, hors d'ici, tournez-moi les talons avec toutes ces canailles-là . Trivelin. - D'où vient donc cela? Arlequin. - Détalez, je n'aime point les gens sans honneur et qui ne méritent pas qu'on les honore. Trivelin. - Vous ne m'entendez pas. Arlequin, en le frappant. - Je m'en vais donc vous parler plus clairement. Trivelin, en s'enfuyant. - Arrêtez, arrêtez, que faites-vous? Arlequin court aussi après les autres valets qu'il chasse, et Trivelin se réfugie dans une coulisse. Scène X Arlequin, Trivelin Arlequin revient sur le théâtre. - Ces maurauds-là ! j'ai eu toutes les peines du monde à les congédier. Voilà une drôle de façon d'honorer un honnête homme, que de mettre une troupe de coquins après lui c'est se moquer du monde. Il se retourne et voit Trivelin qui revient. Mon ami, est-ce que je ne me suis pas bien expliqué? Trivelin, de loin. - Ecoutez, vous m'avez battu mais je vous le pardonne, je vous crois un garçon raisonnable. Arlequin. - Vous le voyez bien. Trivelin, de loin. - Quand je vous dis que nous ne méritons pas d'avoir des gens à notre suite, ce n'est pas que nous manquions d'honneur; c'est qu'il n'y a que les personnes considérables, les seigneurs, les gens riches, qu'on honore de cette manière-là s'il suffisait d'être honnête homme, moi qui vous parle, j'aurais après moi une armée de valets. Arlequin, remettant sa latte. - Oh! à présent je vous comprends; que diantre! que ne dites-vous les choses comme il faut? Je n'aurais pas les bras démis, et vos épaules s'en porteraient mieux. Trivelin. - Vous m'avez fait mal. Arlequin. - Je le crois bien, c'était mon intention; par bonheur ce n'est qu'un malentendu, et vous devez être bien aise d'avoir reçu innocemment les coups de bâton que je vous ai donnés. Je vois bien à présent que c'est qu'on fait ici tout l'honneur aux gens considérables, riches, et à celui qui n'est qu'honnête homme, rien. Trivelin. - C'est cela même. Arlequin, d'un air dégoûté. - Sur ce pied-là ce n'est pas grand-chose que d'être honoré, puisque cela ne signifie pas qu'on soit honorable. Trivelin. - Mais on peut être honorable avec cela. Arlequin. - Ma foi, tout bien compté, vous me ferez plaisir de me laisser là sans compagnie; ceux qui me verront tout seul me prendront tout d'un coup pour un honnête homme, j'aime autant cela que d'être pris pour un grand seigneur. Trivelin. - Nous avons ordre de rester auprès de vous. Arlequin. - Menez-moi donc voir Silvia. Trivelin. - Vous serez satisfait, elle va venir... Parbleu je ne vous trompe pas, car la voilà qui entre adieu, je me retire. Scène XI Silvia, Flaminia, Arlequin Silvia, en entrant, accourt avec joie. - Ah le voici! Eh! mon cher Arlequin, c'est donc vous! Je vous revois donc! Le pauvre enfant! que je suis aise! Arlequin, tout étouffé de joie. - Et moi aussi. Il prend respiration. Oh! oh! je me meurs de joie. Silvia. - Là , là , mon fils, doucement; comme il m'aime, quel plaisir d'être aimée comme cela! Flaminia, en les regardant tous deux. - Vous me ravissez tous deux, mes chers enfants, et vous êtes bien aimables de vous être si fidèles. Et comme tout bas. Si quelqu'un m'entendait dire cela, je serais perdue mais dans le fond du coeur je vous estime, et je vous plains. Silvia, lui répondant. - Hélas! c'est que vous êtes un bon coeur. J'ai bien soupiré, mon cher Arlequin. Arlequin, tendrement et lui prenant la main. - M'aimez-vous toujours? Silvia. - Si je vous aime! Cela se demande-t-il? est-ce une question à faire? Flaminia, d'un air naturel à Arlequin. - Oh! pour cela, je puis vous certifier sa tendresse. Je l'ai vue au désespoir, je l'ai vue pleurer de votre absence; elle m'a touchée moi-même, je mourais d'envie de vous voir ensemble; vous voilà adieu, mes amis, je m'en vais, car vous m'attendrissez; vous me faites tristement ressouvenir d'un amant que j'avais, et qui est mort; il avait de l'air d'Arlequin, et je ne l'oublierai jamais. Adieu, Silvia, on m'a mise auprès de vous, mais je ne vous desservirai point. Aimez toujours Arlequin, il le mérite; et vous, Arlequin, quelque chose qu'il arrive, regardez-moi comme une amie, comme une personne qui voudrait pouvoir vous obliger, je ne négligerai rien pour cela. Arlequin, doucement. - Allez, Mademoiselle, vous êtes une fille de bien; je suis votre ami aussi, moi; je suis fâché de la mort de votre amant, c'est bien dommage que vous soyez affligée, et nous aussi. Flaminia sort. Scène XII Arlequin, Silvia Silvia, d'un air plaintif. - Eh bien, mon cher Arlequin? Arlequin. - Eh bien, mon âme? Silvia. - Nous sommes bien malheureux. Arlequin. - Aimons-nous toujours; cela nous aidera à prendre patience. Silvia. - Oui, mais notre amitié, que deviendra-t-elle? Cela m'inquiète. Arlequin. - Hélas! m'amour, je vous dis de prendre patience, mais je n'ai pas plus de courage que vous. Il lui prend la main. Pauvre petit trésor à moi, ma mie; il y a trois jours que je n'ai vu ces beaux yeux-là , regardez-moi toujours pour me récompenser. Silvia, d'un air inquiet. - Ah! j'ai bien des chose à vous dire! j'ai peur de vous perdre; j'ai peur qu'on ne vous fasse quelque mal par méchanceté de jalousie; j'ai peur que vous ne soyez trop longtemps sans me voir, et que vous ne vous y accoutumiez. Arlequin. - Petit coeur, est-ce que je m'accoutumerais à être malheureux? Silvia. - Je ne veux point que vous m'oubliiez; je ne veux point non plus que vous enduriez rien à cause de moi; je ne sais point dire ce que je veux, je vous aime trop, c'est une pitié que mon embarras, tout me chagrine. Arlequin pleure. - Hi! hi! hi! hi! Silvia, tristement. - Oh bien, Arlequin, je m'en vais donc pleurer aussi, moi. Arlequin. - Comment voulez-vous que je m'empêche de pleurer, puisque vous voulez être si triste? si vous aviez un peu de compassion pour moi, est-ce que vous seriez si affligée? Silvia. - Demeurez donc en repos, je ne vous dirai plus que je suis chagrine. Arlequin. - Oui; mais je devinerai que vous l'êtes; il faut me promettre que vous ne le serez plus. Silvia. - Oui, mon fils mais promettez-moi aussi que vous m'aimerez toujours. Arlequin, en s'arrêtant tout court pour la regarder. - Silvia, je suis votre amant, vous êtes ma maÃtresse, retenez-le bien, car cela est vrai, et tant que je serai en vie, cela ira toujours le même train, cela ne branlera pas, je mourrai de compagnie avec cela. Ah çà , dites-moi le serment que vous voulez que je vous fasse? Silvia, bonnement. - Voilà qui va bien, je ne sais point de serments; vous êtes un garçon d'honneur, j'ai votre amitié, vous avez la mienne, je ne la reprendrai pas. A qui est-ce que je la porterais? N'êtes-vous pas le plus joli garçon qu'il y ait? Y a-t-il quelque fille qui puisse vous aimer autant que moi? Eh bien, n'est-ce pas assez? Nous en faut-il davantage? Il n'y a qu'à rester comme nous sommes, il n'y aura pas besoin de serments. Arlequin. - Dans cent ans d'ici, nous serons tout de même. Silvia. - Sans doute. Arlequin. - Il n'y a donc rien à craindre, ma mie, tenons-nous joyeux. Silvia. - Nous souffrirons peut-être un peu, voilà tout. Arlequin. - C'est une bagatelle; quand on a un peu pâti, le plaisir en semble meilleur. Silvia. - Oh! pourtant, je n'aurais que faire de pâtir pour être bien aise, moi. Arlequin. - Il n'y aura qu'à ne pas songer que nous pâtissons. Silvia, en le regardant tendrement. - Ce cher petit homme, comme il m'encourage! Arlequin, tendrement. - Je ne m'embarrasse que de vous. Silvia, en le regardant. - Où est-ce qu'il prend tout ce qu'il me dit? Il n'y a que lui au monde comme cela; mais aussi il n'y a que moi pour vous aimer, Arlequin. Arlequin saute d'aise. - C'est comme du miel, ces paroles-là . En même temps viennent Flaminia et Trivelin. Scène XIII Arlequin, Silvia, Flaminia, Trivelin Trivelin, à Silvia. - Je suis au désespoir de vous interrompre mais votre mère vient d'arriver, Mademoiselle Silvia, et elle demande instamment à vous parler. Silvia, regardant Arlequin. - Arlequin, ne me quittez pas, je n'ai rien de secret pour vous. Arlequin, la prenant sous le bras. - Marchons, ma petite. Flaminia, d'un air de confiance, et s'approchant d'eux. - Ne craignez rien, mes enfants; allez toute seule trouver votre mère, ma chère Silvia; cela sera plus séant. Vous êtes libres de vous voir autant qu'il vous plaira, c'est moi qui vous en assure, vous savez bien que je ne voudrais pas vous tromper. Arlequin. - Oh non; vous êtes de notre parti, vous. Silvia. - Adieu donc, mon fils, je vous rejoindrai bientôt. Elle sort. Arlequin, à Flaminia qui veut s'en aller, et qu'il arrête. - Notre amie, pendant qu'elle sera là , restez avec moi, pour empêcher que je ne m'ennuie; il n'y a ici que votre compagnie que je puisse endurer. Flaminia, comme en secret. - Mon cher Arlequin, la vôtre me fait bien du plaisir aussi mais j'ai peur qu'on ne s'aperçoive de l'amitié que j'ai pour vous. Trivelin. - Seigneur Arlequin, le dÃner est prêt. Arlequin, tristement. - Je n'ai point de faim. Flaminia, d'un air d'amitié. - Je veux que vous mangiez, vous en avez besoin. Arlequin, doucement. - Croyez-vous? Flaminia. - Oui. Arlequin. - Je ne saurais. A Trivelin. La soupe est-elle bonne? Trivelin. - Exquise. Arlequin. - Hum, il faut attendre Silvia; elle aime le potage. Flaminia. - Je crois qu'elle dÃnera avec sa mère; vous êtes le maÃtre pourtant mais je vous conseille de les laisser ensemble, n'est-il pas vrai? Après dÃner vous la verrez. Arlequin. - Je veux bien mais mon appétit n'est pas encore ouvert. Trivelin. - Le vin est au frais, et le rôt tout prêt. Arlequin. - Je suis si triste... Ce rôt est donc friand? Trivelin. - C'est du gibier qui a une mine... Arlequin. - Que de chagrins! Allons donc; quand la viande est froide, elle ne vaut rien. Flaminia. - N'oubliez pas de boire à ma santé. Arlequin. - Venez boire à la mienne, à cause de la connaissance. Flaminia. - Oui-da, de tout mon coeur, j'ai une demi-heure à vous donner. Arlequin. - Bon, je suis content de vous. Acte II Scène première Flaminia, Silvia Silvia. - Oui, je vous crois, vous paraissez me vouloir du bien; aussi vous voyez que je ne souffre que vous, je regarde tous les autres comme mes ennemis. Mais où est Arlequin? Flaminia. - Il va venir, il dÃne encore. Silvia. - C'est quelque chose d'épouvantable que ce pays-ci! Je n'ai jamais vu de femmes si civiles, des hommes si honnêtes, ce sont des manières si douces, tant de révérences, tant de compliments, tant de signes d'amitié, vous diriez que ce sont les meilleures gens du monde, qu'ils sont pleins de coeur et de conscience; point du tout, de tous ces gens-là , il n'y en a pas un qui ne vienne me dire d'un air prudent Mademoiselle, croyez-moi, je vous conseille d'abandonner Arlequin, et d'épouser le Prince. Mais ils me conseillent cela tout naturellement, sans avoir honte, non plus que s'ils m'exhortaient à quelque bonne action. Mais, leur dis-je, j'ai promis à Arlequin; où est la fidélité, la probité, la bonne foi? Ils ne m'entendent pas; ils ne savent ce que c'est que tout cela, c'est tout comme si je leur parlais grec; ils me rient au nez, me disent que je fais l'enfant, qu'une grande fille doit avoir de la raison Eh! cela n'est-il pas joli? Ne valoir rien, tromper son prochain, lui manquer de parole, être fourbe et mensonger, voilà le devoir des grandes personnes de ce maudit endroit-ci. Qu'est-ce que c'est que ces gens-là ? D'où sortent-ils? De quelle pâte sont-ils? Flaminia. - De la pâte des autres hommes, ma chère Silvia; que cela ne vous étonne pas, ils s'imaginent que ce serait votre bonheur que le mariage du Prince. Silvia. - Mais ne suis-je pas obligée d'être fidèle? N'est-ce pas mon devoir d'honnête fille? et quand on ne fait pas son devoir, est-on heureuse? Par-dessus le marché, cette fidélité n'est-elle pas mon charme? Et on a le courage de me dire Là , fais un mauvais tour, qui ne te rapportera que du mal, perds ton plaisir et ta bonne foi. Et parce que je ne veux pas, moi, on me trouve dégoûtée. Flaminia. - Que voulez-vous? ces gens-là pensent à leur façon, et souhaiteraient que le Prince fût content. Silvia. - Mais ce Prince, que ne prend-il une fille qui se rende à lui de bonne volonté? Quelle fantaisie d'en vouloir une qui ne veut pas de lui? Quel goût trouve-t-il à cela? Car c'est un abus que tout ce qu'il fait, tous ces concerts, ces comédies, ces grands repas qui ressemblent à des noces, ces bijoux qu'il m'envoie; tout cela lui coûte un argent infini, c'est un abÃme, il se ruine; demandez-moi ce qu'il y gagne? Quand il me donnerait toute la boutique d'un mercier, cela ne me ferait pas tant de plaisir qu'un petit peloton qu'Arlequin m'a donné. Flaminia. - Je n'en doute pas, voilà ce que c'est que l'amour; j'ai aimé de même, et je me reconnais au petit peloton. Silvia. - Tenez, si j'avais eu à changer Arlequin contre un autre, ç'aurait été contre un officier du palais, qui m'a vue cinq ou six fois, et qui est d'aussi bonne façon qu'on puisse être il y a bien à tirer si le Prince le vaut; c'est dommage que je n'aie pu l'aimer dans le fond, et je le plains plus que le Prince. Flaminia, souriant en cachette. - Oh! Silvia, je vous assure que vous plaindrez le Prince autant que lui quand vous le connaÃtrez. Silvia. - Eh bien, qu'il tâche de m'oublier, qu'il me renvoie, qu'il voie d'autres filles; il y en a ici qui ont leur amant tout comme moi mais cela ne les empêche pas d'aimer tout le monde, j'ai bien vu que cela ne leur coûte rien mais pour moi, cela m'est impossible. Flaminia. - Eh ma chère enfant, avons-nous rien ici qui vous vaille, rien qui approche de vous? Silvia, d'un air modeste. - Oh que si, il y en a de plus jolies que moi; et quand elles seraient la moitié moins jolies, cela leur fait plus de profit qu'à moi d'être tout à fait belle j'en vois ici de laides qui font si bien aller leur visage, qu'on y est trompé. Flaminia. - Oui, mais le vôtre va tout seul, et cela est charmant. Silvia. - Bon, moi, je ne parais rien, je suis toute d'une pièce auprès d'elles, je demeure là , je ne vais ni ne viens; au lieu qu'elles, elles sont d'une humeur joyeuse, elles ont des yeux qui caressent tout le monde, elles ont une mine hardie, une beauté libre qui ne se gêne point, qui est sans façon; cela plaÃt davantage que non pas une honteuse comme moi, qui n'ose regarder les gens et qui est confuse qu'on la trouve belle. Flaminia. - Eh! voilà justement ce qui touche le Prince, voilà ce qu'il estime; c'est cette ingénuité, cette beauté simple, ce sont ces grâces naturelles Eh! croyez-moi, ne louez pas tant les femmes d'ici, car elles ne vous louent guère. Silvia. - Qu'est-ce donc qu'elles disent? Flaminia. - Des impertinences; elles se moquent de vous, raillent le Prince, lui demandent comment se porte sa beauté rustique. Y a-t-il de visage plus commun disaient l'autre jour ces jalouses entre elles; de taille plus gauche? Là -dessus l'une vous prenait par les yeux, l'autre par la bouche; il n'y avait pas jusqu'aux hommes qui ne vous trouvaient pas trop jolie; j'étais dans une colère... Silvia, fâchée. - Pardi, voilà de vilains hommes, de trahir comme cela leur pensée pour plaire à ces sottes-là . Flaminia. - Sans difficulté. Silvia. - Que je les hais, ces femmes-là ! Mais puisque je suis si peu agréable à leur compte, pourquoi donc est-ce que le Prince m'aime et qu'il les laisse là ? Flaminia. - Oh! elles sont persuadées qu'il ne vous aimera pas longtemps, que c'est un caprice qui lui passera, et qu'il en rira tout le premier. Silvia, piquée, et après avoir un peu regardé Flaminia. - Hum! elles sont bien heureuses que j'aime Arlequin, sans cela j'aurais grand plaisir à les faire mentir, ces babillardes-là . Flaminia. - Ah! qu'elles mériteraient bien d'être punies! Je leur ai dit Vous faites ce que vous pouvez pour faire renvoyer Silvia et pour plaire au Prince; et si elle voulait, il ne daignerait pas vous regarder. Silvia. - Pardi, vous voyez bien ce qu'il en est, il ne tient qu'à moi de les confondre. Flaminia. - Voilà de la compagnie qui vous vient. Silvia. - Eh! je crois que c'est cet officier dont je vous ai parlé, c'est lui-même. Voyez la belle physionomie d'homme! Scène II Le Prince, sous le nom d'officier du palais, et Lisette, sous le nom de dame de la cour, et les acteurs précédents. Le Prince, en voyant Silvia, salue avec beaucoup de soumission. Silvia. - Comment, vous voilà , Monsieur? Vous saviez donc bien que j'étais ici? Le Prince. - Oui, Mademoiselle, je le savais; mais vous m'aviez dit de ne plus vous voir, et je n'aurais osé paraÃtre sans Madame, qui a souhaité que je l'accompagnasse, et qui a obtenu du Prince l'honneur de vous faire la révérence. La dame ne dit mot, et regarde seulement Silvia avec attention; Flaminia et elle se font des mines. Silvia, doucement. - Je ne suis pas fâchée de vous revoir, et vous me retrouvez bien triste. A l'égard de cette dame, je la remercie de la volonté qu'elle a de me faire une révérence, je ne mérite pas cela; mais qu'elle me la fasse, puisque c'est son désir, je lui en rendrai une comme je pourrai, elle excusera si je la fais mal. Lisette. - Oui, ma mie, je vous excuserai de bon coeur, je ne vous demande pas l'impossible. Silvia, répétant d'un air fâché, et à part, et faisant une révérence. - Je ne vous demande pas l'impossible, quelle manière de parler! Lisette. - Quel âge avez-vous, ma fille? Silvia. - Je l'ai oubliée, ma mère. Flaminia, à Silvia. - Bon. Le Prince paraÃt et affecte d'être surpris. Lisette. - Elle se fâche, je pense? Le Prince. - Mais, Madame, que signifient ces discours-là ? Sous prétexte de venir saluer Silvia, vous lui faites une insulte! Lisette. - Ce n'est pas mon dessein; j'avais la curiosité de voir cette petite fille qu'on aime tant, qui fait naÃtre une si forte passion; et je cherche ce qu'elle a de si aimable. On dit qu'elle est naïve, c'est un agrément campagnard qui doit la rendre amusante, priez-la de nous donner quelques traits de naïveté; voyons son esprit. Silvia. - Eh non, Madame, ce n'est pas la peine, il n'est pas si plaisant que le vôtre. Lisette, riant. - Ah! ah! vous demandiez du naïf, en voilà . Le Prince. - Allez-vous-en, Madame. Silvia. - Cela m'impatiente à la fin, et si elle ne s'en va, je me fâcherai tout de bon. Le Prince, à Lisette. - Vous vous repentirez de votre procédé. Lisette, en se retirant d'un air dédaigneux. - Adieu; un pareil objet me venge assez de celui qui en a fait choix. Scène III Le Prince, Flaminia, Silvia Flaminia. - Voilà une créature bien effrontée! Silvia. - Je suis outrée, j'ai bien affaire qu'on m'enlève pour se moquer de moi; chacun a son prix, ne semble-t-il pas que je ne vaille pas bien ces femmes-là ? je ne voudrais pas être changée contre elles. Flaminia. - Bon, ce sont des compliments que les injures de cette jalouse-là . Le Prince. - Belle Silvia, cette femme-là nous a trompés, le Prince et moi; vous m'en voyez au désespoir, n'en doutez pas. Vous savez que je suis pénétré de respect pour vous; vous connaissez mon coeur, je venais ici pour me donner la satisfaction de vous voir, pour jeter encore une fois les yeux sur une personne si chère, et reconnaÃtre notre souveraine; mais je ne prends pas garde que je me découvre, que Flaminia m'écoute, et que je vous importune encore. Flaminia, d'un air naturel. - Quel mal faites-vous? ne sais-je pas bien qu'on ne peut la voir sans l'aimer? Silvia. - Et moi, je voudrais qu'il ne m'aimât pas, car j'ai du chagrin de ne pouvoir lui rendre le change; encore si c'était un homme comme tant d'autres, à qui on dit ce qu'on veut; mais il est trop agréable pour qu'on le maltraite, lui, et il a toujours été comme vous le voyez. Le Prince. - Ah! que vous êtes obligeante, Silvia! Que puis-je faire pour mériter ce que vous venez de me dire, si ce n'est de vous aimer toujours! Silvia. - Eh bien! aimez-moi, à la bonne heure, j'y aurai du plaisir, pourvu que vous promettiez de prendre votre mal en patience; car je ne saurais mieux faire, en vérité Arlequin est venu le premier, voilà tout ce qui vous nuit. Si j'avais deviné que vous viendriez après lui, en bonne foi je vous aurais attendu; mais vous avez du malheur, et moi je ne suis pas heureuse. Le Prince. - Flaminia, je vous en fais juge, pourrait-on cesser d'aimer Silvia? Connaissez-vous de coeur plus compatissant, plus généreux que le sien? Non, la tendresse d'une autre me toucherait moins que la seule bonté qu'elle a de me plaindre. Silvia, à Flaminia. - Et moi, je vous en fais juge aussi; là , vous l'entendez, comment se comporter avec un homme qui me remercie toujours, qui prend tout ce qu'on lui dit en bien? Flaminia. - Franchement, il a raison, Silvia, vous êtes charmante, et à sa place je serais tout comme il est. Silvia. - Ah çà ! n'allez-vous pas l'attendrir encore, il n'a pas besoin qu'on lui dise tant que je suis jolie, il le croit assez. A Lélio. Croyez-moi, tâchez de m'aimer tranquillement, et vengez-moi de cette femme qui m'a injuriée. Le Prince. - Oui, ma chère Silvia, j'y cours; à mon égard, de quelque façon que vous me traitiez, mon parti est pris, j'aurai du moins le plaisir de vous aimer toute ma vie. Silvia. - Oh! je m'en doutais bien, je vous connais. Flaminia. - Allez, Monsieur, hâtez-vous d'informer le Prince du mauvais procédé de la dame en question; il faut que tout le monde sache ici le respect qui est dû à Silvia. Le Prince. - Vous aurez bientôt de mes nouvelles. Il sort. Scène IV Flaminia, Silvia Flaminia. - Vous, ma chère, pendant que je vais chercher Arlequin, qu'on retient peut-être un peu trop longtemps à table, allez essayer l'habit qu'on vous a fait, il me tarde de vous le voir. Silvia. - Tenez, l'étoffe est belle, elle m'ira bien; mais je ne veux point de tous ces habits-là , car le Prince me veut en troc, et jamais nous ne finirons ce marché-là . Flaminia. - Vous vous trompez; quand il vous quitterait, vous emporteriez tout; vraiment, vous ne le connaissez pas. Silvia. - Je m'en vais donc sur votre parole; pourvu qu'il ne me dise pas après Pourquoi as-tu pris mes présents? Flaminia. - Il vous dira Pourquoi n'en avoir pas pris davantage? Silvia. - En ce cas-là , j'en prendrai tant qu'il voudra, afin qu'il n'ait rien à me dire. Flaminia. - Allez, je réponds de tout. Scène V Flaminia, Arlequin, tout éclatant de rire, entre avec Trivelin Flaminia, à part. - Il me semble que les choses commencent à prendre forme; voici Arlequin. En vérité, je ne sais, mais si ce petit homme venait à m'aimer, j'en profiterais de bon coeur. Arlequin, riant. - Ah! ah! ah! Bonjour, mon amie. Flaminia, en souriant. - Bonjour, Arlequin; dites-moi donc de quoi vous riez, afin que j'en rie aussi? Arlequin. - C'est que mon valet Trivelin, que je ne paye point, m'a mené par toutes les chambres de la maison, où l'on trotte comme dans les rues; où l'on jase comme dans notre halle, sans que le maÃtre de la maison s'embarrasse de tous ces visages-là , et qui viennent chez lui sans lui donner le bonjour, qui vont le voir manger, sans qu'il leur dise Voulez-vous boire un coup? Je me divertissais de ces originaux-là en revenant, quand j'ai vu un grand coquin qui a levé l'habit d'une dame par-derrière. Moi, j'ai cru qu'il lui faisait quelque niche, et je lui ai dit bonnement Arrêtez-vous, polisson, vous badinez malhonnêtement. Elle, qui m'a entendu, s'est retournée et m'a dit Ne voyez-vous pas bien qu'il me porte la queue? Et pourquoi vous la laissez-vous porter, cette queue? ai-je repris. Sur cela le polisson s'est mis à rire, la dame riait, Trivelin riait, tout le monde riait par compagnie je me suis mis à rire aussi. A cette heure je vous demande pourquoi nous avons ri, tous? Flaminia. - D'une bagatelle c'est que vous ne savez pas que ce que vous avez vu faire à ce laquais est un usage pour les dames. Arlequin. - C'est donc encore un honneur? Flaminia. - Oui, vraiment. Arlequin. - Pardi, j'ai donc bien fait d'en rire; car cet honneur-là est bouffon et à bon marché. Flaminia. - Vous êtes gai, j'aime à vous voir comme cela; avez-vous bien mangé depuis que je vous ai quitté? Arlequin. - Ah! morbleu, qu'on a apporté de friandes drogues! Que le cuisinier d'ici fait de bonnes fricassées! Il n'y a pas moyen de tenir contre sa cuisine; j'ai tant bu à la santé de Silvia et de vous, que si vous êtes malades, ce ne sera pas ma faute. Flaminia. - Quoi! vous vous êtes encore ressouvenu de moi? Arlequin. - Quand j'ai donné mon amitié à quelqu'un, jamais je ne l'oublie, surtout à table. Mais à propos de Silvia, est-elle encore avec sa mère? Trivelin. - Mais, seigneur Arlequin, songerez-vous toujours à Silvia? Arlequin. - Taisez-vous quand je parle. Flaminia. - Vous avez tort, Trivelin. Trivelin. - Comment, j'ai tort! Flaminia. - Oui; pourquoi l'empêchez-vous de parler de ce qu'il aime? Trivelin. - A ce que je vois, Flaminia, vous vous souciez beaucoup des intérêts du Prince! Flaminia, comme épouvantée. - Arlequin, cet homme-là me fera des affaires à cause de vous. Arlequin, en colère. - Non, ma bonne. A Trivelin. Ecoute, je suis ton maÃtre, car tu me l'as dit; je n'en savais rien, fainéant que tu es! S'il t'arrive de faire le rapporteur, et qu'à cause de toi on fasse seulement la moue à cette honnête fille-là , c'est deux oreilles que tu auras de moins je te les garantis dans ma poche. Trivelin. - Je ne suis pas à cela près, et je veux faire mon devoir. Arlequin. - Deux oreilles, entends-tu bien à présent? Va-t'en. Trivelin. - Je vous pardonne tout à vous, car enfin il le faut mais vous me le paierez, Flaminia. Arlequin veut retourner sur lui, et Flaminia l'arrête; quand il est revenu, il dit Scène VI Arlequin, Flaminia Arlequin. - Cela est terrible! Je n'ai trouvé ici qu'une personne qui entende la raison, et l'on vient chicaner ma conversation avec elle. Ma chère Flaminia, à présent, parlons de Silvia à notre aise; quand je ne la vois point, il n'y a qu'avec vous que je m'en passe. Flaminia, d'un air simple. - Je ne suis point ingrate, il n'y a rien que je ne fisse pour vous rendre contents tous deux; et d'ailleurs vous êtes si estimable, Arlequin, quand je vois qu'on vous chagrine, je souffre autant que vous. Arlequin. - La bonne sorte de fille! Toutes les fois que vous me plaignez, cela m'apaise, je suis la moitié moins fâché d'être triste. Flaminia. - Pardi, qui est-ce qui ne vous plaindrait pas? Qui est-ce qui ne s'intéresserait pas à vous? Vous ne connaissez pas ce que vous valez, Arlequin. Arlequin. - Cela se peut bien, je n'y ai jamais regardé de si près. Flaminia. - Si vous saviez combien il m'est cruel de n'avoir point de pouvoir! si vous lisiez dans mon coeur! Arlequin. - Hélas! je ne sais point lire, mais vous me l'expliqueriez. Par la mardi, je voudrais n'être plus affligé, quand ce ne serait que pour l'amour du souci que cela vous donne; mais cela viendra. Flaminia, d'un ton triste. - Non, je ne serai jamais témoin de votre contentement, voilà qui est fini; Trivelin causera, l'on me séparera d'avec vous, et que sais-je, moi, où l'on m'emmènera? Arlequin, je vous parle peut-être pour la dernière fois, et il n'y a plus de plaisir pour moi dans le monde. Arlequin, triste. - Pour la dernière fois! J'ai donc bien du guignon! Je n'ai qu'une pauvre maÃtresse, ils me l'ont emportée, vous emporteraient-ils encore? et où est-ce que je prendrai du courage pour endurer tout cela? Ces gens-là croient-ils que j'aie un coeur de fer? ont-ils entrepris mon trépas? seront-ils si barbares? Flaminia. - En tout cas, j'espère que vous n'oublierez jamais Flaminia, qui n'a rien tant souhaité que votre bonheur. Arlequin. - Ma mie, vous me gagnez le coeur; conseillez-moi dans ma peine, avisons-nous, quelle est votre pensée? Car je n'ai point d'esprit, moi, quand je suis fâché; il faut que j'aime Silvia, il faut que je vous garde, il ne faut pas que mon amour pâtisse de notre amitié, ni notre amitié de mon amour, et me voilà bien embarrassé. Flaminia. - Et moi bien malheureuse. Depuis que j'ai perdu mon amant, je n'ai eu de repos qu'en votre compagnie, je respire avec vous; vous lui ressemblez tant, que je crois quelquefois lui parler; je n'ai vu dans le monde que vous et lui de si aimables. Arlequin. - Pauvre fille! il est fâcheux que j'aime Silvia, sans cela je vous donnerais de bon coeur la ressemblance de votre amant. C'était donc un joli garçon? Flaminia. - Ne vous ai-je pas dit qu'il était fait comme vous, que vous êtes son portrait? Arlequin. - Eh vous l'aimiez donc beaucoup? Flaminia. - Regardez-vous, Arlequin, voyez combien vous méritez d'être aimé, et vous verrez combien je l'aimais. Arlequin. - Je n'ai vu personne répondre si doucement que vous, votre amitié se met partout; je n'aurais jamais cru être si joli que vous le dites; mais puisque vous aimiez tant ma copie, il faut bien croire que l'original mérite quelque chose. Flaminia. - Je crois que vous m'auriez encore plu davantage; mais je n'aurais pas été assez belle pour vous. Arlequin, avec feu. - Par la sambille, je vous trouve charmante avec cette pensée-là . Flaminia. - Vous me troublez, il faut que je vous quitte; je n'ai que trop de peine à m'arracher d'auprès de vous mais où cela nous conduirait-il? Adieu, Arlequin, je vous verrai toujours, si on me le permet; je ne sais où je suis. Arlequin. - Je suis tout de même. Flaminia. - J'ai trop de plaisir à vous voir. Arlequin. - Je ne vous refuse pas ce plaisir-là , moi, regardez-moi à votre aise, je vous rendrai la pareille. Flaminia, s'en allant. - Je n'oserais adieu. Arlequin, seul. - Ce pays-ci n'est pas digne d'avoir cette fille-là ; si par quelque malheur Silvia venait à manquer, dans mon désespoir je crois que je me retirerais avec elle. Scène VII Trivelin arrive avec un Seigneur qui vient derrière lui. Arlequin Trivelin. - Seigneur Arlequin, n'y a-t-il point de risque à reparaÃtre? N'est-ce point compromettre mes épaules? Car vous jouez merveilleusement de votre épée de bois. Arlequin. - Je serai bon, quand vous serez sage. Trivelin. - Voilà un seigneur qui demande à vous parler. Le Seigneur approche, et fait des révérences, qu'Arlequin lui rend. Arlequin, à part. - J'ai vu cet homme-là quelque part. Le Seigneur. - Je viens vous demander une grâce; mais ne vous incommodé-je point, Monsieur Arlequin? Arlequin. - Non, Monsieur, vous ne me faites ni bien ni mal, en vérité. Et voyant le Seigneur qui se couvre. Vous n'avez seulement qu'à me dire si je dois aussi mettre mon chapeau. Le Seigneur. - De quelque façon que vous soyez, vous me ferez honneur. Arlequin, se couvrant. - Je vous crois, puisque vous le dites. Que souhaite de moi Votre Seigneurie? Mais ne me faites point de compliments, ce serait autant de perdu, car je n'en sais point rendre. Le Seigneur. - Ce ne sont point des compliments, mais des témoignages d'estime. Arlequin. - Galbanum que tout cela! Votre visage ne m'est point nouveau, Monsieur; je vous ai vu quelque part à la chasse, où vous jouiez de la trompette; je vous ai ôté mon chapeau en passant, et vous me devez ce coup de chapeau-là . Le Seigneur. - Quoi! je ne vous saluai point? Arlequin. - Pas un brin. Le Seigneur. - Je ne m'aperçus donc pas de votre honnêteté? Arlequin. - Oh que si; mais vous n'aviez pas de grâce à me demander, voilà pourquoi je perdis mon étalage. Le Seigneur. - Je ne me reconnais point à cela. Arlequin. - Ma foi, vous n'y perdez rien. Mais que vous plaÃt-il? Le Seigneur. - Je compte sur votre bon coeur; voici ce que c'est j'ai eu le malheur de parler cavalièrement de vous devant le Prince. Arlequin. - Vous n'avez encore qu'à ne vous pas reconnaÃtre à cela. Le Seigneur. - Oui; mais le Prince s'est fâché contre moi. Arlequin. - Il n'aime donc pas les médisants? Le Seigneur. - Vous le voyez bien. Arlequin. - Oh! oh! voilà qui me plaÃt; c'est un honnête homme; s'il ne me retenait pas ma maÃtresse, je serais fort content de lui. Et que vous a-t-il dit? Que vous étiez un mal appris? Le Seigneur. - Oui. Arlequin. - Cela est très raisonnable de quoi vous plaignez-vous? Le Seigneur. - Ce n'est pas là tout Arlequin, m'a-t-il répondu, est un garçon d'honneur; je veux qu'on l'honore, puisque je l'estime; la franchise et la simplicité de son caractère sont des qualités que je voudrais que vous eussiez tous. Je nuis à son amour, et je suis au désespoir que le mien m'y force. Arlequin, attendri. - Par la morbleu, je suis son serviteur; franchement, je fais cas de lui, et je croyais être plus en colère contre lui que je ne le suis. Le Seigneur. - Ensuite il m'a dit de me retirer; mes amis là -dessus ont tâché de le fléchir pour moi. Arlequin. - Quand ces amis-là s'en iraient aussi avec vous, il n'y aurait pas grand mal; car dis-moi qui tu hantes, et je te dirai qui tu es. Le Seigneur. - Il s'est aussi fâché contre eux. Arlequin. - Que le ciel bénisse cet homme de bien, il a vidé là sa maison d'une mauvaise graine de gens. Le Seigneur. - Et nous ne pouvons reparaÃtre tous qu'à condition que vous demandiez notre grâce. Arlequin. - Par ma foi, Messieurs, allez où il vous plaira; je vous souhaite un bon voyage. Le Seigneur. - Quoi! vous refuserez de prier pour moi? Si vous n'y consentiez pas, ma fortune serait ruinée; à présent qu'il ne m'est plus permis de voir le Prince, que ferais-je à la cour? Il faudra que je m'en aille dans mes terres; car je suis comme exilé. Arlequin. - Comment, être exilé, ce n'est donc point vous faire d'autre mal que de vous envoyer manger votre bien chez vous? Le Seigneur. - Vraiment non; voilà ce que c'est. Arlequin. - Et vous vivrez là paix et aise, vous ferez vos quatre repas comme à l'ordinaire? Le Seigneur. - Sans doute, qu'y a-t-il d'étrange à cela? Arlequin. - Ne me trompez-vous pas? Est-il sûr qu'on est exilé quand on médit? Le Seigneur. - Cela arrive assez souvent. Arlequin saute d'aise. - Allons, voilà qui est fait, je m'en vais médire du premier venu, et j'avertirai Silvia et Flaminia d'en faire autant. Le Seigneur. - Eh la raison de cela? Arlequin. - Parce que je veux aller en exil, moi; de la manière dont on punit les gens ici, je vais gager qu'il y a plus de gain à être puni que récompensé. Le Seigneur. - Quoi qu'il en soit, épargnez-moi cette punition-là , je vous prie; d'ailleurs, ce que j'ai dit de vous n'est pas grande chose. Arlequin. - Qu'est-ce que c'est? Le Seigneur. - Une bagatelle, vous dis-je. Arlequin. - Mais voyons. Le Seigneur. - J'ai dit que vous aviez l'air d'un homme ingénu, sans malice, là , d'un garçon de bonne foi. Arlequin rit de tout son coeur. - L'air d'un innocent, pour parler à la franquette; mais qu'est-ce que cela fait? Moi, j'ai l'air d'un innocent; vous, vous avez l'air d'un homme d'esprit; eh bien, à cause de cela, faut-il s'en fier à notre air? N'avez-vous rien dit que cela? Le Seigneur. - Non; j'ai ajouté seulement que vous donniez la comédie à ceux qui vous parlaient. Arlequin. - Pardi, il faut bien vous donner votre revanche à vous autres. Voilà donc toute votre faute? Le Seigneur. - Oui. Arlequin. - C'est se moquer, vous ne méritez pas d'être exilé, vous avez cette bonne fortune-là pour rien. Le Seigneur. - N'importe, empêchez que je ne le sois; un homme comme moi ne peut demeurer qu'à la cour il n'est en considération, il n'est en état de pouvoir se venger de ses envieux qu'autant qu'il se rend agréable au Prince, et qu'il cultive l'amitié de ceux qui gouvernent les affaires. Arlequin. - J'aimerais mieux cultiver un bon champ, cela rapporte toujours peu ou prou, et je me doute que l'amitié de ces gens-là n'est pas aisée à avoir ni à garder. Le Seigneur. - Vous avez raison dans le fond ils ont quelquefois des caprices fâcheux, mais on n'oserait s'en ressentir, on les ménage, on est souple avec eux, parce que c'est par leur moyen que vous vous vengez des autres. Arlequin. - Quel trafic! C'est justement recevoir des coups de bâton d'un côté, pour avoir le privilège d'en donner d'un autre; voilà une drôle de vanité! A vous voir si humbles, vous autres, on ne croirait jamais que vous êtes si glorieux. Le Seigneur. - Nous sommes élevés là -dedans. Mais écoutez, vous n'aurez point de peine à me remettre en faveur, car vous connaissez bien Flaminia? Arlequin. - Oui, c'est mon intime. Le Seigneur. - Le Prince a beaucoup de bienveillance pour elle; elle est la fille d'un de ses officiers; et je me suis imaginé de lui faire sa fortune en la mariant à un petit-cousin que j'ai à la campagne, que je gouverne, et qui est riche. Dites-le au Prince, mon dessein me conciliera ses bonnes grâces. Arlequin. - Oui, mais ce n'est pas là le chemin des miennes; car je n'aime point qu'on épouse mes amies, moi, et vous n'imaginez rien qui vaille avec votre petit-cousin. Le Seigneur. - Je croyais... Arlequin. - Ne croyez plus. Le Seigneur. - Je renonce à mon projet. Arlequin. - N'y manquez pas; je vous promets mon intercession, sans que le petit-cousin s'en mêle. Le Seigneur. - Je vous ai beaucoup d'obligation; j'attends l'effet de vos promesses adieu, Monsieur Arlequin. Arlequin. - Je suis votre serviteur. Diantre, je suis en crédit, car on fait ce que je veux. Il ne faut rien dire à Flaminia du cousin. Scène VIII Arlequin, Flaminia arrive. Flaminia. - Mon cher, je vous amène Silvia; elle me suit. Arlequin. - Mon amie, vous deviez bien venir m'avertir plus tôt, nous l'aurions attendue en causant ensemble. Silvia arrive. Scène IX Arlequin, Flaminia, Silvia Silvia. - Bonjour, Arlequin. Ah! que je viens d'essayer un bel habit! Si vous me voyiez, en vérité, vous me trouveriez jolie; demandez à Flaminia. Ah! ah! si je portais ces habits-là , les femmes d'ici seraient bien attrapées, elles ne diraient pas que j'ai l'air gauche. Oh! que les ouvrières d'ici sont habiles! Arlequin. - Ah, m'amour, elles ne sont pas si habiles que vous êtes bien faite. Silvia. - Si je suis bien faite, Arlequin, vous n'êtes pas moins honnête. Flaminia. - Du moins ai-je le plaisir de vous voir un peu plus contents à présent. Silvia. - Eh dame, puisqu'on ne nous gêne plus, j'aime autant être ici qu'ailleurs; qu'est-ce que cela fait d'être là ou là ? On s'aime partout. Arlequin. - Comment, nous gêner! On envoie les gens me demander pardon pour la moindre impertinence qu'ils disent de moi. Silvia, d'un air content. - J'attends une dame aussi, moi, qui viendra devant moi se repentir de ne m'avoir pas trouvée belle. Flaminia. - Si quelqu'un vous fâche dorénavant, vous n'avez qu'à m'en avertir. Arlequin. - Pour cela, Flaminia nous aime comme si nous étions frères et soeurs. Il dit cela à Flaminia. Aussi, de notre part, c'est queussi queumi. Silvia. - Devinez, Arlequin, qui j'ai encore rencontré ici? Mon amoureux qui venait me voir chez nous, ce grand monsieur si bien tourné; je veux que vous soyez amis ensemble, car il a bon coeur aussi. Arlequin, d'un air négligent. - A la bonne heure, je suis de tous bons accords. Silvia. - Après tout, quel mal y a-t-il qu'il me trouve à son gré? Prix pour prix, les gens qui nous aiment sont de meilleure compagnie que ceux qui ne se soucient pas de nous, n'est-il pas vrai? Flaminia. - Sans doute. Arlequin, gaiement. - Mettons encore Flaminia, elle se soucie de nous, et nous serons partie carrée. Flaminia. - Arlequin, vous me donnez là une marque d'amitié que je n'oublierai point. Arlequin. - Ah ça, puisque nous voilà ensemble, allons faire collation, cela amuse. Silvia. - Allez, allez, Arlequin; à cette heure que nous nous voyons quand nous voulons, ce n'est pas la peine de nous ôter notre liberté à nous-mêmes; ne vous gênez point. Arlequin fait signe à Flaminia de venir. Flaminia, sur son geste, dit. - Je m'en vais avec vous; aussi bien voilà quelqu'un qui entre et qui tiendra compagnie à Silvia. Scène X Lisette entre avec quelques femmes pour témoins de ce qu'elle va faire, et qui restent derrière. Silvia. Lisette fait de grandes révérences. Silvia, d'un air un peu piqué. - Ne faites point tant de révérences, Madame, cela m'exemptera de vous en faire; je m'y prends de si mauvaise grâce, à votre fantaisie! Lisette, d'un ton triste. - On ne vous trouve que trop de mérite. Silvia. - Cela se passera. Ce n'est pas moi qui ai envie de plaire, telle que vous me voyez; il me fâche assez d'être si jolie, et que vous ne soyez pas assez belle. Lisette. - Ah, quelle situation! Silvia. - Vous soupirez à cause d'une petite villageoise, vous êtes bien de loisir; et où avez-vous mis votre langue de tantôt, Madame? Est-ce que vous n'avez plus de caquet quand il faut bien dire? Lisette. - Je ne puis me résoudre à parler. Silvia. - Gardez donc le silence; car quand vous vous lamenteriez jusqu'à demain, mon visage n'empirera pas beau ou laid, il restera comme il est. Qu'est-ce que vous me voulez? Est-ce que vous ne m'avez pas assez querellée? Eh bien, achevez, prenez-en votre suffisance. Lisette. - Epargnez-moi, Mademoiselle; l'emportement que j'ai eu contre vous a mis toute ma famille dans l'embarras le Prince m'oblige à venir vous faire une réparation, et je vous prie de la recevoir sans me railler. Silvia. - Voilà qui est fini, je ne me moquerai plus de vous; je sais bien que l'humilité n'accommode pas les glorieux, mais la rancune donne de la malice. Cependant je plains votre peine, et je vous pardonne. De quoi aussi vous avisiez-vous de me mépriser? Lisette. - J'avais cru m'apercevoir que le Prince avait quelque inclination pour moi, et je ne croyais pas en être indigne mais je vois bien que ce n'est pas toujours aux agréments qu'on se rend. Silvia, d'un ton vif. - Vous verrez que c'est à la laideur et à la mauvaise façon, à cause qu'on se rend à moi. Comme ces jalouses ont l'esprit tourné! Lisette. - Eh bien oui, je suis jalouse, il est vrai; mais puisque vous n'aimez pas le Prince, aidez-moi à le remettre dans les dispositions où j'ai cru qu'il était pour moi il est sûr que je ne lui déplaisais pas, et je le guérirai de l'inclination qu'il a pour vous, si vous me laissez faire. Silvia, d'un air piqué. - Croyez-moi, vous ne le guérirez de rien; mon avis est que cela vous passe. Lisette. - Cependant cela me paraÃt possible; car enfin je ne suis ni si maladroite, ni si désagréable. Silvia. - Tenez, tenez, parlons d'autre chose; vos bonnes qualités m'ennuient. Lisette. - Vous me répondez d'une étrange manière! Quoi qu'il en soit, avant qu'il soit quelques jours, nous verrons si j'ai si peu de pouvoir. Silvia, vivement. - Oui, nous verrons des balivernes. Pardi, je parlerai au Prince; il n'a pas encore osé me parler, lui, à cause que je suis trop fâchée mais je lui ferai dire qu'il s'enhardisse, seulement pour voir. Lisette. - Adieu, Mademoiselle, chacune de nous fera ce qu'elle pourra. J'ai satisfait à ce qu'on exigeait de moi à votre égard, et je vous prie d'oublier tout ce qui s'est passé entre nous. Silvia, brusquement. - Marchez, marchez, je ne sais pas seulement si vous êtes au monde. Scène XI Silvia, Flaminia arrive. Flaminia. - Qu'avez-vous, Silvia? Vous êtes bien émue! Silvia. - J'ai, que je suis en colère; cette impertinente femme de tantôt est venue pour me demander pardon, et sans faire semblant de rien, voyez la méchanceté, elle m'a encore fâchée, m'a dit que c'était à ma laideur qu'on se rendait, qu'elle était plus agréable, plus adroite que moi, qu'elle ferait bien passer l'amour du Prince; qu'elle allait travailler pour cela; que je verrais, pati, pata; que sais-je, moi, tout ce qu'elle mis en avant contre mon visage! Est-ce que je n'ai pas raison d'être piquée? Flaminia, d'un air vif et d'intérêt. - Ecoutez, si vous ne faites taire tous ces gens-là , il faut vous cacher pour toute votre vie. Silvia. - Je ne manque pas de bonne volonté; mais c'est Arlequin qui m'embarrasse. Flaminia. - Eh! je vous entends; voilà un amour aussi mal placé, qui se rencontre là aussi mal à propos qu'on le puisse. Silvia. - Oh! j'ai toujours eu du guignon dans les rencontres. Flaminia. - Mais si Arlequin vous voit sortir de la cour et méprisée, pensez-vous que cela le réjouisse? Silvia. - Il ne m'aimera pas tant, voulez-vous dire? Flaminia. - Il y a tout à craindre. Silvia. - Vous me faites rêver à une chose, ne trouvez-vous pas qu'il est un peu négligent depuis que nous sommes ici, Arlequin? il m'a quittée tantôt pour aller goûter; voilà une belle excuse! Flaminia. - Je l'ai remarqué comme vous; mais ne me trahissez pas au moins; nous nous parlons de fille à fille dites-moi, après tout, l'aimez-vous tant, ce garçon? Silvia, d'un air indifférent. - Mais vraiment oui, je l'aime, il le faut bien. Flaminia. - Voulez-vous que je vous dise? Vous me paraissez mal assortis ensemble. Vous avez du goût, de l'esprit, l'air fin et distingué; lui il a l'air pesant, les manières grossières; cela ne cadre point, et je ne comprends pas comment vous l'avez aimé; je vous dirai même que cela vous fait tort. Silvia. - Mettez-vous à ma place. C'était le garçon le plus passable de nos cantons, il demeurait dans mon village, il était mon voisin, il est assez facétieux, je suis de bonne humeur, il me faisait quelquefois rire, il me suivait partout, il m'aimait, j'avais coutume de le voir, et de coutume en coutume je l'ai aimé aussi, faute de mieux mais j'ai toujours bien vu qu'il était enclin au vin et à la gourmandise. Flaminia. - Voilà de jolies vertus, surtout dans l'amant de l'aimable et tendre Silvia! Mais à quoi vous déterminez-vous donc? Silvia. - Je ne puis que dire; il me passe tant de oui et de non par la tête, que je ne sais auquel entendre. D'un côté, Arlequin est un petit négligent qui ne songe ici qu'à manger; d'un autre côté, si on me renvoie, ces glorieuses de femmes feront accroire partout qu'on m'aura dit Va-t'en, tu n'es pas assez jolie. D'un autre côté, ce monsieur que j'ai retrouvé ici... Flaminia. - Quoi? Silvia. - Je vous le dis en secret; je ne sais ce qu'il m'a fait depuis que je l'ai revu; mais il m'a toujours paru si doux, il m'a dit des choses si tendres, m'a conté son amour d'un air si poli, si humble, que j'en ai une véritable pitié, et cette pitié-là m'empêche encore d'être la maÃtresse de moi. Flaminia. - L'aimez-vous? Silvia. - Je ne crois pas; car je dois aimer Arlequin. Flaminia. - C'est un homme aimable. Silvia. - Je le sens bien. Flaminia. - Si vous négligiez de vous venger pour l'épouser, je vous le pardonnerais, voilà la vérité. Silvia. - Si Arlequin se mariait à une autre fille que moi, à la bonne heure; je serais en droit de lui dire Tu m'as quittée, je te quitte, je prends ma revanche mais il n'y a rien à faire; qui est-ce qui voudrait d'Arlequin ici, rude et bourru comme il est? Flaminia. - Il n'y a pas presse, entre nous pour moi, j'ai toujours eu dessein de passer ma vie aux champs; Arlequin est grossier, je ne l'aime point, mais je ne le hais pas; et dans les sentiments où je suis, s'il voulait, je vous en débarrasserais volontiers pour vous faire plaisir. Silvia. - Mais mon plaisir, où est-il? il n'est ni là , ni là ; je le cherche. Flaminia. - Vous verrez le Prince aujourd'hui. Voici ce cavalier qui vous plaÃt, tâchez de prendre votre parti. Adieu, nous nous retrouverons tantôt. Scène XII Silvia, Le Prince, qui entre. Silvia. - Vous venez vous allez encore me dire que vous m'aimez, pour me mettre davantage en peine. Le Prince. - Je venais voir si la dame qui vous a fait insulte s'était bien acquittée de son devoir. Quant à moi, belle Silvia, quand mon amour vous fatiguera, quand je vous déplairai moi-même, vous n'avez qu'à m'ordonner de me taire et de me retirer; je me tairai, j'irai où vous voudrez, et je souffrirai sans me plaindre, résolu de vous obéir en tout. Silvia. - Ne voilà -t-il pas? ne l'ai-je pas bien dit? Comment voulez-vous que je vous renvoie? Vous vous tairez, s'il me plaÃt; vous vous en irez, s'il me plaÃt; vous n'oserez pas vous plaindre, vous m'obéirez en tout. C'est bien là le moyen de faire que je vous commande quelque chose! Le Prince. - Mais que puis-je mieux que de vous rendre maÃtresse de mon sort? Silvia. - Qu'est-ce que cela avance? Vous rendrai-je malheureux? en aurai-je le courage? Si je vous dis Allez-vous en, vous croirez que je vous hais; si je vous dis de vous taire, vous croirez que je ne me soucie pas de vous; et toutes ces croyances-là ne seront pas vraies; elles vous affligeront; en serai-je plus à mon aise après? Le Prince. - Que voulez-vous donc que je devienne, belle Silvia? Silvia. - Oh! ce que je veux! j'attends qu'on me le dise; j'en suis encore plus ignorante que vous; voilà Arlequin qui m'aime, voilà le Prince qui demande mon coeur, voilà vous qui mériteriez de l'avoir, voilà ces femmes qui m'injurient, et que je voudrais punir, voilà que j'aurai un affront, si je n'épouse pas le Prince Arlequin m'inquiète, vous me donnez du souci, vous m'aimez trop, je voudrais ne vous avoir jamais connu, et je suis bien malheureuse d'avoir tout ce tracas-là dans la tête. Le Prince. - Vos discours me pénètrent, Silvia, vous êtes trop touchée de ma douleur; ma tendresse, toute grande qu'elle est, ne vaut pas le chagrin que vous avez de ne pouvoir m'aimer. Silvia. - Je pourrais bien vous aimer, cela ne serait pas difficile, si je voulais. Le Prince. - Souffrez donc que je m'afflige, et ne m'empêchez pas de vous regretter toujours. Silvia, comme impatiente. - Je vous en avertis, je ne saurais supporter de vous voir si tendre; il semble que vous le fassiez exprès. Y a-t-il de la raison à cela? Pardi, j'aurais moins de mal à vous aimer tout à fait qu'à être comme je suis; pour moi, je laisserai tout là ; voilà ce que vous gagnerez. Le Prince. - Je ne veux donc plus vous être à charge; vous souhaitez que je vous quitte et je ne dois pas résister aux volontés d'une personne si chère. Adieu, Silvia. Silvia, vivement. - Adieu, Silvia! Je vous querellerais volontiers; où allez-vous? Restez-là , c'est ma volonté; je la sais mieux que vous, peut-être. Le Prince. - J'ai cru vous obliger. Silvia. - Quel train que tout cela! Que faire d'Arlequin? Encore si c'était vous qui fût le Prince! Le Prince, d'un air ému. - Eh quand je le serais? Silvia. - Cela serait différent, parce que je dirais à Arlequin que vous prétendriez être le maÃtre, ce serait mon excuse mais il n'y a que pour vous que je voudrais prendre cette excuse-là . Le Prince, à part les premiers mots. - Qu'elle est aimable! il est temps de dire qui je suis. Silvia. - Qu'avez-vous? est-ce que je vous fâche? Ce n'est pas à cause de la principauté que je voudrais que vous fussiez prince, c'est seulement à cause de vous tout seul; et si vous l'étiez, Arlequin ne saurait pas que je vous prendrais par amour; voilà ma raison. Mais non, après tout, il vaut mieux que vous ne soyez pas le maÃtre; cela me tenterait trop. Et quand vous le seriez, tenez, je ne pourrais me résoudre à être une infidèle, voilà qui est fini. Le Prince, à part les premiers mots. - Différons encore de l'instruire. Silvia, conservez-moi seulement les bontés que vous avez pour moi le Prince vous a fait préparer un spectacle, permettez que je vous y accompagne, et que je profite de toutes les occasions d'être avec vous. Après la fête, vous verrez le Prince, et je suis chargé de vous dire que vous serez libre de vous retirer, si votre coeur ne vous dit rien pour lui. Silvia. - Oh! il ne me dira pas un mot, c'est tout comme si j'étais partie; mais quand je serai chez nous, vous y viendrez; eh, que sait-on ce qui peut arriver? peut-être que vous m'aurez. Allons-nous-en toujours, de peur qu'Arlequin ne vienne. Acte III Scène première Le Prince, Flaminia Flaminia. - Oui, seigneur, vous avez fort bien fait de ne pas vous découvrir tantôt, malgré tout ce que Silvia vous a dit de tendre; ce retardement ne gâte rien, et lui laisse le temps de se confirmer dans le penchant qu'elle a pour vous. Grâces au ciel, vous voilà presque arrivé où vous le souhaitiez. Le Prince. - Ah! Flaminia, qu'elle est aimable! Flaminia. - Elle l'est infiniment. Le Prince. - Je ne connais rien comme elle parmi les gens du monde. Quand une maÃtresse, à force d'amour, nous dit clairement Je vous aime, cela fait assurément un grand plaisir. Eh bien, Flaminia, ce plaisir-là , imaginez-vous qu'il n'est que fadeur, qu'il n'est qu'ennui, en comparaison du plaisir que m'ont donné les discours de Silvia, qui ne m'a pourtant point dit Je vous aime. Flaminia. - Mais, seigneur, oserais-je vous prier de m'en répéter quelque chose? Le Prince. - Cela est impossible je suis ravi, je suis enchanté, je ne peux pas vous répéter cela autrement. Flaminia. - Je présume beaucoup du rapport singulier que vous m'en faites. Le Prince. - Si vous saviez combien, dit-elle, elle est affligée de ne pouvoir m'aimer, parce que cela me rend malheureux et qu'elle doit être fidèle à Arlequin... J'ai vu le moment où elle allait me dire Ne m'aimez plus, je vous prie, parce que vous seriez cause que je vous aimerais aussi. Flaminia. - Bon, cela vaut mieux qu'un aveu. Le Prince. - Non, je le dis encore, il n'y a que l'amour de Silvia qui soit véritablement de l'amour; les autres femmes qui aiment ont l'esprit cultivé, elles ont une certaine éducation, un certain usage, et tout cela chez elles falsifie la nature; ici c'est le coeur tout pur qui me parle; comme ses sentiments viennent, il les montre; sa naïveté en fait tout l'art, et sa pudeur toute la décence. Vous m'avouerez que cela est charmant. Tout ce qui la retient à présent, c'est qu'elle se fait un scrupule de m'aimer sans l'aveu d'Arlequin. Ainsi, Flaminia, hâtez-vous; sera-t-il bientôt gagné, Arlequin? Vous savez que je ne dois ni ne veux le traiter avec violence. Que dit-il? Flaminia. - A vous dire le vrai, seigneur, je le crois tout à fait amoureux de moi; mais il n'en sait rien; comme il ne m'appelle encore que sa chère amie, il vit sur la bonne foi de ce nom qu'il me donne, et prend toujours de l'amour à bon compte. Le Prince. - Fort bien. Flaminia. - Oh! dans la première conversation, je l'instruirai de l'état de ses petites affaires avec moi, et ce penchant qui est incognito chez lui, et que je lui ferai sentir par un autre stratagème, la douceur avec laquelle vous lui parlerez, comme nous en sommes convenus, tout cela, je pense, va vous tirer d'inquiétude, et terminer mes travaux dont je sortirai, seigneur, victorieuse et vaincue. Le Prince. - Comment donc? Flaminia. - C'est une petite bagatelle qui ne mérite pas de vous être dite; c'est que j'ai pris du goût pour Arlequin, seulement pour me désennuyer dans le cours de notre intrigue. Mais retirons-nous, et rejoignez Silvia; il ne faut pas qu'Arlequin vous voie encore, et je le vois qui vient. Ils se retirent tous deux. Scène II Trivelin, Arlequin entre d'un air un peu sombre. Trivelin, après quelque temps. - Eh bien, que voulez-vous que je fasse de l'écritoire et du papier que vous m'avez fait prendre? Arlequin. - Donnez-vous patience, mon domestique. Trivelin. - Tant qu'il vous plaira. Arlequin. - Dites-moi, qui est-ce qui me nourrit ici? Trivelin. - C'est le Prince. Arlequin. - Par la sambille! la bonne chère que je fais me donne des scrupules. Trivelin. - D'où vient donc? Arlequin. - Mardi, j'ai peur d'être en pension sans le savoir. Trivelin, riant. - Ha, ha, ha, ha. Arlequin. - De quoi riez-vous, grand benêt? Trivelin. - Je ris de votre idée, qui est plaisante. Allez, allez, seigneur Arlequin, mangez en toute sûreté de conscience, et buvez de même. Arlequin. - Dame, je prends mes repas dans la bonne foi; il me serait bien rude de me voir un jour apporter le mémoire de ma dépense; mais je vous crois. Dites-moi, à présent, comment s'appelle celui qui rend compte au Prince de ses affaires? Trivelin. - Son secrétaire d'Etat, voulez-vous dire? Arlequin. - Oui; j'ai dessein de lui faire un écrit pour le prier d'avertir le Prince que je m'ennuie, et lui demander quand il veut finir avec nous; car mon père est tout seul. Trivelin. - Eh bien? Arlequin. - Si on veut me garder, il faut lui envoyer une carriole afin qu'il vienne. Trivelin. - Vous n'avez qu'à parler, la carriole partira sur-le-champ. Arlequin. - Il faut, après cela, qu'on nous marie Silvia et moi, et qu'on m'ouvre la porte de la maison; car j'ai accoutumé de trotter partout, et d'avoir la clef des champs, moi. Ensuite nous tiendrons ici ménage avec l'amie Flaminia, qui ne veut pas nous quitter à cause de son affection pour nous; et si le Prince a toujours bonne envie de nous régaler, ce que je mangerai me profitera davantage. Trivelin. - Mais, seigneur Arlequin, il n'est pas besoin de mêler Flaminia là -dedans. Arlequin. - Cela me plaÃt, à moi. Trivelin, d'un air mécontent. - Hum! Arlequin, le contrefaisant. - Hum! Le mauvais valet! Allons vite, tirez votre plume, et griffonnez-moi mon écriture. Trivelin, se mettant en état. - Dictez. Arlequin. - Monsieur. Trivelin. - Halte-là , dites Monseigneur. Arlequin. - Mettez les deux, afin qu'il choisisse. Trivelin. - Fort bien. Arlequin. - Vous saurez que je m'appelle Arlequin. Trivelin. - Doucement. Vous devez dire Votre Grandeur saura. Arlequin. - Votre Grandeur saura. C'est donc un géant, ce secrétaire d'Etat? Trivelin. - Non, mais n'importe. Arlequin. - Quel diantre de galimatias! Qui jamais a entendu dire qu'on s'adresse à la taille d'un homme quand on a affaire à lui? Trivelin, écrivant. - Je mettrai comme il vous plaira. Vous saurez que je m'appelle Arlequin. Après? Arlequin. - Que j'ai une maÃtresse qui s'appelle Silvia, bourgeoise de mon village et fille d'honneur. Trivelin, écrivant. - Courage! Arlequin. - Avec une bonne amie que j'ai faite depuis peu, qui ne saurait se passer de nous, ni nous d'elle ainsi, aussitôt la présente reçue... Trivelin, s'arrêtant comme affligé. - Flaminia ne saurait se passer de vous? Ahi! la plume me tombe des mains. Arlequin. - Oh, oh! que signifie donc cette impertinente pâmoison-là ? Trivelin. - Il y a deux ans, seigneur Arlequin, il y a deux ans que je soupire en secret pour elle. Arlequin, tirant sa latte. - Cela est fâcheux, mon mignon; mais en attendant qu'elle en soit informée, je vais toujours vous en faire quelques remerciements pour elle. Trivelin. - Des remerciements à coups de bâton! je ne suis pas friand de ces compliments-là . Eh que vous importe que je l'aime? Vous n'avez que de l'amitié pour elle, et l'amitié ne rend point jaloux. Arlequin. - Vous vous trompez, mon amitié fait tout comme l'amour, en voilà des preuves. Il le bat. Trivelin s'enfuit en disant. - Oh! diable soit de l'amitié! Scène III Flaminia arrive, Trivelin sort. Flaminia, à Arlequin. - Qu'est-ce que c'est? Qu'avez-vous, Arlequin? Arlequin. - Bonjour, ma mie; c'est ce faquin qui dit qu'il vous aime depuis deux ans. Flaminia. - Cela se peut bien. Arlequin. - Et vous, ma mie, que dites-vous de cela? Que c'est tant pis pour lui. Arlequin. - Tout de bon? Flaminia. - Sans doute mais est-ce que vous seriez fâché que l'on m'aimât? Arlequin. - Hélas! vous êtes votre maÃtresse mais si vous aviez un amant, vous l'aimeriez peut-être; cela gâterait la bonne amitié que vous me portez, et vous m'en feriez ma part plus petite Oh! de cette part-là , je n'en voudrais rien perdre. Flaminia, d'un air doux. - Arlequin, savez-vous bien que vous ne ménagez pas mon coeur? Arlequin. - Moi! eh, quel mal lui fais-je donc? Flaminia. - Si vous continuez de me parler toujours de même, je ne saura plus bientôt de quelle espèce seront mes sentiments pour vous en vérité je n'ose m'examiner là -dessus, j'ai peur de trouver plus que je ne veux. Arlequin. - C'est bien fait, n'examinez jamais, Flaminia, cela sera ce que cela pourra; au reste, croyez-moi, ne prenez point d'amant j'ai une maÃtresse, je la garde; si je n'en avais point, je n'en chercherais pas. Qu'en ferais-je avec vous? elle m'ennuierait. Flaminia. - Elle vous ennuierait! Le moyen, après tout ce que vous dites, de rester votre amie? Arlequin. - Eh! que serez-vous donc? Flaminia. - Ne me le demandez pas, je n'en veux rien savoir; ce qui est de sûr, c'est que dans le monde je n'aime rien plus que vous. Vous n'en pouvez pas dire autant; Silvia va devant moi, comme de raison. Arlequin. - Chut vous allez de compagnie ensemble. Flaminia. - Je vais vous l'envoyer si je la trouve, Silvia; en serez-vous bien aise? Arlequin. - Comme vous voudrez mais il ne faut pas l'envoyer, il faut venir toutes deux. Flaminia. - Je ne pourrai pas; car le Prince m'a mandée, et je vais voir ce qu'il me veut. Adieu, Arlequin, je serai bientôt de retour. En sortant, elle sourit à celui qui entre. Scène IV Arlequin, Le Seigneur du deuxième acte entre avec des lettres de noblesse. Arlequin, le voyant. - Voilà mon homme de tantôt; ma foi, Monsieur le médisant, car je ne sais point votre autre nom, je n'ai rien dit de vous au Prince, par la raison que je ne l'ai point vu. Le Seigneur. - Je vous suis obligé de votre bonne volonté, seigneur Arlequin mais je suis sorti d'embarras et rentré dans les bonnes grâces du Prince, sur l'assurance que je lui ai donnée que vous lui parleriez pour moi j'espère qu'à votre tour vous me tiendrez parole. Arlequin. - Oh! quoique je paraisse un innocent, je suis homme d'honneur. Le Seigneur. - De grâce, ne vous ressouvenez plus de rien, et réconciliez-vous avec moi, en faveur du présent que je vous apporte de la part du Prince; c'est de tous les présents le plus grand qu'on puisse vous faire. Arlequin. - Est-ce Silvia que vous m'apportez? Le Seigneur. - Non, le présent dont il s'agit est dans ma poche; ce sont des lettres de noblesse dont le Prince vous gratifie comme parent de Silvia, car on dit que vous l'êtes un peu. Arlequin. - Pas un brin, remportez cela, car si je le prenais, ce serait friponner la gratification. Le Seigneur. - Acceptez toujours, qu'importe? Vous ferez plaisir au Prince; refuseriez-vous ce qui fait l'ambition de tous les gens de coeur? Arlequin. - J'ai pourtant bon coeur aussi; pour de l'ambition, j'en ai bien entendu parler, mais je ne l'ai jamais vue, et j'en ai peut-être sans le savoir. Le Seigneur. - Si vous n'en avez pas, cela vous en donnera. Arlequin. - Qu'est-ce que c'est donc? Le Seigneur, à part les premiers mots. - En voilà bien d'un autre! L'ambition, c'est un noble orgueil de s'élever. Arlequin. - Un orgueil qui est noble! donnez-vous comme cela de jolis noms à toutes les sottises, vous autres? Le Seigneur. - Vous ne comprenez pas; cet orgueil ne signifie là qu'un désir de gloire. Arlequin. - Par ma foi, sa signification ne vaut pas mieux que lui, c'est bonnet blanc, et blanc bonnet. Le Seigneur. - Prenez, vous dis-je ne serez-vous pas bien aise d'être gentilhomme? Arlequin. - Eh! je n'en serais ni bien aise ni fâché; c'est suivant la fantaisie qu'on a. Le Seigneur. - Vous y trouverez de l'avantage, vous en serez plus respecté et plus craint de vos voisins. Arlequin. - J'ai opinion que cela les empêcherait de m'aimer de bon coeur; car quand je respecte les gens, moi, et que je les crains, je ne les aime pas de si bon courage; je ne saurais faire tant de choses à la fois. Le Seigneur. - Vous m'étonnez. Arlequin. - Voilà comme je suis bâti; d'ailleurs voyez-vous, je suis le meilleur enfant du monde, je ne fais de mal à personne mais quand je voudrais nuire, je n'en ai pas le pouvoir. Eh bien, si j'avais ce pouvoir, si j'étais noble, diable emporte si je voudrais gager d'être toujours brave homme je ferais parfois comme le gentilhomme de chez nous, qui n'épargne pas les coups de bâton à cause qu'on n'oserait lui rendre. Le Seigneur. - Et si on vous donnait ces coups de bâton, ne souhaiteriez-vous pas être en état de les rendre? Arlequin. - Pour cela, je voudrais payer cette dette-là sur-le-champ. Le Seigneur. - Oh! comme les hommes sont quelquefois méchants, mettez-vous en état de faire du mal, seulement afin qu'on n'ose pas vous en faire, et pour cet effet prenez vos lettres de noblesse. Arlequin prend les lettres. - Têtubleu, vous avez raison, je ne suis qu'une bête allons, me voilà noble, je garde le parchemin, je ne crains plus que les rats, qui pourraient bien gruger ma noblesse; mais j'y mettrai bon ordre. Je vous remercie, et le Prince aussi; car il est bien obligeant dans le fond. Le Seigneur. - Je suis charmé de vous voir content; adieu. Arlequin. - Je suis votre serviteur. Quand le Seigneur a fait dix ou douze pas, Arlequin le rappelle. Monsieur! Monsieur! Le Seigneur. - Que me voulez-vous? Arlequin. - Ma noblesse m'oblige-t-elle à rien? car il faut faire son devoir dans une charge. Le Seigneur. - Elle oblige à être honnête homme. Arlequin, très sérieusement. - Vous aviez donc des exemptions, vous, quand vous avez dit du mal de moi? Le Seigneur. - N'y songez plus, un gentilhomme doit être généreux. Arlequin. - Généreux et honnête homme! Vertuchoux, ces devoirs-là sont bons! je les trouve encore plus nobles que mes lettres de noblesse. Et quand on ne s'en acquitte pas, est-on encore gentilhomme? Le Seigneur. - Nullement. Arlequin. - Diantre! il y a donc bien des nobles qui payent la taille? Le Seigneur. - Je n'en sais pas le nombre. Arlequin. - Est-ce là tout? N'y a-t-il plus d'autre devoir? Le Seigneur. - Non; cependant, vous qui, suivant toute apparence, serez favori du Prince, vous aurez un devoir de plus ce sera de mériter cette faveur par toute la soumission, tout le respect et toute la complaisance possibles. A l'égard du reste, comme je vous ai dit, ayez de la vertu, aimez l'honneur plus que la vie, et vous serez dans l'ordre. Arlequin. - Tout doucement ces dernières obligations-là ne me plaisent pas tant que les autres. Premièrement, il est bon d'expliquer ce que c'est que cet honneur qu'on doit aimer plus que la vie. Malapeste, quel honneur! Le Seigneur. - Vous approuverez ce que cela veut dire; c'est qu'il faut se venger d'une injure, ou périr plutôt que de la souffrir. Arlequin. - Tout ce que vous m'avez dit n'est donc qu'un coq-à -l'âne; car si je suis obligé d'être généreux, il faut que je pardonne aux gens; si je suis obligé d'être méchant, il faut que je les assomme. Comment donc faire pour tuer le monde et le laisser vivre? Le Seigneur. - Vous serez généreux et bon, quand on ne vous insultera pas. Arlequin. - Je vous entends, il m'est défendu d'être meilleur que les autres; et si je rends le bien pour le mal, je serai donc un homme sans honneur? Par la mardi! la méchanceté n'est pas rare; ce n'était pas la peine de la recommander tant. Voilà une vilaine invention! Tenez, accommodons-nous plutôt; quand on me dira une grosse injure, j'en répondrai une autre si je suis le plus fort. Voulez-vous me laisser votre marchandise à ce prix-là ? dites-moi votre dernier mot. Le Seigneur. - Une injure répondue à une injure ne suffit point; cela ne peut se laver, s'effacer que par le sang de votre ennemi ou le vôtre. Arlequin. - Que la tache y reste; vous parlez du sang comme si c'était de l'eau de la rivière. Je vous rends votre paquet de noblesse, mon honneur n'est pas fait pour être noble, il est trop raisonnable pour cela. Bonjour. Le Seigneur. - Vous n'y songez pas. Arlequin. - Sans compliment, reprenez votre affaire. Le Seigneur. - Gardez-la toujours, vous vous ajusterez avec le Prince, on n'y regardera pas de si près avec vous. Arlequin, les reprenant. - Il faudra donc qu'il me signe un contrat comme quoi je serai exempt de me faire tuer par mon prochain, pour le faire repentir de son impertinence avec moi. Le Seigneur. - A la bonne heure, vous ferez vos conventions. Adieu, je suis votre serviteur. Arlequin. - Et moi le vôtre. Scène V Le Prince arrive, Arlequin Arlequin, le voyant. - Qui diantre vient encore me rendre visite? Ah! c'est celui-là qui est cause qu'on m'a pris Silvia! Vous voilà donc, Monsieur le babillard, qui allez dire partout que la maÃtresse des gens est belle; ce qui fait qu'on m'a escamoté la mienne. Le Prince. - Point d'injure, Arlequin. Arlequin. - Etes-vous gentilhomme, vous? Le Prince. - Assurément. Arlequin. - Mardi, vous êtes bienheureux; sans cela je vous dirais de bon coeur ce que vous méritez mais votre honneur voudrait peut-être faire son devoir, et après cela, il faudrait vous tuer pour vous venger de moi. Le Prince. - Calmez-vous, je vous prie, Arlequin, le Prince m'a donné ordre de vous entretenir. Arlequin. - Parlez, il vous est libre mais je n'ai pas ordre de vous écouter, moi. Le Prince. - Eh bien, prends un esprit plus doux, connais-moi, puisqu'il le faut. C'est ton prince lui-même qui te parle, et non pas un officier du palais, comme tu l'as cru jusqu'ici aussi bien que Silvia. Arlequin. - Votre foi? Le Prince. - Tu dois m'en croire. Arlequin, humblement. - Excusez, Monseigneur, c'est donc moi qui suis un sot d'avoir été un impertinent avec vous? Le Prince. - Je te pardonne volontiers. Arlequin, tristement. - Puisque vous n'avez pas de rancune contre moi, ne permettez que j'en aie contre vous; je ne suis pas digne d'être fâché contre un prince, je suis trop petit pour cela si vous m'affligez, je pleurerai de toute ma force, et puis c'est tout; cela doit faire compassion à votre puissance, vous ne voudriez pas avoir une principauté pour le contentement de vous tout seul. Le Prince. - Tu te plains donc bien de moi, Arlequin? Arlequin. - Que voulez-vous, Monseigneur, j'ai une fille qui m'aime; vous, vous en avez plein votre maison, et nonobstant vous m'ôtez la mienne. Prenez que je suis pauvre, et que tout mon bien est un liard; vous qui êtes riche de plus de mille écus, vous vous jetez sur ma pauvreté et vous m'arrachez mon liard; cela n'est-il pas bien triste? Le Prince, à part. - Il a raison, et ses plaintes me touchent. Arlequin. - Je sais bien que vous êtes un bon prince, tout le monde le dit dans le pays, il n'y aura que moi qui n'aurai pas le plaisir de le dire comme les autres. Le Prince. - Je te prive de Silvia, il est vrai mais demande-moi ce que tu voudras, je t'offre tous les biens que tu pourras souhaiter, et laisse-moi cette seule personne que j'aime. Arlequin. - Ne parlons point de ce marché-là , vous gagneriez trop sur moi; disons en conscience si un autre que vous me l'avait prise, est-ce que vous ne me la feriez pas remettre? Eh bien, personne ne me l'a prise que vous; voyez la belle occasion de montrer que la justice est pour tout le monde. Le Prince. - Que lui répondre? Arlequin. - Allons, Monseigneur, dites-vous comme cela Faut-il que je retienne le bonheur de ce petit homme parce que j'ai le pouvoir de le garder? N'est-ce pas à moi à être son protecteur, puisque je suis son maÃtre? S'en ira-t-il sans avoir justice? n'en aurais-je pas du regret? Qui est-ce qui fera mon office de prince, si je ne le fais pas? J'ordonne donc que je lui rendrai Silvia. Le Prince. - Ne changeras-tu jamais de langage? Regarde comme j'en agis avec toi. Je pourrais te renvoyer, et garder Silvia sans t'écouter; cependant, malgré l'inclination que j'ai pour elle, malgré ton obstination et le peu de respect que tu me montres, je m'intéresse à ta douleur, je cherche à la calmer par mes faveurs, je descends jusqu'à te prier de me céder Silvia de bonne volonté; tout le monde t'y exhorte, tout le monde te blâme, et te donne un exemple de l'ardeur qu'on a de me plaire, tu es le seul qui résiste; tu dis que je suis ton prince marque-le-moi donc par un peu de docilité. Arlequin, toujours triste. - Eh! Monseigneur, ne vous fiez pas à ces gens qui vous disent que vous avez raison avec moi, car ils vous trompent. Vous prenez cela pour argent comptant; et puis vous avez beau être bon, vous avez beau être brave homme, c'est autant de perdu, cela ne vous fait point de profit; sans ces gens-là , vous ne me chercheriez point chicane, vous ne diriez pas que je vous manque de respect parce que je vous représente mon bon droit allez, vous êtes mon prince, et je vous aime bien; mais je suis votre sujet, et cela mérite quelque chose. Le Prince. - Va, tu me désespères. Arlequin. - Que je suis à plaindre! Le Prince. - Faudra-t-il donc que je renonce à Silvia? Le moyen d'en être jamais aimé, si tu ne veux pas m'aider? Arlequin, je t'ai causé du chagrin, mais celui que tu me laisses est plus cruel que le tien. Arlequin. - Prenez quelque consolation, Monseigneur, promenez-vous, voyagez quelque part, votre douleur se passera dans les chemins. Le Prince. - Non, mon enfant, j'espérais quelque chose de ton coeur pour moi, je t'aurais eu plus d'obligation que je n'en aurai jamais à personne mais tu me fais tout le mal qu'on peut me faire; va, n'importe, mes bienfaits t'étaient réservés, et ta dureté n'empêchera pas que tu n'en jouisses. Arlequin. - Ahi! qu'on a de mal dans la vie! Le Prince. - Il est vrai que j'ai tort à ton égard; je me reproche l'action que j'ai faite, c'est une injustice mais tu n'en es que trop vengé. Arlequin. - Il faut que je m'en aille, vous êtes trop fâché d'avoir tort, j'aurais peur de vous donner raison. Le Prince. - Non, il est juste que tu sois content; tu souhaites que je te rende justice; sois heureux aux dépens de tout mon repos. Arlequin. - Vous avez tant de charité pour moi, n'en aurais-je donc pas pour vous? Le Prince, triste. - Ne t'embarrasse pas de moi. Arlequin. - Que j'ai de souci! le voilà désolé. Le Prince, en caressant Arlequin. - Je te sais bon gré de la sensibilité où je te vois. Adieu, Arlequin, je t'estime malgré tes refus. Arlequin laisse faire un ou deux pas au Prince. - Monseigneur! Le Prince. - Que me veux-tu? me demandes-tu quelque grâce? Arlequin. - Non, je ne suis qu'en peine de savoir si je vous accorderai celle que vous voulez. Le Prince. - Il faut avouer que tu as le coeur excellent! Arlequin. - Et vous aussi, voilà ce qui m'ôte le courage hélas! que les bonnes gens sont faibles! Le Prince. - J'admire tes sentiments. Arlequin. - Je le crois bien; je ne vous promets pourtant rien, il y a trop d'embarras dans ma volonté mais à tout hasard, si je vous donnais Silvia, avez-vous dessein que je sois votre favori? Le Prince. - Et qui le serait donc? Arlequin. - C'est qu'on m'a dit que vous aviez coutume d'être flatté; moi, j'ai coutume de dire vrai, et une bonne coutume comme celle-là ne s'accorde pas avec une mauvaise; jamais votre amitié ne sera assez forte pour endurer la mienne. Le Prince. - Nous nous brouillerons ensemble si tu ne me réponds toujours ce que tu penses. Il ne me reste qu'une chose à te dire, Arlequin souviens-toi que je t'aime; c'est tout ce que je te recommande. Arlequin. - Flaminia sera-t-elle sa maÃtresse? Le Prince. - Ah ne me parle point de Flaminia; tu n'étais pas capable de me donner tant de chagrins sans elle. Il s'en va. Arlequin. - Point du tout; c'est la meilleure fille du monde, vous ne devez point lui vouloir de mal. Scène VI Arlequin, seul. Arlequin. - Apparemment que mon coquin de valet aura médit de ma bonne amie; par la mardi, il faut que j'aille voir où elle est. Mais moi, que ferai-je à cette heure? Est-ce que je quitterai Silvia là ? cela se pourra-t-il? y aura-t-il moyen? ma foi non, non assurément. J'ai un peu fait le nigaud avec le Prince, parce que je suis tendre à la peine d'autrui; mais le Prince est tendre aussi lui, et il ne dira mot. Scène VII Flaminia arrive d'un air triste; Arlequin Arlequin. - Bonjour, Flaminia, j'allais vous chercher. Flaminia, en soupirant. - Adieu, Arlequin. Arlequin. - Qu'est-ce que cela veut dire, adieu? Flaminia. - Trivelin nous a trahis; le Prince a su l'intelligence qui est entre nous; il vient de m'ordonner de sortir d'ici, et m'a défendu de vous voir jamais. Malgré cela, je n'ai pu m'empêcher de venir vous parler encore une fois; ensuite j'irai où je pourrai pour éviter sa colère. Arlequin, étonné et déconcerté. - Ah me voilà un joli garçon à présent! Flaminia. - Je suis au désespoir, moi! me voir séparée pour jamais d'avec vous, de tout ce que j'avais de plus cher au monde! Le temps me presse, je suis forcée de vous quitter mais avant que de partir, il faut que je vous ouvre mon coeur. Arlequin, en reprenant son haleine. - Ahi, qu'est-ce, ma mie? qu'a-t-il, ce cher coeur? Flaminia. - Ce n'est point de l'amitié que j'avais pour vous, Arlequin, je m'étais trompée. Arlequin, d'un ton essoufflé - C'est donc de l'amour? Flaminia. - Et du plus tendre. Adieu. Arlequin, la retenant. - Attendez... Je me suis peut-être trompé, moi aussi, sur mon compte. Flaminia. - Comment, vous vous seriez mépris? vous m'aimeriez, et nous ne nous verrons plus? Arlequin, ne m'en dites pas davantage, je m'enfuis. Elle fait un ou deux pas. Arlequin. - Restez. Flaminia. - Laissez-moi aller, que ferons-nous? Arlequin. - Parlons raison. Flaminia. - Que vous dirai-je? Arlequin. - C'est que mon amitié est aussi loin que la vôtre; elle est partie voilà que je vous aime, cela est décidé, et je n'y comprends rien. Ouf! Flaminia. - Quelle aventure! Arlequin. - Je ne suis point marié, par bonheur. Flaminia. - Il est vrai. Arlequin. - Silvia se mariera avec le Prince, et il sera content. Flaminia. - Je n'en doute point. Arlequin. - Ensuite, puisque notre coeur s'est mécompté et que nous nous aimons par mégarde, nous prendrons patience et nous nous accommoderons à l'avenant. Flaminia, d'un ton doux. - J'entends bien, vous voulez dire que nous nous marierons ensemble. Arlequin. - Vraiment oui; est-ce ma faute, à moi? Pourquoi ne m'avertissiez-vous pas que vous m'attraperiez et que vous seriez ma maÃtresse? Flaminia. - M'avez-vous avertie que vous deviendriez mon amant? Arlequin. - Morbleu! le devinais-je? Flaminia. - Vous étiez assez aimable pour le deviner. Arlequin. - Ne nous reprochons rien; s'il ne tient qu'à être aimable, vous avez plus de tort que moi. Flaminia. - Epousez-moi, j'y consens mais il n'y a point de temps à perdre, et je crains qu'on ne vienne m'ordonner de sortir. Arlequin, en soupirant. - Ah! je pars pour parler au Prince; ne dites pas à Silvia que je vous aime, elle croirait que je suis dans mon tort, et vous savez que je suis innocent; je ne ferai semblant de rien avec elle, je lui dirai que c'est pour sa fortune que je la laisse là . Flaminia. - Fort bien; j'allais vous le conseiller. Arlequin. - Attendez, et donnez-moi votre main que je la baise... Après avoir baisé sa main. Qui est-ce qui aurait cru que j'y prendrais tant de plaisir? Cela me confond. Scène VIII Flaminia, Silvia Flaminia. - En vérité, le Prince a raison; ces petites personnes-là font l'amour d'une manière à ne pouvoir y résister. Voici l'autre. A quoi rêvez-vous, belle Silvia? Silvia. - Je rêve à moi, et je n'y entends rien. Flaminia. - Que trouvez-vous donc en vous de si incompréhensible? Silvia. - Je voulais me venger de ces femmes, vous savez bien, cela s'est passé. Flaminia. - Vous n'êtes guère vindicative. Silvia. - J'aimais Arlequin, n'est-ce pas? Flaminia. - Il me le semblait. Silvia. - Eh bien, je crois que je ne l'aime plus. Flaminia. - Ce n'est pas un si grand malheur. Silvia. - Quand ce serait un malheur, qu'y ferais-je? Lorsque je l'ai aimé, c'était un amour qui m'était venu; à cette heure que je ne l'aime plus, c'est un amour qui s'en est allé; il est venu sans mon avis, il s'en retourne de même, je ne crois pas être blâmable. Flaminia, les premiers mots à part. - Rions un moment. Je le pense à peu près de même. Silvia, vivement. - Qu'appelez-vous à peu près? Il faut le penser tout à fait comme moi, parce que cela est voilà de mes gens qui disent tantôt oui, tantôt non. Flaminia. - Sur quoi vous emportez-vous donc? Silvia. - Je m'emporte à propos; je vous consulte bonnement, et vous allez me répondre des à peu près qui me chicanent. Flaminia. - Ne voyez-vous pas bien que je badine, et que vous n'êtes que louable? Mais n'est-ce pas cet officier que vous aimez? Silvia. - Eh, qui donc? Pourtant je n'y consens pas encore, à l'aimer mais à la fin il faudra bien y venir; car dire toujours non à un homme qui demande toujours oui, le voir triste, toujours se lamentant, toujours le consoler de la peine qu'on lui fait, dame, cela lasse; il vaut mieux ne lui en plus faire. Flaminia. - Oh! vous allez le charmer; il mourra de joie. Silvia. - Il mourrait de tristesse, et c'est encore pis. Flaminia. - Il n'y a pas de comparaison. Silvia. - Je l'attends; nous avons été plus de deux heures ensemble, et il va revenir pour être avec moi quand le Prince me parlera. Cependant j'ai peur qu'Arlequin ne s'afflige trop, qu'en dites-vous? Mais ne me rendez pas scrupuleuse. Flaminia. - Ne vous inquiétez pas, on trouvera aisément moyen de l'apaiser. Silvia, avec un petit air d'inquiétude. - De l'apaiser! Diantre, il est donc bien facile de m'oublier, à ce compte? Est-ce qu'il a fait quelque maÃtresse ici? Flaminia. - Lui, vous oublier! J'aurais donc perdu l'esprit si je vous le disais; vous serez trop heureuse s'il ne se désespère pas. Silvia. - Vous avez bien affaire de me dire cela; vous êtes cause que je redeviens incertaine, avec votre désespoir. Flaminia. - Et s'il ne vous aime plus, que diriez-vous? Silvia. - S'il ne m'aime plus, vous n'avez qu'à garder votre nouvelle. Flaminia. - Eh bien, il vous aime encore, et vous en êtes fâchée; que vous faut-il donc? Silvia. - Hom! vous qui riez, je voudrais bien vous voir à ma place. Flaminia. - Votre amant vous cherche; croyez-moi, finissez avec lui sans vous inquiéter du reste. Scène IX Silvia, Le Prince Le Prince. - Eh quoi! Silvia, vous ne me regardez pas? Vous devenez triste toutes les fois que je vous aborde; j'ai toujours le chagrin de penser que je vous suis importun. Bon, importun! je parlais de lui tout à l'heure. Le Prince. - Vous parliez de moi? et qu'en disiez-vous, belle Silvia? Silvia. - Oh je disais bien des choses; je disais que vous ne saviez pas encore ce que je pensais. Le Prince. - Je sais que vous êtes résolue à me refuser votre coeur, et c'est là savoir ce que vous pensez. Silvia. - Hom, vous n'êtes pas si savant que vous le croyez, ne vous vantez pas tant. Mais, dites-moi, vous êtes un honnête homme, et je suis sûre que vous me direz la vérité vous savez comme je suis avec Arlequin; à présent, prenez que j'aie envie de vous aimer si je contentais mon envie, ferais-je bien? ferais-je mal? Là , conseillez-moi dans la bonne foi. Le Prince. - Comme on n'est pas le maÃtre de son coeur, si vous aviez envie de m'aimer, vous seriez en droit de vous satisfaire; voilà mon sentiment. Silvia. - Me parlez-vous en ami? Le Prince. - Oui, Silvia, en homme sincère. Silvia. - C'est mon avis aussi; j'ai décidé de même, et je crois que nous avons raison tous deux; ainsi je vous aimerai, s'il me plaÃt, sans qu'il y ait le petit mot à dire. Le Prince. - Je n'y gagne rien, car il ne vous plaÃt point. Silvia. - Ne vous mêlez point de deviner, car je n'ai point de foi à vous. Mais enfin ce prince, puisqu'il faut que je le voie, quand viendra-t-il? S'il veut, je l'en quitte. Le Prince. - Il ne viendra que trop tôt pour moi; lorsque vous le connaÃtrez, vous ne voudrez peut-être plus de moi. Silvia. - Courage, vous voilà dans la crainte à cette heure; je crois qu'il a juré de n'avoir jamais un moment de bon temps. Le Prince. - Je vous avoue que j'ai peur. Silvia. - Quel homme! il faut bien que je lui remette l'esprit. Ne tremblez plus, je n'aimerai jamais le Prince, je vous en fais un serment par... Le Prince. - Arrêtez, Silvia, n'achevez pas votre serment, je vous en conjure. Silvia. - Vous m'empêchez de jurer cela est joli! j'en suis bien aise. Le Prince. - Voulez-vous que je vous laisse jurer contre moi? Silvia. - Contre vous! est-ce que vous êtes le Prince? Le Prince. - Oui, Silvia; je vous ai jusqu'ici caché mon rang, pour essayer de ne devoir votre tendresse qu'à la mienne je ne voulais rien perdre du plaisir qu'elle pouvait me faire. A présent que vous me connaissez, vous êtes libre d'accepter ma main et mon coeur, ou de refuser l'un et l'autre. Parlez, Silvia. Silvia. - Ah, mon cher Prince! j'allais faire un beau serment; si vous avez cherché le plaisir d'être aimé de moi, vous avez bien trouvé ce que vous cherchiez; vous savez que je dis la vérité, voilà ce qui m'en plaÃt. Le Prince. - Notre union est donc assurée. Scène X et dernière Arlequin, Flaminia, Silvia, Le Prince Arlequin. - J'ai tout entendu, Silvia. Silvia. - Eh bien, Arlequin, je n'aurai donc pas la peine de vous le dire; consolez-vous comme vous pourrez de vous-même; le Prince vous parlera, j'ai le coeur tout entrepris voyez, accommodez-vous, il n'y a plus de raison à moi, c'est la vérité. Qu'est-ce que vous me diriez? que je vous quitte. Qu'est-ce que je vous répondrais? que je le sais bien. Prenez que vous l'avez dit, prenez que j'ai répondu, laissez-moi après, et voilà qui sera fini. Le Prince. - Flaminia, c'est à vous que je remets Arlequin; je l'estime et je vais le combler de biens. Toi, Arlequin, accepte de ma main Flaminia pour épouse, et sois pour jamais assuré de la bienveillance de ton prince. Belle Silvia, souffrez que des fêtes qui vous sont préparées annoncent ma joie à des sujets dont vous allez être la souveraine. Arlequin. - A présent, je me moque du tour que notre amitié nous a joué; patience, tantôt nous lui en jouerons d'un autre. Le Prince travesti Acteurs Comédie en trois actes et en prose Représentée pour la première fois le 5 février 1724 par les comédiens italiens Acteurs La Princesse de Barcelone. Le Prince de Léon, sous le nom de Lélio. Frédéric, ministre de la Princesse. Arlequin, valet de Lélio. Lisette, maÃtresse d'Arlequin. Le Roi de Castille, sous le nom d'ambassadeur. Un garde de la Princesse. Femmes de la Princesse. La scène est à Barcelone. Acte premier Scène première La Princesse et sa suite, Hortense La scène représente une salle où la Princesse entre rêveuse, accompagnée de quelques femmes qui s'arrêtent au milieu du théâtre. La Princesse, se retournant vers ses femmes. - Hortense ne vient point, qu'on aille lui dire encore que je l'attends avec impatience. Hortense entre. Je vous demandais, Hortense. Hortense. - Vous me paraissez bien agitée, Madame. La Princesse, à ses femmes. - Laissez-nous. Scène II La Princesse, Hortense La Princesse. - Ma chère Hortense, depuis un an que vous êtes absente, il m'est arrivé une grande aventure. Hortense. - Hier au soir en arrivant, quand j'eus l'honneur de vous revoir, vous me parûtes aussi tranquille que vous l'étiez avant mon départ. La Princesse. - Cela est bien différent, et je vous parus hier ce que je n'étais pas; mais nous avions des témoins, et d'ailleurs vous aviez besoin de repos. Hortense. - Que vous est-il donc arrivé, Madame? Car je compte que mon absence n'aura rien diminué des bontés et de la confiance que vous aviez pour moi. La Princesse. - Non, sans doute. Le sang nous unit; je sais votre attachement pour moi, et vous me serez toujours chère; mais j'ai peur que vous ne condamniez mes faiblesses. Hortense. - Moi, Madame, les condamner! Eh n'est-ce pas un défaut que de n'avoir point de faiblesse? Que ferions-nous d'une personne parfaite? A quoi nous serait-elle bonne? Entendrait-elle quelque chose à nous, à notre coeur, à ses petits besoins? quel service pourrait-elle nous rendre avec sa raison ferme et sans quartier, qui ferait main basse sur tous nos mouvements? Croyez-moi Madame; il faut vivre avec les autres, et avoir du moins moitié raison et moitié folie, pour lier commerce; avec cela vous nous ressemblerez un peu; car pour nous ressembler tout à fait, il ne faudrait presque que de la folie; mais je ne vous en demande pas tant. Venons au fait. Quel est le sujet de votre inquiétude? La Princesse. - J'aime, voilà ma peine. Hortense. - Que ne dites-vous J'aime, voilà mon plaisir? car elle est faite comme un plaisir, cette peine que vous dites. La Princesse. - Non, je vous assure; elle m'embarrasse beaucoup. Hortense. - Mais vous êtes aimée, sans doute? La Princesse. - Je crois voir qu'on n'est pas ingrat. Hortense. - Comment, vous croyez voir! Celui qui vous aime met-il son amour en énigme? Oh! Madame, il faut que l'amour parle bien clairement et qu'il répète toujours, encore avec cela ne parle-t-il pas assez. La Princesse. - Je règne; celui dont il s'agit ne pense pas sans doute qu'il lui soit permis de s'expliquer autrement que par ses respects. Hortense. - Eh bien! Madame, que ne lui donnez-vous un pouvoir plus ample? Car qu'est-ce que c'est que du respect? L'amour est bien enveloppé là -dedans. Sans lui dire précisément Expliquez-vous mieux, ne pouvez-vous lui glisser la valeur de cela dans quelque regard? Avec deux yeux ne dit-on pas ce que l'on veut? La Princesse. - Je n'ose, Hortense, un reste de fierté me retient. Hortense. - Il faudra pourtant bien que ce reste-là s'en aille avec le reste, si vous voulez vous éclaircir. Mais quelle est la personne en question? La Princesse. - Vous avez entendu parler de Lélio? Hortense. - Oui, comme d'un illustre étranger qui, ayant rencontré notre armée, y servit volontaire il y a six ou sept mois, et à qui nous dûmes le gain de la dernière bataille. La Princesse. - Celui qui commandait l'armée l'engagea par mon ordre à venir ici; depuis qu'il y est, ses sages conseils dans mes affaires ne m'ont pas été moins avantageux que sa valeur; c'est d'ailleurs l'âme la plus généreuse... Hortense. - Est-il jeune? La Princesse. - Il est dans la fleur de son âge. Hortense. - De bonne mine? La Princesse. - Il me le paraÃt. Hortense. - Jeune, aimable, vaillant, généreux et sage, cet homme-là vous a donné son coeur; vous lui avez rendu le vôtre en revanche, c'est coeur pour coeur, le troc est sans reproche, et je trouve que vous avez fait là un fort bon marché. Comptons; dans cet homme-là vous avez d'abord un amant, ensuite un ministre, ensuite un général d'armée, ensuite un mari, s'il le faut, et le tout pour vous; voilà donc quatre hommes pour un, et le tout en un seul, Madame; ce calcul-là mérite attention. La Princesse. - Vous êtes toujours badine. Mais cet homme qui en vaut quatre, et que vous voulez que j'épouse, savez-vous qu'il n'est, à ce qu'il dit, qu'un simple gentilhomme, et qu'il me faut un prince? Il est vrai que dans nos Etats le privilège des princesses qui règnent est d'épouser qui elles veulent; mais il ne sied pas toujours de se servir de ses privilèges. Hortense. - Madame, il vous faut un prince ou un homme qui mérite de l'être, c'est la même chose; un peu d'attention, s'il vous plaÃt. Jeune, aimable, vaillant, généreux et sage, Madame, avec cela, fût-il né dans une chaumière, sa naissance est royale, et voilà mon Prince; je vous défie d'en trouver un meilleur. Croyez-moi, je parle quelquefois sérieusement; vous et moi nous restons seules de la famille de nos maÃtres; donnez à vos sujets un souverain vertueux; ils se consoleront avec sa vertu du défaut de sa naissance. La Princesse. - Vous avez raison, et vous m'encouragez; mais, ma chère Hortense, il vient d'arriver ici un ambassadeur de Castille, dont je sais que la commission est de demander ma main pour son maÃtre; aurais-je bonne grâce de refuser un prince pour n'épouser qu'un particulier? Hortense. - Si vous aurez bonne grâce? Eh! qui en empêchera? Quand on refuse les gens bien poliment, ne les refuse-t-on pas de bonne grâce? La Princesse. - Eh bien! Hortense, je vous en croirai; mais j'attends un service de vous. Je ne saurais me résoudre à montrer clairement mes dispositions à Lélio; souffrez que je vous charge de ce soin-là , et acquittez-vous-en adroitement dès que vous le verrez. Hortense. - Avec plaisir, Madame; car j'aime à faire de bonnes actions. A la charge que, quand vous aurez épousé cet honnête homme-là , il y aura dans votre histoire un petit article que je dresserai moi-même, et qui dira précisément "Ce fut la sage Hortense qui procura cette bonne fortune au peuple; la Princesse craignait de n'avoir pas bonne grâce en épousant Lélio; Hortense lui leva ce vain scrupule, qui eût peut-être privé la république de cette longue suite de bons princes qui ressemblèrent à leur père." Voilà ce qu'il faudra mettre pour la gloire de mes descendants, qui, par ce moyen, auront en moi une aïeule d'heureuse mémoire. La Princesse. - Quel fonds de gaieté!... Mais, ma chère Hortense, vous parlez de vos descendants; vous n'avez été qu'un an avec votre mari, qui ne vous a pas laissé d'enfants, et toute jeune que vous êtes, vous ne voulez pas vous remarier; où prendrez-vous votre postérité? Hortense. - Cela est vrai, je n'y songeais pas, et voilà tout d'un coup ma postérité anéantie... Mais trouvez-moi quelqu'un qui ait à peu près le mérite de Lélio, et le goût du mariage me reviendra peut-être; car je l'ai tout à fait perdu, et je n'ai point tort. Avant que le comte Rodrigue m'épousât, il n'y avait amour ancien ni moderne qui pût figurer auprès du sien. Les autres amants auprès de lui rampaient comme de mauvaises copies d'un excellent original, c'était une chose admirable, c'était une passion formée de tout ce qu'on peut imaginer en sentiments, langueurs, soupirs, transports, délicatesses, douce impatience, et le tout ensemble; pleurs de joie au moindre regard favorable, torrent de larmes au moindre coup d'oeil un peu froid; m'adorant aujourd'hui, m'idolâtrant demain; plus qu'idolâtre ensuite, se livrant à des hommages toujours nouveaux; enfin, si l'on avait partagé sa passion entre un million de coeurs, la part de chacun d'eux aurait été fort raisonnable. J'étais enchantée. Deux siècles, si nous les passions ensemble, n'épuiseraient pas cette tendresse-là , disais-je en moi-même; en voilà pour plus que je n'en userai. Je ne craignais qu'une chose, c'est qu'il ne mourût de tant d'amour avant que d'arriver au jour de notre union. Quand nous fûmes mariés, j'eus peur qu'il n'expirât de joie. Hélas! Madame, il ne mourut ni avant ni après, il soutint fort bien sa joie. Le premier mois elle fut violente; le second elle devint plus calme, à l'aide d'une de mes femmes qu'il trouva jolie; le troisième elle baissa à vue d'oeil, et le quatrième il n'y en avait plus. Ah! c'était un triste personnage après cela que le mien. La Princesse. - J'avoue que cela est affligeant. Hortense. - Affligeant, Madame, affligeant! Imaginez-vous ce que c'est que d'être humiliée, rebutée, abandonnée, et vous aurez quelque légère idée de tout ce qui compose la douleur d'une jeune femme alors. Etre aimée d'un homme autant que je l'étais, c'est faire son bonheur et ses délices; c'est être l'objet de toutes ses complaisances, c'est régner sur lui, disposer de son âme; c'est voir sa vie consacrée à vos désirs, à vos caprices, c'est passer la vôtre dans la flatteuse conviction de vos charmes; c'est voir sans cesse qu'on est aimable ah! que cela est doux à voir! le charmant point de vue pour une femme! En vérité, tout est perdu quand vous perdez cela. Eh bien! Madame, cet homme dont vous étiez l'idole, concevez qu'il ne vous aime plus; et mettez-vous vis-à -vis de lui; la jolie figure que vous y ferez! Quel opprobre! Lui parlez-vous, toutes ses réponses sont des monosyllabes, oui, non; car le dégoût est laconique. L'approchez-vous, il fuit; vous plaignez-vous, il querelle; quelle vie! quelle chute! quelle fin tragique! Cela fait frémir l'amour-propre. Voilà pourtant mes aventures; et si je me rembarquais, j'ai du malheur, je ferais encore naufrage, à moins que de trouver un autre Lélio. La Princesse. - Vous ne tiendrez pas votre colère, et je chercherai de quoi vous réconcilier avec les hommes. Hortense. - Cela est inutile; je ne sache qu'un homme dans le monde qui pût me convertir là -dessus, homme que je ne connais point, que je n'ai jamais vu que deux jours. Je revenais de mon château pour retourner dans la province dont mon mari était gouverneur, quand ma chaise fut attaquée par des voleurs qui avaient déjà fait plier le peu de gens que j'avais avec moi. L'homme dont je vous parle, accompagné de trois autres, vint à mes cris, et fondit sur mes voleurs, qu'il contraignit à prendre la fuite. J'étais presque évanouie; il vint à moi, s'empressa à me faire revenir, et me parut le plus aimable et le plus galant homme que j'aie encore vu. Si je n'avais pas été mariée, je ne sais ce que mon coeur serait devenu, je ne sais pas trop même ce qu'il devint alors; mais il ne s'agissait plus de cela, je priai mon libérateur de se retirer. Il insista à me suivre près de deux jours; à la fin je lui marquai que cela m'embarrassait; j'ajoutai que j'allais joindre mon mari, et je tirai un diamant de mon doigt que je le pressai de prendre; mais sans le regarder il s'éloigna très vite, et avec quelque sorte de douleur. Mon mari mourut deux mois après, et je ne sais par quelle fatalité l'homme que j'ai vu m'est toujours resté dans l'esprit. Mais il y a apparence que nous ne nous reverrons jamais; ainsi mon coeur est en sûreté. Mais qui est-ce qui vient à nous? La Princesse. - C'est un homme à Lélio. Hortense. - Il me vient une idée pour vous; ne saurait-il pas qui est son maÃtre? La Princesse. - Il n'y a pas d'apparence; car Lélio perdit ses gens à la dernière bataille, et il n'a que de nouveaux domestiques. Hortense. - N'importe, faisons-lui toujours quelque question. Scène III La Princesse, Hortense, Arlequin Arlequin arrive d'un air désoeuvré en regardant de tous côtés. Il voit la Princesse et Hortense, et veut s'en aller. La Princesse. - Que cherches-tu, Arlequin? ton maÃtre est-il dans le palais? Arlequin. - Madame, je supplie Votre Principauté de pardonner l'impertinence de mon étourderie; si j'avais su que votre présence eût été ici, je n'aurais pas été assez nigaud pour y venir apporter ma personne. La Princesse. - Tu n'as point fait de mal. Mais, dis-moi, cherches-tu ton maÃtre? Arlequin. - Tout juste, vous l'avez deviné, Madame. Depuis qu'il vous a parlé tantôt, je l'ai perdu de vue dans cette peste de maison, et, ne vous déplaise, je me suis aussi perdu, moi. Si vous vouliez bien m'enseigner mon chemin, vous me feriez plaisir; il y a ici un si grand tas de chambres, que j'y voyage depuis une heure sans en trouver le bout. Par la mardi! si vous louez tout cela, cela vous doit rapporter bien de l'argent, pourtant. Que de fatras de meubles, de drôleries, de colifichets! Tout un village vivrait un an de ce que cela vaut. Depuis six mois que nous sommes ici, je n'avais point encore vu cela. Cela est si beau, si beau, qu'on n'ose pas le regarder; cela fait peur à un pauvre homme comme moi. Que vous êtes riches, vous autres Princes! et moi, qu'est-ce que je suis en comparaison de cela? Mais n'est-ce pas encore une autre impertinence que je fais, de raisonner avec vous comme avec ma pareille? Hortense rit. Voilà votre camarade qui rit; j'aurai dit quelque sottise. Adieu, Madame; je salue Votre Grandeur. La Princesse. - Arrête, arrête... Hortense. - Tu n'as point dit de sottise; au contraire, tu me parais de bonne humeur. Arlequin. - Pardi! je ris toujours; que voulez-vous? je n'ai rien à perdre. Vous vous amusez à être riches, vous autres, et moi je m'amuse à être gaillard; il faut bien que chacun ait son amusette en ce monde. Hortense. - Ta condition est-elle bonne? Es-tu bien avec Lélio? Arlequin. - Fort bien nous vivons ensemble de bonne amitié; je n'aime pas le bruit, ni lui non plus; je suis drôle, et cela l'amuse. Il me paie bien, me nourrit bien, m'habille bien honnêtement et de belle étoffe, comme vous voyez; me donne par-ci par-là quelques petits profits, sans ceux qu'il veut bien que je prenne, et qu'il ne sait pas; et, comme cela, je passe tout bellement ma vie. La Princesse, à part. - Il est aussi babillard que joyeux. Arlequin. - Est-ce que vous savez une meilleure condition pour moi, Madame? Hortense. - Non, je n'en sache point de meilleure que celle de ton maÃtre; car on dit qu'il est grand seigneur. Arlequin. - Il a l'air d'un garçon de famille. Hortense. - Tu me réponds comme si tu ne savais pas qui il est. Arlequin. - Non, je n'en sais rien, de bonne vérité. Je l'ai rencontré comme il sortait d'une bataille; je lui fis un petit plaisir; il me dit grand merci. Il disait que son monde avait été tué; je lui répondis Tant pis. Il me dit Tu me plais, veux-tu venir avec moi? Je lui dis Tope, je le veux bien. Ce qui fut dit, fut fait; il prit encore d'autre monde; et puis le voilà qui part pour venir ici, et puis moi je pars de même, et puis nous voilà en voyage, en courant la poste, qui est le train du diable; car parlant par respect, j'ai été près d'un mois sans pouvoir m'asseoir. Ah! les mauvaises mazettes! La Princesse, en riant. - Tu es un historien bien exact. Arlequin. - Oh! quand je compte quelque chose, je n'oublie rien; bref, tant y a que nous arrivâmes ici, mon maÃtre et moi. La Grandeur de Madame l'a trouvé brave homme, elle l'a favorisé de sa faveur; car on l'appelle favori; il n'en est pas plus impertinent qu'il l'était pour cela, ni moi non plus. Il est courtisé, et moi aussi; car tout le monde me respecte, tout le monde est ici en peine de ma santé, et me demande mon amitié; moi, je la donne à tout hasard, cela ne me coûte rien, ils en feront ce qu'ils pourront, ils n'en feront pas grand-chose. C'est un drôle de métier que d'avoir un maÃtre ici qui a fait fortune; tous les courtisans veulent être les serviteurs de son valet. La Princesse. - Nous n'en apprendrons rien; allons-nous-en. Adieu, Arlequin. Arlequin. - Ah! Madame, sans compliment, je ne suis pas digne d'avoir cet adieu-là ... Quand elles sont parties. Cette Princesse est une bonne femme; elle n'a pas voulu me tourner le dos sans me faire une civilité. Bon! voilà mon maÃtre. Scène IV Lélio, Arlequin Lélio. - Qu'est-ce que tu fais ici? Arlequin. - J'y fais connaissance avec la Princesse, et j'y reçois ses compliments. Lélio. - Que veux-tu dire avec ta connaissance et tes compliments? Est-ce que tu l'as vue, la Princesse? Où est-elle? Arlequin. - Nous venons de nous quitter. Lélio. - Explique-toi donc; que t'a-t-elle dit? Arlequin. - Bien des choses. Elle me demandait si nous nous trouvions bien ensemble, comment s'appelaient votre père et votre mère, de quel métier ils étaient, s'ils vivaient de leurs rentes ou de celles d'autrui. Moi, je lui ai dit Que le diable emporte celui qui les connaÃt! je ne sais pas quelle mine ils ont, s'ils sont nobles ou vilains, gentilshommes ou laboureurs mais que vous aviez l'air d'un enfant d'honnêtes gens. Après cela elle m'a dit Je vous salue. Et moi je lui ai dit Vous me faites trop de grâces. Et puis c'est tout. Lélio, à part. - Quel galimatias! Tout ce que j'en puis comprendre, c'est que la Princesse s'est informée de lui s'il me connaissait. Enfin tu lui as donc dit que tu ne savais pas qui je suis? Arlequin. - Oui; cependant je voudrais bien le savoir; car quelquefois cela me chicane. Dans la vie il y a tant de fripons, tant de vauriens qui courent par le monde pour fourber l'un, pour attraper l'autre, et qui ont bonne mine comme vous. Je vous crois un honnête garçon, moi. Lélio, en riant. - Va, va, ne t'embarrasse pas, Arlequin; tu as bon maÃtre, je t'en assure. Arlequin. - Vous me payez bien, je n'ai pas besoin d'autre caution; et au cas que vous soyez quelque bohémien, pardi! au moins vous êtes un bohémien de bon compte. Lélio. - En voilà assez, ne sors point du respect que tu me dois. Arlequin. - Tenez, d'un autre côté, je m'imagine quelquefois que vous êtes quelque grand seigneur; car j'ai entendu dire qu'il y a eu des princes qui ont couru la prétantaine pour s'ébaudir, et peut-être que c'est un vertigo qui vous a pris aussi. Lélio, à part. - Ce benêt-là se serait-il aperçu de ce que je suis... Et par où juges-tu que je pourrais être un prince? Voilà une plaisante idée! Est-ce par le nombre des équipages que j'avais quand je t'ai pris? par ma magnificence? Arlequin. - Bon! belles bagatelles! tout le monde a de cela; mais, par la mardi! personne n'a si bon coeur que vous, et il m'est avis que c'est là la marque d'un prince. Lélio. - On peut avoir le coeur bon sans être prince, et pour l'avoir tel, un prince a plus à travailler qu'un autre; mais comme tu es attaché à moi, je veux bien te confier que je suis un homme de condition qui me divertis à voyager inconnu pour étudier les hommes, et voir ce qu'ils sont dans tous les Etats. Je suis jeune, c'est une étude qui me sera nécessaire un jour; voilà mon secret, mon enfant. Arlequin. - Ma foi! cette étude-là ne vous apprendra que misère; ce n'était pas la peine de courir la poste pour aller étudier toute cette racaille. Qu'est-ce que vous ferez de cette connaissance des hommes? Vous n'apprendrez rien que des pauvretés. Lélio. - C'est qu'ils ne me tromperont plus. Arlequin. - Cela vous gâtera. Lélio. - D'où vient? Arlequin. - Vous ne serez plus si bon enfant quand vous serez bien savant sur cette race-là . En voyant tant de canailles, par dépit canaille vous deviendrez. Lélio, à part les premiers mots. - Il ne raisonne pas mal. Adieu, te voilà instruit, garde-moi le secret; je vais retrouver la Princesse. Arlequin. - De quel côté tournerai-je pour retrouver notre cuisine? Lélio. - Ne sais-tu pas ton chemin? Tu n'as qu'à traverser cette galerie-là . Scène V Lélio, seul. Lélio. - La Princesse cherche à me connaÃtre, et me confirme dans mes soupçons; les services que je lui ai rendu ont disposé son coeur à me vouloir du bien, et mes respects empressés l'ont persuadée que je l'aimais sans oser le dire. Depuis que j'ai quitté les Etats de mon père, et que je voyage sous ce déguisement pour hâter l'expérience dont j'aurai besoin si je règne un jour, je n'ai fait nulle part un séjour si long qu'ici; à quoi donc aboutira-t-il? Mon père souhaite que je me marie, et me laisse le choix d'une épouse. Ne dois-je pas m'en tenir à cette Princesse? Elle est aimable; et si je lui plais, rien n'est plus flatteur pour moi que son inclination, car elle ne me connaÃt pas. N'en cherchons donc point d'autre qu'elle; déclarons-lui qui je suis, enlevons-la au prince de Castille, qui envoie la demander. Elle ne m'est pas indifférente; mais que je l'aimerais sans le souvenir inutile que je garde encore de cette belle personne que je sauvai des mains des voleurs! Scène VI Lélio, Hortense, à qui un garde dit en montrant Lélio. [Un Garde.] - Le voilà , Madame. Lélio, surpris. - Je connais cette dame-là . Hortense, étonnée. - Que vois-je? Lélio, s'approchant. - Me reconnaissez-vous, Madame? Hortense. - Je crois que oui, Monsieur. Lélio. - Me fuirez-vous encore? Hortense. - Il le faudra peut-être bien. Lélio. - Eh pourquoi donc le faudra-t-il? Vous déplais-je tant, que vous ne puissiez au moins supporter ma vue? Hortense. - Monsieur, la conversation commence d'une manière qui m'embarrasse; je ne sais que vous répondre; je ne saurais vous dire que vous me plaisez. Lélio. - Non, Madame; je ne l'exige point non plus; ce bonheur-là n'est pas fait pour moi, et je ne mérite sans doute que votre indifférence. Hortense. - Je ne serais pas assez modeste si je vous disais que vous l'êtes trop, mais de quoi s'agit-il? Je vous estime, je vous ai une grande obligation; nous nous retrouvons ici, nous nous reconnaissons; vous n'avez pas besoin de moi, vous avez la Princesse; que pourriez-vous me vouloir encore? Lélio. - Vous demander la seule consolation de vous ouvrir mon coeur. Hortense. - Oh! je vous consolerais mal; je n'ai point de talents pour être confidente. Lélio. - Vous, confidente, Madame! Ah! vous ne voulez pas m'entendre. Hortense. - Non, je suis naturelle; et pour preuve de cela, vous pouvez vous expliquer mieux, je ne vous en empêche point, cela est sans conséquence. Lélio. - Eh quoi! Madame, le chagrin que j'eus en vous quittant, il y a sept ou huit mois, ne vous a point appris mes sentiments? Hortense. - Le chagrin que vous eûtes en me quittant? et à propos de quoi? Qu'est-ce que c'était que votre tristesse? Rappelez-m'en le sujet, voyons, car je ne m'en souviens plus. Lélio. - Que ne m'en coûta-t-il pas pour vous quitter, vous que j'aurais voulu ne quitter jamais, et dont il faudra pourtant que je me sépare? Hortense. - Quoi! c'est là ce que vous entendiez? En vérité, je suis confuse de vous avoir demandé cette explication-là , je vous prie de croire que j'étais dans la meilleure foi du monde. Lélio. - Je vois bien que vous ne voudrez jamais en apprendre davantage. Hortense, le regardant de côté. - Vous ne m'avez donc point oubliée? Lélio. - Non, Madame, je ne l'ai jamais pu; et puisque je vous revois, je ne le pourrai jamais... Mais quelle était mon erreur quand je vous quittai! Je crus recevoir de vous un regard dont la douceur me pénétra; mais je vois bien que je me suis trompé. Hortense. - Je me souviens de ce regard-là , par exemple. Lélio. - Et que pensiez-vous, Madame, en me gardant ainsi? Hortense. - Je pensais apparemment que je vous devais la vie. Lélio. - c'était donc une pure reconnaissance? Hortense. - J'aurais de la peine à vous rendre compte de cela; j'étais pénétrée du service que vous m'aviez rendu, de votre générosité; vous alliez me quitter, je vous voyais triste, je l'étais peut-être moi-même; je vous regardai comme je pus, sans savoir comment, sans me gêner; il y a des moments où des regards signifient ce qu'ils peuvent, on ne répond de rien, on ne sait point trop ce qu'on y met; il y entre trop de choses, et peut-être de tout. Tout ce que je sais, c'est que je me serais bien passée de savoir votre secret. Lélio. - Eh que vous importe de le savoir, puisque j'en souffrirai tout seul? Hortense. - Tout seul! ôtez-moi donc mon coeur, ôtez-moi ma reconnaissance, ôtez-vous vous-même... Que vous dirai-je? je me méfie de tout. Lélio. - Il est vrai que votre pitié m'est bien due; j'ai plus d'un chagrin; vous ne m'aimerez jamais, et vous m'avez dit que vous étiez mariée. Hortense. - Hé bien, je suis veuve; perdez du moins la moitié de vos chagrins; à l'égard de celui de n'être point aimé... Lélio. - Achevez, Madame à l'égard de celui-là ?... Hortense. - Faites comme vous pourrez, je ne suis pas mal intentionnée... Mais supposons que je vous aime, n'y a-t-il pas une princesse qui croit que vous l'aimez, qui vous aime peut-être elle-même, qui est la maÃtresse ici, qui est vive, qui peut disposer de vous et de moi? A quoi donc mon amour aboutirait-il? Lélio. - Il n'aboutira à rien, dès lors qu'il n'est qu'une supposition. Hortense. - J'avais oublié que je le supposais. Lélio. - Ne deviendra-t-il jamais réel? Hortense, s'en allant. - Je ne vous dirai plus rien; vous m'avez demandé la consolation de m'ouvrir votre coeur, et vous me trompez; au lieu de cela, vous prenez la consolation de voir dans le mien. Je sais votre secret, en voilà assez; laissez-moi garder le mien, si je l'ai encore. Elle part. Scène VII Lélio, un moment seul. Lélio. - Voici un coup de hasard qui change mes desseins; il ne s'agit plus maintenant d'épouser la Princesse; tâchons de m'assurer parfaitement du coeur de la personne que j'aime, et s'il est vrai qu'il soit sensible pour moi. Scène VIII Lélio, Hortense Hortense, revient. - J'oubliais à vous informer d'une chose la Princesse vous aime, vous pouvez aspirer à tout; je vous l'apprends de sa part, il en arrivera ce qu'il pourra. Adieu. Lélio, l'arrêtant avec un air et un ton de surprise. - Eh! de grâce, Madame, arrêtez-vous un instant. Quoi! la Princesse elle-même vous aurait chargée de me dire... Hortense. - Voilà de grands transports; mais je n'ai pas charge de les rapporter; j'ai dit ce que j'avais à vous dire, vous m'avez entendue; je n'ai pas le temps de le répéter, et je n'ai rien à savoir de vous. Elle s'en va; Lélio, piqué, l'arrête. Lélio. - Et moi, Madame, ma réponse à cela est que je vous adore, et je vais de ce pas la porter à la Princesse. Hortense, l'arrêtant. - Y songez-vous? Si elle sait que vous m'aimez, vous ne pourrez plus me le dire, je vous en avertis. Lélio. - Cette réflexion m'arrête; mais il est cruel de se voir soupçonné de joie, quand on n'a que du trouble. Hortense, d'un air de dépit. - Oh fort cruel! Vous avez raison de vous fâcher! La vivacité qui vient de me prendre vous fait beaucoup de tort! Il doit vous rester de violents chagrins! Lélio, lui baisant la main. - Il ne me reste que des sentiments de tendresse qui ne finiront qu'avec ma vie. Hortense. - Que voulez-vous que je fasse de ces sentiments-là ? Lélio. - Que vous les honoriez d'un peu de retour. Hortense. - Je ne veux point, car je n'oserais. Lélio. - Je réponds de tout; nous prendrons nos mesures, et je suis d'un rang... Hortense. - Votre rang est d'être un homme aimable et vertueux, et c'est là le plus beau rang du monde; mais je vous dis encore une fois que cela est résolu; je ne vous aimerai point, je n'en conviendrai jamais. Qui? moi, vous aimer... vous accorder mon amour pour vous empêcher de régner, pour causer la perte de votre liberté, peut-être pis! mon coeur vous ferait là de beaux présents! Non, Lélio, n'en parlons plus, donnez-vous tout entier à la Princesse, je vous le pardonne; cachez votre tendresse pour moi, ne me demandez plus la mienne, vous vous exposeriez à l'obtenir, je ne veux point vous l'accorder, je vous aime trop pour vous perdre, je ne peux pas vous mieux dire. Adieu, je crois que quelqu'un vient. Lélio l'arrête. - J'obéirai, je me conduirai comme vous voudrez; je ne vous demande plus qu'une grâce; c'est de vouloir bien, quand l'occasion s'en présentera, que j'aie encore une conversation avec vous. Hortense. - Prenez-y garde; une conversation en amènera une autre, et cela ne finira point, je le sens bien. Lélio. - Ne me refusez pas. Hortense. - N'abusez point de l'envie que j'ai d'y consentir. Lélio. - Je vous en conjure. Hortense, en s'en allant. - Soit; perdez-vous donc, puisque vous le voulez. Scène IX Lélio, seul. Lélio. - Je suis au comble de la joie; j'ai retrouvé ce que j'aimais, j'ai touché le seul coeur qui pouvait rendre le mien heureux; il ne s'agit plus que de convenir avec cette aimable personne de la manière dont je m'y prendrai pour m'assurer sa main. Scène X Frédéric, Lélio Frédéric. - Puis-je avoir l'honneur de vous dire un mot? Lélio. - Volontiers, Monsieur. Frédéric. - Je me flatte d'être de vos amis. Lélio. - Vous me faites honneur. Frédéric. - Sur ce pied-là , je prendrai la liberté de vous prier d'une chose. Vous savez que le premier secrétaire d'Etat de la Princesse vient de mourir, et je vous avoue que j'aspire à sa place; dans le rang où je suis; je n'ai plus qu'un pas à faire pour la remplir; naturellement elle me paraÃt due; il y a vingt-cinq ans que je sers l'Etat en qualité de conseiller de la Princesse; je sais combien elle vous estime et défère à vos avis, je vous prie de faire en sorte qu'elle pense à moi; vous ne pouvez obliger personne qui soit plus votre serviteur que je le suis. On sait à la cour en quels termes je parle de vous. Lélio, le regardant d'un air aisé. - Vous y dites donc beaucoup de bien de moi? Frédéric. - Assurément. Lélio. - Ayez la bonté de me regarder un peu fixement en me disant cela. Frédéric. - Je vous le répète encore. D'où vient que vous me tenez ce discours? Lélio, après l'avoir examiné. - Oui, vous soutenez cela à merveille; l'admirable homme de cour que vous êtes! Frédéric. - Je ne vous comprends pas. Lélio. - Je vais m'expliquer mieux. C'est que le service que vous me demandez ne vaut pas qu'un honnête homme, pour l'obtenir, s'abaisse jusqu'à trahir ses sentiments. Frédéric. - Jusqu'à trahir mes sentiments! Et par où jugez-vous que l'amitié dont je vous parle ne soit pas vraie? Lélio. - Vous me haïssez, vous dis-je, je le sais, et ne vous en veux aucun mal; il n'y a que l'artifice dont vous vous servez que je condamne. Frédéric. - Je vois bien que quelqu'un de mes ennemis vous aura indisposé contre moi. Lélio. - C'est de la Princesse elle-même que je tiens ce que je vous dis; et quoiqu'elle ne m'en ait fait aucun mystère, vous ne le sauriez pas sans vos compliments. J'ignore si vous avez craint la confiance dont elle m'honore; mais depuis que je suis ici, vous n'avez rien oublié pour lui donner de moi des idées désavantageuses, et vous tremblez tous les jours, dites-vous, que je ne sois un espion gagé de quelque puissance, ou quelque aventurier qui s'enfuira au premier jour avec de grandes sommes, si on le met en état d'en prendre. Oh! si vous appelez cela de l'amitié, vous en avez beaucoup pour moi; mais vous aurez de la peine à faire passer votre définition. Frédéric, d'un ton sérieux. - Puisque vous êtes si bien instruit, je vous avouerai franchement que mon zèle pour l'Etat m'a fait tenir ces discours-là , et que je craignais qu'on ne se repentÃt de vous avancer trop; je vous ai cru suspect et dangereux; voilà la vérité. Lélio. - Parbleu! vous me charmez de me parler ainsi! Vous ne vouliez me perdre que parce que vous me soupçonniez d'être dangereux pour l'Etat? Vous êtes louable, Monsieur, et votre zèle est digne de récompense; il me servira d'exemple. Oui, je le trouve si beau que je veux l'imiter, moi qui dois tant à la Princesse. Vous avez craint qu'on ne m'avançât, parce que vous me croyez un espion; et moi je craindrais qu'on ne vous fÃt ministre, parce que je ne crois pas que l'Etat y gagnât; ainsi je ne parlerai point pour vous... Ne m'en louez-vous pas aussi? Frédéric. - Vous êtes fâché. Lélio. - Non, en homme d'honneur, je ne suis pas fait pour me venger de vous. Frédéric. - Rapprochons-nous. Vous êtes jeune, la Princesse vous estime, et j'ai une fille aimable, qui est un assez bon parti. Unissons nos intérêts, et devenez mon gendre. Lélio. - Vous n'y pensez pas, mon cher Monsieur. Ce mariage-là serait une conspiration contre l'Etat, il faudrait travailler à vous faire ministre. Frédéric. - Vous refusez l'offre que je vous fais! Lélio. - Un espion devenir votre gendre! Votre fille devenir la femme d'un aventurier! Ah! je vous demande grâce pour elle; j'ai pitié de la victime que vous voulez sacrifier à votre ambition; c'est trop aimer la fortune. Frédéric. - Je crois offrir ma fille à un homme d'honneur; et d'ailleurs vous m'accusez d'un plaisant crime, d'aimer la fortune! Qui est-ce qui n'aimerait pas à gouverner? Lélio. - Celui qui en serait digne. Frédéric. - Celui qui en serait digne? Lélio. - Oui, et c'est l'homme qui aurait plus de vertu que d'ambition et d'avarice. Oh cet homme-là n'y verrait que de la peine. Frédéric. - Vous avez bien de la fierté. Lélio. - Point du tout, ce n'est que du zèle. Frédéric. - Ne vous flattez pas tant; on peut tomber de plus haut que vous n'êtes, et la Princesse verra clair un jour. Lélio. - Ah vous voilà dans votre figure naturelle, je vous vois le visage à présent; il n'est pas joli, mais cela vaut toujours mieux que le masque que vous portiez tout à l'heure. Scène XI Lélio, Frédéric, La Princesse La Princesse. - Je vous cherchais, Lélio. Vous êtes de ces personnes que les souverains doivent s'attacher; il ne tiendra pas à moi que vous ne vous fixiez ici, et j'espère que vous accepterez l'emploi de mon premier secrétaire d'Etat, que je vous offre. Lélio. - Vos bontés sont infinies, Madame; mais mon métier est la guerre. La Princesse. - Vous faites mieux qu'un autre tout ce que vous voulez faire; et quand votre présence sera nécessaire à l'armée, vous choisirez pour exercer vos fonctions ici ceux que vous en jugerez les plus capables ce que vous ferez n'est pas sans exemple dans cet Etat. Lélio. - Madame, vous avez d'habiles gens ici, d'anciens serviteurs, à qui cet emploi convient mieux qu'à moi. La Princesse. - La supériorité de mérite doit l'emporter en pareil cas sur l'ancienneté de services; et d'ailleurs Frédéric est le seul que cette fonction pouvait regarder, si vous n'y étiez pas; mais il m'est affectionné, et je suis sûre qu'il se soumet de bon coeur au choix qui m'a paru le meilleur. Frédéric, soyez ami de Lélio; je vous le recommande. Frédéric fait une profonde révérence; la Princesse continue. C'est aujourd'hui le jour de ma naissance, et ma cour, suivant l'usage me donne aujourd'hui une fête que je vais voir. Lélio, donnez-moi la main pour m'y conduire; vous y verra-t-on, Frédéric? Frédéric. - Madame, les fêtes ne me conviennent plus. Scène XII Frédéric, seul. Frédéric. - Si je ne viens à bout de perdre cet homme-là , ma chute est sûre... Un homme sans nom, sans parents, sans patrie, car on ne sait d'où il vient, m'arrache le ministère, le fruit de trente années de travail!... Quel coup de malheur! je ne puis digérer une aussi bizarre aventure. Et je n'en saurais douter, c'est l'amour qui a nommé ce ministre-là oui, la Princesse a du penchant pour lui... Ne pourrait-on savoir l'histoire de sa vie errante, et prendre ensuite quelques mesures avec l'ambassadeur du roi de Castille, dont j'ai la confiance? Voici le valet de cet aventurier; tâchons à quelque prix que ce soit de le mettre dans mes intérêts, il pourra m'être utile. Scène XIII Frédéric, Arlequin Il entre en comptant de l'argent dans son chapeau. Frédéric. - Bonjour, Arlequin. Es-tu bien riche? Arlequin. - Chut! Vingt-quatre, vingt-cinq, vingt-six et vingt-sept sols. J'en avais trente. Comptez, vous, Monseigneur le conseiller; n'est-ce pas trois sols que je perds? Frédéric. - Cela est juste. Arlequin. - Hé bien, que le diable emporte le jeu et les fripons avec! Frédéric. - Quoi! tu jures pour trois sols de perte! Oh je veux te rendre la joie. Tiens, voilà une pistole. Arlequin. - Le brave conseiller que vous êtes! Il saute. Hi! hi! Vous méritez bien une cabriole. Frédéric. - Te voilà de meilleure humeur. Arlequin. - Quand j'ai dit que le diable emporte les fripons; je ne vous comptais pas, au moins. Frédéric. - J'en suis persuadé. Arlequin, recomptant son argent. - Mais il me manque toujours trois sols. Frédéric. - Non, car il y a bien des trois sols dans une pistole. Arlequin. - Il y a bien des trois sols dans une pistole! mais cela ne fait rien aux trois sols qui manquent dans mon chapeau. Frédéric. - Je vois bien qu'il t'en faut encore une autre. Arlequin. - Ho ho deux cabrioles. Frédéric. - Aimes-tu l'argent? Arlequin. - Beaucoup. Frédéric. - Tu serais donc bien aise de faire une petite fortune? Arlequin. - Quand elle serait grosse, je la prendrais en patience. Frédéric. - Ecoute; j'ai bien peur que la faveur de ton maÃtre ne soit pas longue; elle est un grand coup de hasard. Arlequin. - C'est comme s'il avait gagné aux cartes. Frédéric. - Le connais-tu? Arlequin. - Non, je crois que c'est quelque enfant trouvé. Frédéric. - Je te conseillerais de t'attacher à quelqu'un de stable; à moi, par exemple. Arlequin. - Ah! vous avez l'air d'un bon homme; mais vous êtes trop vieux. Frédéric. - Comment, trop vieux! Arlequin. - Oui, vous mourrez bientôt, et vous me laisseriez orphelin de votre amitié. Frédéric. - J'espère que tu ne seras pas bon prophète; mais je puis te faire beaucoup de bien en très peu de temps. Arlequin. - Tenez, vous avez raison; mais on sait bien ce qu'on quitte, et l'on ne sait pas ce que l'on prend. Je n'ai point d'esprit; mais de la prudence, j'en ai que c'est une merveille; et voilà comme je dis Un homme qui se trouve bien assis, qu'a-t-il besoin de se mettre debout? J'ai bon pain, bon vin, bonne fricassée et bon visage, cent écus par an, et les étrennes au bout; cela n'est-il pas magnifique? Frédéric. - Tu me cites là de beaux avantages! Je ne prétends pas que tu t'attaches à moi pour être mon domestique; je veux te donner des emplois qui t'enrichiront, et par-dessus le marché te marier avec une jolie fille qui a du bien. Arlequin. - Oh! dame! ma prudence dit que vous avez raison; je suis debout, et vous me faites asseoir; cela vaut mieux. Frédéric. - Il n'y a point de comparaison. Arlequin. - Pardi! vous me traitez comme votre enfant; il n'y a pas à tortiller à cela. Du bien, des emplois et une jolie fille! voilà une pleine boutique de vivres, d'argent et de friandises; par la sanguenne, vous m'aimez beaucoup, pourtant! Frédéric. - Oui, ta physionomie me plaÃt, je te trouve un bon garçon. Arlequin. - Oh! pour cela, je suis drôle comme un coffre; laissez faire, nous rirons comme des fous ensemble; mais allons faire venir ce bien, ces emplois, et cette jolie fille, car j'ai hâte d'être riche et bien aise. Frédéric. - Ils te sont assurés, te dis-je; mais il faut que tu me rendes un petit service; puisque tu te donnes à moi, tu n'en dois pas faire de difficulté. Arlequin. - Je vous regarde comme mon père. Frédéric. - Je ne veux de toi qu'une bagatelle. Tu es chez le seigneur Lélio; je serais curieux de savoir qui il est. Je souhaiterais donc que tu y restasses encore trois semaines ou un mois, pour me rapporter tout ce que tu lui entendras dire en particulier, et tout ce que tu lui verras faire. Il peut arriver que, dans des moments, un homme chez lui dise de certaines choses et en fasse d'autres qui le décèlent, et dont on peut tirer des conjectures. Observe tout soigneusement; et en attendant que je te récompense entièrement voilà par avance de l'argent que je te donne encore. Arlequin. - Avancez-moi encore la fille; nous la rabattrons sur le reste. Frédéric. - On ne paie un service qu'après qu'il est rendu, mon enfant; c'est la coutume. Arlequin. - Coutume de vilain que cela! Frédéric. - Tu n'attendras que trois semaines. Arlequin. - J'aime mieux vous faire mon billet comme quoi j'aurai reçu cette fille à compte; je ne plaiderai pas contre mon écrit. Frédéric. - Tu me serviras de meilleur courage en l'attendant. Acquitte-toi d'abord de ce que je te dis; pourquoi hésites-tu? Arlequin. - Tout franc, c'est que la commission me chiffonne. Frédéric. - Quoi tu mets mon argent dans ta poche, et tu refuses de me servir! Arlequin. - Ne parlons point de votre argent, il est fort bon, je n'ai rien à lui dire; mais, tenez, j'ai opinion que vous voulez me donner un office de fripon; car qu'est-ce que vous voulez faire des paroles du seigneur Lélio, mon maÃtre, là ? Frédéric. - C'est une simple curiosité qui me prend. Arlequin. - Hom... il y a de la malice là -dessous; vous avez l'air d'un sournois; je m'en vais gager dix sols contre vous, que vous ne valez rien. Frédéric. - Que te mets-tu donc dans l'esprit? Tu n'y songes pas, Arlequin. Arlequin, d'un ton triste. - Allez, vous ne devriez pas tenter un pauvre garçon, qui n'a pas plus d'honneur qu'il lui en faut, et qui aime les filles. J'ai bien de la peine à m'empêcher d'être un coquin; faut-il que l'honneur me ruine, qu'il m'ôte mon bien, mes emplois et une jolie fille? Par la mardi, vous êtes bien méchant, d'avoir été trouver l'invention de cette fille. Frédéric, à part. - Ce butor-là m'inquiète avec ses réflexions. Encore une fois, es-tu fou d'être si longtemps à prendre ton parti? D'où vient ton scrupule? De quoi s'agit-il? de me donner quelques instructions innocentes sur le chapitre d'un homme inconnu, qui demain tombera peut-être, et qui te laissera sur le pavé. Songes-tu bien que je t'offre la fortune, et que tu la perds? Arlequin. - Je songe que cette commission-là sent le tricot tout pur; et par bonheur que ce tricot fortifie mon pauvre honneur, qui a pensé barguigner. Tenez, votre jolie fille, ce n'est qu'une guenon; vos emplois, de la marchandise de chien; voilà mon dernier mot, et je m'en vais tout droit trouver la Princesse et mon maÃtre; peut-être récompenseront-ils le dommage que je souffre pour l'amour de ma bonne conscience. Frédéric. - Comment! tu vas trouver la Princesse et ton maÃtre! Et d'où vient? Arlequin. - Pour leur compter mon désastre, et toute votre marchandise. Frédéric. - Misérable! as-tu donc résolu de me perdre, de me déshonorer? Arlequin. - Bon, quand on n'a point d'honneur, est-ce qu'il faut avoir de la réputation? Frédéric. - Si tu parles, malheureux que tu es, je prendrai de toi une vengeance terrible. Ta vie me répondra de ce que tu feras; m'entends-tu bien? Arlequin, se moquant. - Brrrr! ma vie n'a jamais servi de caution; je boirai encore bouteille trente ans après votre trépassement. Vous êtes vieux comme le père à trétous, et moi je m'appelle le cadet Arlequin. Adieu. Frédéric, outré. - Arrête, Arlequin; tu me mets au désespoir, tu ne sais pas la conséquence de ce que tu vas faire, mon enfant, tu me fais trembler; c'est toi-même que je te conjure d'épargner, en te priant de sauver mon honneur; encore une fois; arrête, la situation d'esprit où tu me mets ne me punit que trop de mon imprudence. Arlequin, comme transporté. - Comment! cela est épouvantable. Je passe mon chemin sans penser à mal, et puis vous venez à l'encontre de moi pour m'offrir des filles, et puis vous me donnez une pistole pour trois sols est-ce que cela se fait? Moi, je prends cela, parce que je suis honnête, et puis vous me fourbez encore avec je ne sais combien d'autres pistoles que j'ai dans ma poche, et que je ferai venir en témoignage contre vous, comme quoi vous avez mitonné le coeur d'un innocent, qui a eu sa conscience et la crainte du bâton devant les yeux, et qui sans cela aurait trahi son bon maÃtre, qui est le plus brave et le plus gentil garçon, le meilleur corps qu'on puisse trouver dans tous les corps du monde, et le factotum de la Princesse; cela se peut-il souffrir? Frédéric. - Doucement, Arlequin; quelqu'un peut venir; j'ai tort mais finissons; j'achèterai ton silence de tout ce que tu voudras; parle, que me demandes-tu? Arlequin. - Je ne vous ferai pas bon marché, prenez-y garde. Frédéric. - Dis ce que tu veux; tes longueurs me tuent. Arlequin, réfléchissant. - Pourtant, ce que c'est que d'être honnête homme! Je n'ai que cela pour tout potage, moi. Voyez comme je me carre avec vous! Allons, présentez-moi votre requête, appelez-moi un peu Monseigneur, pour voir comment cela fait; je suis Frédéric à cette heure, et vous, vous êtes Arlequin. Frédéric, à part. - Je ne sais où j'en suis. Quand je nierais le fait, c'est un homme simple qu'on n'en croira que trop sur une infinité d'autres présomptions, et la quantité d'argent que je lui ai donné prouve encore contre moi. A Arlequin. Finissons, mon enfant, que te faut-il? Arlequin. - Oh tout bellement; pendant que je suis Frédéric, je veux profiter un petit brin de ma seigneurie. Quand j'étais Arlequin, vous faisiez le gros dos avec moi; à cette heure que c'est vous qui l'êtes, je veux prendre ma revanche. Frédéric soupire. - Ah je suis perdu! Arlequin, à part. - Il me fait pitié. Allons, consolez-vous; je suis las de faire le glorieux, cela est trop sot; il n'y a que vous autres qui puissiez vous accoutumer à cela. Ajustons-nous. Frédéric. - Tu n'as qu'à dire. Arlequin. - Avez-vous encore de cet argent jaune? J'aime cette couleur-là ; elle dure plus longtemps qu'une autre. Frédéric. - Voilà tout ce qui m'en reste. Arlequin. - Bon; ces pistoles-là , c'est pour votre pénitence de m'avoir donné les autres pistoles. Venons au reste de la boutique, parlons des emplois. Frédéric. - Mais, ces emplois, tu ne peux les exercer qu'en quittant ton maÃtre. Arlequin. - J'aurai un commis; et pour l'argent qu'il m'en coûtera, vous me donnerez une bonne pension de cent écus par an. Frédéric. - Soit, tu seras content; mais me promets-tu de te taire? Arlequin. - Touchez là ; c'est marché fait. Frédéric. - Tu ne te repentiras pas de m'avoir tenu parole. Adieu, Arlequin, je m'en vais tranquille. Arlequin, le rappelant. - St st st st st... Frédéric, revenant. - Que me veux-tu? Arlequin. - Et à propos, nous oublions cette jolie fille. Frédéric. - Tu dis que c'est une guenon. Arlequin. - Oh j'aime assez les guenons. Frédéric. - Eh bien! je tâcherai de te la faire avoir. Arlequin. - Et moi, je tâcherai de me taire. Frédéric. - Puisqu'il te la faut absolument, reviens me trouver tantôt; tu la verras. A part. Peut-être me le débauchera-t-elle mieux que je n'ai su faire. Arlequin. - Je veux avoir son coeur sans tricherie. Frédéric. - Sans doute; sortons d'ici. Arlequin. - Dans un quart d'heure je suis à vous. Tenez-moi la fille prête. Acte II Scène première Lisette, Arlequin Arlequin. - Mon bijou, j'ai fait une offense envers vos grâces, et je suis d'avis de vous en demander pardon, pendant que j'en ai la repentance. Lisette. - Quoi! un si joli garçon que vous est-il capable d'offenser quelqu'un? Arlequin. - Un aussi joli garçon que moi! Oh! cela me confond; je ne mérite pas le pain que je mange. Lisette. - Pourquoi donc? Qu'avez-vous fait? Arlequin. - J'ai fait une insolence; donnez-moi conseil. Voulez-vous que je m'en accuse à genoux, ou bien sur mes deux jambes? dites-moi sans façon; faites-moi bien de la honte, ne m'épargnez pas. Lisette. - Je ne veux ni vous battre ni vous voir à genoux; je me contenterai de savoir ce que vous avez dit. Arlequin, s'agenouillant. - M'amie, vous n'êtes point assez rude, mais je sais mon devoir. Lisette. - Levez-vous donc, mon cher; je vous ai déjà pardonné. Arlequin. - Ecoutez-moi; j'ai dit, en parlant de votre inimitable personne, j'ai dit... le reste est si gros qu'il m'étrangle. Lisette. - Vous avez dit?... Arlequin. - J'ai dit que vous n'étiez qu'une guenon. Lisette, fâchée. - Pourquoi donc m'aimez-vous, si vous me trouvez telle? Arlequin, pleurant. - Je confesse que j'en ai menti. Lisette. - Je me croyais plus supportable; voilà la vérité. Arlequin. - Ne vous ai-je pas dit que j'étais un misérable? Mais, m'amour, je n'avais pas encore vu votre gentil minois... ois... ois... ois... Lisette. - Comment! vous ne me connaissiez pas dans ce temps-là ? Vous ne m'aviez jamais vue? Arlequin. - Pas seulement le bout de votre nez. Lisette. - Eh! mon cher Arlequin, je ne suis plus fâchée. Ne me trouvez-vous pas de votre goût à présent? Arlequin. - Vous êtes délicieuse. Lisette. - Eh bien! vous ne m'avez pas insultée; et, quand cela serait, y a-t-il de meilleure réparation que l'amour que vous avez pour moi? Allez, mon ami, ne songez plus à cela. Arlequin. - Quand je vous regarde, je me trouve si sot! Lisette. - Tant mieux, je suis bien aise que vous m'aimiez; car vous me plaisez beaucoup, vous. Arlequin, charmé. - Oh! oh! oh! vous me faites mourir d'aise. Lisette. - Mais, est-il bien vrai que vous m'aimiez? Arlequin. - Tenez, je vous aime... Mais qui diantre peut dire cela, combien je vous aime?... Cela est si gros, que je n'en sais pas le compte. Lisette. - Vous voulez m'épouser? Arlequin. - Oh! je ne badine point; je vous recherche honnêtement, par-devant notaire. Lisette. - Vous êtes tout à moi? Arlequin. - Comme un quarteron d'épingles que vous auriez acheté chez le marchand. Lisette. - Vous avez envie que je sois heureuse? Arlequin. - Je voudrais pouvoir vous entretenir fainéante toute votre vie manger, boire et dormir, voilà l'ouvrage que je vous souhaite. Lisette. - Eh bien! mon ami, il faut que je vous avoue une chose; j'ai fait tirer mon horoscope il n'y a pas plus de huit jours. Arlequin. - Oh! oh! Lisette. - Vous passâtes dans ce moment-là , et on me dit Voyez-vous ce joli brunet qui passe? il s'appelle Arlequin. Arlequin. - Tout juste. Lisette. - Il vous aimera. Arlequin. - Ah! l'habile homme! Lisette. - Le seigneur Frédéric lui proposera de le servir contre un inconnu; il refusera d'abord de le faire, parce qu'il s'imaginera que cela ne serait pas bien; mais vous obtiendrez de lui ce qu'il aura refusé au seigneur Frédéric; et de là , s'ensuivra pour vous deux une grosse fortune, dont vous jouirez mariés ensemble. Voilà ce qu'on m'a prédit. Vous m'aimez déjà , vous voulez m'épouser; la prédiction est bien avancée; à l'égard de la proposition du seigneur Frédéric, je ne sais ce que c'est; mais vous savez bien ce qu'il vous a dit; quant à moi, il m'a seulement recommandé de vous aimer, et je suis en bon train de cela, comme vous voyez. Arlequin, étonné. - Cela est admirable! je vous aime, cela est vrai; je veux vous épouser, cela est encore vrai, et véritablement le seigneur Frédéric m'a proposé d'être un fripon; je n'ai pas voulu l'être, et pourtant vous verrez qu'il faudra que j'en passe par là ; car quand une chose est prédite, elle ne manque pas d'arriver. Lisette. - Prenez garde on ne m'a pas prédit que le seigneur Frédéric vous proposerait une friponnerie; on m'a seulement prédit que vous croiriez que c'en serait une. Arlequin. - Je l'ai cru, et apparemment je me suis trompé. Lisette. - Cela va tout seul. Arlequin. - Je suis un grand nigaud; mais, au bout du compte, cela avait la mine d'une friponnerie, comme j'ai la mine d'Arlequin; je suis fâché d'avoir vilipendé ce bon seigneur Frédéric; je lui ai fait donner tout son argent; par bonheur je ne suis pas obligé à restitution; je ne devinais pas qu'il y avait une prédiction qui me donnait le tort. Lisette. - Sans doute. Arlequin. - Avec cela, cette prédiction doit avoir prédit que je lui viderais sa bourse. Lisette. - Oh! gardez ce que vous avez reçu. Arlequin. - Cet argent-là m'était dû comme une lettre de change; si j'allais le rendre, cela gâterait l'horoscope, et il ne faut pas aller à l'encontre d'un astrologue. Lisette. - Vous avez raison. Il ne s'agit plus à présent que d'obéir à ce qui est prédit, en faisant ce que souhaite le seigneur Frédéric, afin de gagner pour nous cette grosse fortune qui nous est promise. Arlequin. - Gagnons, ma mie, gagnons, cela est juste, Arlequin est à vous, tournez-le, virez-le à votre fantaisie, je ne m'embrasse plus de lui, la prédiction m'a transporté à vous, elle sait bien ce qu'elle fait, il ne m'appartient pas de contredire à son ordonnance, je vous aime, je vous épouserai, je tromperai Monsieur Lélio, et je m'en gausse, le vent me pousse, il faut que j'aille, il me pousse à baiser votre menotte, il faut que je la baise. Lisette, riant. - L'astrologue n'a pas parlé de cet article-là . Arlequin. - Il l'aura peut-être oublié. Lisette. - Apparemment; mais allons trouver le seigneur Frédéric, pour vous réconcilier avec lui. Arlequin. - Voilà mon maÃtre; je dois être encore trois semaines avec lui pour guetter ce qu'il fera, et je vais voir s'il n'a pas besoin de moi. Allez, mes amours, allez m'attendre chez le seigneur Frédéric. Lisette. - Ne tardez pas. Scène II Lélio, Arlequin Lélio arrive rêveur, sans voir Arlequin qui se retire à quartier. Lélio s'arrête sur le bord du théâtre en rêvant. Arlequin, à part. - Il ne me voit pas. Voyons sa pensée. Lélio. - Me voilà dans un embarras dont je ne sais comment me tirer. Arlequin, à part. - Il est embarrassé. Lélio. - Je tremble que la Princesse, pendant la fête, n'ait surpris mes regards sur la personne que j'aime. Arlequin, à part. - Il tremble à cause de la Princesse... tubleu!... ce frisson-là est une affaire d'Etat... vertuchoux! Lélio. - Si la Princesse vient à soupçonner mon penchant pour son amie, sa jalousie me la dérobera, et peut-être fera-t-elle pis. Arlequin, à part. - Oh! oh!... la dérobera... Il traite la Princesse de friponne. Par la sambille! Monsieur le conseiller fera bien ses orges de ces bribes-là que je ramasse, et je vois bien que cela me vaudra pignon sur rue. Lélio. - J'aurais besoin d'une entrevue. Arlequin, à part. - Qu'est-ce que c'est qu'une entrevue? Je crois qu'il parle latin... Le pauvre homme! il me fait pitié pourtant; car peut-être qu'il en mourra; mais l'horoscope le veut. Cependant si j'avais un peu sa permission... Voyons, je vais lui parler. Il retourne dans le fond du théâtre et de là il accourt comme s'il arrivait, et dit Ah! mon cher maÃtre! Lélio. - Que me veux-tu? Arlequin. - Je viens vous demander ma petite fortune. Lélio. - Qu'est-ce que c'est que cette fortune? Arlequin. - C'est que le seigneur Frédéric m'a promis tout plein mes poches d'argent, si je lui contais un peu ce que vous êtes, et tout ce que je sais de vous; il m'a bien recommandé le secret, et je suis obligé de le garder en conscience; ce que j'en dis, ce n'est que par manière de parler. Voulez-vous que je lui rapporte toutes les babioles qu'il demande? Vous savez que je suis pauvre; l'argent qui m'en viendra, je le mettrai en rente ou je le prêterai à usure. Lélio. - Que Frédéric est lâche! Mon enfant, je pardonne à ta simplicité le compliment que tu me fais. Tu as de l'honneur à ta manière, et je ne vois nul inconvénient pour moi à te laisser profiter de la bassesse de Frédéric. Oui, reçois son argent; je veux bien que tu lui rapportes ce que je t'ai dit que j'étais, et ce que tu sais. Arlequin. - Votre foi? Lélio. - Fais; j'y consens. Arlequin. - Ne vous gênez point, parlez-moi sans façon; je vous laisse la liberté; rien de force. Lélio. - Va ton chemin, et n'oublie pas surtout de lui marquer le souverain mépris que j'ai pour lui. Arlequin. - Je ferai votre commission. Lélio. - J'aperçois la Princesse. Adieu, Arlequin, va gagner ton argent. Scène III Arlequin, seul. Arlequin. - Quand on a un peu d'esprit, on accommode tout. Un butor aurait été chagriner son maÃtre sans lui en demander honnêtement le privilège. A cette heure, si je lui cause du chagrin, ce sera de bonne amitié, au moins... Mais voilà cette Princesse avec sa camarade. Scène IV La Princesse, Hortense, Arlequin La Princesse, à Arlequin. - Il me semble avoir vu de loin ton maÃtre avec toi. Arlequin. - Il vous a semblé la vérité, Madame; et quand cela ne serait pas, je ne suis pas là pour vous dédire. La Princesse. - Va le chercher, et dis-lui que j'ai à lui parler. Arlequin. - J'y cours, Madame. Il va et revient. Si je ne le trouve pas, qu'est-ce que je lui dirai? La Princesse. - Il ne peut pas encore être loin, tu le trouveras sans doute. Arlequin, à part. - Bon, je vais tout d'un coup chercher le seigneur Frédéric. Scène V La Princesse, Hortense La Princesse. - Ma chère Hortense, apparemment que ma rêverie est contagieuse; car vous devenez rêveuse aussi bien que moi. Hortense. - Que voulez-vous, Madame? Je vous vois rêver, et cela me donne un air pensif; je vous copie de figure. La Princesse. - Vous copiez si bien, qu'on s'y méprendrait. Quant à moi, je ne suis point tranquille; le rapport que vous me faites de Lélio ne me satisfait pas. Un homme à qui vous avez fait apercevoir que je l'aime, un homme à qui j'ai cru voir du penchant pour moi, devrait, à votre discours, donner malgré lui quelques marques de joie, et vous ne me parlez que de son profond respect; cela est bien froid. Hortense. - Mais, Madame, ordinairement le respect n'est ni chaud ni froid; je ne lui ai pas dit crûment La Princesse vous aime; il ne m'a pas répondu crûment J'en suis charmé; il ne lui a pas pris des transports; mais il m'a paru pénétré d'un profond respect. J'en reviens toujours à ce respect, et je le trouve en sa place. La Princesse. - Vous êtes femme d'esprit; lui avez vous senti quelque surprise agréable? Hortense. - De la surprise? Oui, il en a montré; à l'égard de savoir si elle était agréable ou non, quand un homme sent du plaisir, et qu'il ne le dit point, il en aurait un jour entier sans qu'on le devinât; mais enfin, pour moi, je suis fort contente de lui. La Princesse, souriant d'un air forcé. - Vous êtes fort contente de lui, Hortense; N'y aurait-il rien d'équivoque là -dessous? Qu'est-ce que cela signifie? Hortense. - Ce que signifie je suis contente de lui? Cela veut dire... En vérité, Madame, cela veut dire que je suis contente de lui; on ne saurait expliquer cela qu'en le répétant. Comment feriez-vous pour dire autrement? Je suis satisfaite de ce qu'il m'a répondu sur votre chapitre; l'aimez-vous mieux de cette façon-là ? La Princesse. - Cela est plus clair. Hortense. - C'est pourtant la même chose. La Princesse. - Ne vous fâchez point; je suis dans une situation d'esprit qui mérite un peu d'indulgence. Il me vient des idées fâcheuses, déraisonnables. Je crains tout, je soupçonne tout; je crois que j'ai été jalouse de vous, oui de vous-même, qui êtes la meilleure de mes amies, qui méritez ma confiance, et qui l'avez. Vous êtes aimable, Lélio l'est aussi; vous vous êtes vu tous deux; vous m'avez fait un rapport de lui qui n'a pas rempli mes espérances; je me suis égarée là -dessus; j'ai vu mille chimères; vous étiez déjà ma rivale. Qu'est-ce que c'est que l'amour, ma chère Hortense! Où est l'estime que j'ai pour vous, la justice que je dois vous rendre? Me reconnaissez-vous? Ne sont-ce pas là les faiblesses d'un enfant que je rapporte? Hortense. - Oui; mais les faiblesses d'un enfant de votre âge sont dangereuses, et je voudrais bien n'avoir rien à démêler avec elles. La Princesse. - Ecoutez; je n'ai pas tant de tort; tantôt pendant que nous étions à cette fête, Lélio n'a presque regardé que vous, vous le savez bien. Hortense. - Moi, Madame? La Princesse. - Hé bien, vous n'en convenez pas; cela est mal entendu, par exemple; il semblerait qu'il y a du mystère; n'ai-je pas remarqué que les regards de Lélio vous embarrassaient, et que vous n'osiez pas le regarder, par considération pour moi sans doute?... Vous ne me répondez pas? Hortense. - C'est que je vous vois en train de remarquer, et si je réponds, j'ai peur que vous ne remarquiez encore quelque chose dans ma réponse; cependant je n'y gagne rien, car vous faites une remarque sur mon silence. Je ne sais plus comment me conduire; si je me tais, c'est du mystère; si je parle, autre mystère; enfin je suis mystère depuis les pieds jusqu'à la tête. En vérité, je n'ose pas me remuer; j'ai peur que vous n'y trouviez un équivoque. Quel étrange amour que le vôtre, Madame! Je n'en ai jamais vu de cette humeur-là . La Princesse. - Encore une fois, je me condamne; mais vous n'êtes pas mon amie pour rien; vous êtes obligée de me supporter; j'ai de l'amour, en un mot, voilà mon excuse. Hortense. - Mais, Madame, c'est plus mon amour que le vôtre; de la manière dont vous le prenez, il me fatigue plus que vous; ne pourriez-vous me dispenser de votre confidence? Je me trouve une passion sur les bras qui ne m'appartient pas; peut-on de fardeau plus ingrat? La Princesse, d'un air sérieux. - Hortense, je vous croyais plus d'attachement pour moi; et je ne sais que penser, après tout, du dégoût que vous témoignez. Quand je répare mes soupçons à votre égard par l'aveu franc que je vous en fais, mon amour vous déplaÃt trop; je n'y comprends rien; on dirait presque que vous en avez peur. Hortense. - Ah la désagréable situation! Que je suis malheureuse de ne pouvoir ouvrir ni fermer la bouche en sûreté! Que faudra-t-il donc que je devienne? Les remarques me suivent, je n'y saurais tenir; vous me désespérez, je vous tourmente, toujours je vous fâcherai en parlant, toujours je vous fâcherai en ne disant mot je ne saurais donc me corriger; voilà une querelle fondée pour l'éternité; le moyen de vivre ensemble, j'aimerais mieux mourir. Vous me trouvez rêveuse; après cela il faut que je m'explique. Lélio m'a regardée, vous ne savez que penser, vous ne me comprenez pas, vous m'estimez, vous me croyez fourbe; haine, amitié, soupçon, confiance, le calme, l'orage, vous mettez tout ensemble, je m'y perds, la tête me tourne, je ne sais où je suis; je quitte la partie, je me sauve, je m'en retourne; dussiez-vous prendre encore mon voyage pour une finesse. La Princesse, la caressant. - Non, ma chère Hortense, vous ne me quitterez point; je ne veux point vous perdre, je veux vous aimer, je veux que vous m'aimiez; j'abjure toutes mes faiblesses; vous êtes mon amie, je suis la vôtre, et cela durera toujours. Hortense. - Madame, cet amour-là nous brouillera ensemble, vous le verrez; laissez-moi partir; comptez que je le fais pour le mieux. La Princesse. - Non, ma chère; je vais faire arrêter tous vos équipages, vous ne vous servirez que des miens; et, pour plus de sûreté, à toutes les portes de la ville vous trouverez des gardes qui ne vous laisseront passer qu'avec moi. Nous irons quelquefois nous promener ensemble; voilà tous les voyages que vous ferez; point de mutinerie; je n'en rabattrai rien. A l'égard de Lélio, vous continuerez de le voir avec moi ou sans moi, quand votre amie vous en priera. Hortense. - Moi, voir Lélio, Madame! Et si Lélio me regarde? il a des yeux. Et si je le regarde? j'en ai aussi. Ou bien si je ne le regarde pas? car tout est égal avec vous. Que voulez-vous que je fasse dans la compagnie d'un homme avec qui toute fonction de mes deux yeux est interdite? les fermerai-je? les détournerai-je? Voilà tout ce qu'on en peut faire, et rien de tout cela ne vous convient. D'ailleurs, s'il a toujours ce profond respect qui n'est pas de votre goût, vous vous en prendrez à moi, vous me direz encore Cela est bien froid; comme si je n'avais qu'à lui dire Monsieur, soyez plus tendre. Ainsi son respect, ses yeux et les miens, voilà trois choses que vous ne me passerez jamais. Je ne sais si, pour vous accommoder, il me suffirait d'être aveugle, sourde et muette; je ne serais peut-être pas encore à l'abri de votre chicane. La Princesse. - Toute cette vivacité-là ne me fait point de peur; je vous connais vous êtes bonne, mais impatiente; et quelque jour, vous et moi, nous rirons de ce qui nous arrive aujourd'hui. Hortense. - Souffrez que je m'éloigne pendant que vous aimez. Au lieu de rire de mon séjour, nous rirons de mon absence; n'est-ce pas la même chose? La Princesse. - Ne m'en parlez plus, vous m'affligez. Voici Lélio, qu'apparemment Arlequin aura averti de ma part; prenez de grâce, un air moins triste; je n'ai qu'un mot à lui dire; après l'instruction que vous lui avez donnée, nous jugerons bientôt de ses sentiments, par la manière dont il se comportera dans la suite. Le don de ma main lui fait un beau rang; mais il peut avoir le coeur pris. Scène VI Lélio, Hortense, La Princesse Lélio. - Je me rends à vos ordres, Madame. Arlequin m'a dit que vous souhaitiez me parler. La Princesse. - Je vous attendais, Lélio; vous savez quelle est la commission de l'ambassadeur du roi de Castille, qu'on est convenu d'en délibérer aujourd'hui. Frédéric s'y trouvera; mais c'est à vous seul à décider. Il s'agit de ma main que le roi de Castille demande; vous pouvez l'accorder ou la refuser. Je ne vous dirai point quelles seraient mes intentions là -dessus; je m'en tiens à souhaiter que vous les deviniez. J'ai quelques ordres à donner; je vous laisse un moment avec Hortense, à peine vous connaissez-vous encore, elle est mon amie, et je suis bien aise que l'estime que j'ai pour vous ait son aveu. Elle sort. Scène VII Lélio, Hortense Lélio. - Enfin, Madame, il est temps que vous décidiez de mon sort, il n'y a point de moments à perdre. Vous venez d'entendre la Princesse; elle veut que je prononce sur le mariage qu'on lui propose. Si je refuse de le conclure, c'est entrer dans ses vues, et lui dire que je l'aime; si je le conclus, c'est lui donner des preuves d'une indifférence dont elle cherchera les raisons. La conjoncture est pressante; que résolvez-vous en ma faveur? Il faut que je me dérobe d'ici incessamment; mais vous, Madame, y resterez-vous? Je puis vous offrir un asile où vous ne craindrez personne. Oserai-je espérer que vous consentiez aux mesures promptes et nécessaires?... Hortense. - Non, Monsieur, n'espérez rien, je vous prie; ne parlons plus de votre coeur, et laissez le mien en repos; vous le troublez, je ne sais ce qu'il est devenu; je n'entends parler que d'amour à droite et à gauche, il m'environne; il m'obsède, et le vôtre, au bout du compte, est celui qui me presse le plus. Lélio. - Quoi! Madame, c'en est donc fait, mon amour vous fatigue, et vous me rebutez? Hortense. - Si vous cherchez à m'attendrir, je vous avertis que je vous quitte; je n'aime point qu'on exerce mon courage. Lélio. - Ah! Madame, il ne vous en faut pas beaucoup pour résister à ma douleur. Hortense. - Eh! Monsieur, je ne sais point ce qu'il m'en faut, et ne trouve point à propos de le savoir. Laissez-moi me gouverner, chacun se sent; brisons là -dessus. Lélio. - Il n'est que trop vrai que vous pouvez m'écouter sans aucun risque. Hortense. - Il n'est que trop vrai! Oh! je suis plus difficile en vérités que vous; et ce qui est trop vrai pour vous ne l'est pas assez pour moi. Je crois que j'irais loin avec vos sûretés, surtout avec un garant comme vous! En vérité, Monsieur, vous n'y songez pas il n'est que trop vrai! Si cela était si vrai, j'en saurais quelque chose; car vous me forcez, à vous dire plus que je ne veux, et je ne vous le pardonnerai pas. Lélio. - Si vous sentez quelque heureuse disposition pour moi, qu'ai-je fait depuis tantôt qui puisse mériter que vous la combattiez? Hortense. - Ce que vous avez fait? Pourquoi me rencontrez-vous ici? Qu'y venez-vous chercher? Vous êtes arrivé à la cour; vous avez plu à la Princesse, elle vous aime; vous dépendez d'elle, j'en dépends de même; elle est jalouse de moi voilà ce que vous avez fait, Monsieur, et il n'y a point de remède à cela, puisque je n'en trouve point. Lélio, étonné. - La Princesse est jalouse de vous? Hortense. - Oui, très jalouse peut-être actuellement sommes-nous observés l'un et l'autre; et après cela vous venez me parler de votre passion, vous voulez que je vous aime; vous le voulez, et je tremble de ce qui en peut arriver car enfin on se lasse. J'ai beau vous dire que cela ne se peut pas, que mon coeur vous serait inutile; vous ne m'écoutez point, vous vous plaisez à me pousser à bout. Eh! Lélio, qu'est-ce que c'est que votre amour? Vous ne me ménagez point; aime-t-on les gens quand on les persécute, quand ils sont plus à plaindre que nous, quand ils ont leurs chagrins et les nôtres, quand ils ne nous font un peu de mal que pour éviter de nous en faire davantage? Je refuse de vous aimer qu'est-ce que j'y gagne? Vous imaginez-vous que j'y prends plaisir? Non, Lélio, non; le plaisir n'est pas grand. Vous êtes un ingrat; vous devriez me remercier de mes refus, vous ne les méritez pas. Dites-moi, qu'est-ce qui m'empêche de vous aimer? cela est-il si difficile? n'ai-je pas le coeur libre? n'êtes-vous pas aimable? ne m'aimez-vous pas assez? que vous manque-t-il? vous n'êtes pas raisonnable. Je vous refuse mon coeur avec le péril qu'il y a de l'avoir; mon amour vous perdrait. Voilà pourquoi vous ne l'aurez point; voilà d'où me vient ce courage que vous me reprochez. Et vous vous plaignez de moi, et vous me demandez encore que je vous aime, expliquez-vous donc, que me demandez-vous? Que vous faut-il? Qu'appelez-vous aimer? Je n'y comprends rien. Lélio, vivement. - C'est votre main qui manque à mon bonheur. Hortense, tendrement. - Ma main!... Ah! je ne périrais pas seule, et le don que je vous en ferais me coûterait mon époux; et je ne veux pas mourir, en perdant un homme comme vous. Non, si je faisais jamais votre bonheur, je voudrais qu'il durât longtemps. Lélio, animé. - Mon coeur ne peut suffire à toute ma tendresse. Madame, prêtez-moi, de grâce, un moment d'attention, je vais vous instruire. Hortense. - Arrêtez, Lélio; j'envisage un malheur qui me fait frémir; je ne sache rien de si cruel que votre obstination; il me semble que tout ce que vous me dites m'entretient de votre mort. Je vous avais prié de laisser mon coeur en repos, vous n'en faites rien; voilà qui est fini; poursuivez, je ne vous crains plus. Je me suis d'abord contentée de vous dire que je ne pouvais pas vous aimer, cela ne vous a pas épouvanté; mais je sais des façons de parler plus positives, plus intelligibles, et qui assurément vous guériront de toute espérance. Voici donc, à la lettre, ce que je pense, et ce que je penserai toujours c'est que je ne vous aime point, et que je ne vous aimerai jamais. Ce discours est net, je le crois sans réplique; il ne reste plus de question à faire. Je ne sortirai point de là ; je ne vous aime point, vous ne me plaisez point. Si je savais une manière de m'expliquer plus dure, je m'en servirais pour vous punir de la douleur que je souffre à vous en faire. Je ne pense pas qu'à présent vous ayez envie de parler de votre amour; ainsi changeons de sujet. Lélio. - Oui, Madame, je vois bien que votre résolution est prise. La seule espérance d'être uni pour jamais avec vous m'arrêtait encore ici; je m'étais flatté, je l'avoue; mais c'est bien peu de chose que l'intérêt que l'on prend à un homme à qui l'on peut parler comme vous le faites. Quand je vous apprendrais qui je suis, cela ne servirait de rien; vos refus n'en seraient que plus affligeants. Adieu, Madame; il n'y a plus de séjour ici pour moi; je pars dans l'instant, et je ne vous oublierai jamais. Il s'éloigne. Hortense, pendant qu'il s'en va. - Oh! je ne sais plus où j'en suis; je n'avais pas prévu ce coup-là . Elle l'appelle. Lélio! Lélio, revenant. - Que me voulez-vous, Madame? Hortense. - Je n'en sais rien; vous êtes au désespoir, vous m'y mettez, je ne sais encore que cela. Lélio. - Vous me haïrez si je ne vous quitte. Hortense. - Je ne vous hais plus quand vous me quittez. Lélio. - Daignez donc consulter votre coeur. Hortense. - Vous voyez bien les conseils qu'il me donne; vous partez, je vous rappelle; je vous rappellerai, si je vous renvoie; mon coeur ne finira rien. Lélio. - Eh! Madame, ne me renvoyez plus; nous échapperons aisément à tous les malheurs que vous craignez; laissez-moi vous expliquer mes mesures, et vous dire que ma naissance... Hortense, vivement. - Non, je me retrouve enfin, je ne veux plus rien entendre. Echapper à nos malheurs! Ne s'agit-il pas de sortir d'ici? le pourrons-nous? n'a-t-on pas les yeux sur nous? ne serez-vous pas arrêté? Adieu; je vous dois la vie; je ne vous devrai rien, si vous ne sauvez la vôtre. Vous dites que vous m'aimez; non, je n'en crois rien, si vous ne partez. Partez donc, ou soyez mon ennemi mortel; partez, ma tendresse vous l'ordonne; ou restez ici l'homme du monde le plus haï de moi, et le plus haïssable que je connaisse. Elle s'en va comme en colère. Lélio, d'un ton de dépit. - Je partirai donc, puisque vous le voulez; mais vous prétendez me sauver la vie, et vous n'y réussirez pas. Hortense, se retournant de loin. - Vous me rappelez donc à votre tour? Lélio. - J'aime autant mourir que de ne vous plus voir. Hortense. - Ah! voyons donc les mesures que vous voulez prendre. Lélio, transporté de joie. - Quel bonheur! je ne saurais retenir mes transports. Hortense, nonchalamment. - Vous m'aimez beaucoup, je le sais bien; passons votre reconnaissance, nous dirons cela une autre fois. Venons aux mesures... Lélio. - Que n'ai-je, au lieu d'une couronne qui m'attend, l'empire de la terre à vous offrir? Hortense, avec une surprise modeste. - Vous êtes né prince? Mais vous n'avez qu'à me garder votre coeur, vous ne me donnerez rien qui le vaille; achevons. Lélio. - J'attends demain incognito un courrier du roi de Léon, mon père. Hortense. - Arrêtez, Prince; Frédéric vient, l'Ambassadeur le suit sans doute. Vous m'informerez tantôt de vos résolutions. Lélio. - Je crains encore vos inquiétudes. Hortense. - Et moi, je ne crains plus rien; je me sens l'imprudence la plus tranquille du monde; vous me l'avez donnée, je m'en trouve bien; c'est à vous à me la garantir, faites comme vous pourrez. Lélio. - Tout ira bien, Madame; je ne conclurai rien avec l'Ambassadeur pour gagner du temps; je vous reverrai tantôt. Scène VIII L'Ambassadeur, Lélio, Frédéric Frédéric, à part à l'Ambassadeur. - Vous sentirez, j'en suis sûr, jusqu'où va l'audace de ses espérances. L'Ambassadeur, à Lélio. - Vous savez, Monsieur, ce qui m'amène ici, et votre habileté me répond du succès de ma commission. Il s'agit d'un mariage entre votre Princesse et le roi de Castille, mon maÃtre. Tout invite à le conclure; jamais union ne fut peut-être plus nécessaire. Vous n'ignorez pas les justes droits que les rois de Castille prétendent avoir sur une partie de cet Etat, par les alliances... Lélio. - Laissons là ces droits historiques, Monsieur; je sais ce que c'est; et quand on voudra, la Princesse en produira de même valeur sur les Etats du roi votre maÃtre. Nous n'avons qu'à relire aussi les alliances passées, vous verrez qu'il y aura quelqu'une de vos provinces qui nous appartiendra. Frédéric. - Effectivement vos droits ne sont pas fondés, et il n'est pas besoin d'en appuyer le mariage dont il s'agit. L'Ambassadeur. - Laissons-les donc pour le présent, j'y consens; mais la trop grande proximité des deux Etats entretient depuis vingt ans des guerres qui ne finissent que pour des instants, et qui recommenceront bientôt entre deux nations voisines, et dont les intérêts se croiseront toujours. Vos peuples sont fatigués; mille occasions vous ont prouvé que vos ressources sont inégales aux nôtres. La paix que nous venons de faire avec vous, vous la devez à des circonstances qui ne se rencontreront pas toujours. Si la Castille n'avait été occupée ailleurs, les choses auraient bien changé de face. Lélio. - Point du tout; il en aurait été de cette guerre comme de toutes les autres. Depuis tant de siècles que cet Etat se défend contre le vôtre, où sont vos progrès? Je n'en vois point qui puissent justifier cette grande inégalité de forces dont vous parlez. L'Ambassadeur. - Vous ne vous êtes soutenus que par des secours étrangers. Lélio. - Ces mêmes secours dans bien des occasions vous ont aussi rendu de grands services; et voilà comment subsistent les Etats la politique de l'un arrête l'ambition de l'autre. Frédéric. - Retranchons-nous sur des choses plus effectives, sur la tranquillité durable que ce mariage assurerait aux deux peuples qui ne seraient plus qu'un, et qui n'auraient plus qu'un même maÃtre. Lélio. - Fort bien; mais nos peuples n'ont-ils pas leurs lois particulières? Etes-vous sûr, Monsieur, qu'ils voudront bien passer sous une domination étrangère, et peut-être se soumettre aux coutumes d'une nation qui leur est antipathique? L'Ambassadeur. - Désobéiront-ils à leur souveraine? Lélio. - Ils lui désobéiront par amour pour elle. Frédéric. - En ce cas-là , il ne sera pas difficile de les réduire. Lélio. - Y pensez-vous, Monsieur? S'il faut les opprimer pour les rendre tranquilles, comme vous l'entendez, ce n'est pas de leur souveraine que doit leur venir un pareil repos; il n'appartient qu'à la fureur d'un ennemi de leur faire un présent si funeste. Frédéric, à part, à l'Ambassadeur. - Vous voyez des preuves de ce que je vous ai dit. L'Ambassadeur, à Lélio. - Votre avis est donc de rejeter le mariage que je propose? Lélio. - Je ne le rejette point; mais il mérite réflexion. Il faut examiner mûrement les choses; après quoi, je conseillerai à la Princesse ce que je jugerai de mieux pour sa gloire et pour le bien de ses peuples; le seigneur Frédéric dira ses raisons, et moi les miennes. Frédéric. - On décidera sur les vôtres. L'Ambassadeur, à Lélio. Me permettez-vous de vous parler à coeur ouvert? Lélio. - Vous êtes le maÃtre. L'Ambassadeur. - Vous êtes ici dans une belle situation, et vous craignez d'en sortir, si la Princesse se marie; mais le Roi mon maÃtre est assez grand seigneur pour vous dédommager, et j'en réponds pour lui. Lélio, froidement. - Ah! de grâce, ne citez point ici le Roi votre maÃtre; soupçonnez-moi tant que vous voudrez de manquer de droiture, mais ne l'associez point à vos soupçons. Quand nous faisons parler les princes, Monsieur, que ce soit toujours d'une manière noble et digne d'eux; c'est un respect que nous leur devons, et vous me faites rougir pour le roi de Castille. L'Ambassadeur. - Arrêtons là . Une discussion là -dessus nous mènerait trop loin; il ne me reste qu'un mot à vous dire; et ce n'est plus le roi de Castille, c'est moi qui vous parle à présent. On m'a averti que je vous trouverais contraire au mariage dont il s'agit, tout convenable, tout nécessaire qu'il est, si jamais la Princesse veut épouser un prince. On a prévu les difficultés que vous faites, et l'on prétend que vous avez vos raisons pour les faire, raisons si hardies que je n'ai pu les croire, et qui sont fondées, dit-on, sur la confiance dont la Princesse vous honore. Lélio. - Vous m'allez encore parler à coeur ouvert, Monsieur, et si vous m'en croyez, vous n'en ferez rien; la franchise ne vous réussit pas; le Roi votre maÃtre s'en est mal trouvé tout à l'heure, et vous m'inquiétez pour la Princesse. L'Ambassadeur. - Ne craignez rien; loin de manquer moi-même à ce que je lui dois, je ne veux que l'apprendre à ceux qui l'oublient. Lélio. - Voyons; j'en sais tant là -dessus, que je suis en état de corriger vos leçons mêmes. Que dit-on de moi? L'Ambassadeur. - Des choses hors de toute vraisemblance. Frédéric. - Ne les expliquez point; je crois savoir ce que c'est; on me les a dites aussi, et j'en ai ri comme d'une chimère. Lélio, regardant Frédéric. - N'importe; je serai bien aise de voir jusqu'où va la lâche inimitié de ceux dont je blesse ici les yeux, que vous connaissez comme moi, et à qui j'aurais fait bien du mal si j'avais voulu, mais qui ne valent pas la peine qu'un honnête homme se venge. Revenons. L'Ambassadeur. - Non, le seigneur Frédéric a raison; n'expliquons rien; ce sont des illusions. Un homme d'esprit comme vous, dont la fortune est déjà si prodigieuse, et qui la mérite, ne saurait avoir des sentiments aussi périlleux que ceux qu'on vous attribue. La Princesse n'est sans doute que l'objet de vos respects; mais le bruit qui court sur votre compte vous expose, et pour le détruire, je vous conseillerais de porter la Princesse à un mariage avantageux à l'Etat. Lélio. - Je vous suis très obligé de vos conseils, Monsieur; mais j'ai regret à la peine que vous prenez de m'en donner. Jusqu'ici les Ambassadeurs n'ont jamais été les précepteurs des ministres chez qui ils vont, et je n'ose renverser l'ordre. Quand je verrai votre nouvelle méthode bien établie, je vous promets de la suivre. L'Ambassadeur. - Je n'ai pas tout dit. Le roi de Castille a pris de l'inclination pour la Princesse sur un portrait qu'il en a vu; c'est en amant que ce jeune prince souhaite un mariage que la raison, l'égalité d'âge et la politique doivent presser de part et d'autre. S'il ne s'achève pas, si vous en détournez la Princesse par des motifs qu'elle ne sait pas, faites du moins qu'à son tour ce prince ignore les secrètes raisons qui s'opposent en vous à ce qu'il souhaite; la vengeance des princes peut porter loin; souvenez-vous-en. Lélio. - Encore une fois, je ne rejette point votre proposition, nous l'examinerons plus à loisir; mais si les raisons secrètes que vous voulez dire étaient réelles, Monsieur, je ne laisserais pas que d'embarrasser le ressentiment de votre prince. Il serait plus difficile de se venger de moi que vous ne pensez. L'Ambassadeur, outré. - De vous? Lélio, froidement. - Oui, de moi. L'Ambassadeur. - Doucement; vous ne savez pas à qui vous parlez. Lélio. - Je sais qui je suis, en voilà assez. L'Ambassadeur. - Laissez là ce que vous êtes, et soyez sûr que vous me devez respect. Lélio. - Soit; et moi je n'ai, si vous le voulez, que mon coeur pour tout avantage; mais les égards que l'on doit à la seule vertu sont aussi légitimes que les respects que l'on doit aux princes; et fussiez-vous le roi de Castille même, si vous êtes généreux, vous ne sauriez penser autrement. Je ne vous ai point manqué de respect, supposé que je vous en doive; mais les sentiments que je vous montre depuis que je vous parle méritaient de votre part plus d'attention que vous ne leur en avez donné. Cependant je continuerai à vous respecter, puisque vous dites qu'il le faut, sans pourtant en examiner moins si le mariage dont il s'agit est vraiment convenable. Il sort fièrement. Scène IX Frédéric, L'Ambassadeur Frédéric. - La manière dont vous venez de lui parler me fait présumer bien des choses; peut-être sous le titre d'Ambassadeur nous cachez-vous... L'Ambassadeur. - Non, Monsieur, il n'y a rien à présumer; c'est un ton que j'ai cru pouvoir prendre avec un aventurier que le sort a élevé. Frédéric. - Eh bien! que dites-vous de cet homme-là ? L'Ambassadeur. - Je dis que je l'estime. Frédéric. - Cependant, si nous ne le renversons, vous ne pouvez réussir; ne joindrez-vous pas vos efforts aux nôtres? L'Ambassadeur. - J'y consens, à condition que nous ne tenterons rien qui soit indigne de nous; je veux le combattre généreusement, comme il le mérite. Frédéric. - Toutes actions sont généreuses, quand elles tendent au bien général. L'Ambassadeur. - Ne vous en fiez pas à vous vous haïssez Lélio, et la haine entend mal à faire des maximes d'honneur. Je tâcherai de voir aujourd'hui la Princesse. Je vous quitte, j'ai quelques dépêches à faire, nous nous reverrons tantôt. Scène X Frédéric, Arlequin, arrivant tout essoufflé. Frédéric, à part. - Monsieur l'Ambassadeur me paraÃt bien scrupuleux! Mais voici Arlequin qui accourt à moi. Arlequin. - Par la mardi! Monsieur le conseiller, il y a longtemps que je galope après vous; vous êtes plus difficile à trouver qu'une botte de foin dans une aiguille. Frédéric. - Je ne me suis pourtant pas écarté; as-tu quelque chose à me dire? Arlequin. - Attendez, je crois que j'ai laissé ma respiration par les chemins; ouf... Frédéric. - Reprends haleine. Arlequin. - Oh dame, cela ne se prend pas avec la main. Ohi! ohi! Je vous ai été chercher au palais, dans les salles, dans les cuisines; je trottais par-ci, je trottais par-là , je trottais partout; et y allons vite, et boute et gare. N'avez-vous pas vu le seigneur Frédéric? Hé non, mon ami! Où diable est-il donc? que la peste l'étouffe! Et puis je cours encore, patati, patata; je jure, je rencontre un porteur d'eau, je renverse son eau N'avez-vous pas vu le seigneur Frédéric? Attends, attends, je vais te donner du seigneur Frédéric par les oreilles. Moi, je m'enfuis. Par la sambleu, morbleu, ne serait-il pas au cabaret? J'y rentre, je trouve du vin, je bois chopine, je m'apaise, et puis je reviens; et puis vous voilà . Frédéric. - Achève; sais-tu quelque chose? Tu me donnes bien de l'impatience. Arlequin. - Cent mille écus ne seraient pas dignes de me payer ma peine; pourtant j'en rabattrai beaucoup. Frédéric. - Je n'ai point d'argent sur moi, mais je t'en promets au sortir d'ici. Arlequin. - Pourquoi est-ce que vous laissez votre bourse à la maison? Si j'avais su cela, je ne vous aurais pas trouvé; car, pendant que j'y suis, il faut que je vous tienne. Frédéric. - Tu n'y perdras rien; parle, que sais-tu? Arlequin. - De bonnes choses, c'est du nanan. Frédéric. - Voyons. Arlequin. - Cet argent promis m'envoie des scrupules; si vous pouviez me donner des gages; ce petit diamant qui est à votre doigt, par exemple? quand cela promet de l'argent, cela tient parole. Frédéric. - Prends; le voilà pour garant de la mienne; ne me fais plus languir. Arlequin. - Vous êtes honnête homme, et votre bague aussi. Or donc, tantôt, Monsieur Lélio, qui vous méprise que c'est une bénédiction, il parlait à lui tout seul... Frédéric. - Bon! Arlequin. - Oui, bon!... Voilà la Princesse qui vient. Dirai-je tout devant elle? Frédéric, après avoir rêvé. - Tu m'en fais venir l'idée. Oui; mais ne dis rien de tes engagements avec moi. Je vais parler le premier; conforme-toi à ce que tu m'entendras dire. Scène XI La Princesse, Hortense, Frédéric, Arlequin La Princesse. - Eh bien! Frédéric, qu'a-t-on conclu avec l'Ambassadeur? Frédéric. - Madame, Monsieur Lélio penche à croire que sa proposition est recevable. La Princesse. - Lui, son sentiment est que j'épouse le roi de Castille? Frédéric. - Il n'a demandé que le temps d'examiner un peu la chose. La Princesse. - Je n'aurais pas cru qu'il dût penser comme vous le dites. Arlequin, derrière elle. - Il en pense, ma foi, bien d'autres! La Princesse. - Ah! te voilà ? A Frédéric. Que faites-vous de son valet ici? Frédéric. - Quand vous êtes arrivée, Madame, il venait, disait-il, me déclarer quelque chose qui vous concerne, et que le zèle qu'il a pour vous l'oblige de découvrir. Monsieur Lélio y est mêlé; mais je n'ai pas eu encore le temps de savoir ce que c'est. La Princesse. - Sachons-le; de quoi s'agit-il? Arlequin. - C'est que, voyez-vous, Madame, il n'y a mardi point de chanson à cela, je suis bon serviteur de Votre Principauté. Hortense. - Eh quoi Madame, pouvez-vous prêter l'oreille aux discours de pareilles gens? La Princesse. - On s'amuse de tout. Continue. Arlequin. - Je n'entends ni à dia ni à huau, quand on ne vous rend pas la révérence qui vous appartient. La Princesse. - A merveille. Mais viens au fait sans compliment. Arlequin. - Oh! dame, quand on vous parle, à vous autres, ce n'est pas le tout que d'ôter son chapeau, il faut bien mettre en avant quelque petite faribole au bout. A cette heure voilà mon histoire. Vous saurez donc, avec votre permission, que tantôt j'écoutais Monsieur Lélio, qui faisait la conversation des fous, car il parlait tout seul. Il était devant moi, et moi derrière. Or, ne vous déplaise, il ne savait pas que j'étais là ; il se virait, je me virais; c'était une farce. Tout d'un coup il ne s'est plus viré, et puis s'est mis à dire comme cela Ouf je suis diablement embarrassé. Moi j'ai deviné qu'il avait de l'embarras. Quand il a eu dit cela, il n'a rien dit davantage, il s'est promené; ensuite il y a pris un grand frisson. Hortense. - En vérité, Madame, vous m'étonnez. La Princesse. - Que veux-tu dire un frisson? Arlequin. - Oui, il a dit Je tremble. Et ce n'était pas pour des prunes, le gaillard! Car, a-t-il repris, j'ai lorgné ma gentille maÃtresse pendant cette belle fête; et si cette Princesse, qui est plus fine qu'un merle, a vu trotter ma prunelle, mon affaire va mal, j'en dis du mirlirot. Là -dessus autre promenade, ensuite autre conversation. Par la ventre-bleu! a-t-il dit, j'ai du guignon je suis amoureux de cette gracieuse personne, et si la Princesse vient à le savoir, et y allons donc, nous verrons beau train, je serai un joli mignon; elle sera capable de me friponner ma mie. Jour de Dieu! ai-je dit en moi-même, friponner, c'est le fait des larrons, et non pas d'une Princesse qui est fidèle comme l'or. Vertuchoux! qu'est-ce que c'est que tout ce tripotage-là ? toutes ces paroles-là ont mauvaise mine; mon patron songe à la malice, et il faut avertir cette pauvre Princesse à qui on en ferait passer quinze pour quatorze. Je suis donc venu comme un honnête garçon, et voilà que je vous découvre le pot aux roses peut-être que je ne vous dis pas les mots, mais je vous dis la signification du discours, et le tout gratis, si cela vous plaÃt. Hortense, à part. - Quelle aventure! Frédéric, à la Princesse. - Madame, vous m'avez dit quelquefois que je présumais mal de Lélio; voyez l'abus qu'il fait de votre estime. La Princesse. - Taisez-vous; je n'ai que faire de vos réflexions. A Arlequin. Pour toi, je vais t'apprendre à trahir ton maÃtre, à te mêler de choses que tu ne devais pas entendre et à me compromettre dans l'impertinente répétition que tu en fais; une étroite prison me répondra de ton silence. Arlequin, se mettant à genoux. - Ah! ma bonne dame, ayez pitié de moi; arrachez-moi la langue, et laissez-moi la clef des champs. Miséricorde, ma reine! je ne suis qu'un butor, et c'est ce misérable conseiller de malheur qui m'a brouillé avec votre charitable personne. La princesse. - Comment cela? Frédéric. - Madame, c'est un valet qui vous parle, et qui cherche à se sauver; je ne sais ce qu'il veut dire. Hortense. - Laissez, laissez-le parler, Monsieur. Arlequin, à Frédéric. - Allez, je vous ai bien dit que vous ne valiez rien, et vous ne m'avez pas voulu croire. Je ne suis qu'un chétif valet, et si pourtant, je voulais être homme de bien; et lui, qui est riche et grand seigneur, il n'a jamais eu le coeur d'être honnête homme. Frédéric. - Il va vous en imposer, Madame. La Princesse. - Taisez-vous, vous dis-je; je veux qu'il parle. Arlequin. - Tenez, Madame, voilà comme cela est venu. Il m'a trouvé comme j'allais tout droit devant moi... Veux-tu me faire un plaisir? m'a-t-il dit. - Hélas! de toute mon âme, car je suis bon et serviable de mon naturel. - Tiens, voilà une pistole. - Grand merci. - En voilà encore une autre. - Donnez, mon brave homme. - Prends encore cette poignée de pistoles. - Et oui-da, mon bon Monsieur. - Veux-tu me rapporter ce que tu entendras dire à ton maÃtre? - Et pourquoi cela? - Pour rien, par curiosité. - Oh! non, mon compère, non. - Mais je te donnerai tant de bonnes drogues; je te ferai ci, je te ferai cela; je sais une fille qui est jolie, qui est dans ses meubles; je la tiens dans ma manche; je te la garde. - Oh! oh! montrez-la pour voir. - Je l'ai laissée au logis; mais, suis-moi, tu l'auras. - Non, non, brocanteur, non. - Quoi! tu ne veux pas d'une jolie fille?... A la vérité, Madame, cette fille-là me trottait dans l'âme; il me semblait que je la voyais, qu'elle était blanche, potelée. Quelle satisfaction! Je trouvais cela bien friand. Je bataillais, je bataillais comme un César; vous m'auriez mangé de plaisir en voyant mon courage; à la fin je suis chu. Il me doit encore une pension de cent écus par an, et j'ai déjà reçu la fillette, que je ne puis pas vous montrer, parce qu'elle n'est pas là ; sans compter une prophétie qui a parlé, à ce qu'ils disent, de mon argent, de ma fortune et de ma friponnerie. La Princesse. - Comment s'appelle-t-elle, cette fille? Arlequin. - Lisette. Ah! Madame, si vous voyiez sa face, vous seriez ravie; avec cette créature-là , il faut que l'honneur d'un homme plie bagage, il n'y a pas moyen. Frédéric. - Un misérable comme celui-là peut-il imaginer tant d'impostures? Arlequin. - Tenez, Madame, voilà encore sa bague qu'il m'a mise en gage pour de l'argent qu'il me doit donner tantôt. Regardez mon innocence. Vous qui êtes une princesse, si on vous donnait tant d'argent, de pensions, de bagues, et un joli garçon, est-ce que vous y pourriez tenir? Mettez la main sur la conscience. Je n'ai rien inventé; j'ai dit ce que Monsieur Lélio a dit. Hortense, à part. - Juste ciel! La Princesse, à Frédéric en s'en allant. - Je verrai ce que je dois faire de vous, Frédéric; mais vous êtes le plus indigne et le plus lâche de tous les hommes. Arlequin. - Hélas! délivre-moi de la prison. La Princesse. - Laisse-moi. Hortense, déconcertée. - Voulez-vous que je vous suive, Madame? La Princesse. - Non, Madame, restez, je suis bien aise d'être seule; mais ne vous écartez point. Scène XII Frédéric, Hortense, Arlequin Arlequin. - Me voilà bien accommodé! je suis un bel oiseau! j'aurai bon air en cage! Et puis après cela fiez-vous aux prophéties! prenez des pensions, et aimez les filles! Pauvre Arlequin! adieu la joie; je n'userai plus de souliers, on va m'enfermer dans un étui, à cause de ce Sarrasin-là en montrant Frédéric. Frédéric. - Que je suis malheureux, Madame! Vous n'avez jamais paru me vouloir du mal; dans la situation où m'a mis un zèle imprudent pour les intérêts de la Princesse, puis-je espérer de vous une grâce? Hortense, outrée. - Oui-da, Monsieur, faut-il demander qu'on vous ôte la vie, pour vous délivrer du malheur d'être détesté de tous les hommes? Voilà , je pense, tout le service qu'on peut vous rendre, et vous pouvez compter sur moi. Scène XIII Lélio, arrive, Hortense, Frédéric, Arlequin Frédéric. - Que vous ai-je fait, Madame Arlequin, voyant Lélio. - Ah! mon maÃtre bien-aimé, venez que je vous baise les pieds, je ne suis pas digne de vous baiser les mains. Vous savez bien le privilège que vous m'avez donné tantôt; eh bien ce privilège est ma perdition pour deux ou trois petites miettes de paroles que j'ai lâchées de vous à la Princesse, elle veut que je garde la chambre; et j'allais faire mes fiançailles. Lélio. - Que signifient les paroles qu'il a dites, Madame? Je m'aperçois qu'il se passe quelque chose d'extraordinaire dans le palais; les gardes m'ont reçu avec une froideur qui m'a surpris; qu'est-il arrivé? Hortense. - Votre valet, payé par Frédéric, a rapporté à la Princesse ce qu'il vous a entendu dire dans un moment où vous vous croyiez seul. Lélio. - Eh qu'a-t-il rapporté? Hortense. - Que vous aimiez certaine dame; que vous aviez peur que la Princesse ne vous l'eût vu regarder pendant la fête, et ne vous l'ôtât, si elle savait que vous l'aimiez. Lélio. - Et cette dame, l'a-t-on nommée? Hortense. - Non; mais apparemment on la connaÃt bien; et voilà l'obligation que vous avez à Frédéric, dont les présents ont corrompu votre valet. Arlequin. - Oui, c'est fort bien dit; il m'a corrompu; j'avais le coeur plus net qu'une perle; j'étais tout à fait gentil; mais depuis que je l'ai fréquenté, je vaux moins d'écus que je ne valais de mailles. Frédéric, se retirant de son abstraction. - Oui, Monsieur, je vous l'avouerai encore une fois, j'ai cru bien servir l'Etat et la Princesse en tâchant d'arrêter votre fortune; suivez ma conduite, elle me justifie. Je vous ai prié de travailler à me faire premier ministre, il est vrai; mais quel pouvait être mon dessein? Suis-je dans un âge à souhaiter un emploi si fatigant? Non, Monsieur; trente années d'exercice m'ont rassasié d'emplois et d'honneurs, il ne me faut que du repos; mais je voulais m'assurer de vos idées, et voir si vous aspiriez vous-même au rang que je feignais de souhaiter. J'allais dans ce cas parler à la Princesse, et la détourner, autant que j'aurais pu, de remettre tant de pouvoir entre des mains dangereuses et tout à fait inconnues. Pour achever de vous pénétrer, je vous ai offert ma fille; vous l'avez refusée; je l'avais prévu, et j'ai tremblé du projet dont je vous ai soupçonné sur ce refus, et du succès que pouvait avoir ce projet même. Car enfin, vous avez la faveur de la Princesse, vous êtes jeune et aimable, tranchons le mot, vous pouvez lui plaire, et jeter dans son coeur de quoi lui faire oublier ses véritables intérêts et les nôtres, qui étaient qu'elle épousât le roi de Castille. Voilà ce que j'appréhendais, et la raison de tous les efforts que j'ai fait contre vous. Vous m'avez cru jaloux de vous, quand je n'étais inquiet que pour le bien public. Je ne vous le reproche pas les vues jalouses et ambitieuses ne sont que trop ordinaires à mes pareils; et ne me connaissant pas, il vous était permis de me confondre avec eux, de méconnaÃtre un zèle assez rare, et qui d'ailleurs se montrait par des actions équivoques. Quoi qu'il en soit, tout louable qu'il est, ce zèle, je me vois près d'en être la victime. J'ai combattu vos desseins, parce qu'ils m'ont paru dangereux. Peut-être êtes-vous digne qu'ils réussissent, et la manière dont vous en userez avec moi dans l'état où je suis, l'usage que vous ferez de votre crédit auprès de la Princesse, enfin la destinée que j'éprouverai, décidera de l'opinion que je dois avoir de vous. Si je péris après d'aussi louables intentions que les miennes, je ne me serai point trompé sur votre compte; je périrai du moins avec la consolation d'avoir été l'ennemi d'un homme qui, en effet, n'était pas vertueux. Si je ne péris pas, au contraire, mon estime, ma reconnaissance et mes satisfactions vous attendent. Arlequin. - Il n'y aura donc que moi qui resterai un fripon, faute de savoir faire une harangue. Lélio, à Frédéric. - Je vous sauverai si je puis, Frédéric; vous me faites du tort; mais l'honnête homme n'est pas méchant, et je ne saurais refuser ma pitié aux opprobres dont vous couvre votre caractère. Frédéric. - Votre pitié!... Adieu, Lélio; peut-être à votre tour aurez-vous besoin de la mienne. Il s'en va. Lélio, à Arlequin. - Va m'attendre. Arlequin sort en pleurant. Scène XIV Lélio, Hortense Lélio. - Vous l'avez prévu, Madame, mon amour vous met dans le péril, et je n'ose presque vous regarder. Hortense. - Quoi! l'on va peut-être me séparer d'avec vous, et vous ne voulez pas me regarder, ni voir combien je vous aime! Montrez-moi du moins combien vous m'aimez, je veux vous voir. Lélio, lui baisant la main. - Je vous adore. Hortense. - J'en dirai autant que vous, si vous le voulez; cela ne tient à rien; je ne vous verrai plus, je ne me gêne point, je dis tout. Lélio. - Quel bonheur! mais qu'il est traversé; cependant, Madame, ne vous alarmez point, je vais déclarer qui je suis à la Princesse, et lui avouer... Hortense. - Lui dire qui vous êtes!... Je vous le défends; c'est une âme violente, elle vous aime, elle se flattait que vous l'aimiez, elle vous aurait épousé, tout inconnu que vous lui êtes; elle verrait à présent que vous lui convenez. Vous êtes dans son palais sans secours, vous m'avez donné votre coeur, tout cela serait affreux pour elle; vous péririez, j'en suis sûre; elle est déjà jalouse, elle deviendrait furieuse, elle en perdrait l'esprit; elle aurait raison de le perdre, je le perdrais comme elle, et toute la terre le perdrait. Je sens cela; mon amour le dit; fiez-vous à lui, il vous connaÃt bien. Se voir enlever un homme comme vous! vous ne savez pas ce que c'est; j'en frémis, n'en parlons plus. Laissez-vous gouverner; réglons-nous sur les événements, je le veux. Peut-être allez-vous être arrêté; ne restons point ici, retirons-nous; je suis mourante de frayeur pour vous; mon cher Prince, que vous m'avez donné d'amour! N'importe, je vous le pardonne, sauvez-vous, je vous en promets encore davantage. Adieu; ne restons point à présent ensemble, peut-être nous verrons-nous libres. Lélio. - Je vous obéis; mais si l'on s'en prend à vous, vous devez me laisser faire. Acte III Scène première Hortense, seule. Hortense. - La Princesse m'envoie chercher que je crains la conversation que nous aurons ensemble! Que me veut-elle? aurait-elle encore découvert quelque chose? Il a fallu me servir d'Arlequin, qui m'a paru fidèle. On n'a permis qu'à lui de voir Lélio. M'aurait-il trahi? l'aurait-on surpris? Voici quelqu'un, retirons-nous, c'est peut-être la Princesse, et je ne veux pas qu'elle me voie dans ce moment-ci. Scène II Arlequin, Lisette Lisette. - Il semble que vous vous défiez de moi, Arlequin; vous ne m'apprenez rien de ce qui vous regarde. La Princesse vous a tantôt envoyé chercher; est-elle encore fâchée contre nous? Qu'a-t-elle dit? Arlequin. - D'abord, elle ne m'a rien dit, elle m'a regardé d'un air suffisant; moi, la peur m'a pris; je me tenais comme cela tout dans un tas; ensuite elle m'a dit approche. J'ai donc avancé un pied, et puis un autre pied, et puis un troisième pied, et de pied en pied je me suis trouvé vers elle, mon chapeau sur mes deux mains. Lisette. - Après?... Arlequin. - Après, nous sommes entrés en conversation; elle m'a dit veux-tu que je te pardonne ce que tu as fait? Tout comme il vous plaira, ai-je dit, je n'ai rien à vous commander, ma bonne dame. Elle a répondu Va-t'en dire à Hortense que ton maÃtre, à qui on t'a permis de parler, t'a donné en secret ce billet pour elle. Tu me rapporteras sa réponse. Madame, dormez en repos, et tenez-vous gaillarde; vous voyez le premier homme du monde pour donner une bourde, vous ne la donneriez pas mieux que moi; car je mens à faire plaisir, foi de garçon d'honneur. Lisette. - Vous avez pris le billet? Arlequin. - Oui, bien proprement. Lisette. - Et vous l'avez porté à Hortense? Arlequin. - Oui, mais la prudence m'a pris, et j'ai fait une réflexion; j'ai dit Par la mardi, c'est que cette Princesse avec Hortense veut éprouver si je serai encore un coquin. Lisette. - Hé bien, à quoi vous a conduit cette réflexion-là ? Avez-vous dit à Hortense que ce billet venait de la Princesse, et non pas de Monsieur Lélio? Arlequin. - Vous l'avez deviné, ma mie. Lisette. - Et vous croyez qu'Hortense est de concert avec la Princesse, et qu'elle lui rendra compte de votre sincérité? Arlequin. - Eh quoi donc? elle ne l'a pas dit; mais plus fin que moi n'est pas bête. Lisette. - Qu'a-t-elle répondu à votre message? Arlequin. - Oh, elle a voulu m'enjôler, en me disant que j'étais un honnête garçon; ensuite elle a fait semblant de griffonner un papier pour Monsieur Lélio. Lisette. - Qu'elle vous a recommandé de lui rendre? Arlequin. - Oui; mais il n'aura pas besoin de lunettes pour le lire; c'est encore une attrape qu'on me fait. Lisette. - Et qu'en ferez-vous donc? Arlequin. - Je n'en sais rien; mon honneur est dans l'embarras là -dessus. Lisette. - Il faut absolument le remettre à la Princesse, Arlequin, n'y manquez pas; son intention n'était pas que vous avouassiez que ce billet venait d'elle; par bonheur que votre aveu n'a servi qu'à persuader à Hortense qu'elle pouvait se fier à vous; peut-être même ne vous aurait-elle pas donné un billet pour Lélio sans cela; votre imprudence a réussi; mais encore une fois, remettez la réponse à la Princesse, elle ne vous pardonnera qu'à ce prix. Arlequin. - Votre foi? Lisette. - J'entends du bruit, c'est peut-être elle qui vient pour vous le demander. Adieu; vous me direz ce qui en sera arrivé. Scène III Arlequin, La Princesse Arlequin, seul un moment. - Tantôt on voulait m'emprisonner pour une fourberie; et à cette heure, pour une fourberie, on me pardonne. Quel galimatias que l'honneur de ce pays-ci! La Princesse. - As-tu vu Hortense? Arlequin. - Oui, Madame, je lui ai menti, suivant votre ordonnance. La Princesse. - A-t-elle fait réponse? Arlequin. - Notre tromperie va à merveille; j'ai un billet doux pour Monsieur Lélio. La Princesse. - Juste ciel! donne vite et retire-toi. Arlequin, après avoir fouillé dans toutes ses poches, les vide, et en tire toutes sortes de brimborions. - Ah! le maudit tailleur, qui m'a fait des poches percées! Vous verrez que la lettre aura passé par ce trou-là . Attendez, attendez, j'oubliais une poche; la voilà . Non; peut-être que je l'aurai oubliée à l'office, où j'ai été pour me rafraÃchir. La Princesse. - Va la chercher, et me l'apporte sur-le-champ... Arlequin s'en va... Elle continue. Scène IV La Princesse La Princesse. - Indigne amie, tu lui fais réponse, et me voici convaincue de ta trahison, tu ne l'aurais jamais avoué sans ce malheureux stratagème, qui ne m'instruit que trop; allons, poursuivons mon projet, privons l'ingrat de ses honneurs, qu'il ait la douleur de voir son ennemi en sa place, promettons ma main au roi de Castille, et punissons après les deux perfides de la honte dont ils me couvrent. La voici; contraignons-nous, en attendant le billet qui doit la convaincre. Scène V La Princesse, Hortense Hortense. - Je me rends à vos ordres, Madame, on m'a dit que vous vouliez me parler. La Princesse. - Vous jugez bien que, dans l'état où je suis, j'ai besoin de consolation, Hortense; et ce n'est qu'à vous seule à qui je puis ouvrir mon coeur. Hortense. - Hélas! Madame, j'ose vous assurer que vos chagrins sont les miens. La Princesse, à part. - Je le sais bien, perfide... Je vous ai confié mon secret comme à la seule amie que j'aie au monde; Lélio ne m'aime point, vous le savez. Hortense. - On aurait de la peine à se l'imaginer; et à votre place, je voudrais encore m'éclaircir. Il entre peut-être dans son coeur plus de timidité que d'indifférence. La Princesse. - De la timidité, Madame! Votre amitié pour moi vous fournit des motifs de consolation bien faibles, ou vous êtes bien distraite! Hortense. - On ne peut être plus attentive que je le suis, Madame. La Princesse. - Vous oubliez pourtant les obligations que je vous ai; lui, n'oser me dire qu'il m'aime! eh! ne l'avez-vous pas informé de ma part des sentiments que j'avais pour lui? Hortense. - J'y pensais tout à l'heure, Madame; mais je crains de l'en avoir mal informé. Je parlais pour une princesse; la matière était délicate, je vous aurai peut-être un peu trop ménagée, je me serai expliquée d'une manière obscure, Lélio ne m'aura pas entendue et ce sera ma faute. La Princesse. - Je crains, à mon tour, que votre ménagement pour moi n'ait été plus loin que vous ne dites; peut-être ne l'avez-vous pas entretenu de mes sentiments; peut-être l'avez-vous trouvé prévenu pour une autre; et vous, qui prenez à mon coeur un intérêt si tendre, si généreux, vous m'avez fait un mystère de tout ce qui s'est passé; c'est une discrétion prudente, dont je vous crois très capable. Hortense. - Je lui ai dit que vous l'aimiez, Madame, soyez-en persuadée. La Princesse. - Vous lui avez dit que je l'aimais, et il ne vous a pas entendue, dites-vous? Ce n'est pourtant pas s'expliquer d'une manière énigmatique; je suis outrée, je suis trahie, méprisée, et par qui, Hortense? Hortense. - Madame, je puis vous être importune en ce moment-ci; je me retirerai, si vous voulez. La Princesse. - C'est moi qui vous suis à charge; notre conversation vous fatigue, je le sens bien; mais cependant restez, vous me devez un peu de complaisance. Hortense. - Hélas! Madame, si vous lisiez dans mon coeur, vous verriez combien vous m'inquiétez. La Princesse, à part. - Ah! je n'en doute pas... Arlequin ne vient point... Calmez cependant vos inquiétudes sur mon compte; ma situation est triste, à la vérité; j'ai été le jouet de l'ingratitude et de la perfidie; mais j'ai pris mon parti. Il ne me reste plus qu'à découvrir ma rivale, et cela va être fait; vous auriez pu me la faire connaÃtre, sans doute; mais vous la trouvez trop coupable, et vous avez raison. Hortense. - Votre rivale! mais en avez-vous une, ma chère Princesse? Ne serait-ce pas moi que vous soupçonneriez encore? parlez-moi franchement, c'est moi, vos soupçons continuent. Lélio, disiez-vous tantôt, m'a regardée pendant la fête, Arlequin en dit autant, vous me condamnez là -dessus, vous n'envisagez que moi voilà comment l'amour juge. Mais mettez-vous l'esprit en repos; souffrez que je me retire, comme je le voulais. Je suis prête à partir tout à l'heure, indiquez-moi l'endroit où vous voulez que j'aille, ôtez-moi la liberté, s'il est nécessaire, rendez-la ensuite à Lélio, faites-lui un accueil obligeant, rejetez sa détention sur quelques faux avis; montrez-lui dès aujourd'hui plus d'estime, plus d'amitié que jamais, et de cette amitié qui le frappe, qui l'avertisse de vous étudier; et dans trois jours, dans vingt-quatre heures, peut-être saurez-vous à quoi vous en tenir avec lui. Vous voyez comment je m'y prends avec vous; voilà , de mon côté, tout ce que je puis faire. Je vous offre tout ce qui dépend de moi pour vous calmer, bien mortifiée de n'en pouvoir faire davantage. La Princesse. - Non, Madame, la vérité même ne peut s'expliquer d'une manière plus naïve. Et que serait-ce donc que votre coeur, si vous étiez coupable après cela? Calmez-vous, j'attends des preuves incontestables de votre innocence. A l'égard de Lélio, je donne la place à Frédéric, qui n'a péché, j'en suis sûre, que par excès de zèle. Je l'ai envoyé chercher, et je veux le charger du soin de mettre Lélio en lieu où il ne pourra me nuire; il m'échapperait s'il était libre, et me rendrait la fable de toute la terre. Hortense. - Ah! voilà d'étranges résolutions, Madame. La Princesse. - Elles sont judicieuses. Scène VI La Princesse, Hortense, Arlequin Arlequin. - Madame, c'est là le billet que Madame Hortense m'a donné... la voilà pour le dire elle-même. Hortense. - Oh ciel! La Princesse. - Va-t'en. Il s'en va. Hortense. - Souvenez-vous que vous êtes généreuse. La Princesse lit. - Arlequin est le seul par qui je puisse vous avertir de ce que j'ai à vous dire, tout dangereux qu'il est peut-être de s'y fier; il vient de me donner une preuve de fidélité, sur laquelle je crois pouvoir hasarder ce billet pour vous, dans le péril où vous êtes. Demandez à parler à la Princesse, plaignez-vous avec douleur de votre situation, calmez son coeur, et n'oubliez rien de ce qui pourra lui faire espérer qu'elle touchera le vôtre... Devenez libre, si vous voulez que je vive; fuyez après, et laissez à mon amour le soin d'assurer mon bonheur et le vôtre. La Princesse. - Je ne sais où j'en suis. Hortense. - C'est lui qui m'a sauvé la vie. La Princesse. - Et c'est vous qui m'arrachez la mienne. Adieu; je vais me résoudre à ce que je dois faire. Hortense. - Arrêtez un moment, Madame, je suis moins coupable que vous ne pensez... Elle fuit... elle ne m'écoute point; cher Prince, qu'allez-vous devenir... je me meurs, c'est moi, c'est mon amour qui vous perd! Mon amour! ah! juste ciel! mon sort sera-t-il de vous faire périr? Cherchons-lui partout du secours. Voici Frédéric; essayons de le gagner lui-même. Scène VII Frédéric, Hortense Hortense. - Seigneur, je vous demande un moment d'entretien. Frédéric. - J'ai ordre d'aller trouver la Princesse, Madame. Hortense. - Je le sais, et je n'ai qu'un mot à vous dire. Je vous apprends que vous allez remplir la place de Lélio. Frédéric. - Je l'ignorais; mais si la Princesse le veut, il faudra bien obéir. Hortense. - Vous haïssez Lélio, il ne mérite plus votre haine, il est à plaindre aujourd'hui. Frédéric. - J'en suis fâché, mais son malheur ne me surprend point; il devait même lui arriver plus tôt sa conduite était si hardie... Hortense. - Moins que vous ne croyez, Seigneur; c'est un homme estimable, plein d'honneur. Frédéric. - A l'égard de l'honneur, je n'y touche pas; j'attends toujours à la dernière extrémité pour décider contre les gens là -dessus. Hortense. - Vous ne le connaissez pas, soyez persuadé qu'il n'avait nulle intention de vous nuire. Frédéric. - J'aurais besoin pour cet article-là d'un peu plus de crédulité que je n'en ai, Madame. Hortense. - Laissons donc cela, Seigneur; mais me croyez-vous sincère? Frédéric. - Oui, Madame, très sincère, c'est un titre que je ne pourrais vous disputer sans injustice; tantôt, quand je vous ai demandé votre protection, vous m'avez donné des preuves de franchise qui ne souffrent pas un mot de réplique. Hortense. - Je vous regardais alors comme l'auteur d'une intrigue qui m'était fâcheuse; mais achevons. La Princesse a des desseins contre Lélio, dont elle doit vous charger; détournez-la de ces desseins; obtenez d'elle que Lélio sorte dès à présent de ses Etats; vous n'obligerez point un ingrat. Ce service que vous lui rendrez, que vous me rendrez à moi-même, le fruit n'en sera pas borné pour vous au seul plaisir d'avoir fait une bonne action, je vous en garantis des récompenses au-dessus de ce que vous pourriez vous imaginer, et telles enfin que je n'ose vous le dire. Frédéric. - Des récompenses, Madame! Quand j'aurais l'âme intéressée, que pourrais-je attendre de Lélio? Mais, grâces au ciel, je n'envie ni ses biens ni ses emplois; ses emplois, j'en accepterai l'embarras, s'il le faut, par dévouement aux intérêts de la Princesse. A l'égard de ses biens, l'acquisition en a été trop rapide et trop aisée à faire; je n'en voudrais pas, quand il ne tiendrait qu'à moi de m'en saisir; je rougirais de les mêler avec les miens; c'est à l'Etat à qui ils appartiennent, et c'est à l'Etat à les reprendre. Hortense. - Ha Seigneur! Que l'Etat s'en saisisse, de ces biens dont vous parlez, si on les lui trouve. Frédéric. - Si on les lui trouve? C'est fort bien dit, Madame; car les aventuriers prennent leurs mesures; il est vrai que, lorsqu'on les tient, on peut les engager à révéler leur secret. Hortense. - Si vous saviez de qui vous parlez, vous changeriez bien de langage; je n'ose en dire plus, je jetterais peut-être Lélio dans un nouveau péril. Quoi qu'il en soit, les avantages que vous trouveriez à le servir n'ont point de rapport à sa fortune présente; ceux dont je vous entretiens sont d'une autre sorte, et bien supérieurs. Je vous le répète vous ne ferez jamais rien qui puisse vous en apporter de si grands, je vous en donne ma parole; croyez-moi, vous m'en remercierez. Frédéric. - Madame, modérez l'intérêt que vous prenez à lui; supprimez des promesses dont vous ne remarquez pas l'excès, et qui se décréditent d'elles-mêmes. La Princesse a fait arrêter Lélio, et elle ne pouvait se déterminer à rien de plus sage. Si, avant que d'en venir là , elle m'avait demandé mon avis, ce qu'elle a fait, j'aurais cru, je vous jure, être obligé en conscience de lui conseiller de le faire; cela posé, vous voyez quel est mon devoir dans cette occasion-ci, Madame, la conséquence est aisée à tirer. Hortense. - Très aisée, seigneur Frédéric; vous avez raison; dès que vous me renvoyez à votre conscience, tout est dit; je sais quelle espèce de devoirs sa délicatesse peut vous dicter. Frédéric. - Sur ce pied-là , Madame, loin de conseiller à la Princesse de laisser échapper un homme aussi dangereux que Lélio, et qui pourrait le devenir encore, vous approuverez que je lui montre la nécessité qu'il y a de m'en laisser disposer d'une manière qui sera douce pour Lélio, et qui pourtant remédiera à tout. Hortense. - Qui remédiera à tout!... A part. Le scélérat! Je serais curieuse, seigneur Frédéric, de savoir par quelles voies vous rendriez Lélio suspect; voyons, de grâce, jusqu'où l'industrie de votre iniquité pourrait tromper la Princesse sur un homme aussi ennemi du mal que vous l'êtes du bien; car voilà son portrait et le vôtre. Frédéric. - Vous vous emportez sans sujet, Madame; encore une fois, cachez vos chagrins sur le sort de cet inconnu; ils vous feraient tort, et je ne voudrais pas que la Princesse en fût informée. Vous êtes du sang de nos souverains; Lélio travaillait à se rendre maÃtre de l'Etat; son malheur vous consterne tout cela amènerait des réflexions qui pourraient vous embarrasser. Hortense. - Allez, Frédéric, je ne vous demande plus rien; vous êtes trop méchant pour être à craindre; votre méchanceté vous met hors d'état de nuire à d'autres qu'à vous-même; à l'égard de Lélio, sa destinée, non plus que la mienne, ne relèvera jamais de la lâcheté de vos pareils. Frédéric. - Madame, je crois que vous voudrez bien me dispenser d'en écouter davantage; je puis me passer de vous entendre achever mon éloge. Voici Monsieur l'Ambassadeur, et vous me permettrez de le joindre. Scène VIII L'Ambassadeur, Hortense, Frédéric Hortense. - Il me fera raison de vos refus. Seigneur, daignez m'accorder une grâce; je vous la demande avec la confiance que l'Ambassadeur d'un roi si vanté me paraÃt mériter. La Princesse est irritée contre Lélio; elle a dessein de le mettre entre les mains du plus grand ennemi qu'il ait ici, c'est Frédéric. Je réponds cependant de son innocence. Vous en dirai-je encore plus, Seigneur? Lélio m'est cher, c'est aveu que je donne au péril où il est; le temps vous prouvera que j'ai pu le faire. Sauvez Lélio, Seigneur, engagez la Princesse à vous le confier; vous serez charmé de l'avoir servi, quand vous le connaÃtrez, et le roi de Castille même vous saura gré du service que vous lui rendrez. Frédéric. - Dès que Lélio est désagréable à la Princesse, et qu'elle l'a jugé coupable, Monsieur l'Ambassadeur n'ira point lui faire une prière qui lui déplairait. L'Ambassadeur. - J'ai meilleure opinion de la Princesse; elle ne désapprouvera pas une action qui d'elle-même est louable. Oui, Madame, la confiance que vous avez en moi me fait honneur, je ferai tous mes efforts pour la rendre heureuse. Hortense. - Je vois la Princesse qui arrive, et je me retire, sûre de vos bontés. Scène IX La Princesse, Frédéric, L'Ambassadeur La Princesse. - Qu'on dise à Hortense de venir, et qu'on amène Lélio. L'Ambassadeur. - Madame, puis-je espérer que vous voudrez bien obliger le roi de Castille? Ce prince, en me chargeant des intérêts de son coeur auprès de vous, m'a recommandé encore d'être secourable à tout le monde; c'est donc en son nom que je vous prie de pardonner à Lélio les sujets de colère que vous pouvez avoir contre lui. Quoiqu'il ait mis quelque obstacle aux désirs de mon maÃtre, il faut que je lui rende justice; il m'a paru très estimable, et je saisis avec plaisir l'occasion qui s'offre de lui être utile. Frédéric. - Rien de plus beau que ce que fait Monsieur l'Ambassadeur pour Lélio, Madame; mais je m'expose encore à vous dire qu'il y a du risque à le rendre libre. L'Ambassadeur. - Je le crois incapable de rien de criminel. La Princesse. - Laissez-nous, Frédéric. Frédéric. - Souhaitez-vous que je revienne, Madame? La Princesse. - Il n'est pas nécessaire. Scène X L'Ambassadeur, La Princesse La Princesse. - La prière que vous me faites aurait suffi, Monsieur, pour m'engager à rendre la liberté à Lélio, quand même je n'y aurais pas été déterminée; mais votre recommandation doit hâter mes résolutions, et je ne l'envoie chercher que pour vous satisfaire. Scène XI Lélio, Hortense entrent. La Princesse. - Lélio, je croyais avoir à me plaindre de vous; mais je suis détrompée. Pour vous faire oublier le chagrin que je vous ai donné, vous aimez Hortense, elle vous aime, et je vous unis ensemble. Pour vous, Monsieur, qui m'avez prié si généreusement de pardonner à Lélio, vous pouvez informer le Roi votre maÃtre que je suis prête à recevoir sa main et à lui donner la mienne. J'ai grande idée d'un prince qui sait se choisir des ministres aussi estimables que vous l'êtes, et son coeur... L'Ambassadeur. - Madame, il ne me siérait pas d'en entendre davantage; c'est le roi de Castille lui-même qui reçoit le bonheur dont vous le comblez. La Princesse. - Vous, Seigneur! Ma main est bien due à un prince qui la demande d'une manière si galante et si peu attendue. Lélio. - Pour moi, Madame, il ne me reste plus qu'à vous jurer une reconnaissance éternelle. Vous trouverez dans le prince de Léon tout le zèle qu'il eut pour vous en qualité de ministre; je me flatte qu'à son tour le roi de Castille voudra bien accepter mes remerciements. Le Roi de Castille. - Prince, votre rang ne me surprend point il répond aux sentiments que vous m'avez montrés. La Princesse, à Hortense. - Allons, Madame, de si grands événements méritent bien qu'on se hâte de les terminer. Arlequin. - Pourtant, sans moi, il y aurait eu encore du tapage. Lélio. - Suis-moi, j'aurai soin de toi. La Fausse Suivante ou le fourbe puni Acteurs Comédie en trois actes et en prose Représentée pour la première fois par les comédiens italiens le 8 juillet 1724 Acteurs La Comtesse. Lélio. Le Chevalier. Trivelin, valet du Chevalier. Arlequin, valet de Lélio. Frontin, autre valet du Chevalier. Paysans et paysannes. Danseurs et danseuses. La scène est devant le château de la Comtesse. Acte premier Scène première Frontin, Trivelin Frontin. - Je pense que voilà le seigneur Trivelin; c'est lui-même. Eh! comment te portes-tu, mon cher ami? Trivelin. - A merveille, mon cher Frontin, à merveille. Je n'ai rien perdu des vrais biens que tu me connaissais, santé admirable et grand appétit. Mais toi, que fais-tu à présent? Je t'ai vu dans un petit négoce qui t'allait bientôt rendre citoyen de Paris; l'as-tu quitté? Frontin. - Je suis culbuté, mon enfant; mais toi-même, comment la fortune t'a-t-elle traité depuis que je ne t'ai vu? Trivelin. - Comme tu sais qu'elle traite tous les gens de mérite. Frontin. - Cela veut dire très mal? Trivelin. - Oui. Je lui ai pourtant une obligation c'est qu'elle m'a mis dans l'habitude de me passer d'elle. Je ne sens plus ses disgrâces, je n'envie point ses faveurs, et cela me suffit; un homme raisonnable n'en doit pas demander davantage. Je ne suis pas heureux, mais je ne me soucie pas de l'être. Voilà ma façon de penser. Frontin. - Diantre! je t'ai toujours connu pour un garçon d'esprit et d'une intrigue admirable; mais je n'aurais jamais soupçonné que tu deviendrais philosophe. Malepeste! que tu es avancé! Tu méprises déjà les biens de ce monde! Trivelin. - Doucement, mon ami, doucement, ton admiration me fait rougir, j'ai peur de ne la pas mériter. Le mépris que je crois avoir pour les biens n'est peut-être qu'un beau verbiage; et, à te parler confidemment, je ne conseillerais encore à personne de laisser les siens à la discrétion de ma philosophie. J'en prendrais, Frontin, je le sens bien; j'en prendrais, à la honte de mes réflexions. Le coeur de l'homme est un grand fripon! Frontin. - Hélas! je ne saurais nier cette vérité-là , sans blesser ma conscience. Trivelin. - Je ne la dirais pas à tout le monde; mais je sais bien que je ne parle pas à un profane. Frontin. - Eh! dis-moi, mon ami qu'est-ce que c'est que ce paquet-là que tu portes? Trivelin. - C'est le triste bagage de ton serviteur; ce paquet enferme toutes mes possessions. Frontin. - On ne peut pas les accuser d'occuper trop de terrain. Trivelin. - Depuis quinze ans que je roule dans le monde, tu sais combien je me suis tourmenté, combien j'ai fait d'efforts pour arriver à un état fixe. J'avais entendu dire que les scrupules nuisaient à la fortune; je fis trêve avec les miens, pour n'avoir rien à me reprocher. Etait-il question d'avoir de l'honneur? j'en avais. Fallait-il être fourbe? j'en soupirais, mais j'allais mon train. Je me suis vu quelquefois à mon aise; mais le moyen d'y rester avec le jeu, le vin et les femmes? Comment se mettre à l'abri de ces fléaux-là ? Frontin. - Cela est vrai. Trivelin. - Que te dirai-je enfin? Tantôt maÃtre, tantôt valet; toujours prudent, toujours industrieux, ami des fripons par intérêt, ami des honnêtes gens par goût; traité poliment sous une figure, menacé d'étrivières sous une autre; changeant à propos de métier, d'habit, de caractère, de moeurs; risquant beaucoup, réussissant peu; libertin dans le fond, réglé dans la forme; démasqué par les uns, soupçonné par les autres, à la fin équivoque à tout le monde, j'ai tâté de tout; je dois partout; mes créanciers sont de deux espèces les uns ne savent pas que je leur dois; les autres le savent et le sauront longtemps. J'ai logé partout, sur le pavé; chez l'aubergiste, au cabaret, chez le bourgeois, chez l'homme de qualité, chez moi, chez la justice, qui m'a souvent recueilli dans mes malheurs; mais ses appartements sont trop tristes, et je n'y faisais que des retraites; enfin, mon ami, après quinze ans de soins, de travaux et de peines, ce malheureux paquet est tout ce qui me reste; voilà ce que le monde m'a laissé, l'ingrat! après ce que j'ai fait pour lui! tous ses présents ne valent pas une pistole! Frontin. - Ne t'afflige point, mon ami. L'article de ton récit qui m'a paru le plus désagréable, ce sont les retraites chez la justice; mais ne parlons plus de cela. Tu arrives à propos; j'ai un parti à te proposer. Cependant qu'as-tu fait depuis deux ans que je ne t'ai vu, et d'où sors-tu à présent? Trivelin. - Primo, depuis que je ne t'ai vu, je me suis jeté dans le service. Frontin. - Je t'entends, tu t'es fait soldat; ne serais-tu pas déserteur par hasard? Trivelin. - Non, mon habit d'ordonnance était une livrée. Frontin. - Fort bien. Trivelin. - Avant que de me réduire tout à fait à cet état humiliant, je commençai par vendre ma garde-robe. Frontin. - Toi, une garde-robe? Trivelin. - Oui, c'étaient trois ou quatre habits que j'avais trouvés convenables à ma taille chez les fripiers, et qui m'avaient servi à figurer en honnête homme. Je crus devoir m'en défaire, pour perdre de vue tout ce qui pouvait me rappeler ma grandeur passée. Quand on renonce à la vanité, il n'en faut pas faire à deux fois; qu'est-ce que c'est que se ménager des ressources? Point de quartier, je vendis tout; ce n'est pas assez, j'allai tout boire. Frontin. - Fort bien. Trivelin. - Oui, mon ami; j'eus le courage de faire deux ou trois débauches salutaires, qui me vidèrent ma bourse, et me garantirent ma persévérance dans la condition que j'allais embrasser; de sorte que j'avais le plaisir de penser, en m'enivrant, que c'était la raison qui me versait à boire. Quel nectar! Ensuite, un beau matin, je me trouvai sans un sol. Comme j'avais besoin d'un prompt secours, et qu'il n'y avait point de temps à perdre, un de mes amis que je rencontrai me proposa de me mener chez un honnête particulier qui était marié, et qui passait sa vie à étudier des langues mortes; cela me convenait assez, car j'ai de l'étude je restai donc chez lui. Là , je n'entendis parler que de sciences, et je remarquai que mon maÃtre était épris de passion pour certains quidams, qu'il appelait des anciens, et qu'il avait une souveraine antipathie pour d'autres, qu'il appelait des modernes; je me fis expliquer tout cela. Frontin. - Et qu'est-ce que c'est que les anciens et les modernes? Trivelin. - Des anciens..., attends, il y en a un dont je sais le nom, et qui est le capitaine de la bande; c'est comme qui te dirait un Homère. Connais-tu cela? Frontin. - Non. Trivelin. - C'est dommage; car c'était un homme qui parlait bien grec. Frontin. - Il n'était donc pas Français cet homme-là ? Trivelin. - Oh! que non; je pense qu'il était de Québec, quelque part dans cette Egypte, et qu'il vivait du temps du déluge. Nous avons encore de lui le fort belles satires; et mon maÃtre l'aimait beaucoup, lui et tous les honnêtes gens de son temps, comme Virgile, Néron, Plutarque, Ulysse et Diogène. Frontin. - Je n'ai jamais entendu parler de cette race-là , mais voilà de vilains noms. Trivelin. - De vilains noms! c'est que tu n'y es pas accoutumé. Sais-tu bien qu'il y a plus d'esprit dans ces noms-là que dans le royaume de France? Frontin. - Je le crois. Et que veulent dire les modernes? Trivelin. - Tu m'écartes de mon sujet; mais n'importe. Les modernes, c'est comme qui dirait... toi, par exemple. Frontin. - Oh! oh! je suis un moderne, moi!. Trivelin. - Oui, vraiment, tu es un moderne, et des plus modernes; il n'y a que l'enfant qui vient de naÃtre qui l'est plus que toi, car il ne fait que d'arriver. Frontin. - Et pourquoi ton maÃtre nous haïssait-il? Trivelin. - Parce qu'il voulait qu'on eût quatre mille ans sur la tête pour valoir quelque chose. Oh! moi, pour gagner son amitié, je me mis à admirer tout ce qui me paraissait ancien; j'aimais les vieux meubles, je louais les vieilles modes, les vieilles espèces, les médailles, les lunettes; je me coiffais chez les crieuses de vieux chapeaux; je n'avais commerce qu'avec des vieillards il était charmé de mes inclinations; j'avais la clef de la cave, où logeait un certain vin vieux qu'il appelait son vin grec; il m'en donnait quelquefois, et j'en détournais aussi quelques bouteilles, par amour louable pour tout ce qui était vieux. Non que je négligeasse le vin nouveau; je n'en demandais point d'autre à sa femme, qui vraiment estimait bien autrement les modernes que les anciens, et, par complaisance pour son goût, j'en emplissais aussi quelques bouteilles, sans lui en faire ma cour. Frontin. - A merveille! Trivelin. - Qui n'aurait pas cru que cette conduite aurait dû me concilier ces deux esprits? Point du tout; ils s'aperçurent du ménagement judicieux que j'avais pour chacun d'eux; ils m'en firent un crime. Le mari crut les anciens insultés par la quantité de vin nouveau que j'avais bu; il m'en fit mauvaise mine. La femme me chicana sur le vin vieux; j'eus beau m'excuser, les gens de partis n'entendent point raison; il fallut les quitter, pour avoir voulu me partager entre les anciens et les modernes. Avais-je tort? Frontin. - Non; tu avais observé toutes les règles de la prudence humaine. Mais je ne puis en écouter davantage. Je dois aller coucher ce soir à Paris, où l'on m'envoie, et je cherchais quelqu'un qui tÃnt ma place auprès de mon maÃtre pendant mon absence; veux-tu que je te présente? Trivelin. - Oui-da. Et qu'est-ce que c'est que ton maÃtre? Fait-il bonne chère? Car, dans l'état où je suis, j'ai besoin d'une bonne cuisine. Frontin. - Tu seras content; tu serviras la meilleure fille... Trivelin. - Pourquoi donc l'appelles-tu ton maÃtre? Frontin. - Ah, foin de moi, je ne sais ce que je dis, je rêve à autre chose. Trivelin. - Tu me trompes, Frontin. Frontin. - Ma foi, oui, Trivelin. C'est une fille habillée en homme dont il s'agit. Je voulais te le cacher; mais la vérité m'est échappée, et je me suis blousé comme un sot. Sois discret, je te prie. Trivelin. - Je le suis dès le berceau. C'est donc une intrigue que vous conduisez tous deux ici, cette fille-là et toi? Frontin. - Oui. A part. Cachons-lui son rang... Mais la voilà qui vient; retire-toi à l'écart, afin que je lui parle. Trivelin se retire et s'éloigne. Scène II Le Chevalier, Frontin Le Chevalier. - Eh bien, m'avez-vous trouvé un domestique? Frontin. - Oui, Mademoiselle; j'ai rencontré... Le Chevalier. - Vous m'impatientez avec votre Demoiselle; ne sauriez-vous m'appeler Monsieur? Frontin. - Je vous demande pardon, Mademoiselle... je veux dire Monsieur. J'ai trouvé un de mes amis, qui est fort brave garçon; il sort actuellement de chez un bourgeois de campagne qui vient de mourir, et il est là qui attend que je l'appelle pour offrir ses respects. Le Chevalier. - Vous n'avez peut-être pas eu l'imprudence de lui dire qui j'étais? Frontin. - Ah! Monsieur, mettez-vous l'esprit en repos je sais garder un secret bas, pourvu qu'il ne m'échappe pas... Souhaitez-vous que mon ami s'approche? Le Chevalier. - Je le veux bien; mais partez sur-le-champ pour Paris. Frontin. - Je n'attends que vos dépêches. Le Chevalier. - Je ne trouve point à propos de vous en donner, vous pourriez les perdre. Ma soeur, à qui je les adresserais pourrait les égarer aussi; et il n'est pas besoin, que mon aventure soit sue de tout le monde. Voici votre commission, écoutez-moi Vous direz à ma soeur qu'elle ne soit point en peine de moi; qu'à la dernière partie de bal où mes amies m'amenèrent dans le déguisement où me voilà , le hasard me fit connaÃtre le gentilhomme que je n'avais jamais vu, qu'on disait être encore en province, et qui est ce Lélio avec qui, par lettres, le mari de ma soeur a presque arrêté mon mariage; que, surprise de le trouver à Paris sans que nous le sussions, et le voyant avec une dame, je résolus sur-le-champ de profiter de mon déguisement pour me mettre au fait de l'état de son coeur et de son caractère; qu'enfin nous liâmes amitié ensemble aussi promptement que des cavaliers peuvent le faire, et qu'il m'engagea à le suivre le lendemain à une partie de campagne chez la dame avec qui il était, et qu'un de ses parents accompagnait; que nous y sommes actuellement, que j'ai déjà découvert des choses qui méritent que je les suive avant que de me déterminer à épouser Lélio; que je n'aurai jamais d'intérêt plus sérieux. Partez; ne perdez point de temps. Faites venir ce domestique que vous avez arrêté; dans un instant j'irai voir si vous êtes parti. Scène III Le Chevalier, seul. Le Chevalier. - Je regarde le moment où j'ai connu Lélio, comme une faveur du ciel dont je veux profiter, puisque je suis ma maÃtresse, et que je ne dépends plus de personne. L'aventure où je me suis mise ne surprendra point ma soeur; elle sait la singularité de mes sentiments. J'ai du bien; il s'agit de le donner avec ma main et mon coeur; ce sont de grands présents, et je veux savoir à qui je les donne. Scène IV Le Chevalier, Trivelin, Frontin Frontin, au Chevalier. - Le voilà , Monsieur. Bas à Trivelin. Garde-moi le secret. Trivelin. - Je te le rendrai mot pour mot, comme tu me l'as donné, quand tu voudras. Scène V Le Chevalier, Trivelin Le Chevalier. - Approchez; comment vous appelez-vous? Trivelin. - Comme vous voudrez, Monsieur; Bourguignon, Champagne, Poitevin, Picard, tout cela m'est indifférent le nom sous lequel j'aurais l'honneur de vous servir sera toujours le plus beau nom du monde. Le Chevalier. - Sans compliment, quel est le tien, à toi? Trivelin. - Je vous avoue que je ferais quelque difficulté de le dire, parce que dans ma famille je suis le premier du nom qui n'ait pas disposé de la couleur de son habit, mais peut-on porter rien de plus galant que vos couleurs? Il me tarde d'en être chamarré sur toutes les coutures. Le Chevalier, à part. - Qu'est-ce que c'est que ce langage-là ? Il m'inquiète. Trivelin. - Cependant, Monsieur, j'aurai l'honneur de vous dire que je m'appelle Trivelin. C'est un nom que j'ai reçu de père en fils très correctement, et dans la dernière fidélité; et de tous les Trivelins qui furent jamais, votre serviteur en ce moment s'estime le plus heureux de tous. Le Chevalier. - Laissez là vos politesses. Un maÃtre ne demande à son valet que l'attention dans ce à quoi il l'emploie. Trivelin. - Son valet! le terme est dur; il frappe mes oreilles d'un son disgracieux; ne purgera-t-on jamais le discours de tous ces noms odieux? Le Chevalier. - La délicatesse est singulière! De grâce, ajustons-nous; convenons d'une formule plus douce. Le Chevalier, à part. - Il se moque de moi. Vous riez, je pense? Trivelin. - C'est la joie que j'ai d'être à vous qui l'emporte sur la petite mortification que je viens d'essuyer. Le Chevalier. - Je vous avertis, moi, que je vous renvoie, et que vous ne m'êtes bon à rien. Trivelin. - Je ne vous suis bon à rien! Ah! ce que vous dites là ne peut pas être sérieux. Le Chevalier, à part. - Cet homme-là est un extravagant. A Trivelin. Retirez-vous. Trivelin. - Non, vous m'avez piqué; je ne vous quitterai point, que vous ne soyez convenu avec moi que je vous suis bon à quelque chose. Le Chevalier. - Retirez-vous, vous dis-je. Trivelin. - Où vous attendrai-je? Le Chevalier. - Nulle part. Trivelin. - Ne badinons point; le temps se passe, et nous ne décidons rien. Le Chevalier. - Savez-vous bien, mon ami, que vous risquez beaucoup? Trivelin. - Je n'ai pourtant qu'un écu à perdre. Le Chevalier. - Ce coquin-là m'embarrasse. Il fait comme s'il en allait. Il faut que je m'en aille. A Trivelin. Tu me suis?. Trivelin. - Vraiment oui, je soutiens mon caractère ne vous ai-je pas dit que j'étais opiniâtre? Le Chevalier. -Insolent! Trivelin. - Cruel! Le Chevalier. - Comment, cruel! Trivelin. - Oui, cruel; c'est un reproche tendre que je vous fais. Continuez, vous n'y êtes pas; j'en viendrai jusqu'aux soupirs; vos rigueurs me l'annoncent. Le Chevalier. - Je ne sais plus que penser de tout ce qu'il me dit. Trivelin. - Ah! ah! ah! vous rêvez, mon cavalier, vous délibérez; votre ton baisse, vous devenez traitable, et nous nous accommoderons, je le vois bien. La passion que j'ai de vous servir est sans quartier; premièrement cela est dans mon sang, je ne saurais me corriger. Le Chevalier, mettant la main sur la garde de son épée. Il me prend envie de te traiter comme tu le mérites. Trivelin, - Fi! ne gesticulez point de cette manière-là ; ce geste-là n'est point de votre compétence; laissez là cette arme qui vous est étrangère votre oeil est plus redoutable que ce fer inutile qui vous pend au côté. Le Chevalier. - Ah! je suis trahie! Trivelin. - Masque, venons au fait; je vous connais. Le Chevalier. - Toi? Trivelin. - Oui; Frontin vous connaissait pour nous deux. Le Chevalier. - Le coquin! Et t'a-t-il dit qui j'étais? Trivelin. - Il m'a dit que vous étiez une fille, et voilà tout; et moi je l'ai cru; car je ne chicane sur la qualité de personne. Le Chevalier. - Puisqu'il m'a trahie, il vaut autant que je t'instruise du reste. Trivelin. - Voyons; pourquoi êtes-vous dans cet équipage-là ? Le Chevalier. - Ce n'est point pour faire du mal. Trivelin. - Je le crois bien; si c'était pour cela, vous ne déguiseriez pas votre sexe; ce serait perdre vos commodités. Le Chevalier, à part. - Il faut le tromper. A Trivelin. Je t'avoue que j'avais envie de te cacher la vérité, parce que mon déguisement regarde une dame de condition, ma maÃtresse, qui a des vues sur un Monsieur Lélio, que tu verras, et qu'elle voudrait détacher d'une inclination qu'il a pour une, comtesse à qui appartient ce château. Trivelin. - Eh! quelle espèce de commission vous donne-t-elle auprès de ce Lélio? L'emploi me paraÃt gaillard, soubrette de mon âme. Le Chevalier. - Point du tout. Ma charge, sous cet habit-ci, est d'attaquer le coeur de la Comtesse; je puis passer, comme tu vois, pour un assez joli cavalier, et j'ai déjà vu les yeux de la Comtesse s'arrêter plus d'une fois sur moi; si elle vient à m'aimer, je la ferai rompre avec Lélio; il reviendra à Paris, on lui proposera ma maÃtresse qui y est; elle est aimable, il la connaÃt, et les noces seront bientôt faites. Trivelin. - Parlons à présent à rez-de-chaussée as-tu le coeur libre? Le Chevalier. - Oui Trivelin. - Et moi aussi. Ainsi, de compte arrêté; cela fait deux coeurs libres, n'est-ce pas? Le Chevalier. - Sans doute. Trivelin. - Ergo, je conclus que nos deux coeurs soient désormais camarades. Le Chevalier. - Bon. Trivelin. - Et je conclus encore, toujours aussi judicieusement, que, deux amis devant s'obliger en tout ce qu'ils peuvent, tu m'avances deux mois de récompense sur l'exacte discrétion que je promets d'avoir. Je ne parle point du service domestique que je te rendrai; sur cet article, c'est à l'amour à me payer mes gages. Le Chevalier, lui donnant de l'argent. - Tiens, voilà déjà six louis d'or d'avance pour ta discrétion, et en voilà déjà trois pour tes services. Trivelin, d'un air indifférent. - J'ai assez de coeur pour refuser ces trois derniers louis-là ; mais donne; la main qui me les présente étourdit ma générosité. Le Chevalier. - Voici Monsieur Lélio; retire-toi, et va-t'en m'attendre à la porte de ce château où nous logeons. Trivelin. - Souviens-toi, ma friponne, à ton tour, que je suis ton valet sur la scène, et ton amant dans les coulisses. Tu me donneras des ordres en public, et des sentiments dans le tête-à -tête. Il se retire en arrière, quand Lélio entre avec Arlequin. Les valets se rencontrant se saluent. Scène VI Lélio, Le Chevalier, Arlequin, Trivelin, derrière leurs maÃtres. Lélio vient d'un air rêveur. Le Chevalier. - Le voilà plongé dans une grande rêverie. Arlequin, à Trivelin derrière eux. - Vous m'avez l'air d'un bon vivant. Trivelin. - Mon air ne vous ment pas d'un mot, et vous êtes fort bon physionomiste. Lélio, se retournant vers Arlequin, et apercevant le Chevalier. - Arlequin!... Ah! Chevalier, je vous cherchais. Le Chevalier. - Qu'avez-vous, Lélio? Je vous vois enveloppé dans une distraction qui m'inquiète. Lélio. - Je vous dirai ce que c'est. A Arlequin. Arlequin, n'oublie pas d'avertir les musiciens de se rendre ici tantôt. Arlequin. - Oui, Monsieur. A Trivelin. Allons boire, pour faire aller notre amitié plus vite. Trivelin. - Allons, la recette est bonne; j'aime assez votre manière de hâter le coeur. Scène VII Lélio, Le Chevalier Le Chevalier. - Eh bien! mon cher, de quoi s'agit-il? Qu'avez-vous? Puis-je vous être utile à quelque chose? Lélio. - Très utile. Le Chevalier. - Parlez. Lélio. - Etes-vous mon ami? Le Chevalier. - Vous méritez que je vous dise non, puisque vous me faites cette question-là . Lélio. - Ne te fâche point, Chevalier; ta vivacité m'oblige; mais passe-moi cette question-là , j'en ai encore une à te faire. Le Chevalier. - Voyons. Lélio. - Es-tu scrupuleux? Le Chevalier. - Je le suis raisonnablement. Lélio. - Voilà ce qu'il me faut; tu n'as pas un honneur mal entendu sur une infinité de bagatelles qui arrêtent les sots? Le Chevalier, à part. - Fi! voilà un vilain début. Lélio. - Par exemple, un amant qui dupe sa maÃtresse pour se débarrasser d'elle en est-il moins honnête homme à ton gré? Le Chevalier. - Quoi! il ne s'agit que de tromper une femme? Lélio. - Non, vraiment. Le Chevalier. - De lui faire une perfidie? Lélio. - Rien que cela. Le Chevalier. - Je croyais pour le moins que tu voulais mettre le feu à une ville. Eh! comment donc! trahir une femme, c'est avoir une action glorieuse par-devers soi! Lélio, gai. - Oh! parbleu, puisque tu le prends sur ce ton-là , je te dirai que je n'ai rien à me reprocher; et, sans vanité, tu vois un homme couvert de gloire. Le Chevalier, étonné et comme charmé. - Toi, mon ami? Ah! je te prie, donne-moi le plaisir de te regarder à mon aise; laisse-moi contempler un homme chargé de crimes si honorables. Ah! petit traÃtre, vous êtes bien heureux d'avoir de si brillantes indignités sur votre compte. Lélio, riant. - Tu me charmes de penser ainsi; viens que je t'embrasse. Ma foi; à ton tour, tu m'as tout l'air d'avoir été l'écueil de bien des coeurs. Fripon, combien de réputations as-tu blessé à mort dans ta vie? Combien as-tu désespéré d'Arianes? Dis. Le Chevalier. - Hélas! Tu te trompes; je ne connais point d'aventures plus communes que les miennes; j'ai toujours eu le malheur de ne trouver que des femmes très sages. Lélio. - Tu n'as trouvé que des femmes très sages? Où diantre t'es-tu donc fourré? Tu as fait là des découvertes bien singulières! Après cela, qu'est-ce que ces femmes-là gagnent à être si sages? Il n'en est ni plus ni moins. Sommes-nous heureux, nous le disons; ne le sommes-nous pas, nous mentons; cela revient au même pour elles. Quant à moi, j'ai toujours dit plus de vérités que de mensonges. Le Chevalier. - Tu traites ces matières-là avec une légèreté qui m'enchante. Lélio. - Revenons à mes affaires. Quelque jour je te dirai de mes espiègleries qui te feront rire. Tu es un cadet de maison, et, par conséquent, tu n'es pas extrêmement riche. Le Chevalier. - C'est raisonner juste. Lélio. - Tu es beau et bien fait; devine à quel dessein je t'ai engagé à nous suivre avec tous tes agréments? c'est pour te prier de vouloir bien faire ta fortune. Le Chevalier. - J'exauce ta prière. A présent, dis-moi la fortune que je vais faire. Lélio. - Il s'agit de te faire aimer de la Comtesse, et d'arriver à la conquête de sa main par celle de son coeur. Le Chevalier. - Tu badines ne sais-je pas que tu l'aimes, la Comtesse? Lélio - Non; je l'aimais ces jours passés, mais j'ai trouvé à propos de ne plus l'aimer. Le Chevalier. - Quoi! lorsque tu as pris de l'amour, et que tu n'en veux plus, il s'en retourne comme cela sans plus de façon? Tu lui dis Va-t'en, et il s'en va? Mais, mon ami, tu as un coeur impayable. Lélio. - En fait d'amour, j'en fais assez ce que je veux. J'aimais la Comtesse, parce qu'elle est aimable; je devais l'épouser, parce qu'elle est riche, et que je n'avais rien de mieux à faire; mais dernièrement, pendant que j'étais à ma terre, on m'a proposé en mariage une demoiselle de Paris, que je ne connais point, et qui me donne douze mille livres de rente; la Comtesse n'en a que six. J'ai donc calculé que six valaient moins que douze. Oh! l'amour que j'avais pour elle pouvait-il honnêtement tenir bon contre un calcul si raisonnable? Cela aurait été ridicule. Six doivent reculer devant douze; n'est-il pas vrai? Tu ne me réponds rien! Le Chevalier. - Eh! que diantre veux-tu que je réponde à une règle d'arithmétique? Il n'y a qu'à savoir compter pour voir que tu as raison. Lélio. - C'est cela même. Le Chevalier. - Mais qu'est-ce qui t'embarrasse là -dedans? Faut-il tant de cérémonie pour quitter la Comtesse? Il s'agit d'être infidèle, d'aller la trouver, de lui porter ton calcul, de lui dire Madame, comptez vous-même, voyez si je me trompe. Voilà tout. Peut-être qu'elle pleurera, qu'elle maudira l'arithmétique, qu'elle te traitera d'indigne, de perfide cela pourrait arrêter un poltron; mais un brave homme comme toi, au-dessus des bagatelles de l'honneur, ce bruit-là l'amuse; il écoute, s'excuse négligemment, et se retire en faisant une révérence très profonde, en cavalier poli, qui sait avec quel respect il doit recevoir, en pareil cas, les titres de fourbe et d'ingrat. Lélio. - Oh! parbleu! de ces titres-là , j'en suis fourni, et je sais faire la révérence. Madame la Comtesse aurait déjà reçu la mienne, s'il ne tenait plus qu'à cette politesse-là ; mais il y a une petite épine qui m'arrête c'est que, pour achever l'achat que j'ai fait d'une nouvelle terre il y a quelque temps, Madame la Comtesse m'a prêté dix mille écus, dont elle a mon billet. Le Chevalier. - Ah! tu as raison, c'est une autre affaire. Je ne sache point de révérence qui puisse acquitter ce billet-là ; le titre de débiteur est bien sérieux, vois-tu! celui d'infidèle n'expose qu'à des reproches, l'autre à des assignations; cela est différent, et je n'ai point de recette pour ton mal. Lélio. - Patience! Madame la Comtesse croit qu'elle va m'épouser; elle n'attend plus que l'arrivée de son frère; et, outre la somme de dix mille écus dont elle a mon billet, nous avons encore fait, antérieurement à cela, un dédit entre elle et moi de la même somme. Si c'est moi qui romps avec elle, je lui devrai le billet et le dédit, et je voudrais bien ne payer ni l'un ni l'autre; m'entends-tu? Le Chevalier, à part. - Ah! l'honnête homme! Haut. Oui, je commence à te comprendre. Voici ce que c'est si je donne de l'amour à la Comtesse, tu crois qu'elle aimera mieux payer le dédit, en te rendant ton billet de dix mille écus, que de t'épouser; de façon que tu gagneras dix mille écus avec elle; n'est-ce pas cela? Lélio. - Tu entres on ne peut pas mieux dans mes idées. Le Chevalier. - Elles sont très ingénieuses, très lucratives, et dignes de couronner ce que tu appelles tes espiègleries. En effet, l'honneur que tu as fait à la Comtesse, en soupirant pour elle, vaut dix mille écus comme un sou. Lélio. - Elle n'en donnerait pas cela, si je m'en fiais à son estimation. Le Chevalier. - Mais crois-tu que je puisse surprendre le coeur de la Comtesse? Lélio. - Je n'en doute pas. Le Chevalier, à part. - Je n'ai pas lieu d'en douter non plus. Lélio. - Je me suis aperçu qu'elle aime ta compagnie; elle te loue souvent, te trouve de l'esprit; il n'y a qu'à suivre cela. Le Chevalier. Je n'ai. pas une grande vocation pour ce mariage-là . Lélio. - Pourquoi? Le Chevalier. - Par mille raisons... parce que je ne pourrai jamais avoir de l'amour pour la Comtesse; si elle ne voulait que de l'amitié, je serais à son service; mais n'importe. Lélio. - Eh! qui est-ce qui te prie d'avoir de l'amour pour elle? Est-il besoin d'aimer sa femme? Si tu ne l'aimes pas, tant pis pour elle; ce sont ses affaires et non pas les tiennes. Le Chevalier. - Bon! mais je croyais qu'il fallait aimer sa femme, fondé sur ce qu'on vivait mal avec elle quand on ne l'aimait pas. Lélio. - Eh! tant mieux quand on vit mal avec elle; cela vous dispense de la voir, c'est autant de gagné. Le Chevalier. - Voilà qui est fait; me voilà prêt à exécuter ce que tu souhaites. Si j'épouse la Comtesse, j'irai me fortifier avec le brave Lélio dans le dédain qu'on doit à son épouse. Lélio. - Je t'en donnerai un vigoureux exemple, je t'en assure; crois-tu, par exemple, que j'aimerai la demoiselle de Paris, moi? Une quinzaine de jours tout au plus; après quoi, je crois que j'en serai bien las. Le Chevalier. - Eh! donne-lui le mois tout entier à cette pauvre femme, à cause de ses douze mille livres de rente. Lélio. - Tant que le coeur m'en dira. Le Chevalier. - T'a-t-on dit qu'elle fût jolie? Lélio. - On m'écrit qu'elle est belle; mais, de l'humeur dont je suis, cela ne l'avance pas de beaucoup. Si elle n'est pas laide, elle le deviendra, puisqu'elle sera ma femme; cela ne peut pas lui manquer. Le Chevalier. - Mais, dis-moi, une femme se dépite quelquefois. Lélio. - En ce cas-là , j'ai une terre écartée qui est le plus beau désert du monde, où Madame irait calmer son esprit de vengeance. Le Chevalier. - Oh! dès que tu as un désert, à la bonne heure; voilà son affaire. Diantre! l'âme se tranquillise beaucoup dans une solitude on y jouit d'une certaine mélancolie, d'une douce tristesse, d'un repos de toutes les couleurs; elle n'aura qu'à choisir. Lélio. - Elle sera la maÃtresse. Le Chevalier. - L'heureux tempérament! Mais j'aperçois la Comtesse. Je te recommande une chose feins toujours de l'aimer. Si tu te montrais inconstant, cela intéresserait sa vanité; elle courrait après toi, et me laisserait là . Lélio dit. - Je me gouvernerai bien; je vais au-devant d'elle. Il va au-devant de la Comtesse qui ne paraÃt pas encore, et pendant qu'il y va. Scène VIII Le Chevalier Le Chevalier dit. - Si j'avais épousé le seigneur Lélio, je serais tombée en de bonnes mains! Donner douze mille livres de rente pour acheter le séjour d'un désert! Oh! vous êtes trop cher, Monsieur Lélio, et j'aurai mieux que cela au même prix. Mais puisque. je suis en train, continuons pour me divertir et punir ce fourbe-là , et pour en débarrasser la Comtesse. Scène IX La Comtesse, Lélio, Le Chevalier Lélio, à la Comtesse, en entrant. - J'attendais nos musiciens, Madame, et je cours les presser moi-même. Je vous laisse avec le Chevalier, il veut nous quitter; son séjour ici l'embarrasse; je crois qu'il vous craint; cela est de bon sens, et je ne m'en inquiète point je vous connais; mais il est mon ami; notre amitié doit durer plus d'un jour, et il faut bien qu'il se fasse au danger de vous voir; je vous prie de le rendre plus raisonnable. Je reviens dans l'instant. Scène X La Comtesse, Le Chevalier La Comtesse. - Quoi! Chevalier, vous prenez de pareils prétextes pour nous quitter? Si vous nous disiez les véritables raisons qui pressent votre retour à Paris, on ne vous retiendrait peut-être pas. Le Chevalier. - Mes véritables raisons, Comtesse? Ma foi, Lélio vous les a dites. La Comtesse. - Comment! que vous vous défiez de votre coeur auprès de moi? Le Chevalier. - Moi, m'en défier! je m'y prendrais un peu tard; est-ce que vous m'en avez donné le temps? Non, Madame, le mal est fait; il ne s'agit plus que d'en arrêter le progrès. La Comtesse, riant. - En vérité, Chevalier, vous êtes bien à plaindre, et je ne savais pas que j'étais si dangereuse. Le Chevalier. - Oh! que si; je ne vous dis rien là dont tous les jours votre miroir ne vous accuse d'être capable; il doit vous avoir dit que vous aviez des yeux qui violeraient l'hospitalité avec moi, si vous m'ameniez ici. La Comtesse. - Mon miroir ne me flatte pas, Chevalier. Le Chevalier. - Parbleu! je l'en défie; il ne vous prêtera jamais rien. La nature y a mis bon ordre, et c'est elle qui vous a flattée. La Comtesse. - Je ne vois point que ce soit avec tant d'excès. Le Chevalier. Comtesse, vous m'obligeriez beaucoup de me donner votre façon de voir; car, avec la mienne, il n'y a pas moyen de vous rendre justice. La Comtesse, riant. - Vous êtes bien galant. Le Chevalier. - Ah! je suis mieux que cela; ce ne serait là qu'une bagatelle. La Comtesse. - Cependant ne vous gênez point, Chevalier quelque inclination, sans doute, vous rappelle à Paris, et vous vous ennuieriez, avec nous. Le Chevalier. - Non, je n'ai point d'inclination à Paris, si vous n'y venez pas. Il lui prend la main. A l'égard de l'ennui; si vous saviez l'art de m'en donner auprès de vous, ne me l'épargnez pas, Comtesse; c'est un vrai présent que vous me ferez; ce sera même une bonté; mais cela vous passe, et vous ne donnez que de l'amour; voilà tout ce que vous savez faire. La Comtesse. - Je le fais assez mal. Scène XI La Comtesse, Le Chevalier, Lélio, etc. Lélio. - Nous ne pouvons avoir notre divertissement que tantôt, Madame; mais en revanche, voici une noce de village, dont tous les acteurs viennent pour vous divertir. Au Chevalier. Ton valet et le mien sont à la tête, et mènent le branle. Divertissement Le Chanteur Chantons tous l'agriable emplette Que Lucas a fait de Colette. Qu'il est heureux, ce garçon-là ! J'aimerais bien le mariage,... Sans un petit défaut qu'il a Par lui la fille la plus sage, Zeste, vous vient entre les bras. Et boute, et gare, allons courage Rien n'est si biau que le tracas Des fins premiers jours du ménage. Mais, morgué! ça ne dure pas; Le coeur vous faille, et c'est dommage. Un Paysan Que dis-tu, gente Mathurine, De cette noce que tu vois? T'agace-t-elle un peu pour moi? Il me semble voir à ta mine Que tu sens un je ne sais quoi. L'ami Lucas et la cousine Riront tant qu'ils pourront tous deux, En se gaussant des médiseux; Dis la vérité, Mathurine, Ne ferais-tu pas bien comme eux? Mathurine Voyez le biau discours à faire, De demander en pareil cas Que fais-tu? que ne fais-tu pas? Eh! Colin sans tant de mystère, Marions-nous; tu le sauras. A présent si j'étais sincère, Je vais souvent dans le vallon, Tu m'y suivrais, malin garçon On n'y trouve point de notaire, Mais on y trouve du gazon. On danse. Branle Qu'on se dise tout ce qu'on voudra, Tout ci, tout ça, Je veux tâter du mariage. En arrive ce qui pourra, Tout ci, tout ça; Par la sangué! j'ons bon courage. Ce courage, dit-on, s'en va, Tout ci, tout ça; Morguenne! il nous faut voir cela. Ma Claudine un jour me conta Tout ci, tout ça, Que sa mère en courroux contre elle Lui défendait qu'elle m'aimât, Tout ci, tout ça; Mais aussitôt, me dit la belle Entrons dans ce bocage-là , Tout ci, tout ça; Nous verrons ce qu'il en sera. Quand elle y fut, elle chanta Tout ci, tout ça Berger, dis-moi que ton coeur m'aime; Et le mien aussi te dira Tout ci, tout ça, Combien son amour est extrême. Après, elle me regarda, Tout ci, tout ça, D'un doux regard qui m'acheva. Mon coeur, à son tour, lui chanta, Tout ci, tout ça, Une chanson qui fut si tendre, Que cent fois elle soupira, Tout ci, tout ça, Du plaisir qu'elle eut de m'entendre; Ma chanson tant recommença, Tout ci, tout ça, Tant qu'enfin la voix me manqua. Acte II Scène première Trivelin, seul. Trivelin. - Me voici comme de moitié dans une intrigue assez douce et d'un assez bon rapport, car il m'en revient déjà de l'argent et une maÃtresse; ce beau commencement-là promet encore une plus belle fin. Or, moi qui suis un habile homme, est-il naturel que je reste ici les bras croisés? ne ferai-je rien qui hâte le succès du projet de ma chère suivante? Si je disais au seigneur Lélio que le coeur de la Comtesse commence à capituler pour le Chevalier, il se dépiterait plus vite, et partirait pour Paris où on l'attend. Je lui ai déjà témoigné que je souhaiterais avoir l'honneur de lui parler; mais le voilà qui s'entretient avec la Comtesse; attendons qu'il ait fait avec elle. Scène II Lélio, La Comtesse Ils entrent tous deux comme continuant de se parler. La Comtesse. - Non, Monsieur, je ne vous comprends point. Vous liez amitié avec le Chevalier, vous me l'amenez; et vous voulez ensuite que je lui fasse mauvaise mine! Qu'est-ce que c'est que cette idée-là ? Vous m'avez dit vous-même que c'était un homme aimable, amusant et effectivement j'ai jugé que vous aviez raison. Lélio, répétant un mot. - Effectivement! Cela est donc bien effectif? eh bien! je ne sais que vous dire; mais voilà un effectivement qui ne devrait pas se trouver là , par exemple. La Comtesse. - Par malheur, il s'y trouve. Lélio. - Vous me raillez, Madame. La Comtesse. - Voulez- vous que je respecte votre antipathie pour effectivement? Est-ce qu'il n'est pas bon français? L'a-t-on proscrit de la langue? Lélio. - Non, Madame; mais il marque que vous êtes un peu trop persuadée du mérite du Chevalier. La Comtesse. - Il marque cela? Oh il a tort, et le procès que vous lui faites est raisonnable, mais vous m'avouerez qu'il n'y a pas de mal à sentir suffisamment le mérite d'un homme, quand le mérite est réel; et c'est comme j'en use avec le Chevalier. Lélio. - Tenez, sentir est encore une expression qui ne vaut pas mieux; sentir est trop; c'est connaÃtre qu'il faudrait dire. La Comtesse. - Je suis d'avis de ne dire plus mot, et d'attendre que vous m'ayez donné la liste des termes sans reproches que je dois employer, je crois que c'est le plus court; il n'y a que ce moyen-là qui puisse me mettre en état de m'entretenir avec vous. Lélio. - Eh! Madame, faites grâce à mon amour. La Comtesse. - Supportez donc mon ignorance; je ne savais pas la différence qu'il y avait entre connaÃtre et sentir. Lélio. - Sentir, Madame, c'est le style du coeur, et ce n'est pas dans ce style-là que vous devez parler du Chevalier. La Comtesse. - Ecoutez; le vôtre ne m'amuse point; il est froid, il me glace; et, si vous voulez même, il me rebute. Lélio, à part. - Bon! je retirerai mon billet. La Comtesse. - Quittons-nous, croyez-moi; je parle mal, vous ne me répondez pas mieux; cela ne fait pas une conversation amusante. Lélio. - Allez-vous, rejoindre le Chevalier? La Comtesse. - Lélio, pour prix des leçons que vous venez de me donner, je vous avertis, moi, qu'il y a des moments où vous feriez bien de ne pas vous montrer; entendez-vous? Lélio. - Vous me trouvez donc bien insupportable? La Comtesse. - Epargnez-vous ma réponse; vous auriez à vous plaindre de la valeur de mes termes, je le sens bien. Lélio. - Et moi, je sens que vous vous retenez; vous me diriez de bon coeur que vous me haïssez. La Comtesse. - Non; mais je vous le dirai bientôt, si cela continue, et cela continuera sans doute. Lélio. - Il semble que vous le souhaitez. La Comtesse. - Hum! vous ne feriez pas languir mes souhaits. Lélio, d'un air fâché et vif. - Vous me désolez, Madame. La Comtesse. - Je me retiens, Monsieur; je me retiens. Elle veut s'en aller. Lélio. - Arrêtez, Comtesse; vous m'avez fait l'honneur d'accorder quelque retour à ma tendresse. La Comtesse. - Ah! le beau détail où vous entrez là ! Lélio. - Le dédit même qui est entre nous... La Comtesse, fâchée. - Eh bien! ce dédit vous chagrine? il n'y a qu'à le rompre. Que ne me disiez-vous cela sur-le-champ? Il y a une heure que vous biaisez pour arriver là . Lélio. - Le rompre! J'aimerais mieux mourir; ne m'assure-t-il pas votre main? La Comtesse. - Et qu'est-ce que c'est que ma main sans mon coeur? Lélio. - J'espère avoir l'un et l'autre. La Comtesse. - Pourquoi me déplaisez-vous donc? Lélio. - En quoi ai-je pu vous déplaire? Vous auriez de la peine à le dire vous-même. La Comtesse. - Vous êtes jaloux, premièrement. Lélio. - Eh! morbleu! Madame, quand on aime... La Comtesse. - Ah! quel emportement! Lélio. - Peut-on s'empêcher d'être jaloux? Autrefois vous me reprochiez que je ne l'étais pas assez; vous me trouviez trop tranquille; me voici inquiet, et je vous déplais. La Comtesse. - Achevez, Monsieur, concluez que je suis une capricieuse; voilà ce que vous voulez dire, je vous entends bien. Le compliment que vous me faites est digne de l'entretien dont vous me régalez depuis une heure; et après cela vous me demanderez en quoi vous me déplaisez! Ah! l'étrange caractère! Lélio. - Mais je ne vous appelle pas capricieuse, Madame; je dis seulement que vous vouliez que je fusse jaloux; aujourd'hui je le suis; pourquoi le trouvez-vous mauvais? La Comtesse. - Eh bien! vous direz encore que vous ne m'appelez pas fantasque! Lélio. - De grâce, répondez. La Comtesse. - Non, Monsieur, on n'a jamais dit à une femme ce que vous me dites là ; et je n'ai vu que vous dans la vie qui m'ayez trouvé si ridicule. Lélio, regardant autour de lui. - Je chercherais volontiers à qui vous parlez, Madame; car ce discours-là ne peut pas s'adresser à moi. La Comtesse. - Fort bien! me voilà devenue visionnaire à présent; continuez, Monsieur, continuez; vous ne voulez pas rompre le dédit; cependant c'est moi qui ne veux plus; n'est-il pas vrai? Lélio. - Que d'industrie pour vous, sauver d'une question fort simple, à laquelle vous ne pouvez répondre! La Comtesse. - Oh! je n'y saurais tenir; capricieuse, ridicule, visionnaire et de mauvaise foi! le portrait est flatteur! Je ne vous connaissais pas, Monsieur Lélio, je ne vous connaissais pas; vous m'avez trompée. Je vous passerais de la jalousie; je ne parle pas de la vôtre, elle n'est pas supportable; c'est une jalousie terrible, odieuse, qui vient du fond du tempérament, du vice de votre esprit. Ce n'est pas délicatesse chez vous; c'est mauvaise humeur naturelle, c'est précisément caractère. Oh! ce n'est pas là la jalousie que je vous demandais; je voulais une inquiétude douce, qui a sa source dans un coeur timide et bien touché, et qui n'est qu'une louable méfiance de soi-même; avec cette jalousie-là , Monsieur, on ne dit point d'invectives aux personnes que l'on aime; on ne les trouve ni ridicules, ni fourbes, ni fantasques; on craint seulement de n'être pas toujours aimé, parce qu'on ne croit pas être digne de l'être. Mais cela vous passe; ces sentiments-là ne sont pas du ressort d'une âme comme la vôtre. Chez vous, c'est des emportements, des fureurs, ou pur artifice; vous soupçonnez injurieusement; vous manquez d'estime; de respect, de soumission; vous vous appuyez sur un dédit; vous fondez vos droits sur des raisons de contrainte. Un dédit, Monsieur Lélio! Des soupçons! Et vous appelez cela de l'amour! C'est un amour à faire peur. Adieu. Lélio. - Encore un mot. Vous êtes en colère, mais vous reviendrez, car vous m'estimez dans le fond. La Comtesse. - Soit; j'en estime tant d'autres! Je ne regarde pas cela comme un grand mérite d'être estimable; on n'est que ce qu'on doit être. Lélio. - Pour nous accommoder, accordez-moi une grâce. Vous m'êtes chère; le Chevalier vous aime; ayez pour lui un peu plus de froideur; insinuez-lui qu'il nous laisse, qu'il s'en retourne à Paris. La Comtesse. - Lui insinuer qu'il nous laisse, c'est-à -dire lui glisser tout doucement une impertinence qui me fera tout doucement passer dans son esprit pour une femme qui ne sait pas vivre! Non, Monsieur; vous m'en dispenserez, s'il vous plaÃt. Toute la subtilité possible n'empêchera pas un compliment d'être ridicule, quand il l'est, vous me le prouvez par le vôtre; c'est un avis que je vous insinue tout doucement, pour vous donner un petit essai de ce que vous appelez manière insinuante. Elle se retire. Scène III Lélio, Trivelin Lélio, un moment seul et en riant. - Allons, allons, cela va très rondement; j'épouserai les douze mille livres de rente. Mais voilà le valet du Chevalier. A Trivelin. Il m'a paru tantôt que tu avais quelque chose à me dire? Trivelin. - Oui, Monsieur; pardonnez à la liberté que je prends. L'équipage où je suis ne prévient pas en ma faveur; cependant, tel que vous me voyez, il y a là dedans le coeur d'un honnête homme, avec une extrême inclination pour les honnêtes gens. Lélio. -Je le crois. Trivelin. - Moi-même, et je le dis avec un souvenir modeste, moi-même autrefois, j'ai été du nombre de ces honnêtes gens; mais vous savez, Monsieur, à combien d'accidents nous sommes sujets dans la vie. Le sort m'a joué; il en a joué bien d'autres; l'histoire est remplie du récit de ses mauvais tours princes, héros, il a tout malmené, et je me console de mes malheurs avec de tels confrères. Lélio - Tu m'obligerais de retrancher tes réflexions et de venir au fait. Trivelin. - Les infortunés sont un peu babillards, Monsieur; ils s'attendrissent aisément sur leurs aventures. Mais je. coupe court; ce petit préambule me servira, s'il vous plaÃt, à m'attirer un peu d'estime, et donnera du poids à ce que je vais vous dire. Lélio. - Soit. Trivelin. - Vous savez que je fais la fonction de domestique auprès de Monsieur le Chevalier. Lélio - Oui. Trivelin. - Je ne demeurerai pas longtemps avec lui, Monsieur; son caractère donne trop de scandale au mien. Lélio. - Eh, que lui trouves-tu de mauvais? Trivelin. - Que vous êtes différent de lui! A peine vous ai-je vu, vous ai-je entendu parler, que j'ai dit en moi-même Ah quelle âme franche! que de netteté dans ce coeur-là ! Lélio. - Tu vas encore t'amuser à mon éloge, et tu ne finiras point. Trivelin. - Monsieur, la vertu vaut bien une petite parenthèse en sa faveur. Lélio. - Venons donc au reste à présent. Trivelin. - De grâce, souffrez qu'auparavant nous convenions d'un petit article. Lélio. - Parle. Trivelin. - Je suis fier, mais je suis pauvre, qualités, comme vous jugez bien, très difficiles à accorder. l'une avec l'autre, et qui pourtant ont la rage de se trouver presque toujours ensemble; voilà ce qui me passe. Lélio. - Poursuis; à quoi nous mènent ta fierté et ta pauvreté? Trivelin - Elles nous mènent à un combat qui se passe entre elles; la fierté se défend d'abord à merveille, mais son ennemie est bien pressante; bientôt la fierté plie, recule, fuit, et laisse le champ de bataille à la pauvreté, qui ne rougit de rien, et qui sollicite en ce moment votre libéralité Lélio. - Je t'entends; tu me demandes quelque argent pour récompense de l'avis que tu vas me donner. Trivelin. - Vous y êtes; les âmes généreuses ont cela de bon, qu'elles devinent ce qu'il vous faut et vous épargnent la honte d'expliquer vos besoins; que cela est beau! Lélio. - Je consens à ce que tu demandes, à une condition à mon tour c'est que le secret que tu m'apprendras vaudra la peine d'être payé; et je serai de bonne foi là -dessus. Dis à présent. Trivelin. - Pourquoi faut-il que la rareté de l'argent ait ruiné la générosité de vos pareils? Quelle misère! mais n'importe; votre équité me rendra ce que votre économie me retranche, et je commence Vous croyez le Chevalier votre intime et fidèle ami, n'est-ce pas? Lélio. - Oui, sans doute. Trivelin. - Erreur. Lélio. - En quoi donc? Trivelin. - Vous croyez que la Comtesse vous aime toujours? Lélio. - J'en suis persuadé. Trivelin. - Erreur, trois fois erreur! Lélio. - Comment? Trivelin. - Oui, Monsieur; vous n'avez ni ami ni maÃtresse. Quel brigandage dans ce monde! la Comtesse ne vous aime plus, le Chevalier vous a escamoté son coeur il l'aime, il en est aimé, c'est un fait; je le sais, je l'ai vu, je vous en avertis; faites-en votre profit et le mien. Lélio. - Eh! dis-moi, as-tu remarqué quelque chose qui te rende sûr de cela? Trivelin. - Monsieur, on peut se fier à mes observations. Tenez, je n'ai qu'à regarder une femme entre deux yeux, je vous dirai ce qu'elle sent et ce qu'elle sentira, le tout à une virgule près. Tout ce qui se passe dans son coeur s'écrit sur son visage, et j'ai tant étudié cette écriture-là , que je la lis tout aussi couramment que la mienne. Par exemple, tantôt, pendant que vous vous amusiez dans le jardin à cueillir des fleurs pour la Comtesse, je raccommodais près d'elle une palissade, et je voyais le Chevalier, sautillant, rire et folâtrer avec elle. Que vous êtes badin! lui disait-elle, en souriant négligemment à ses enjouements. Tout autre que moi n'aurait rien remarqué dans ce sourire-là ; c'était un chiffre. Savez-vous ce qu'il signifiait? Que vous m'amusez agréablement, Chevalier! Que vous êtes aimable dans vos façons! Ne sentez-vous pas que vous me plaisez? Lélio. - Cela est bon; mais rapporte-moi quelque chose que je puisse expliquer, moi, qui ne suis pas si savant que toi Trivelin. - En voici qui ne demande nulle condition. Le Chevalier continuait, lui volait quelques baisers, dont on se fâchait, et qu'on n'esquivait pas. Laissez-moi donc, disait-elle avec un visage indolent, qui ne faisait rien pour se tirer d'affaires, qui avait la paresse de rester exposé à l'injure; mais, en vérité, vous n'y songez pas, ajoutait-elle ensuite. Et moi, tout en raccommodant ma palissade, j'expliquais ce vous n'y songez pas, et ce laissez-moi donc; et je voyais que cela voulait dire Courage, Chevalier, encore un baiser sur le même ton; surprenez-moi toujours, afin de sauver les bienséances; je ne dois consentir à rien; mais si vous êtes adroit, je n'y saurais que faire; ce ne sera pas ma faute. Lélio. - Oui-da; c'est quelque chose que des baisers. Trivelin. - Voici le plus touchant. Ah! la belle main! s'écria-t-il ensuite; souffrez que je l'admire. Il n'est pas nécessaire. De grâce. Je ne veux point... Ce nonobstant, la main est prise, admirée, caressée; cela va *tout de suite... Arrêtez-vous... Point de nouvelles. Un coup d'éventail par là -dessus, coup galant qui signifie Ne lâchez point; l'éventail est saisi; nouvelles pirateries sur la main qu'on tient; l'autre vient à son secours; autant de pris encore par l'ennemi Mais je ne vous comprends point; finissez donc. Vous en parlez bien à votre aise, Madame. Alors la Comtesse de s'embarrasser, le Chevalier de la regarder tendrement; elle de rougir; lui de s'animer; elle de se fâcher sans colère; lui de se jeter à ses genoux sans repentance; elle de pousser honteusement un demi-soupir; lui de riposter effrontément par un tout entier; et puis vient du silence; et puis des regards qui sont bien tendres; et puis d'autres qui n'osent pas l'être; et puis... Qu'est-ce que cela signifie, Monsieur? Vous le voyez bien, Madame. Levez-vous donc. Me pardonnez-vous? Ah je ne sais. Le procès en était là quand vous êtes venu, mais je crois maintenant les parties d'accord Qu'en dites-vous? Lélio. - Je dis que ta découverte commence à prendre forme. Trivelin. - Commence à prendre forme! Et jusqu'où prétendez-vous donc que je la conduise pour vous persuader? Je désespère de la pousser jamais plus loin; j'ai vu l'amour naissant; quand il sera grand garçon, j'aurai beau l'attendre auprès de la palissade, au diable s'il y vient badiner; or, il grandira, au moins, s'il n'est déjà grandi; car il m'a paru aller bon train, le gaillard. Lélio. - Fort bon train, ma foi. Trivelin. - Que dites-vous de la Comtesse? Ne l'auriez-vous pas épousé sans moi? Si vous aviez vu de quel air elle abandonnait sa main blanche au Chevalier!... Lélio. - En vérité, te paraissait-il qu'elle y prit goût? Trivelin. - Oui, Monsieur. A part. On dirait qu'il y en prend aussi, lui. A Lélio. Eh bien, trouvez-vous que mon avis mérite salaire? Lélio. - Sans difficulté. Tu es un coquin. Trivelin. - Sans difficulté, tu es un coquin voilà un prélude de reconnaissance bien bizarre. Lélio. - Le Chevalier te donnerait cent coups de bâton, si je lui disais que tu le trahis. Oh ces coups de bâton que tu mérites, ma bonté te les épargne; je ne dirai mot. Adieu; tu dois être content; te voilà payé. Il s'en va. Scène IV Trivelin Trivelin. - Je n'avais jamais vu de monnaie frappée à ce coin-là . Adieu, Monsieur, je suis votre serviteur; que le ciel veuille vous combler des faveurs que je mérite! De toutes les grimaces que m'a fait la fortune, voilà certes la plus comique; me payer en exemption de coups de bâton! c'est ce qu'on appelle faire argent de tout. Je n'y comprends rien je lui dis que sa maÃtresse le plante là ; il me demande si elle y prend goût. Est-ce que notre faux Chevalier m'en ferait accroire? Et seraient-ils tous deux meilleurs amis que je ne pense? Scène V Arlequin, Trivelin Trivelin, à part. - Interrogeons un peu Arlequin là -dessus. Haut. Ah! te voilà ! où vas-tu? Arlequin. - Voir s'il y a des lettres pour mon maÃtre. Trivelin. - Tu me parais occupé; à quoi est-ce que tu rêves? Arlequin. - A des louis d'or. Trivelin. - Diantre! tes réflexions sont de riche étoffe. Arlequin. - Et je te cherchais aussi pour te parler. Trivelin. - Et que veux-tu de moi? Arlequin. - T'entretenir de louis d'or. Trivelin. - Encore des louis d'or! Mais tu as une mine d'or dans ta tête. Arlequin. - Dis-moi, mon ami, où as-tu pris toutes ces pistoles que je t'ai vu tantôt tirer de ta poche pour la bouteille de vin que nous avons bu au cabaret du bourg? Je voudrais bien savoir le secret que tu as pour en faire. Trivelin. - Mon ami, je ne pourrais guère te donner le secret d'en faire; je n'ai jamais possédé que le secret de le dépenser. Arlequin. - Oh! j'ai aussi un secret qui est bon pour cela, moi; je l'ai appris au cabaret en perfection. Trivelin. - Oui-da, on fait son affaire avec du vin, quoique lentement; mais en y joignant une pincée d'inclination pour le beau sexe, on réussit bien autrement. Arlequin. - Ah le beau sexe, on ne trouve point de cet ingrédient-là ici. Trivelin. - Tu n'y demeureras pas toujours. Mais de grâce, instruis-moi d'une chose à ton tour ton maÃtre et Monsieur le Chevalier s'aiment-ils beaucoup? Arlequin. - Oui. Trivelin. - Fi! Se témoignent-ils de grands empressements? Se font-ils beaucoup d'amitiés? Arlequin. - Ils se disent Comment te portes-tu? A ton service. Et moi aussi. J'en suis bien aise... Après cela ils dÃnent et soupent ensemble; et puis Bonsoir; je te souhaite une bonne nuit, et puis ils se couchent, et puis ils dorment, et puis le jour vient. Est-ce que tu veux qu'ils se disent des injures? Trivelin. - Non, mon ami; c'est que j'avais quelque petite raison de te demander cela, par rapport à quelque aventure qui m'est arrivée ici. Arlequin. - Toi? Trivelin. - Oui, j'ai touché le coeur d'une aimable personne, et l'amitié de nos maÃtres prolongera notre séjour ici. Arlequin. - Et où est-ce que cette rare personne-là habite avec son coeur? Trivelin. - Ici, te dis-je. Malpeste, c'est une affaire qui m'est de conséquence. Arlequin. - Quel plaisir! Elle est jeune? Trivelin. - Je lui crois dix-neuf à vingt ans. Arlequin. - Ah! le tendron! Elle est jolie? Trivelin. - Jolie! quelle maigre épithète! Vous lui manquez de respect; sachez qu'elle est charmante, adorable, digne de moi. Arlequin, touché. - Ah! m'amour! friandise de mon âme! Trivelin. - Et c'est de sa main mignonne que je tiens ces louis d'or dont tu parles, et que le don qu'elle m'en a fait me rend si précieux. Arlequin, à ce mot, laisse aller ses bras. - Je n'en puis plus. Trivelin, à part. - Il me divertit; je veux le pousser jusqu'à l'évanouissement. Ce n'est pas le tout, mon ami ses discours ont charmé mon coeur; de la manière dont elle m'a peint, j'avais honte de me trouver si aimable. M'aimerez-vous? me disait-elle; puis-je compter sur votre coeur? Arlequin, transporté. - Oui, ma reine. Trivelin. - A qui parles-tu? Arlequin. - A elle; j'ai cru qu'elle m'interrogeait. Trivelin, riant. - Ah! ah! ah! Pendant qu'elle me parlait, ingénieuse à me prouver sa tendresse, elle fouillait dans sa poche pour en tirer cet or qui fait mes délices. Prenez, m'a-t-elle dit en me le glissant dans la. main; et comme poliment j'ouvrais ma main avec lenteur prenez donc, s'est-elle écriée, ce n'est là qu'un échantillon du coffre-fort que je vous destine; alors je me suis rendu; car un échantillon ne se refuse point. Arlequin jette sa batte et sa ceinture à terre, et se jetant à genoux, il dit. - Ah! mon ami, je tombe à tes pieds pour te supplier, en toute humilité, de me montrer seulement la face royale de cette incomparable fille, qui donne un coeur et des louis d'or du Pérou avec; peut-être me fera-t-elle aussi présent de quelque échantillon; je ne veux que la voir, l'admirer, et puis mourir content. Trivelin. - Cela ne se peut pas, mon enfant; il ne faut pas régler tes espérances sur mes aventures; vois-tu bien, entre le baudet et le cheval d'Espagne, il y a quelque différence. Arlequin. - Hélas! je te regarde comme le premier cheval du monde. Trivelin. - Tu abuses de mes comparaisons; je te permets de m'estimer, Arlequin, mais ne me loue jamais. Arlequin. - Montre-moi donc cette fille... Trivelin. - Cela ne se peut pas; mais je t'aime, et tu te sentiras de ma bonne fortune dès aujourd'hui je te fonde une bouteille de Bourgogne pour autant de jours que nous serons ici. Arlequin, demi-pleurant. - Une bouteille par jour, cela fait trente bouteilles par mois; pour me consoler dans ma douleur, donne-moi en argent la fondation du premier mois. Trivelin. - Mon fils, je suis bien aise d'assister à chaque paiement. Arlequin, en s'en allant et pleurant. - Je ne verrai donc point ma reine? Où êtes-vous donc, petit louis d'or de mon âme? Hélas! je m'en vais vous chercher partout Hi! hi! hi! hi!... Et puis d'un ton net. Veux-tu aller boire le premier mois de fondation? Trivelin. - Voilà mon maÃtre, je ne saurais; mais va m'attendre. Arlequin s'en va en recommençant Hi! hi! hi! hi! Scène VI Le Chevalier, Trivelin Trivelin, un moment seul. - Je lui ai renversé l'esprit; ah! ah! ah! ah! le pauvre garçon! Il n'est pas digne d'être associé à notre intrigue. Le Chevalier vient, et Trivelin dit Ah! vous voilà , Chevalier sans pareil. Eh bien! notre affaire va-t-elle bien? Le Chevalier, comme en colère. - Fort bien, Mons Trivelin; mais je vous cherchais pour vous dire que vous ne valez rien. Trivelin. - C'est bien peu de chose que rien et vous me cherchiez tout exprès pour me dire cela? Le Chevalier. - En un mot, tu es un coquin. Trivelin. - Vous voilà dans l'erreur de tout le monde. Le Chevalier. - Un fourbe, de qui je me vengerai. Trivelin. - Mes vertus ont cela de malheureux, qu'elles n'ont jamais été connues de personne. Le Chevalier. - Je voudrais bien savoir de quoi vous vous mêlez, d'aller dire à Monsieur Lélio que j'aime la Comtesse? Trivelin. - Comment! il vous a rapporté ce que je lui ai dit? Le Chevalier. - Sans doute. Trivelin. - Vous me faites plaisir de m'en avertir; pour payer mon avis, il avait promis de se taire; il a parlé, la dette subsiste. Le Chevalier. - Fort bien! c'était donc pour tirer de l'argent de lui, Monsieur le faquin? Trivelin. - Monsieur le faquin! retranchez ces petits agréments-là de votre discours; ce sont des fleurs de rhétorique qui m'entêtent; je voulais avoir de l'argent, cela est vrai. Le Chevalier. - Eh! ne t'en avais-je pas donné? Trivelin. - Ne l'avais-je pas pris de bonne grâce? De quoi vous plaignez-vous? Votre argent est-il insociable? Ne pouvait-il pas s'accommoder avec celui de Monsieur Lélio? Le Chevalier. - Prends-y garde; si tu retombes encore dans la moindre impertinence, j'ai une maÃtresse qui aura soin de toi, je t'en assure. Trivelin. - Arrêtez; ma discrétion s'affaiblit, je l'avoue; je la sens infirme; il sera bon de la rétablir par un baiser ou deux. Le Chevalier. - Non. Trivelin. - Convertissons donc cela en autre chose. Le Chevalier. - Je ne saurais. Trivelin. - Vous ne m'entendez point; je ne puis me résoudre à vous dire le mot de l'énigme. Le Chevalier tire sa montre. Ah! ah! tu la devineras; tu n'y es plus; le mot n'est pas une montre; la montre en approche pourtant, à cause du métal. Le Chevalier. - Eh! je vous entends à merveille; qu'à cela ne tienne. Trivelin. - J'aime pourtant mieux un baiser. Le Chevalier. - Tiens; mais observe ta conduite. Trivelin. - Ah! friponne, tu triches ma flamme; tu t'esquives, mais avec tant de grâce, qu'il faut me rendre. Scène VII Le Chevalier, Trivelin, Arlequin Arlequin, qui vient, a écouté la fin de la scène par derrière. Dans le temps que le Chevalier donne de l'argent à Trivelin, d'une main il prend l'argent, et de l'autre il embrasse le Chevalier. Arlequin. - Ah! je la tiens! ah! m'amour, je me meurs! cher petit lingot d'or, je n'en puis plus. Ah! Trivelin! je suis heureux! Trivelin. - Et moi volé. Le Chevalier. - Je suis au désespoir; mon secret est découvert. Arlequin. - Laissez-moi vous contempler, cassette de mon âme qu'elle est jolie! Mignarde, mon coeur s'en va, je me trouve mal. Vite un échantillon pour me remettre; ah! ah! ah! ah! Le Chevalier, à Trivelin. - Débarrasse-moi de lui; que veut-il dire avec son échantillon? Trivelin. - Bon! bon! c'est de l'argent qu'il demande. Le Chevalier. - S'il ne tient qu'à cela pour venir à bout du dessein que je poursuis, emmène-le, et engage-le au secret, voilà de quoi le faire taire. A Arlequin. Mon cher Arlequin, ne me découvre point; je te promets des échantillons tant que tu voudras. Trivelin va t'en donner; suis-le, et ne dis mot; tu n'aurais rien si tu parlais. Arlequin. - Malepeste! je serai sage. M'aimerez-vous, petit homme? Le Chevalier. - sans doute. Trivelin. - Allons, mon fils, tu te souviens bien de la bouteille de fondation; allons la boire. Arlequin, sans bouger. - Allons. Trivelin.. - Viens donc. Au Chevalier. Allez votre chemin, et ne vous embarrassez de rien. Arlequin, en s'en allant. - Ah! La belle trouvaille! la belle trouvaille! Scène VIII La Comtesse, Le Chevalier Le Chevalier, seul un moment. - A tout hasard, continuons ce que j'ai commencé. Je prends trop de plaisir à mon projet pour l'abandonner; dût-il m'en coûter encore vingt pistoles, le veux tâcher d'en venir à bout. Voici La Comtesse; je la crois dans de bonnes dispositions pour moi; achevons de la déterminer. Vous me paraissez bien triste, Madame; qu'avez-vous? La Comtesse, à part. - Eprouvons ce qu'il pense. Au Chevalier. Je viens vous faire un compliment qui me déplaÃt; mais je ne saurais m'en dispenser. Le Chevalier. - Ahi, notre conversation débute mal, Madame. La Comtesse. - Vous avez pu remarquer que je vous voyais ici avec plaisir; et s'il ne tenait qu'à moi, j'en aurais encore beaucoup à vous y voir. Le Chevalier. - J'entends; je vous épargne le reste, et je vais coucher à Paris. La Comtesse. - Ne vous en prenez pas à moi, je vous le demande en grâce. Le Chevalier. - Je n'examine rien; vous ordonnez, j'obéis. La Comtesse. - Ne dites point que j'ordonne. Le Chevalier. - Eh! Madame, je ne vaux pas la peine que vous vous excusiez, et vous êtes trop bonne. La Comtesse. - Non, vous dis-je; et si vous voulez rester, en vérité vous êtes le maÃtre. Le Chevalier. - Vous ne risquez rien à me donner carte blanche; je sais le respect que je dois à vos véritables intentions. La Comtesse. - Mais, Chevalier, il ne faut pas respecter des chimères. Le Chevalier. - Il n'y a rien de plus poli que ce discours-là . La Comtesse. - il n'y a rien de plus désagréable que votre obstination à me croire polie; car il faudra, malgré moi, que je la sois. Je suis d'un sexe un peu fier. Je vous dis de rester, je ne saurais aller plus loin; aidez-vous. Le Chevalier, à part. - Sa fierté se meurt, je veux l'achever. Haut. Adieu, Madame; je craindrais de prendre le change, je suis tenté de demeurer, et je fuis le danger de mal interpréter vos honnêtetés. Adieu; vous renvoyez mon coeur dans un terrible état. La Comtesse. - Vit-on jamais un pareil esprit, avec son coeur qui n'a pas le sens commun? Le Chevalier, se retournant. - Du moins, Madame, attendez que je sois parti, pour marquer un dégoût à mon égard. La Comtesse. - Allez, Monsieur; je ne saurais attendre; allez à Paris chercher des femmes qui s'expliquent plus précisément que moi, qui vous prient de rester en termes formels, qui ne rougissent de rien. Pour moi, je me ménage, je sais ce que je me dois; et vous partirez, puisque vous avez la fureur de prendre tout de travers. Le Chevalier. - Vous ferai-je plaisir de rester? La Comtesse. - Peut-on mettre une femme entre le oui et le non? Quelle brusque alternative! Y a-t-il rien de plus haïssable qu'un homme qui ne saurait deviner? Mais allez-vous-en, je suis lasse de tout faire. Le Chevalier, faisant semblant de s'en aller. - Je devine donc; je me sauve. La Comtesse. - Il devine, dit-il; il devine, et s'en va; la belle pénétration! Je ne sais pourquoi cet homme m'a plu. Lélio n'a qu'à le suivre, je le congédie; je ne veux plus de ces importuns-là chez moi. Ah! que je hais les hommes à présent! Qu'ils sont insupportables! J'y renonce de bon coeur. Le Chevalier, comme revenant sur ses pas. - Je ne songeais pas, Madame, que je vais dans un pays où je puis vous rendre quelque service; n'avez-vous rien à m'y commander? La Comtesse. - Oui-da; oubliez que je souhaitais que vous restassiez ici; voilà tout. Le Chevalier. - Voilà une commission qui m'en donne une autre, c'est celle de rester, et je m'en tiens à la dernière. La Comtesse. - Comment! vous comprenez cela? Quel prodige! En vérité, il n'y a pas moyen de s'étourdir sur les bontés qu'on a pour vous; il faut se résoudre à les sentir, ou vous laisser là . Le Chevalier. - Je vous aime, et ne présume rien en ma faveur. La Comtesse. - Je n'entends pas que vous présumiez rien non plus. Le Chevalier. - Il est donc inutile de me retenir, Madame. La Comtesse. - Inutile! Comme il prend tout! mais il faut bien observer ce qu'on vous dit. Le Chevalier. - Mais aussi, que ne vous expliquez-vous franchement? Je pars, vous me retenez; je crois que c'est pour quelque chose qui en vaudra la peine, point du tout; c'est pour me dire Je n'entends pas que vous présumiez rien non plus. N'est-ce pas là quelque chose de bien tentant? Et moi, Madame, je n'entends point vivre comme cela; je ne saurais, je vous aime trop. La Comtesse. - Vous avez là un amour bien mutin, il est bien pressé. Le Chevalier. - Ce n'est pas ma faute, il est comme vous me l'avez donné. La Comtesse. - Voyons donc; que voulez-vous? Le Chevalier. - Vous plaire. La Comtesse. - Hé bien, il faut espérer que cela viendra. Le Chevalier. - Moi! me jeter dans l'espérance! Oh! que non; je ne donne point dans un pays perdu, je ne saurais où je marche. La Comtesse. - Marchez, marchez; on ne vous égarera pas. Le Chevalier. - Donnez-moi votre coeur pour compagnon de voyage, et je m'embarque. La Comtesse. - Hum! nous n'irons peut-être pas loin ensemble. Le Chevalier. - Hé par où devinez-vous cela? La Comtesse. - C'est que le vous crois volage. Le Chevalier. - Vous m'avez fait peur; j'ai cru votre soupçon plus grave; mais pour volage, s'il n'y a que cela qui vous retienne, partons; quand vous me connaÃtrez mieux, vous ne me reprocherez pas ce défaut-là . La Comtesse. - Parlons raisonnablement vous pourrez me plaire, je n'en disconviens pas; mais est-il naturel que vous plaisiez tout d'un coup? Le Chevalier. - Non; mais si vous vous réglez avec moi sur ce qui est naturel, je ne tiens rien; je ne saurais obtenir votre coeur que gratis. Si j'attends que je l'aie gagné, nous n'aurons jamais fait; je connais ce que vous valez et ce que je vaux. La Comtesse. - Fiez-vous à moi; je suis généreuse, je vous ferai peut-être grâce. Le Chevalier. - Rayez le peut-être; ce que vous dites en sera plus doux. La Comtesse. - Laissons-le; il ne peut être là que par bienséance. Le Chevalier. - Le voilà un peu mieux placé, par exemple. La Comtesse. - C'est que j'ai voulu vous raccommoder avec lui. Le Chevalier. - Venons au fait; m'aimerez-vous? La Comtesse. - Mais, au bout du compte, m'aimez-vous, vous-même? Le Chevalier. - Oui, Madame; j'ai fait ce grand effort-là . La Comtesse. - Il y a si peu de temps que vous me connaissez, que je ne laisse pas que d'en être surprise. Le Chevalier. - Vous, surprise! Il fait jour, le soleil nous luit; cela ne vous surprend-il pas aussi? Car je ne sais que répondre à de pareils discours, moi. Eh! Madame, faut-il vous voir plus d'un moment pour apprendre à vous adorer? La Comtesse. - Je vous crois, ne vous fâchez point; ne me chicanez pas davantage. Le Chevalier. - Oui, Comtesse, je vous aime; et de tous les hommes qui peuvent aimer, il n'y en a pas un dont l'amour soit si pur, si raisonnable, je vous en fais serment sur cette belle main, qui veut bien se livrer à mes caresses; regardez-moi, Madame; tournez vos beaux yeux sur moi, ne me volez point le doux embarras que j'y fais naÃtre. Ha quels regards! Qu'ils sont charmants! Qui est-ce qui aurait jamais dit qu'ils, tomberaient sur moi? La Comtesse. - En voilà assez; rendez-moi ma main; elle n'a que faire là ; vous parlerez bien sans elle. Le Chevalier. - Vous me l'avez laissé prendre, laissez-moi la garder. La Comtesse. - Courage; j'attends que vous ayez fini. Le Chevalier. - Je ne finirai jamais. La Comtesse. - Vous me faites oublier ce que j'avais à vous dire je suis venue tout exprès, et vous m'amusez toujours. Revenons; vous m'aimez, voilà qui va fort bien, mais comment ferons-nous? Lélio est jaloux de vous. Le Chevalier. - Moi, je le suis de lui; nous voilà quittes. [La Comtesse.] - Il a peur que vous ne m'aimiez. Le Chevalier. - C'est un nigaud d'en avoir peur; il devrait en être sûr. La Comtesse. - Il craint que je ne vous aime. Le Chevalier. - Hé pourquoi ne m'aimeriez-vous pas? Je le trouve plaisant. Il fallait lui dire que vous m'aimiez, pour le guérir de sa crainte. La Comtesse. - Mais, Chevalier, il faut le penser pour le dire. Le Chevalier. - Comment! ne m'avez-vous pas dit tout à l'heure que vous me ferez grâce? La Comtesse. - Je vous ai dit Peut-être. Le Chevalier. - Ne savais-je pas bien que le maudit peut-être me jouerait un mauvais tour? Hé que faites-vous donc de mieux, si vous ne m'aimez pas? Est-ce encore Lélio qui triomphe? La Comtesse. - Lélio commence bien à me déplaire. Le Chevalier. - Qu'il achève donc, et nous laisse en repos. La Comtesse. - C'est le caractère le plus singulier. Le Chevalier. - L'homme le plus ennuyant. La Comtesse. - Et brusque avec cela, toujours inquiet. Je ne sais quel parti prendre avec lui. Le Chevalier. - Le parti de la raison. La Comtesse. - La raison ne plaide plus pour lui, non plus que mon coeur. Le Chevalier. - Il faut qu'il perde son procès. La Comtesse. - Me le conseillez-vous? Je crois qu'effectivement il en faut venir là . Le Chevalier. - Oui; mais de votre coeur, qu'en ferez-vous après? La Comtesse. - De quoi vous mêlez-vous? Le Chevalier. - Parbleu! de mes affaires. La Comtesse. - Vous le saurez trop tôt. Le Chevalier. - Morbleu! La Comtesse. - Qu'avez-vous? Le Chevalier. - C'est que vous avez des longueurs qui me désespèrent. La Comtesse. - Mais vous êtes bien impatient, Chevalier! Personne n'est comme vous. Le Chevalier. - Ma foi! Madame, on est ce que l'on peut quand on vous aime. La Comtesse. - Attendez; je veux vous connaÃtre mieux. Le Chevalier. - Je suis vif, et je vous adore, me voilà tout entier; mais trouvons un expédient qui vous mette à votre aise si je vous déplais, dites-moi de partir, et je pars, il n'en sera plus parlé; si je puis espérer quelque chose, ne me dites rien, je vous dispense de me répondre; votre silence fera ma joie, et il ne vous en coûtera pas une syllabe. Vous ne sauriez prononcer à moins de frais. La Comtesse. - Ah! Le Chevalier. - Je suis content. La Comtesse. - J'étais pourtant venue pour vous dire de nous quitter; Lélio m'en avait prié. Le Chevalier. - Laissons là Lélio; sa cause ne vaut rien. Scène IX Le Chevalier, La Comtesse, Lélio Lélio arrive en faisant au Chevalier des signes de joie. Lélio. - Tout beau, Monsieur Le Chevalier, tout beau; laissons là Lélio, dites-vous! Vous le méprisez bien! Ah! grâces au ciel et à la bonté de Madame, il n'en sera rien, s'il vous plaÃt. Lélio, qui vaut mieux que vous, restera, et vous vous en irez. Comment, morbleu! que dites-vous de lui, Madame? Ne suis-je pas entre les mains d'un ami bien scrupuleux? Son procédé n'est-il pas édifiant? Le Chevalier. - Eh! Que trouvez-vous de si étrange à mon procédé, Monsieur? Quand je suis devenu votre ami, ai-je fait voeu de rompre avec la beauté, les grâces et tout ce qu'il y a de plus aimable dans le monde? Non, parbleu! Votre amitié est belle et bonne, mais je m'en passerai mieux que d'amour pour Madame. Vous trouvez un rival; eh bien! prenez patience. En êtes-vous étonné, si Madame n'a pas la complaisance de s'enfermer pour vous; vos étonnements ont tout l'air d'être fréquents, et il faudra bien que vous vous y accoutumiez. Lélio. - Je n'ai rien à vous répondre; Madame aura soin de me venger de vos louables entreprises. A La Comtesse. Voulez-vous bien que je vous donne la main, Madame? car je ne vous crois pas extrêmement amusée des discours de Monsieur. La Comtesse, sérieuse et se retirant. - Où voulez-vous que j'aille? Nous pouvons nous promener ensemble; je ne me plains pas du Chevalier s'il m'aime, je ne saurais me fâcher de la manière dont il le dit, et je n'aurais tout au plus à lui reprocher que la médiocrité de son goût. Le Chevalier. - Ah! j'aurai plus de partisans de mon goût que vous n'en aurez de vos reproches, Madame. Lélio, en colère. - Cela va le mieux du monde, et je joue ici un fort aimable personnage! Je ne sais quelles sont vos vues, Madame; mais... La Comtesse. - Ah! je n'aime pas les emportés; je vous reverrai quand vous serez plus calme. Elle sort. Scène X Le Chevalier, Lélio Lélio regarde aller La Comtesse. Quand elle ne paraÃt plus, il se met à éclater de rire. - Ah! ah! ah! ah! voilà une femme bien dupe! Qu'en dis-tu? ai-je bonne grâce à faire le jaloux? La Comtesse reparaÃt seulement pour voir ce qui se passe. Lélio dit bas Elle revient pour nous observer. Haut. Nous verrons ce qu'il en sera, Chevalier; nous verrons. Le Chevalier, bas. - Ah! l'excellent fourbe! Haut. Adieu, Lélio! Vous le prendrez sur le ton qu'il vous plaira; je vous en donne ma parole. Adieu. Ils s'en vont chacun de leur coté. Acte III Scène première Lélio, Arlequin Arlequin entre pleurant. - Hi! hi! hi! hi! Lélio. - Dis-moi donc pourquoi tu pleures; je veux le savoir absolument. Arlequin, plus fort. - Hi! hi! hi! hi! Lélio. - Mais quel est le sujet de ton affliction? Arlequin. - Ah! Monsieur, voilà qui est fini; je ne serai plus gaillard. Lélio. - Pourquoi? Arlequin. - Faute d'avoir envie de rire. Lélio. - Et d'où vient que tu n'as plus envie de rire, imbécile? Arlequin. - A cause de ma tristesse. Lélio. - Je te demande ce qui te rend triste. Arlequin. - C'est un grand chagrin, Monsieur. Lélio. - Il ne rira plus parce qu'il est triste, et il est triste à cause d'un grand chagrin. Te plaira-t-il de t'expliquer mieux? Sais-tu bien que je me fâcherai à la fin? Arlequin. - Hélas! je vous dis la vérité. Il soupire. Lélio. - Tu me la dis si sottement, que je n'y comprends rien; t'a-t-on fait du mal? Arlequin. - Beaucoup de mal. Lélio. - Est-ce qu'on t'a battu? Arlequin. - Pû! bien pis que tout, cela, ma foi. Lélio. - Bien pis que tout cela? Arlequin. - Oui; quand un pauvre homme perd de l'or, il faut qu'il meure; et je mourrai aussi, je n'y manquerai pas. Lélio. - Que veut dire de l'or? Arlequin. - De l'or du Pérou; voilà comme on dit qu'il s'appelle. Lélio. - Est-ce que tu en avais? Arlequin. - Eh! vraiment oui; voilà mon affaire. Je n'en ai plus, je pleure; quand j'en avais, j'étais bien aise. Lélio. - Qui est-ce qui te l'avait donné, cet or? Arlequin. - C'est Monsieur le Chevalier qui m'avait fait présent de cet échantillon-là . Lélio. - De quel échantillon? Arleqùin. - Eh! je vous le dis. Lélio. - Quelle patience il faut avoir avec ce nigaud-là ! Sachons pourtant ce que c'est. Arlequin, fais trêve à tes larmes. Si tu te plains de quelqu'un, j'y mettrai ordre; mais éclaircis-moi la chose. Tu me parles d'un or du Pérou, après cela d'un échantillon je ne t'entends point; réponds-moi précisément; le Chevalier t'a-t-il donné de l'or? Arlequin. - Pas à moi; mais il l'avait donné devant moi à Trivelin pour me le rendre en main propre; mais cette main propre n'en a point tâté; le fripon a tout gardé dans la sienne, qui n'était pas plus propre que la mienne. Lélio. - Cet or était-il en quantité? Combien de louis y avait-il? Arlequin. - Peut-être quarante ou cinquante; je ne les ai pas comptés. Lélio. - Quarante ou cinquante! Et pourquoi le Chevalier te faisait-il ce présent-là ? Arlequin. - Parce que je lui avais demandé un échantillon. Lélio. - Encore ton échantillon! Arlequin. - Eh! vraiment oui; Monsieur le Chevalier en avait aussi donné à Trivelin. Lélio. - Je ne saurais débrouiller ce qu'il veut dire; il y a cependant quelque chose là -dedans qui peut me regarder. Réponds-moi avais-tu rendu au Chevalier quelque service qui l'engageât à te récompenser. Arlequin. - Non; mais j'étais jaloux de ce qu'il aimait Trivelin, de ce qu'il avait charmé son coeur et mis de l'or dans sa bourse; et moi, je voulais aussi avoir le coeur charmé et la bourse pleine. Lélio. - Quel étrange galimatias me fais-tu là ? Arlequin. - Il n'y a pourtant rien de plus vrai que tout cela. Lélio. - Quel rapport y a-t-il entre le coeur de Trivelin et le Chevalier? Le Chevalier a-t-il de si grands charmes? Tu parles de lui comme d'une femme. Arlequin. - Tant y a qu'il est ravissant, et qu'il fera aussi rafle de votre coeur, quand vous le connaÃtrez. Allez, pour voir, lui dire Je vous connais et je garderai le secret. Vous verrez si ce n'est pas un échantillon qui vous viendra sur-le-champ, et vous me direz si je suis fou. Lélio. - Je n'y comprends rien. Mais qui est-il, le Chevalier? Arlequin. - Voilà justement le secret qui fait avoir un présent, quand on le garde. Lélio. - Je prétends que tu me le dises, moi. Arlequin. - Vous me ruineriez, Monsieur, il ne me donnerait plus rien, ce charmant petit semblant d'homme, et je l'aime trop pour le fâcher. Lélio. - Ce petit semblant d'homme! Que veut-il dire? et que signifie son transport? En quoi le trouves-tu donc plus charmant qu'un autre? Arlequin. - Ah! Monsieur, on ne voit point d'hommes comme lui; il n'y en a point dans le monde; c'est folie que d'en chercher; mais sa mascarade empêche de voir cela. Lélio. - Sa mascarade! Ce qu'il me dit là me fait naÃtre une pensée que toutes mes réflexions fortifient; le Chevalier a de certains traits, un certain minois... Mais voici Trivelin; je veux le forcer à me dire la vérité, s'il la sait; j'en tirerai meilleure raison que de ce butor-là . A Arlequin. Va-t'en; je tâcherai de te faire ravoir ton argent. Arlequin part en lui baisant la main et se plaignant Scène II Lélio, Trivelin Trivelin entre en rêvant, et, voyant Lélio, il dit. - Voici ma mauvaise paye; la physionomie de cet homme-là m'est devenue fâcheuse; promenons-nous d'un autre côté. Lélio l'appelle. - Trivelin, je voudrais bien te parler. Trivelin. - A moi, Monsieur? Ne pourriez-vous pas remettre cela? J'ai actuellement un mal de tête qui ne me permet de conversation avec personne. Lélio. - Bon, bon! c'est bien à toi à prendre garde à un petit mal de tête, approche. Trivelin. - Je n'ai, ma foi, rien de nouveau à vous apprendre, au moins. Lélio va à lui, et le prenant par le bras. - Viens donc. Trivelin. - Eh bien, de quoi s'agit-il? Vous reprocheriez-vous la récompense que vous m'avez donnée tantôt? Je n'ai jamais vu de bienfait dans ce goût-là ; voulez-vous rayer ce petit trait-là de votre vie? tenez, ce n'est qu'une vétille, mais les vétilles gâtent tout. Lélio. - Ecoute, ton verbiage me déplaÃt. Trivelin. - Je vous disais bien que je n'étais pas en état de paraÃtre en compagnie. Lélio. - Et je veux que tu répondes positivement à ce que je te demanderai; je réglerai mon procédé sur le tien. Trivelin. - Le vôtre sera donc court; car le mien sera bref. Je n'ai vaillant qu'une réplique, qui est que je ne sais rien; vous voyez bien que je ne vous ruinerai pas en interrogations. Lélio. - Si tu me dis la vérité, tu n'en seras pas fâché. Trivelin. - Sauriez-vous encore quelques coups de bâton à m'épargner? Lélio, fièrement. - Finissons. Trivelin, s'en allant. - J'obéis. Lélio. - Où vas-tu? Trivelin. - Pour finir une conversation, il n'y a rien de mieux que de la laisser là ; c'est le plus court, ce me semble. Lélio. - Tu m'impatientes, et je commence à me fâcher; tiens-toi là ; écoute, et me réponds. Trivelin, à part. - A qui en a ce diable d'homme-là ? Lélio. - Je crois que tu jures entre tes dents? Trivelin. - Cela m'arrive quelquefois par distraction. Lélio. - Crois-moi, traitons avec douceur ensemble, Trivelin, je t'en prie. Trivelin. - Oui-da, comme il convient à d'honnêtes gens. Lélio. - Y a-t-il longtemps que tu connais le Chevalier? Trivelin. - Non, c'est une nouvelle connaissance; la vôtre et la mienne sont de la même date. Lélio. - Sais-tu qui il est? Trivelin. - Il se dit cadet d'un aÃné gentilhomme; mais les titres, de cet aÃné, je ne les ai point vus; si je les vois jamais, je vous en promets copie. Lélio. - Parle-moi à coeur ouvert. Trivelin. - Je vous la promets, vous dis-je, je vous en donne ma parole; il n'y a point de sûreté de cette force-là nulle part. Lélio. - Tu me caches la vérité; le nom de Chevalier qu'il porte n'est qu'un faux nom. Trivelin. - Serait-il l'aÃné de sa famille? Je l'ai cru réduit à une légitime; voyez ce que c'est! Lélio. - Tu bats la campagne; ce Chevalier mal nommé, avoue-moi que tu l'aimes. Trivelin. - Eh! je l'aime par la règle générale qu'il faut aimer tout le monde; voilà ce qui le tire d'affaire auprès de moi. Lélio. - Tu t'y ranges avec plaisir, à cette règle-là . Trivelin. - Ma foi, Monsieur, vous vous trompez, rien ne me coûte tant que mes devoirs; plein de courage pour les vertus inutiles, je suis d'une tiédeur pour les nécessaires qui passe l'imagination; qu'est-ce que c'est que nous! N'êtes-vous pas comme moi, Monsieur? Lélio, avec dépit. - Fourbe! tu as de l'amour pour ce faux Chevalier. Trivelin. - Doucement, Monsieur; diantre! ceci est sérieux. Lélio. - Tu sais quel est son sexe. Trivelin. - Expliquons-nous. De sexes, je n'en connais que deux l'un qui se dit raisonnable, l'autre qui nous prouve que cela n'est pas vrai; duquel des deux le Chevalier est-il? Lélio, le prenant par le bouton. - Puisque tu m'y forces, ne perds rien de ce que je vais te dire. Je te ferai périr sous le bâton si tu me joues davantage; m'entends-tu? Trivelin. - Vous êtes clair. Lé Ne m'irrite point; j'ai dans cette affaire-ci un intérêt de la dernière conséquence; il y va de ma fortune; et tu parleras, ou je te tue. Trivelin. - Vous me tuerez si je ne parle? Hélas! Monsieur, si les babillards ne mouraient point, je serais éternel, ou personne ne le serait. Lélio. - Parle donc. Trivelin. - Donnez-moi un sujet; quelque petit qu'il soit, je m'en contente, et j'entre en matière. Lélio, tirant son épée. - Ah! tu ne veux pas! Voici qui te rendra plus docile. Trivelin, faisant l'effrayé. - Fi donc! Savez-vous bien que vous me feriez peur, sans votre physionomie d'honnête homme? Lélio, le regardant. - Coquin que tu es! Trivelin. - C'est mon habit qui est un coquin; pour moi, je suis un brave homme, mais avec cet équipage-là , on a de la probité en pure perte; cela ne fait ni honneur ni profit. Lélio, remettant son épée. - Va, je tâcherai de me passer de l'aveu que je te demandais; mais je te retrouverai, et tu me répondras de ce qui m'arrivera de fâcheux. Trivelin. - En quelque endroit que nous nous rencontrions, Monsieur, je sais ôter mon chapeau de bonne grâce, je vous en garantis la preuve, et vous serez content de moi. Lélio, en colère. - Retire-toi. Trivelin, s'en allant. - Il y a une heure que je vous l'ai proposé. Scène III Le Chevalier, Lélio, rêveur. Le Chevalier. - Eh bien! mon ami, la Comtesse écrit actuellement des lettres pour Paris; elle descendra bientôt, et veut se promener avec moi, m'a-t-elle dit. Sur cela, je viens t'avertir de ne nous pas interrompre quand nous serons ensemble, et d'aller bouder d'un autre côté, comme il appartient à un jaloux. Dans cette conversation-ci, je vais mettre la dernière main à notre grand oeuvre, et achever de la résoudre. Mais je voudrais que toutes tes espérances fussent remplies, et j'ai songé à une chose le dédit que tu as d'elle est-il bon? Il y a des dédits mal conçus et qui ne servent de rien; montre-moi le tien, je m'y connais, en cas qu'il y manquât quelque chose, on pourrait prendre des mesures. Lélio, à part. - Tâchons de le démasquer si mes soupçons sont justes. Le Chevalier. - Réponds-moi donc; à qui en as-tu? Lélio. - Je n'ai point le dédit sur moi; mais parlons d'autre chose. Le Chevalier. - Qu'y a-t-il de nouveau? Songes-tu encore à me faire épouser quelque autre femme avec la Comtesse? Lélio. - Non; je pense à quelque chose de plus sérieux; je veux me couper la gorge. Le Chevalier. - Diantre! quand tu te mêles du sérieux, tu le traites à fond; et que t'a fait ta gorge pour la couper? Lélio. - Point de plaisanterie. Le Chevalier, à part. - Arlequin aurait-il parlé! A Lélio. Si ta résolution tient, tu me feras ton légataire, peut-être? Lélio. - Vous serez de la partie dont je parle. Le Chevalier. - Moi! je n'ai rien à reprocher à ma gorge, et sans vanité je suis content d'elle. Lélio. - Et moi, je ne suis point content de vous, et c'est avec vous que je veux m'égorger. Le Chevalier. - Avec moi? Lélio. - Vous même. Le Chevalier, riant et le poussant de la main. - Ah! ah! ah! ah! Va te mettre au lit et te faire saigner, tu es malade. Lélio. - Suivez-moi. Le Chevalier, lui tâtant le pouls. - Voilà un pouls qui dénote un transport au cerveau; il faut que tu aies reçu un coup de soleil. Lélio. - Point tant de raisons; suivez-moi, vous dis-je. Le Chevalier. - Encore un coup, va te coucher, mon ami. Lélio. - Je vous regarde comme un lâche si vous ne marchez. Le Chevalier, avec pitié. - Pauvre homme! après ce que tu me dis là , tu es du moins heureux de n'avoir plus le bon sens. Lélio. - Oui, vous êtes aussi poltron qu'une femme. Le Chevalier, à part. - Tenons ferme. A Lélio. Lélio, je vous crois malade; tant pis pour vous si vous ne l'êtes pas. Lélio, avec dédain - Je vous dis que vous manquez de coeur, et qu'une quenouille siérait mieux à votre côté qu'une épée. Le Chevalier. - Avec une quenouille, mes pareils vous battraient encore. Lélio. - Oui, dans une ruelle. Le Chevalier. - Partout. Mais ma tête s'échauffe; vérifions un peu votre état. Regardez-moi entre deux yeux; je crains encore que ce ne soit un accès de fièvre, voyons. Lélio le regarde. Oui, vous avez quelque chose de fou dans le regard, et j'ai pu m'y tromper. Allons, allons; mais que je sache du moins en vertu de quoi je vais vous rendre sage. Lélio. - Nous passons dans ce petit bois, je vous le dirai là . Le Chevalier. - Hâtons-nous donc. A part. S'il me voit résolue, il sera peut-être poltron. Ils marchent tous deux, quand ils sont tout près de sortir du théâtre Lélio se retourne, regarde le Chevalier, et dit. - Vous me suivez donc? Le Chevalier. - Qu'appelez-vous, je vous suis? qu'est-ce que cette réflexion-là . Est-ce qu'il vous plairait à présent de prendre le transport au cerveau pour excuse? Oh! il n'est-plus temps; raisonnable ou fou; malade ou sain, marchez; je veux filer ma quenouille. Je vous arracherais, morbleu, d'entre les mains des médecins, voyez-vous! Poursuivons. Lélio le regarde avec attention. - C'est donc tout de bon? Le Chevalier. - Ne nous amusons point, vous dis-je, vous devriez être expédié. Lélio, revenant au théâtre - Doucement, mon ami; expliquons-nous à présent. Le Chevalier, lui serrant la main. - Je vous regarde comme un lâche si vous hésitez davantage. Lélio, à part. - Je me suis, ma foi, trompé; c'est un cavalier, et des plus résolus. Le Chevalier, mutin. - Vous êtes plus poltron qu'une femme. Lélio. - Parbleu! Chevalier, je t'en ai cru une; voilà la vérité. De quoi t'avises-tu aussi d'avoir un visage à toilette? Il n'y a point de femme à qui ce visage-là n'allât comme un charme; tu es masqué en coquette. Le Chevalier. - Masque vous-même; vite au bois! Lélio. - Non; je ne voulais faire qu'une épreuve. Tu as chargé Trivelin de donner de l'argent à Arlequin, je ne sais pourquoi. Le Chevalier, sérieusement. - Parce qu'étant seul il m'avait entendu dire quelque chose de notre projet, qu'il pouvait rapporter à la Comtesse; voilà pourquoi, Monsieur. Lélio. - Je ne devinais pas. Arlequin m'a tenu aussi des discours qui signifiaient que tu étais fille; ta beauté me l'a fait d'abord soupçonner; mais je me rends. Tu es beau, et encore plus brave; embrassons-nous et reprenons notre intrigue. Le Chevalier. - Quand un homme comme moi est en train, il a de la peine à s'arrêter. Lélio. - Tu as encore cela de commun avec la femme. Le Chevalier. - Quoi qu'il en soit, je ne suis curieux de tuer personne; je vous passe votre méprise; mais elle vaut bien une excuse. Lélio. - Je suis ton serviteur, Chevalier, et je te prie d'oublier mon incartade. Le Chevalier. - Je l'oublie, et suis ravi que notre réconciliation m'épargne une affaire épineuse, et sans doute un homicide. Notre duel était positif; et si j'en fais jamais un, il n'aura rien à démêler avec les ordonnances. Lélio. - Ce ne sera pas avec moi, je t'en assure. Le Chevalier. - Non, je te le promets. Lélio, lui donnant la main. - Touche là ; je t'en garantis autant. Arlequin arrive et se trouve là . Scène IV Le Chevalier, Lélio, Arlequin Arlequin. - Je vous demande pardon si je vous suis importun, Monsieur le Chevalier; mais ce larron de Trivelin ne veut pas me rendre l'argent que vous lui avez donné pour moi. J'ai pourtant été bien discret. Vous m'avez ordonné de ne pas dire que vous étiez fille; demandez à Monsieur Lélio si je lui en ai dit un mot; il n'en sait rien, et je ne lui apprendrai jamais. Le Chevalier, étonné - Peste soit du faquin! je n'y saurais plus tenir Arlequin, tristement. - Comment, faquin! C'est donc comme cela que vous m'aimez? A Lélio. Tenez, Monsieur, écoutez mes raisons; je suis venu tantôt, que Trivelin lui disait Que tu es charmante, ma poule! Baise-moi. Non. Donne-moi donc de l'argent. Ensuite il a avancé la main pour prendre cet argent; mais la mienne était là , et il est tombé dedans. Quand le Chevalier a vu que j'étais là Mon fils, m'a-t-il dit, n'apprends pas au monde que je suis une fillette. Non, mamour; mais donnez-moi votre coeur. Prends, a-t-elle repris. Ensuite elle a dit à Trivelin de me donner de l'or. Nous avons été boire ensemble, le cabaret en est témoin et je reviens exprès pour avoir l'or et le coeur; et voilà qu'on m'appelle un faquin! Le Chevalier rêve. Lélio. - Va-t'en, laisse-nous, et ne dis mot à personne. Arlequin sorts. - Ayez donc soin de mon bien. Hé, hé, hé Scène V Le Chevalier, Lélio Lélio. - Eh bien, Monsieur le duelliste, qui se battra sans blesser les ordonnances, je vous crois, mais qu'avez-vous à répondre? Le Chevalier. - Rien; il ne ment pas d'un mot. Lélio. - Vous voilà bien déconcertée, ma mie. Le Chevalier. - Moi, déconcertée! pas un petit brin, grâces au ciel; je suis une femme, et je soutiendrai mon caractère. Lélio. - Ah, ha! il s'agit de savoir à qui vous en voulez ici. Le Chevalier. - Avouez que j'ai du guignon. J'avais bien conduit tout cela; rendez-moi justice; je vous ai fait peur avec mon minois de coquette; c'est le plus plaisant. Lélio. - Venons au fait; j'ai eu l'imprudence de vous ouvrir mon coeur. Le Chevalier. - Qu'importe? je n'ai rien vu dedans qui me fasse envie. Lélio. - Vous savez mes projets. Le Chevalier. - Qui n'avaient pas besoin d'un confident comme moi; n'est-il pas vrai? Lélio. - Je l'avoue. Le Chevalier. - Ils sont pourtant beaux! J'aime surtout cet ermitage et cette laideur immanquable dont vous gratifierez votre épouse quinze jours après votre mariage; il n'y a rien de tel. Lélio. - Votre mémoire est fidèle; mais passons. Qui êtes-vous? Le Chevalier. - Je suis fille, assez jolie, comme vous voyez, et dont les agréments seront de quelque durée, si je trouve un mari qui me sauve le désert et le terme des quinze jours; voilà ce que je suis, et, par-dessus le marché, presque aussi méchante que vous. Lélio. - Oh! pour celui-là , je vous le cède. Le Chevalier. - Vous avez tort; vous méconnaissez vos forces. Lélio. - Qu'êtes-vous venue faire ici? Le Chevalier. - Tirer votre portrait, afin de le porter à certaine dame qui l'attend pour savoir ce qu'elle fera de l'original. Lélio. - Belle mission! Le Chevalier. - Pas trop laide. Par cette mission-là , c'est une tendre brebis qui échappe au loup, et douze mille livres de rente de sauvées, qui prendront parti ailleurs; petites, bagatelles qui valaient bien la peine d'un déguisement. Lélio, intrigué. - Qu'est-ce que c'est que tout cela signifie? Le Chevalier. - Je m'explique la brebis, c'est ma maÃtresse; les douze mille livres de rente, c'est son bien, qui produit ce calcul si raisonnable de tantôt; et le loup qui eût dévoré tout cela, c'est vous, Monsieur. Lélio. - Ah! je suis perdu. Le Chevalier. - Non; vous manquez votre proie; voilà tout; il est vrai qu'elle était assez bonne; mais aussi pourquoi êtes-vous loup? Ce n'est pas ma faute. On a su que vous étiez à Paris incognito; on s'est défié de votre conduite. Là -dessus on vous suit, on sait que vous êtes au bal; j'ai de l'esprit et de la malice, on m'y envoie; on m'équipe comme vous me voyez, pour me mettre à portée de vous connaÃtre; j'arrive, je fais ma charge, je deviens votre ami, je vous connais, je trouve que vous ne valez rien; j'en rendrai compte; il n'y a pas un mot à redire. Lélio. - Vous êtes donc la femme de chambre de la demoiselle en question? Le Chevalier. - Et votre très humble servante. Lélio. - Il faut avouer que je suis bien malheureux! Le Chevalier. - Et moi bien adroite! Mais, dites-moi, vous repentez-vous du mal que vous vouliez faire, ou de celui que vous n'avez pas fait? Lélio. - Laissons cela. Pourquoi votre malice m'a-t-elle encore ôté le coeur de la Comtesse? Pourquoi consentir à jouer auprès d'elle le personnage que vous y faites? Le Chevalier. - Pour d'excellentes raisons. Vous cherchiez à gagner dix mille écus avec elle, n'est-ce pas? Pour cet effet, vous réclamiez mon industrie; et quand j'aurais conduit l'affaire près de sa fin, avant de terminer je comptais de vous rançonner un peu, et d'avoir ma part au pillage; ou bien de tirer finement le dédit d'entre vos mains, sous prétexte de le voir, pour vous le revendre une centaine de pistoles payées comptant, ou en billets payables au porteur, sans quoi j'aurais menacé de vous perdre auprès des douze mille livres de rente, et de réduire votre calcul à zéro. Oh mon projet était fort bien entendu; moi payée, crac, je décampais avec mon petit gain, et le portrait qui m'aurait encore valu quelque petit revenant-bon auprès de ma maÃtresse; tout cela joint à mes petites économies, tant sur mon voyage que sur mes gages, je devenais, avec mes agréments, un petit parti d'assez bonne défaite sauf le loup. J'ai manqué mon coup, j'en suis bien fâchée; cependant vous me faites pitié, vous. Lélio. - Ah! si tu voulais... Le Chevalier. - Vous vient-il quelque idée? Cherchez. Lélio. - Tu gagnerais encore plus que tu n'espérais. Le Chevalier. - Tenez, je ne fais point l'hypocrite ici; je ne suis pas, non plus que vous, à un tour de fourberie près. Je vous ouvre aussi mon coeur; je ne crains pas de scandaliser le vôtre, et nous ne nous soucierons pas de nous estimer; ce n'est pas la peine entre gens de notre caractère; pour conclusion, faites ma fortune, et je dirai que vous êtes un honnête homme; mais convenons de prix pour l'honneur que je vous fournirai; il vous en faut beaucoup. Lélio. - Eh! demande-moi ce qu'il te plaira, je te l'accorde. Le Chevalier. - Motus au moins! gardez-moi un secret éternel. Je veux deux mille écus, je n'en rabattrai pas un sou; moyennant quoi, je vous laisse ma maÃtresse, et j'achève avec la Comtesse. Si nous nous accommodons, dès ce soir j'écris une lettre à Paris, que vous dicterez vous-même; vous vous y ferez tout aussi beau qu'il vous plaira, je vous mettrai à même. Quand le mariage sera fait, devenez ce que vous pourrez, je serai nantie, et vous aussi; les autres prendront patience. Lélio. - Je te donne les deux mille écus, avec mon amitié. Le Chevalier. - Oh! pour cette nippe-là , je vous la troquerai contre cinquante pistoles, si vous voulez. Lélio. - Contre cent, ma chère fille. Le Chevalier. - C'est encore mieux; j'avoue même qu'elle ne les vaut pas. Lélio. - Allons, ce soir nous écrirons. Le Chevalier. - Oui. Mais mon argent, quand me le donnerez-vous? Lélio, tirant une bague. - Voici une bague pour les cent pistoles du troc, d'abord. Le Chevalier. - Bon! Venons aux deux mille écus. Lélio. - Je te ferai mon billet tantôt. Le Chevalier. - Oui, tantôt! Madame la Comtesse va venir, et je ne veux point finir avec elle que je n'aie toutes mes sûretés. Mettez-moi le dédit en main; je vous le rendrai tantôt pour votre billet. Lélio, le tirant. - Tiens, le voilà . Le Chevalier. - Ne me trahissez jamais. Lélio. - Tu es folle. Le Chevalier. - Voici la Comtesse. Quand j'aurai été quelque temps avec elle, revenez en colère la presser de décider hautement entre vous et moi; et allez-vous-en, de peur qu'elle ne nous voie ensemble. Lélio sort. Scène VI La Comtesse, Le Chevalier Le Chevalier. - J'allais vous trouver, Comtesse. La Comtesse. - Vous m'avez inquiétée, Chevalier. J'ai vu de loin, Lélio vous parler; c'est un homme emporté; n'ayez point d'affaire avec lui, je vous prie. Le Chevalier. - Ma foi, c'est un original. Savez-vous qu'il se vante de vous obliger à me donner mon congé? La Comtesse. - Lui? S'il se vantait d'avoir le sien, cela serait plus raisonnable. Le Chevalier. - Je lui ai promis qu'il l'aurait, et vous dégagerez ma parole. Il est encore de bonne heure; il peut gagner Paris, et y arriver au soleil couchant; expédions-le, ma chère âme. La Comtesse. - Vous n'êtes qu'un étourdi, Chevalier; vous n'avez pas de raison. Le Chevalier. - De la raison! que voulez-vous que j'en fasse avec de l'amour? Il va trop son train pour elle. Est-ce qu'il vous en reste encore de la raison, Comtesse? Me feriez-vous ce chagrin-là ? Vous ne m'aimeriez guère. La Comtesse. - Vous voilà dans vos petites folies; Vous savez qu'elles sont aimables, et c'est ce qui vous rassure; il est vrai que vous m'amusez. Quelle différence de vous à Lélio, dans le fond! Le Chevalier. - Oh! vous ne voyez rien. Mais revenons à Lélio; je vous disais de le renvoyer aujourd'hui; l'amour vous y condamne; il parle, il faut obéir. La Comtesse. Eh bien je me révolte; qu'en arrivera-t-il? Le Chevalier. - Non; vous n'oseriez, La Comtesse - Je n'oserais! Mais voyez avec quelle hardiesse il me dit cela! Le Chevalier. - Non, vous dis-je; je suis sûr de mon fait; car vous m'aimez votre coeur est à moi. J'en ferai ce que je voudrai, comme vous ferez du mien ce qu'il vous plaira; c'est la règle, et vous l'observerez, c'est moi qui vous le dis. La Comtesse. - Il faut avouer que voilà un fripon bien sûr de ce qu'il vaut. Je l'aime! mon coeur est à lui! il nous dit cela avec une aisance admirable; on ne peut pas être plus persuadé qu'il est. Le Chevalier. - Je n'ai pas le moindre petit doute; c'est une confiance que vous m'avez donnée; et j'en use sans façon, comme vous voyez, et je conclus toujours que Lélio partira. La Comtesse. - Et vous n'y. songez pas. Dire à un homme qu'il s'en aille! Le Chevalier. - Me refuser son congé à moi qui le demande, comme s'il ne m'était pas dû! La Comtesse. - Badin! Le Chevalier. - Tiède amante! La Comtesse. - Petit tyran Le Chevalier. - Coeur révolté, vous rendrez-vous? La Comtesse. - Je ne saurais, mon cher Chevalier; j'ai quelques raisons pour en agir plus honnêtement avec lui. Le Chevalier. - Des raisons, Madame, des raisons! et qu'est-ce que c'est que cela? La Comtesse. - Ne vous alarmez point; c'est que je lui ai prêté de l'argent. Le Chevalier. - Eh bien! vous en aurait-il fait une reconnaissance qu'on n'ose produire en justice? La Comtesse. - Point du tout; j'en ai son billet. Le Chevalier. Joignez-y un sergent; vous voilà payée. La Comtesse. - Il est vrai; mais... Le Chevalier. - Hé, hé, voilà un mais qui a l'air honteux. La Comtesse. - Que voulez-vous donc que je vous dise? Pour m'assurer cet argent-là , j'ai consenti que nous fissions lui et moi un dédit de la somme. Le Chevalier. - Un dédit, Madame! Ha c'est un vrai transport d'amour que ce dédit-là , c'est une faveur. Il me pénètre, il me trouble, je ne suis pas le maÃtre. La Comtesse. - Ce misérable dédit! pourquoi faut-il que je l'aie fait? Voilà ce que c'est que ma facilité pour un homme haïssable, que j'ai toujours deviné que je haïrais; j'ai toujours eu certaine antipathie pour lui, et je n'ai jamais eu l'esprit d'y prendre garde. Le Chevalier. - Ah! Madame, il s'est bien accommodé de cette antipathie-là ; il en a fait un amour bien tendre! Tenez, Madame, il me semble que je le vois à vos genoux, que vous l'écoutez avec un plaisir, qu'il vous jure de vous adorer toujours, que vous le payez du même serment, que sa bouche cherche la vôtre, et que la vôtre se laisse trouver; car voilà ce qui arrive; enfin je vous vois soupirer; je vois vos yeux s'arrêter sur lui, tantôt vifs, tantôt languissants, toujours pénétrés d'amour, et d'un amour qui croÃt toujours. Et moi je me meurs; ces objets-là me tuent; comment ferai-je pour le perdre de vue? Cruel dédit, te verrai-je toujours? Qu'il va me coûter de chagrins! Et qu'il me fait dire de folies! La Comtesse. - Courage, Monsieur; rendez-nous tous deux la victime de vos chimères; que je suis malheureuse d'avoir parlé de ce maudit dédit! Pourquoi faut-il que je vous aie cru raisonnable? Pourquoi vous ai-je vu? Est-ce que je mérite tout ce que vous me dites? Pouvez-vous vous plaindre de moi? Ne vous aimé-je pas assez? Lélio doit-il vous chagriner? L'ai-je aimé autant que je vous aime? Où est l'homme plus chéri que vous l'êtes? plus sûr, plus digne de l'être toujours? Et rien ne vous persuade; et vous vous chagrinez; vous n'entendez rien; vous me désolez. Que voulez-vous que nous devenions? Comment vivre avec cela, dites-moi donc? Le Chevalier. - Le succès de mes impertinences me surprend. C'en est fait, Comtesse; votre douleur me rend mon repos et ma joie. Combien de choses tendres ne venez-vous pas de me dire! Cela est inconcevable; je suis charmé. Reprenons notre humeur gaie; allons, oublions tout ce qui s'est passé. La Comtesse. - Mais pourquoi est-ce que je vous aime tant? Qu'avez-vous fait pour cela? Le Chevalier. - Hélas! moins que rien; tout vient de votre bonté. La Comtesse. - C'est que vous êtes plus aimable qu'un autre, apparemment. Le Chevalier. - Pour tout ce qui n'est pas comme vous, je le serais peut être assez; mais je ne suis rien pour ce qui vous ressemble. Non, je ne pourrai jamais payer votre amour; en vérité, je n'en suis pas digne. La Comtesse. - Comment donc faut-il être fait pour le mériter? Le Chevalier. Oh! voilà ce que je ne vous dirai pas. La Comtesse. - Aimez-moi toujours, et je suis contente. Le Chevalier. - Pourrez-vous soutenir un goût si sobre? La Comtesse. - Ne m'affligez plus et tout ira bien. Le Chevalier. - Je vous le promets; mais, que Lélio s'en aille. La Comtesse. - J'aurais. souhaité qu'il prÃt son parti de lui-même, à cause du dédit; ce serait dix mille écus que je vous sauverais, Chevalier; car enfin, c'est votre bien que je ménage. Le Chevalier. - Périssent tous les biens du monde, et qu'il parte; rompez avec lui la première, voilà mon bien. La Comtesse. - Faites-y réflexion. Le Chevalier. - Vous hésitez encore, vous avez peine à me le sacrifier! Est-ce là comme on aime? Oh! qu'il vous manque encore de choses pour ne laisser rien à souhaiter à un homme comme moi. La Comtesse. - Eh bien! il ne me manquera plus rien, consolez-vous. Le Chevalier. - Il vous manquera toujours pour moi. La Comtesse. - Non; je me rends; je renverrai Lélio, et vous dicterez son congé. Le Chevalier. - Lui direz-vous qu'il se retire sans cérémonie? La Comtesse. - Oui. Le Chevalier. - Non, ma chère Comtesse, vous ne le renverrez pas. Il me suffit que vous y consentiez; votre amour est à toute épreuve, et je dispense votre politesse d'aller plus loin; c'en serait trop; c'est à moi à avoir soin de vous, quand vous vous oubliez pour moi. La Comtesse. - Je vous aime; cela veut tout dire. Le Chevalier. - M'aimer, cela n'est pas assez, Comtesse; distinguez-moi un peu de Lélio; à qui vous l'avez dit peut-être aussi. La Comtesse. - Que voulez-vous donc que je vous dise? Le Chevalier. - Un je vous adore; aussi bien il vous échappera demain; avancez-le-moi d'un jour; contentez ma petite fantaisie, dites. La Comtesse. - Je veux mourir, s'il ne me donne envie de le dire. Vous devriez être honteux d'exiger cela, au moins. Le Chevalier. - Quand vous me l'aurez dit, je vous en demanderai pardon. La Comtesse. - Je crois qu'il me persuadera. Le Chevalier. - Allons, mon cher amour, régalez ma tendresse de ce petit trait-là ; vous ne risquez rien avec moi; laissez sortir ce mot-là de votre belle bouche; voulez-vous que je lui donne un baiser pour l'encourager? La Comtesse. - Ah çà ! laissez-moi; ne serez-vous jamais content? Je ne vous plaindrai rien quand il en sera temps. Le Chevalier. - Vous êtes attendrie, profitez de l'instant; je ne veux qu'un mot; voulez-vous que je vous aide? dites comme moi Chevalier, je vous adore. La Comtesse. - Chevalier, je vous adore. Il me fait faire tout ce qu'il veut. Le Chevalier à part. - Mon sexe n'est pas mal faible. Haut. Ah! que j'ai de plaisir, mon cher, amour! Encore une fois. La Comtesse. - Soit; mais ne me demandez plus rien après. Le Chevalier. - Hé que craignez-vous que je vous demande? La Comtesse. - Que sais-je, moi? Vous ne finissez point. Taisez-vous Le Chevalier. - J'obéis; je suis de bonne composition, et j'ai pour vous un respect que je ne saurais violer. La Comtesse. - Je vous épouse; en est-ce assez? Le Chevalier. - Bien plus qu'il ne me faut, si vous me rendez justice. La Comtesse. - Je suis prête à vous jurer une fidélité éternelle, et je perds les dix mille écus de bon coeur. Le Chevalier. - Non, vous ne les perdrez point, si vous faites ce que je vais vous dire. Lélio viendra certainement vous presser d'opter entre lui et moi; ne manquez pas de lui dire que vous consentez à l'épouser. Je veux que vous le connaissiez à fond; laissez-moi vous conduire, et sauvons le dédit; vous verrez ce que c'est que cet homme-là . Le voici, je n'ai pas le temps de m'expliquer davantage. La Comtesse. - J'agirai comme vous le souhaitez. Scène VII Lélio, La. Comtesse, Le Chevalier Lélio. - Permettez, Madame, que j'interrompe pour un moment votre entretien avec Monsieur. Je ne viens point me plaindre, et je n'ai qu'un mot à vous dire. J'aurais cependant un assez beau sujet de parler, et l'indifférence avec laquelle vous vivez avec moi, depuis que Monsieur, qui ne me vaut pas... Le Chevalier. - Il a raison. Lélio. - Finissons. Mes reproches sont raisonnables; mais je vous déplais; je me suis promis de me taire; et je me tais, quoi qu'il m'en coûte. Que ne pourrais-je pas vous dire? Pourquoi me trouvez-vous haïssable? Pourquoi me fuyez-vous? Que vous ai-je fait? Je suis au désespoir. Le Chevalier. - Ah, ah, ah, ah, ah. Lélio. - Vous riez, Monsieur le Chevalier; mais vous prenez mal votre temps, et je prendrai le mien pour vous répondre. Le Chevalier. - Ne te fâche point, Lélio. Tu n'avais qu'un mot à dire, qu'un petit mot; et en voilà plus de cent de bon compte et rien ne s'avance; cela me réjouit. La Comtesse. - Remettez-vous, Lélio, et dites-moi tranquillement ce que vous voulez. Lélio. - Vous prier de m'apprendre qui de nous deux il vous plaÃt de conserver, de Monsieur ou de moi. Prononcez, Madame; mon coeur ne peut plus souffrir d'incertitude. La Comtesse. - Vous êtes vif, Lélio; mais la cause de votre vivacité est pardonnable, et je vous veux plus de bien que vous ne pensez. Chevalier, nous avons jusqu'ici plaisanté ensemble, il est temps que cela finisse; vous m'avez parlé de votre amour, je serais fâchée qu'il fut sérieux; je dois ma main à Lélio, et je suis prête, à recevoir la sienne. Vous plaindrez-vous encore? Lélio. - Non, Madame, vos réflexions sont à mon avantage; et si j'osais... La Comtesse. - Je vous dispense de me remercier, Lélio; je suis sûre de la joie que je vous donne. A part.. Sa contenance est plaisante. Un valet. - Voilà une lettre qu'on vient d'apporter de la poste, Madame. La Comtesse. - Donnez. Voulez-vous bien que je me retire un moment pour la lire? C'est de mon frère. Scène VIII Lélio, Le Chevalier Lélio. - Que diantre signifie cela? elle me prend au mot; que dites-vous de ce qui se passe là ? Le Chevalier. - Ce que j'en dis? rien; je crois que je rêve, et je tâche de me réveiller. Lélio. - Me voilà en belle posture, avec sa main qu'elle m'offre, que je lui demande avec fracas, et dont je ne me soucie point. Mais ne me trompez-vous point? Le Chevalier. - Ah, que dites-vous là ! je vous sers loyalement, ou je ne suis pas soubrette. Ce que nous voyons là peut venir d'une chose pendant que nous nous parlions, elle me soupçonnait d'avoir quelque inclination à Paris; je me suis contenté de lui répondre galamment là -dessus; elle a tout d'un coup pris son sérieux; vous êtes entré sur le champ; et ce qu'elle en fait n'est sans doute qu'un reste de dépit, qui va se passer; car elle m'aime. Lélio. - Me voilà fort embarrassé. Le Chevalier. - Si elle continue à vous offrir sa main, tout le remède que j'y trouve, c'est de lui dire que vous l'épouserez, quoique vous ne l'aimiez plus. Tournez-lui cette impertinence-là d'une manière polie; ajoutez que, si elle ne veut pas le dédit sera son affaire. Lélio. - Il y a bien du bizarre dans ce que tu me proposes là . Le Chevalier. - Du bizarre! Depuis quand êtes-vous si délicat? Est-ce que vous reculez pour un mauvais procédé de plus qui vous sauve dix mille écus? Je ne vous aime plus, Madame, cependant je veux vous épouser; ne le voulez-vous pas? payer le dédit; donnez-moi votre main ou de l'argent. Voilà tout. Scène IX Lélio, la Comtesse, Le Chevalier La Comtesse. - Lélio, mon frère ne viendra pas si tôt. Ainsi, il n'est plus question de l'attendre, et nous finirons quand vous voudrez. Le Chevalier, bas à Lélio. - Courage; encore une impertinence, et puis c'est tout. Lélio. - Ma foi, Madame, oserais-je vous parler franchement? Je ne trouve plus mon coeur dans sa situation ordinaire. La Comtesse. - Comment donc! expliquez-vous; ne m'aimez-vous plus? Lélio. - Je ne dis pas cela tout à fait; mais mes inquiétudes ont un peu rebuté mon coeur. La Comtesse. - Et que signifie donc ce grand étalage de transports que vous venez de me faire? Qu'est devenu votre désespoir? N'était-ce qu'une passion de théâtre? Il semblait que vous alliez mourir, si je n'y avais mis ordre. Expliquez-vous, Madame; je n'en puis plus, je souffre... Lélio. - Ma foi, Madame, c'est que je croyais que je ne risquerais rien, et que vous me refuseriez. La Comtesse. - Vous êtes un excellent comédien; et le dédit, qu'en ferons-nous, Monsieur? Lélio. - Nous le tiendrons, Madame; j'aurai l'honneur de vous épouser. La Comtesse. - Quoi donc! vous m'épouserez, et vous ne m'aimez plus! Lélio. - Cela n'y fait de rien, Madame; cela ne doit pas vous arrêter. La Comtesse. - Allez, je vous méprise, et ne veux point de vous. Lélio. - Et le dédit, Madame, vous voulez donc bien l'acquitter? La Comtesse. - Qu'entends-je, Lélio? Où est la probité? Le Chevalier. - Monsieur ne pourra guère vous en dire des nouvelles; je ne crois pas qu'elle soit de sa connaissance. Mais il n'est pas juste qu'un misérable dédit vous brouille ensemble; tenez, ne vous gênez plus ni l'un ni l'autre; le voilà rompu. Ha, ha, ha. Lélio. - Ah, fourbe! Le Chevalier. - Ha, ha, ha, consolez-vous, Lélio; il vous reste une demoiselle de douze mille livres de rente; ha, ha! On vous a écrit qu'elle était belle; on vous a trompé, car la voilà ; mon visage est l'original du sien. La Comtesse. Ah juste ciel! Le Chevalier. - Ma métamorphose n'est pas du goût de vos tendres sentiments, ma chère Comtesse. Je vous aurais mené assez loin, si j'avais pu vous tenir compagnie; voilà bien de l'amour de perdu; mais, en revanche, voilà une bonne somme de sauvée; je vous conterai le joli petit tour qu'on voulait vous jouer. La Comtesse. - Je n'en connais point de plus triste que celui que vous me jouez vous-même. Le Chevalier. - Consolez-vous vous perdez d'aimables espérances, je ne vous les avais données que pour votre bien. Regardez le chagrin qui vous arrive comme une petite punition de votre inconstance; vous avez quitté Lélio moins par raison que par légèreté, et cela mérite un peu de correction. A votre égard, seigneur Lélio, voici votre bague. Vous me l'avez donnée de bon coeur, et j'en dispose en faveur de Trivelin et d'Arlequin. Tenez, mes enfants, vendez cela, et partagez-en l'argent. Trivelin et Arlequin. - Grand merci! Trivelin. - Voici les musiciens qui viennent vous donner la fête qu'ils ont promise. Le Chevalier. - Voyez-la, puisque vous êtes ici. Vous partirez après; ce sera toujours autant de pris. Divertissement Cet amour dont nos coeurs se laissent enflammer, Ce charme si touchant, ce doux plaisir d'aimer Est le plus grand des biens que le ciel nous dispense. Livrons-nous donc sans résistance A l'objet qui vient nous charmer. Au milieu des transports dont il remplit notre âme, Jurons-lui mille fois une éternelle flamme. Mais n'inspire-t-il plus ces aimables transports? Trahissons aussitôt nos serments sans remords. Ce n'est plus à l'objet qui cesse de nous plaire Que doivent s'adresser les serments qu'on a faits, C'est à l'Amour qu'on les fit faire, C'est lui qu'on a juré de ne quitter jamais. Premier couplet. Jurer d'aimer toute sa vie, N'est pas un rigoureux tourment. Savez-vous ce qu'il signifie? Ce n'est ni Philis, ni Silvie, Que l'on doit aimer constamment; C'est l'objet qui nous fait envie. Deuxième couplet. Amants, si votre caractère, Tel qu'il est, se montrait à nous, Quel parti prendre, et comment faire? Le célibat est bien austère; Faudrait-il se passer d'époux? Mais il nous est trop nécessaire. Troisième couplet. Mesdames, vous allez conclure Que tous les hommes sont maudits; Mais doucement et point d'injure; Quand nous ferons votre peinture, Elle est, je vous en avertis, Cent fois plus drôle, je vous jure. Le Dénouement imprévu Acteurs Comédie en un acte, en prose, Représentée pour la première fois par les comédiens français le 2 décembre 1724 Acteurs Monsieur Argante. Mademoiselle Argante, fille de Monsieur Argante. Dorante, amant de Mademoiselle Argante. Eraste, amant de Mademoiselle Argante. MaÃtre Pierre, fermier de Monsieur Argante. Lisette, suivante de Mademoiselle Argante. Crispin, valet d'Eraste. Un domestique de Monsieur Argante. Scène première Dorante, MaÃtre Pierre Dorante, d'un air désolé. - Je suis au désespoir, mon pauvre maÃtre Pierre je ne sais que devenir. MaÃtre Pierre. - Eh! marguenne, arrêtez-vous donc! Voute lamentation me corrompt toute ma balle humeur. Dorante. - Que veux-tu? J'aime Mademoiselle Argante plus qu'on n'a jamais aimé je me vois à la veille de la perdre, et tu ne veux pas que je m'afflige? MaÃtre Pierre. - En sait bian qu'il faut parfois s'affliger; mais faut y aller pus bellement que ça; car moi, j'aime itou Lisette, voyez-vous! en-dit que stila qui veut épouser Mademoiselle Argante a un valet; si le maÃtre épouse notre demoiselle; il l'emmènera à son châtiau; Lisette suivra la velà emballée pour le voyage, et c'est autant de pardu pour moi que ce ballot-là ; ce guiable de valet en fera son proufit. Je vois tout ça fixiblement clair stanpendant, je me tians l'esprit farme, je bataille contre le chagrin; je me dis que tout ça n'est rian, que ça n'arrivera pas; mais, morgué! quand je vous entends geindre, ça me gâte le courage. Je me dis Piarre, tu ne prends point de souci, mon ami, et c'est que tu t'enjôles; si tu faisais bian, tu en prenrais j'en prends donc. Tenez; tout en parlant de chouse et d'autre, velà -t-il pas qu'il me prend envie de pleurer! et c'est vous qui en êtes cause. Dorante. - Hélas! mon enfant, rien n'est plus sûr que notre malheur l'époux qu'on destine à Mademoiselle Argante doit arriver aujourd'hui, et c'en est fait; Monsieur Argante, pour marier sa fille, ne voudra pas seulement attendre qu'il soit de retour à Paris. MaÃtre Pierre. - C'en est donc fait? queu piquié que, noute vie, Monsieur Dorante! Mais pourquoi est-ce que Monsieur Argante, noute maÃtre; ne veut pas vous bailler sa fille? Vous avez une bonne métairie ici; vous êtes un joli garçon, une bonne pâte d'homme, d'une belle et bonne profession; vous plaidez pour le monde. Il est bian vrai quou n'êtes pas chanceux, vous pardez vos causes; mais que faire à ça? Un autre les gagne; tant pis pour ceti-ci, tant mieux pour ceti-là ; tant pis et tant mieux font aller le monde à cause de ça faut-il refuser sa fille aux gens? Est-ce que le futur est plus riche que vous? Dorante. - Non mais il est gentilhomme, et je ne le suis pas. MaÃtre Pierre. - Pargué, je vous trouve pourtant fort gentil, moi. Dorante. - Tu, ne m'entends point je veux dire qu'il n'y a point de noblesse dans ma famille. MaÃtre Pierre. - Eh bien! boutez-y-en; ça est-il si char pour s'en faire faute? Dorante. - Ce n'est point cela; il faut être d'un sang noble. MaÃtre Pierre. - D'un sang noble? Queu guiable d'invention d'avoir fait comme ça du sang de deux façons, pendant qu'il viant du même ruissiau! Dorante. - Laissons cet article-là ; j'ai besoin de toi. Je n'oserais voir Mademoiselle Argante aussi souvent que je le voudrais, et tu me feras plaisir de la prier, de ma part, de consentir à l'expédient que je lui ai donné. MaÃtre Pierre. - Oh! vartigué, laissez-moi faire; je parlerons au père itou il n'a qu'à venir, avec son sang noble, comme je vous le rembarrerai! Je nous traitons tous deux sans çarimonie; je sis son farmier, et en cette qualité, j'ons le parvilège de l'assister de mes avis; je sis accoutumé à ça il me conte ses affaires, je le gouvarne, je le réprimande il est bavard et têtu; moi je suis roide et prudent; je li dis il faut que ça soit, le bon sens le veut; là -dessus il se démène, je hoche la tête, il se fâche, je m'emporte, il me repart, je li repars Tais-toi! Non, morgué! Morgué, si! Morgué, non! et pis il jure; et pis je li rends; ça li établit une bonne opinion de mon çarviau, qui l'empêche d'aller à l'encontre de mes volontés et il a raison de m'obéir; car en vérité, je sis fort judicieux de mon naturel, sans que ça paraisse ainsi je varrons ce qu'il en sera. Dorante. - Si tu me rends service là dedans, maÃtre Pierre, et que Mademoiselle Argante n'épouse pas l'homme en question, je te promets d'honneur cinquante pistoles en te mariant avec Lisette. MaÃtre Pierre. - Monsieur Dorante, vous avez du sang noble, c'est moi qui vous le dis; ça se connaÃt aux pistoles que vous me pourmettez, et ça se prouvera tout à fait quand je les recevrons. Dorante. - La preuve t'en est sûre; mais n'oublie pas de presser Mademoiselle Argante sur ce que je t'ai dit. MaÃtre Pierre. - Tatiguienne! dormez en repos et n'en pardez pas un coup de dent si alle bronchait, je li revaudrais. Sa bonne femme de mère, alle est défunte, et cette fille-ci qu'alle a eu, alle est par conséquent la fille de Monsieur Argante, n'est-ce pas? Dorante. - Sans doute. MaÃtre Pierre. - Sans doute. Je le veux bian itou, je n'empêche rian, je sis de tout bon accord; mais si je voulions souffler une petite bredouille dans l'oreille du papa, il varrait bien que Mademoiselle Argante est la fille de sa mère; Mais velà . tout. Dorante. - Cela n'aboutit à rien; songe seulement à ce que je te promets. MaÃtre Pierre, - Oui, le songerons toujours à cinquante pistoles; mais touchez-moi un petit mot de l'expédient quou dites. Dorante. - Il est bizarre, je l'avoue; mais c'est l'unique ressource qui nous reste. Je voudrais donc que, pour dégoûter le futur, elle affectât une sorte de maladie, un dérangement, comme qui dirait des vapeurs. MaÃtre Pierre. - Dites à la franquette quou voudriais qu'alle fÃt la folle. Velà bien de quoi! Ca ne coûte rian aux femmes par bonheur alles ont un esprit d'un merveilleux acabit pour ça, et Mademoiselle Argante nous fournira de la folie tant que j'en voudrons; son çarviau la met à même. Mais velà son père ôtez-vous de par ici; tantôt je vous rendrons réponse. Scène II Monsieur Argante, MaÃtre Pierre Monsieur Argante. - Avec qui étais-tu là ? MaÃtre Pierre. - Eh voire, j'étais avec queuqu'un. Monsieur Argante. - Eh! qui est-il ce quelqu'un? MaÃtre Pierre. - Aga donc! Il faut bian que ce soit une parsonne. Monsieur Argante. - Mais je veux savoir qui c'était, car je me doute que c'est Dorante. MaÃtre Pierre. - Oh bian! cette doutance-là , prenez que c'est une çartitude, vous n'y pardrez rian., Monsieur Argante. - Que vient-il faire ici? MaÃtre Pierre. - M'y voir. Monsieur Argante. - Je lui ai pourtant dit qu'il me ferait plaisir de ne plus venir chez moi. MaÃtre Pierre. - Et si ce n'est pas son envie de vous faire plaisir, est-ce que les volontés ne sont pas libres? Monsieur Argante. - Non, elles ne le sont pas; car je lui défendrai d'y venir davantage. MaÃtre Pierre. - Bon, je li défendrai! Il vous dira qu'il ne dépend de parsonne. Monsieur Argante. - Mais vous dépendez de moi, vous autres, et je vous défends de le voir et de lui parler. MaÃtre Pierre. - Quand je serons aveugles et muets, je ferons voute commission, Monsieur Argante. Monsieur Argante. - Il faut toujours que tu raisonnes. MaÃtre Pierre. - Que voulez-vous? J'ons une langue, et je m'en sars; tant que je l'aurai, je m'en sarvirai; vous me chicanez avec la voute, peut-être que je vous lantarne avec la mienne. Monsieur Argante. - Ah! je vous chicane! c'est-à -dire, maÃtre Pierre, que vous n'êtes pas content de ce que j'ai congédié Dorante? MaÃtre Pierre. - Je n'approuve rian que de bon, moi. Monsieur Argante. - Je vous dis! il faudra que je dispose de ma fille à sa fantaisie! MaÃtre Pierre. - Acoutez, peut-être que la raison le voudrait; mais voute avis est bian pus raisonnable que le sian. Monsieur Argante. - Comment donc! est-ce que je ne la marie pas à un honnête, homme? MaÃtre Pierre. - Bon! le velà bian avancé d'être honnête homme! Il n'y a que les couquins qui ne sont pas honnêtes gens. Monsieur Argante. - Tais-toi, je ne suis pas raisonnable de t'écouter; laisse-moi en repos, et va-t'en dire aux musiciens que j'ai fait venir de Paris qu'ils se tiennent prêts pour ce soir. MaÃtre Pierre. - Qu'est-ce quou en voulez faire, de leur musicle? Monsieur Argante. - Ce qu'il me plaÃt. MaÃtre Pierre. - Est-ce quou voulez danser la bourrée avec ces violoneux? Ca n'est pas parmis à un maÃtre de maison. Monsieur Argante. - Ah! tu m'impatientes. MaÃtre Pierre. - Parguenne, et vous itou tenez, j'use trop mon esprit après vous. Par la mardi! voute farme, et tous les animaux qui en dépendont, me baillont moins de peine à gouvarner que vous tout seul; par ainsi, prenez un autre farmier je varrons un peu ce qu'il en sera, quand vous ne serez pus à ma charge. Monsieur Argante. - Fort bien! me quitter tout d'un coup dans l'embarras où je suis, et le jour même que je marie ma fille; vous prenez bien votre temps, après toutes les bontés que j'ai eues pour vous! MaÃtre Pierre. - Voirement, des bontés! Si je comptions ensemble, vous m'en deveriez pus de deux douzaines mais gardez-les, et grand bian vous fasse. Monsieur Argante. - Mais enfin, pourquoi me quitter? MaÃtre Pierre. - C'est que mes bonnes qualités sont entarrées avec vous; c'est qu'ou voulez marier voute fille à voute tête, en lieu de la marier à la mienne; et drès qu'ou ne voulez pas me complaire en ça, drès que ma raison ne vous sart de rian, et qu'ou prétendez être le maÃtre par-dessus moi qui sis prudent, drès qu'ou allez toujours voute chemin maugré que je vous retienne par la bride, je pards mon temps cheux vous. Monsieur Argante. - Me retenir par la bride! belle façon de s'exprimer! MaÃtre Pierre. - C'est une petite simulitude qui viant fort à propos. Monsieur Argante. - C'est ma fille qui vous fait parler, je le vois bien; mais il n'en sera pourtant que ce que j'ai résolu; elle épousera aujourd'hui celui que j'attends. Je lui fais un grand tort, en vérité, de lui donner un homme pour le moins aussi riche que ce fainéant de Dorante, et qui avec cela est gentilhomme! MaÃtre Pierre. - Ah! nous y velà donc, à la gentilhommerie! Eh fi, noute Monsieur! ça est vilain à voute âge de bailler comme ça dans la bagatelle; en vous amuse comme un enfant avec un joujou. Jamais je n'endurerai ça; voyez-vous, Monsieur Dorante est amoureux de voute fille, alle est amoureuse de li; il faut qu'ils voyont le bout de ça. Hier encore, sous le barciau de noute jardin je les entendais. A part. Sarvons-li d'une bourde. Haut. Ma mie, ce li disait-il, voute père veut donc vous bailler un autre homme que moi? Eh! vraiment oui! ce faisait-elle. Eh! que dites-vous de ça? ce faisait-il. Eh! qu'en pourrais-je dire? ce faisait-elle. Mais si vous m'aimez bian, vous lui dirais quou ne le voulez pas. Hélas! mon grand ami, je lui ai tant dit! Mais bref, à la parfin que ferez-vous? Eh! je n'en sais rian. J'en mourrai, ce dit-il. Et moi itou, ce dit-elle... Quoi, je mourrons donc? Voute père est bian tarrible... Que voulez-vous? comme on me l'a baillé, je l'ai prins... Monsieur Argante, en colère et s'en allant. - L'impertinente, avec son amant! et toi encore plus impertinent de me rapporter de pareils discours; mais mon gendre va venir, et nous verrons qui sera le maÃtre. Scène III Mademoiselle Argante, Lisette, MaÃtre Pierre Mademoiselle Argante. - Il me semble que mon père sort fâché d'avec toi. De quoi parliez-vous? MaÃtre Pierre. - De voute noce avec le fils de ce gentilhomme. Lisette. - Eh bien? MaÃtre Pierre. - Eh bian! je ne sais qui l'a enhardi; mais il n'est pas si timide que de coutume avec moi il m'a bravement injurié et baillé le sobriquet d'impartinent, et m'a enchargé de dire à Mademoiselle Argante qu'alle est une sotte; et pisque la velà , je li fais ma commission. Lisette, à Mademoiselle Argante. - Là -dessus, à quoi vous déterminez-vous? Mademoiselle Argante. - Je ne sais; mais je suis au désespoir de me voir en danger d'épouser un homme que je n'ai jamais vu; et seulement parce qu'il est le fils de l'ami de mon père. MaÃtre Pierre. - Tenez, tenez, il n'y a point de détarmination à ça. J'avons arrêté, Monsieur Dorante et moi, ce qu'ou devez faire, et velà cen que c'est. Il faut qu'ou deveniais folle; ça est conclu entre nous; il n'y a pus à dire non faut parachever. Allons, avancez-nous, en attendant, queuque petit échantillon d'extravagance ont voir comment ça fait en dit que les vapeurs sont bonnes pour ça, montrez-m'en une. Mademoiselle Argante. - Oh! laisse-moi, je n'ai point envie de rire. Lisette. - Va, ne t'embarrasse pas; nous autres femmes, pour faire les folles avons-nous besoin d'étudier notre rôle? MaÃtre Pierre. - Non; je savons bian vos facultés; mais n'amporte, il s'agit d'avoir l'esprit pus torné que de coutume. Lisette, sarmonne-la un peu là -dessus, et songe toujours à noute amiquié ça ne fait que croÃtre et embellir cheux moi, quand je te regarde. Lisette. - Je t'en fais mes compliments. MaÃtre Pierre. - Adieu; noute maÃtre est sourti, je pense. Je vas revenir, si je puis, avec Monsieur Dorante. Scène IV Mademoiselle Argante, Lisette Lisette. - Cà , faites vos réflexions. Consentez-vous à ce qu'on vous propose? Mademoiselle Argante. - Je ne saurais m'y résoudre. Jouer un rôle de folle! Cela est bien laid. Lisette. - Eh, mort de ma vie! trouvez-moi quelqu'un qui ne joue pas ce rôle-là dans le monde? Qu'est-ce que c'est que la société entre nous autres honnêtes gens, s'il vous plaÃt? N'est-ce pas une assemblée de fous paisibles qui rient de se voir faire, et qui pourtant s'accordent? Eh bien! mettez-vous pour quelques instants de la coterie des fous revêches, et nous dirons nous autres la tête lui a tourné. Mademoiselle Argante. - Tu as beau dire; cela me répugne. Lisette. - Je crois qu'effectivement vous avez raison. Il vaut mieux que vous épousiez ce jeune rustre que nous attendons. Que de repos vous allez avoir à la campagne! Plus de toilette, plus de miroir, plus de boÃte à mouches; cela ne rapporte rien. Ce n'est pas comme à Paris, où il faut tous les matins recommencer son visage, et le travailler sur nouveaux frais. C'est un embarras que tout cela; et on ne l'a pas à la campagne il n'y a là que de bons gros coeurs, qui sont francs, sans façon, et de bon appétit. La manière les prendre est très aisée; une face large, massive, en fait l'affaire; et en moins d'un an vous aurez toutes ces mignardises convenables. Mademoiselle Argante. - Voilà de fort jolies mignardises! Lisette. - J'oubliais le meilleur. Vous aurez parfois des galants houbereaux qui viendront vous rendre hommage, qui boiront du vin pur à votre santé; mais avec des contorsions!... Vous irez vous promener avec eux, la petite canne à la main, le manteau troussé de peur des crottes ils vous aideront à sauter le fossé, vous diront que vous êtes adroite, remplie de charmes et d'esprit, avec tout plein d'équivoques spirituelles, qui brocheront sur le tout. Qu'en dites-vous? Prenez votre parti, sinon je recommence, et je vous nomme tous les animaux de votre ferme, jusqu'à votre mari. Mademoiselle Argante. - Ah! le vilain homme! Lisette. - Allons, vite, choisissez de quel genre de folie vous voulez le dégoûter; il va venir, comme vous savez, et vous aimez Dorante, sans doute? Mademoiselle Argante. - Mais oui, je l'aime; car je ne connais que lui depuis quatre ans. Lisette. - Mais oui, je l'aime! Qu'est-ce que c'est qu'un amour qui commence par mais, et qui finit par car? Mademoiselle Argante. - Je m'explique comme je sens. Il y a si longtemps que nous nous voyons; c'est toujours la même personne, les mêmes sentiments cela ne pique pas beaucoup; mais au bout du compte, c'est un bon garçon; je l'aime quelquefois plus, quelquefois moins, quelquefois point du tout; c'est suivant quand il y a longtemps que je ne l'ai vu, je le trouve bien aimable; quand je le vois tous les jours, il m'ennuie un peu, mais cela se passe, et je m'y accoutume s'il y avait un peu plus de mouvement dans mon coeur, cela ne gâterait rien pourtant. Lisette. - Mais n'y a-t-il pas un peu d'inconstance là -dedans? Mademoiselle Argante. - Peut-être bien; mais on ne met rien dans son coeur, on y prend ce qu'on y trouve. Lisette. - Chemin faisant je rencontre de certains visages qui me remuent, et celui de Pierrot ne me remue point; n'êtes-vous pas comme moi. Mademoiselle Argante. - Voilà où j'en suis. Il y a des physionomies qui font que Dorante me devient si insipide! Et malheureusement, dans ce moment-là , il a la fureur de m'aimer plus qu'à l'ordinaire moi, je voudrais qu'il ne me dÃt rien; mais les hommes savent-ils se gouverner avec nous? Ils sont si maladroits! Ils viennent quelquefois vous accabler d'un tas de sentiments langoureux qui ne font que vous affadir le coeur; on n'oserait leur dire Allez-vous-en, laissez-moi en repos, vous vous perdez. Ce serait même une charité de leur dire cela; mais point, il faut les écouter, n'en pouvoir plus, étouffer, mourir d'ennui et de satiété pour eux; le beau profit qu'ils font là ! Qu'est-ce que c'est qu'un homme toujours tendre, toujours disant Je vous adore; toujours vous regardant avec passion; toujours exigeant que vous le regardiez de même? Le moyen de soutenir cela? Peut-on sans cesse dire Je vous aime? On en a quelquefois envie, et on le dit; après cela l'envie se passe, il faut attendre qu'elle revienne. Lisette. - Mais enfin, épouserez-vous le campagnard? Mademoiselle Argante. - Non, je ne saurais souffrir la campagne, et j'aime mieux Dorante, qui ne quittera jamais Paris. Après tout, il ne m'ennuie pas toujours, et je serais fâchée de le perdre. Lisette. - Je vois Pierrot qui revient bien intrigué. Scène V Mademoiselle Argante, Lisette, MaÃtre Pierre Lisette. - Où est Dorante? MaÃtre Pierre. - Hélas! il est en chemin pour venir ici; et moi, Mademoiselle Argante, je vians pour vous dire que ce garçon-là n'a pas encore trois jours à vivre. Mademoiselle Argante. - Comment donc? MaÃtre Pierre. - Oui, et s'il m'en veut croire, il fera son testament drès ce soir; car s'il allait trapasser sans le dire au tabellion, j'aimerais autant qu'il ne mourÃt pas ce ne serait pas la peine, et ça me fâcherait trop; en lieu que, s'il me laissait queuque chouse, ça ferait que je me lamenterais plus agriablement sur li. Lisette. - Dis donc ce qui lui est arrivé. Mademoiselle Argante. - Est-il malade, empoisonné, blessé? Parle. MaÃtre Pierre. - Attendez que je reprenne vigueur; car moi qui veux hériter de li, je sis si découragé, si déconfit, que je sis d'avis itou de coucher mes darnières volontés sur de l'écriture, afin de laisser mes nippes à Lisette. Lisette. - Allons, allons, nigaud, avec ton testament et tes nippes il n'y a rien que je haïsse tant que des dernières volontés. Mademoiselle Argante. - Eh! ne l'interromps pas. J'attends qu'il nous dise l'état où est Dorante. MaÃtre Pierre. - Ah! le pauvre homme! la diète le pardra. Lisette. - Eh! depuis quand fait-il diète? MaÃtre Pierre. - De ce matin. Lisette. - Peste du benêt! MaÃtre Pierre. - Tenez, le velà . Voyez queu mine il a! Comme il est, blafard! Scène VI Mademoiselle Argante, Dorante, Lisette, MaÃtre Pierre Dorante, d'un air affligé. - Je suis au désespoir, Madame; votre fermier m'a fait un récit qui m'a fait trembler. Il dit que vous refusez de me conserver votre main, et que vous ne voulez pas en venir à la seule ressource qui nous reste. Mademoiselle Argante. - Eh bien! remettez-vous, j'extravaguerai; la comédie va commencer; êtes-vous content? MaÃtre Pierre. - Alle extravaguera, Monsieur Dorante, alle extravaguera. Queu plaisir! Je varrons la comédie; alle fera le Poulichinelle, queu contentement! Je rirons comme des fous. Il faut extravaguer tretous au moins. Dorante. - Vous me rendez la vie, Madame; mais de grâce l'amour seul a-t-il part à ce que vous allez faire? Mademoiselle Argante. - Eh! ne savez-vous pas bien que je vous aime, quoique j'oublie quelquefois de vous le dire? Dorante. - Eh! pourquoi l'oubliez-vous? Mademoiselle Argante. - C'est que cela est fini; je n'y songe plus. Lisette. - Eh! oui, cela va sans dire retirons-nous; je crois que votre père est revenu, vous pouvez l'attendre mais il n'est pas à propos qu'il nous voie, nous autres. Dorante. - Adieu, Madame; songez que mon bonheur dépend de vous. Mademoiselle Argante. - J'y penserai, j'y penserai; allez-vous-en. Seule. Nous verrons un peu ce que dira mon père, quand il me verra folle. Je crois qu'il va faire de belles exclamations! Heureusement, sur le sujet dont il s'agit, il m'a déjà vue dans quelques écarts, et je crois que la chose ira bien; car il s'agit d'une malice, et je suis femme c'est de quoi réussir. Le voilà , prenons une contenance qui prépare les voies. Scène VII Monsieur Argante, Mademoiselle Argante, battant la mesure de son pied Monsieur Argante. - Que faites-vous là , Mademoiselle? Mademoiselle Argante. - Rien. Monsieur Argante. - Rien? belle occupation! Mademoiselle Argante. - Je vous défie pourtant de critiquer rien. Monsieur Argante. - Quelle étourdie! comme vous voilà faite! Mademoiselle Argante. Faite au tour, à ce qu'on dit. Monsieur Argante. - Hé! je crois que vous plaisantez? Mademoiselle Argante. - Non, je suis de mauvaise humeur; car je n'ai pu jouer du clavecin ce matin. Monsieur Argante. - Laissez là votre clavecin; mon gendre arrive, et vous ne devez pas le recevoir dans un ajustement aussi négligé. Mademoiselle Argante. - Ah! laissez-moi faire; le négligé va au coeur... Si j'étais ajustée, on ne verrait que ma parure; dans mon négligé, on ne verra que moi, et on n'y perdra rien. Monsieur Argante. - Oh! oh! que signifie donc ce discours-là ? Mademoiselle Argante. - Vous haussez les épaules, vous ne me croyez pas je vous convaincrai, papa. Monsieur Argante. - Je n'y comprends rien. Ma fille? Mademoiselle Argante. - Me voilà , mon père. Monsieur Argante. - Avez-vous dessein de me jouer? Mademoiselle Argante. - Qu'avez-vous donc? Vous m'appelez, je vous réponds; vous vous fâchez, je vous laisse faire. De quoi s'agit-il? expliquez-vous. Je suis là , vous me voyez, je vous entends, que vous plaÃt-il? Monsieur Argante. - En vérité, sais-tu bien que si on t'écoutait, on te prendrait pour une folle? Mademoiselle Argante. - Eh! eh! eh!... Monsieur Argante. - Eh! Eh! il n'est pas question, d'en rire, cela est vrai. Mademoiselle Argante. - J'en pleurerai, si vous le jugez à propos. Je croyais qu'il en fallait rire, je suis dans la bonne foi. Monsieur Argante. - Non il faut m'écouter. Mademoiselle Argante le salue. - C'est bien de l'honneur à moi, mon père. Monsieur Argante. - Qu'on a de peine avec les enfants! Mademoiselle Argante. - Eh! vous ne vous vantez de rien; mais je crois que vous n'en avez pas mal donné à mon grand-père vous étiez bien sémillant. Monsieur Argante. - Taisez-vous, petite fille. Mademoiselle Argante. - Les petites filles n'obéissent point, mon père; et puisque j'en suis une, je ferai ma charge, et me gouvernerai, s'il vous plaÃt, suivant l'épithète que vous me donnez. Monsieur Argante. - La patience m'échappera... Mademoiselle Argante. - Calmez-vous, je me tais voilà l'agrément qu'il y a d'avoir affaire à une personne raisonnable! Monsieur Argante. - Je ne sais où j'en suis, ni où elle prend tant d'impertinences quoi qu'il en soit, finissons; je n'ai qu'un mot à vous dire préparez-vous à recevoir celui qui vient ici vous épouser. Mademoiselle Argante. - Ce discours-là me fait ressouvenir d'une chanson qui dit Préparons-nous, à la fête nouvelle. Monsieur Argante, étonné longtemps. - J'attends que vous ayez achevé votre chanson. Mademoiselle Argante. - Oh! voilà qui est fait; ce n'était qu'une citation que je voulais faire. Monsieur Argante - Vous sortez du respect que vous me devez, ma fille. Mademoiselle Argante. - Serait-il possible! moi, sortir du respect! il me semble qu'en effet je dis des choses extraordinaires; je crois que je viens de chanter. Remettez moi, mon père; - où en étions-nous? Je me retrouve vous m'avez proposé, il y a quelques jours, un mariage qui m'a bouleversé la tête à force d'y penser tout rompu qu'il est, je n'en saurais revenir, et il faut que j'en pleure. Monsieur Argante. - Oh! oh! cela serait-il de bonne foi, ma fille? D'où vient tant de répugnance pour un mariage qui t'est avantageux? Mademoiselle Argante. - Eh! me le proposeriez-vous s'il n'était pas avantageux? Monsieur Argante. - Je fais le tout pour ton bien. Mademoiselle Argante, pleurant. - Et cependant je vous paie d'ingratitude. Monsieur Argante. - Va, je te le pardonne; c'est un petit travers qui t'a pris. Mademoiselle Argante. - Continuez, allez votre train, mon père; continuez, n'écoutez pas mes dégoûts, tenez ferme, point de quartier, courage; dites je veux; grondez; menacez, punissez ne m'abandonnez pas dans l'état où je suis je vous charge de tout ce qui m'arrivera. Monsieur Argante, attendri. - Va, mon enfant, je suis content de tes dispositions, et tu peux t'en fier à moi; je te donne à un homme avec qui tu seras heureuse; et la campagne, au bout du compte, a ses charmes aussi bien que la ville. Mademoiselle Argante. - Par ma foi, vous avez raison. Monsieur Argante. - Par ma foi? de quel terme te sers-tu là ? je ne te l'ai jamais entendu dire, et je serais fâché que tu t'en servisses devant mon gendre futur. Mademoiselle Argante. - Ma foi, je l'ai cru bon, parce que c'est votre mot favori. Monsieur Argante. - Il ne sied point dans la bouche d'une fille. Mademoiselle Argante. - Je ne le dirai plus; mais revenons; contez-moi un peu ce que c'est que votre gendre n'est-ce pas cet homme des champs? Monsieur Argante - Encore! Est-il question d'un autre? Mademoiselle Argante. - Je m'imagine qu'il accourt à nous comme un satyre. Monsieur Argante. - Oh! je n'y saurais tenir. Vous êtes une impertinente; il vous épousera, je le veux, et vous obéirez. Mademoiselle Argante. - Doucement, mon père; discutons froidement les choses. Vous aimez la raison, j'en ai de la plus rare. Monsieur Argante. - Je vous montrerai que je suis votre père. Mademoiselle Argante. - Je n'en ai jamais douté; je vous dispense de la preuve, tranquillisez-vous. Vous me direz peut-être que je n'ai que vingt ans, et que vous en avez soixante. Soit, vous êtes plus vieux que moi; je ne chicane point là -dessus; j'aurai votre âge un jour; car nous vieillissons tous dans notre famille. Ecoutez-moi, je me sers d'une supposition. Je suis Monsieur Argante; et vous êtes ma fille. Vous êtes jeune, étourdie, vive, charmante, comme moi. Et moi, je suis grave, sérieux, triste et sombre comme vous. Monsieur Argante. - Où suis-je? et qu'est-ce que c'est que cela? Mademoiselle Argante. - Je vous ai donné des maÃtres de clavecin, vous avez un gosier de rossignol, vous dansez comme à l'Opéra, vous avez du goût, de la délicatesse; moi du souci et de l'avarice; vous lisez des romans, des historiettes et des contes de fées; moi des édits, des registres et des mémoires. Qu'arrive-t-il? Un vilain faune, un ours mal léché sort de sa tanière, se présente à moi, et vous demande en mariage. Vous croyez que je vais lui crier va-t'en. Point du tout. Je caresse la créature maussade. Je lui fais des compliments, et je lui accorde ma fille. L'accord fait, je viens vous trouver et nous avons là -dessus une conversation ensemble assez curieuse. La voici. Je vous dis Ma fille? Que vous plaÃt-il, mon père? me répondez-vous car vous êtes civile et bien élevée. Je vous marie, ma fille. A qui donc, mon père? A un honnête magot, un habitant des forêts. Un magot, mon père! Je n'en veux point. Me prenez-vous pour une guenuche? Je chante, j'ai des appas, et je n'aurais qu'un magot, qu'un sauvage! Eh! fi donc! Mais il est gentilhomme. Eh bien! qu'on lui coupe le cou. Ma fille, je veux que vous le preniez. Mon père, je ne suis point de cet avis-là . Oh! oh! friponne! ne suis-je pas le maÃtre?.... A cette épithète de friponne, vous prenez votre sérieux; vous vous armez de fermeté, et vous me dites Vous êtes le maÃtre, distinguo pour les choses raisonnables, oui; pour celles qui ne le sont pas, non. On ne force point les coeurs. Loi établie. Vous voulez forcer le mien; vous transgressez la loi. J'ai de la vertu, je la veux garder. Si j'épousais votre magot, que deviendrait-elle? Je n'en sais rien. Monsieur Argante. - Vous mériteriez que je vous misse dans un couvent. Je pénètre vos desseins à présent, fille ingrate; et vous vous imaginez que je serai la dupe de vos artifices? Mais si tantôt j'ai lieu de me plaindre de votre conduite, vous vous en repentirez toute votre vie. Voilà ma réponse retirez-vous. Mademoiselle Argante, le saluant. - Donnez-moi le temps de vous faire la révérence, comme vous me l'auriez faite, si vous aviez été à ma place. Monsieur Argante. - Marchez, vous dis-je. Scène VIII Monsieur Argante, Crispin, Un Domestique Le Domestique. - Monsieur, il y a là -bas un valet qui demande à parler après vous. Monsieur Argante. - Qu'il entre. Crispin paraÃt. - Monsieur, je viens de dix lieues d'ici, vous dire que je suis votre serviteur. Monsieur Argante. - Cela n'en valait pas la peine. Crispin. - Oh! je vous fais excuse! Vous d'un côté, et Mademoiselle votre fille d'un autre, vous méritez fort bien vos dix lieues; ce n'est que chacun cinq. Monsieur Argante. - Qu'appelez-vous ma fille? Quelle part a-t-elle à cela? Crispin. - Ventrebleu! quelle part, Monsieur! sa part est meilleure que la vôtre, car nous venons pour l'épouser. Monsieur Argante. - Pour l'épouser! Crispin. - Oui. Le seigneur Eraste, mon maÃtre, l'épousera pour femme, et moi pour maÃtresse. Monsieur Argante. - Ah, ah! tu appartiens à Eraste? Tu es apparemment le garçon plaisant dont il m'a parlé? Crispin. - J'ai l'honneur d'être son associé. C'est lui qui ordonne, c'est moi qui exécute. Monsieur Argante. - Je t'entends. Eh! où est-il donc? Est-ce qu'il n'est pas venu? Crispin. - Oh! que si, Monsieur; mais par galanterie il a jugé propos de se faire précéder par une espèce d'ambassade il m'a donné même quelques petits intérêts à traiter avec vous. Monsieur Argante. - De quoi s'agit-il donc? Crispin. - N'y a-t-il personne qui nous écoute? Monsieur Argante. - Tu le vois bien. Crispin. - C'est que... N'y a-t-il point de femmes dans la chambre prochaine? Monsieur Argante - Quand il y en aurait, peuvent-elles nous entendre? Crispin. - Vertuchou, Monsieur! vous ne savez pas ce que c'est que l'oreille d'une femme. Cette oreille-là , voyez-vous, d'une demi-lieue entend ce qu'on dit, et d'un quart de lieue ce qu'on va dire. Monsieur Argante. - Oh bien! je n'ai ici que des femmes sourdes. Parle. Crispin. - Oh! la surdité lève tout scrupule; et cela étant, je vous dirai sans façon que Monsieur Eraste va venir; mais qu'il vous prie de ne point dire à sa future que c'est lui, parce qu'il se fait un petit ragoût de la voir sous le nom seulement d'un ami dudit Monsieur Eraste; ainsi ce n'est point lui qui va venir, et c'est pourtant lui; mais lui sous la figure d'un autre que lui ce que je dis là n'est-il pas obscur? Monsieur Argante. - Pas mal; mais je te comprends, et je veux bien lui donner cette satisfaction-là qu'il vienne. Crispin. - Je crois que le voilà ; c'est lui-même. A présent je vais chercher mes ballots et les siens; mais de grâce, avant que de partir, souffrez, Monsieur, que je vous recommande mon coeur; il est sans condition, daignez lui en trouver une. Monsieur Argante. - Va, va, nous verrons. Scène IX Monsieur Argante, Eraste, MaÃtre Pierre, Lisette Monsieur Argante. - Je vous attendais ici avec impatience, mon cher enfant. Eraste. - Je m'y rends avec un grand plaisir, Monsieur. Crispin vous aura dit sans doute ce que je souhaite que vous m'accordiez? Monsieur Argante. - Oui, je le sais, et j'y consens; mais pourquoi cette façon? Eraste. - Monsieur, tout le monde me dit que Mademoiselle Argante est charmante et tout le monde apparemment ne se trompe pas; ainsi quand je demande à la voir sous cet habit-ci, ce n'est pas pour vérifier si ce que l'on m'a dit est vrai; mais peut-être, en m'épousant, ne fait-elle que vous obéir; cela m'inquiète; et je ne viens sous un autre nom l'assurer de mes respects, que pour tâcher d'entrevoir ce qu'elle pense de notre mariage. Monsieur Argante. - Hé bien! je vais la chercher. Eraste. - Eh! de grâce, n'y allez point; je ne pourrais m'empêcher de soupçonner que vous l'auriez avertie. J'ai trouvé là -bà s des ouvriers qui demandent à vous parler; si vous vouliez bien vous y rendre pour quelque temps. Monsieur Argante. - Mais... Eraste. - Je vous en supplie. Monsieur Argante, à part. - Je ne saurais croire que ma fille ose m'offenser jusqu'à certain point. A Eraste. Je me rends. Eraste. - Il me suffira que vous disiez à un domestique qu'un de mes amis; qui m'a précédé, souhaiterait avoir l'honneur de lui parler. Monsieur Argante. - Holà ! Pierrot, Lisette! MaÃtre Pierre et Lisette paraissent tous deux. MaÃtre Pierre. - Qu'est-ce quou nous voulez donc? Monsieur Argante. - Que quelqu'un de vous deux aille dire à ma fille, que voici un des amis d'Eraste, et qu'elle descende. MaÃtre Pierre - Ca ne se peut pas, alle a mal à son estomac et à sa tête. Lisette. - Oui, Monsieur; elle repose. Eraste. - Je vous assure que je n'ai qu'un mot à lui dire. MaÃtre Pierre, à part. - Hélas! comme il est douçoureux. Monsieur Argante. - Je viens de la quitter, et je veux qu'elle descende. Allez-y, Lisette. A maÃtre Pierre. Et toi, va-t'en. A Eraste. Je vous laisse pour vous satisfaire. Il sort. Eraste. - Je vous ai une véritable obligation. Seul. Ce commencement me paraÃt triste. J'ai bien peur que Mademoiselle Argante ne se donne pas de bon coeur. Scène X Eraste, MaÃtre Pierre MaÃtre Pierre, revenant et regardant, à part. - Le sieur Argante n'y est plus. Haut. Avec votre parmission, Monsieur l'ami de Monsieur le futur, en attendant que noute Demoiselle se requinque, agriez ma convarsation pour vous aider à passer un petit bout de temps. Eraste. - Oui-da, tu me parais amusant. MaÃtre Pierre. - Je ne sons pas tout à fait bête; le monde prend parfois de mes petits avis, et s'en trouve bian. Eraste. - Je n'en doute pas! MaÃtre Pierre, riant. - Tenez, vous avez une philosomie de bonne apparence j'esteme qu'ou êtes un bon compère; velà ma pensée, parmettez la libarté. Eraste. - Tu me fais plaisir. MaÃtre Pierre. - De queu vacation êtes-vous avec cet habit noir? Est-ce praticien ou médecin? Tâtez-vous le pouls ou bian la bourse? Dépêchez-vous le corps ou les bians? Eraste. - Je guéris du mal qu'on n'a pas. MaÃtre Pierre. - Vous êtes donc médecin? Tant mieux pour vous, tant pis pour les autres; et moi je sis le farmier d'ici, et ce n'est tant pis pour parsonne. Eraste. - Comment! mais tu as de l'esprit. Tu dis qu'on te consulte. Parbleu, dans l'occasion je te consulterais volontiers aussi. MaÃtre Pierre. - Consultez-moi, pour voir, sur Monsieur Eraste. Eraste. - Que veux-tu que je dise? Il épouse la fille de Monsieur Argante. MaÃtre Pierre. - Acoutez êtes-vous bian son ami à cet épouseux de fille? Eraste. - Mais je ne suis pas toujours fort content de lui dans le fond, et souvent il m'ennuie. MaÃtre Pierre. - Fi! c'est de la malice à lui. Eraste. - J'ai idée qu'on ne l'épousera pas d'un trop bon coeur ici, et c'est bien fait. MaÃtre Pierre. - Tout franc, je ne voulons point de ce butor-là ; laissez venir le nigaud je li gardons des rats. Eraste. - Qu'appelles-tu des rats? MaÃtre Pierre. - C'est que la fille de cians a eu l'avisement de devenir ratière alle a mis par exprès son esprit sens dessus dessous, sens devant darrière, à celle fin, quand il la varra, qu'il s'en retorne avec son sac et ses quilles. Eraste. - C'est-à -dire qu'elle feindra d'être folle? MaÃtre Pierre. - Velà cen que c'est et si, maugré la folie, il la prend pour femme, n'y aura pus de rats; mais ce qu'an mettra en lieu et place, les vaura bian. Eraste. - Sans difficulté. MaÃtre Pierre. - Stapendant la fille est sage; mais quand on a bouté son amiquié ailleurs, et qu'en a un mari en avarsion, sage tant qu'ou vourez, il faut que sagesse dégarpisse; et pis après, toute voute médecine ne garira pas Monsieur Eraste du mal qui li sera fait, le paure niais! Mais adieu; veci voute ratière qui viant; ça va bian vous divartir. Scène XI Mademoiselle Argante, Eraste Eraste, à part. - Ah! l'aimable personne! pourquoi l'ai-je vue, puisque je la dois perdre? Mademoiselle Argante, à part, en entrant. - Voilà un joli homme! Si Eraste lui ressemblait, je ne ferais pas la folle. Eraste, à part. - Feignons d'ignorer ses dispositions. A Mademoiselle Argante. Mademoiselle, Eraste m'a chargé d'une commission dont je ne saurais que le louer. Vous savez qu'on vous a destinés l'un à l'autre mais il ne veut jouir du bonheur qu'on lui assure, qu'autant que votre coeur y souscrira c'est un respect que le sien vous doit, et que vous méritez plus que personne daignez donc, Madame, me confier ce que vous pensez là -dessus; afin qu'il se conforme à vos volontés. Mademoiselle Argante. - Ce que je pense, Monsieur, ce que je pense! Eraste. - Oui, Madame. Mademoiselle Argante. - Je n'en sais rien, je vous jure; et malheureusement j'ai résolu de n'y penser que dans deux ans, parce que je veux me reposer. Dites-lui qu'il ait la bonté d'attendre dans deux ans je lui rendrai réponse, s'il ne m'arrive pas d'accident. Eraste. - Vous lui donnez un terme bien long. Mademoiselle Argante. - Hélas! je me trompais, c'est dans quatre ans que je voulais dire. Qu'il ne s'impatiente pas, au moins; car je lui veux du bien, pourvu qu'il se tienne tranquille s'il était pressé, je lui en donnerais pour un siècle. Qu'il me ménage, et qu'il soit docile, entendez-vous, Monsieur? Ne manquez pas aussi de l'assurer de mon estime. Sait-il aimer? a-t-il des sentiments, de la figure? est-il grand, est-il petit? On dit qu'il est chasseur; mais sait-il l'histoire? Il verrait que la chasse est dangereuse. Actéon y périt pour avoir troublé le repos de Diane Hélas! si l'on troublait le mien, je ne saurais que mourir. Mais à propos d'Eraste, me ferez-vous son portrait? J'en suis curieuse. Eraste, triste et soupirant. - Ce n'est pas la peine, Madame, il me ressemble trait pour trait. Mademoiselle Argante, le regardant. - Il vous ressemble! Bon cela, Monsieur. Eraste. - Ma commission est faite, Madame; je sais vos sentiments, dispensez-vous du désordre d'esprit que vous affectez; un coeur comme le vôtre doit être libre, et mon ami sera au désespoir de l'extrémité où la crainte d'être à lui vous a réduite. On ne saurait désapprouver le parti que vous avez pris l'autorité d'un père ne vous a laissé que cette ressource, et tout est permis pour se sauver du danger où vous étiez mais c'en est fait; livrez-vous au penchant qui vous est cher, et pardonnez à mon ami les frayeurs qu'il vous a données; je vais l'en punir en lui disant ce qu'il perd. Il veut s'en aller. Mademoiselle Argante, à part. - Oh, oh! c'est assurément là Eraste. Elle le rappelle. Monsieur? Eraste. - Avez-vous quelque chose à m'ordonner, Madame? Mademoiselle Argante. - Vous m'embarrassez. N'avez-vous que cela à me dire? Voyez; je vous écouterai volontiers, je n'ai plus de peur, vous m'avez rassurée. Eraste. - Il me semble que je n'ai plus rien à dire après ce que je viens d'entendre. Mademoiselle Argante. - Je ne devais dire ce que je pense sur Eraste que dans un certain temps; et si vous voulez, j'abrégerai le terme. Eraste. - Vous le haïssez trop. Mademoiselle Argante. - Mais pourquoi en êtes-vous si fâché? Eraste. - C'est que je prends part à ce qui le regarde. Mademoiselle Argante. - Est-il vrai qu'il vous ressemble? Eraste. - Il n'est que trop vrai. Mademoiselle Argante. - Consolez-vous donc. Eraste. - Eh! d'où vient me consolerais-je, Madame? Daignez m'expliquer ce discours. Mademoiselle Argante. - Comment vous l'expliquer?... Dites à Eraste que je l'attends, si vous n'avez pas besoin de sortir pour cela. Eraste. - Il n'est pas bien loin. Mademoiselle Argante. - Je le crois de même. Eraste. - Que d'amour il aura pour vous, Madame, s'il ose se flatter d'être bien reçu! Mademoiselle Argante. - Ne tardez pas plus longtemps à voir ce qu'il en sera. Eraste. - Puis-je espérer que vous me ferez grâce? Mademoiselle Argante. - J'en ai peut-être trop dit mais vous serez mon époux. Que ne vous ai-je connu plus tôt? Eraste. - Avec quel chagrin ne m'en retournais-je pas! Mademoiselle Argante. - Est-il possible que je vous aie haï? A quoi songiez-vous de ne pas vous montrer? Eraste. - Au milieu de mon bonheur il me reste une inquiétude. Mademoiselle Argante. - Dites ce que c'est, et vous ne l'aurez plus. Eraste. - Vous vous gardiez, dit-on, pour un autre que moi. Mademoiselle Argante. - Vous demeurez à la campagne, et je ne l'aimais pas avant que je vous eusse connu; il y a quatre ans que je connais Dorante; l'habitude de le voir me l'avait rendu plus supportable que les autres hommes; il me convenait, il aspirait à m'épouser, et dans tout ce que j'ai fait, je me gardais moins à lui, que je ne me sauvais du malheur imaginaire d'être à vous voilà tout, êtes-vous content? Eraste, à genoux. - Je vous adore; et puisque vous haïssez la campagne, je ne saurais plus la souffrir. Scène XII Monsieur Argante, Mademoiselle Argante, Eraste, MaÃtre Pierre Monsieur Argante, à maÃtre Pierre. - Oh, oh! ils sont, ce me semble, d'assez bonne intelligence. MaÃtre Pierre. - Qu'est-ce que c'est donc que tout ça? Ils se disont des douceurs. Monsieur Argante. - Eh bien! ma fille, connais-tu Monsieur? Mademoiselle Argante. - Oui, mon père. Monsieur Argante. - Et tu es contente? Mademoiselle Argante. - Oui, mon père. Monsieur Argante. - J'en suis charmé. Ne songeons donc plus qu'à nous réjouir; et que, pour marquer notre joie, nos musiciens viennent ici commencer la fête. MaÃtre Pierre. - Voilà qui va fort ben. Ou êtes contente. Voute père, voute amant, tout ça est content; mais de tous ces biaux contentements-là , moi et Monsieur Dorante, je n'y avons ni part ni portion. Monsieur Argante. - Laisse là Dorante. Mademoiselle Argante. - Si vous vouliez bien lui parler, mon père; on lui doit un peu d'égard, et cela me tirerait d'embarras avec lui. MaÃtre Pierre. - Il m'avait pourmis cinquante pistoles, si vous deveniez sa femme baillez-m'en tant seulement soixante, et je li ferai vos excuses. Je ne vous surfais pas. Eraste. - Je te les donne de bon coeur, moi. MaÃtre Pierre. - C'est marché fait chantez et dansez à votre aise, à cette heure, je n'y mets pus d'empêchement. L'Ile des esclaves Acteurs Comédie en un acte et en prose Représentée pour la première fois par les comédiens italiens le 5 mars 1725 Acteurs Cléanthis. Des habitants de l'Ãle. La scène est dans l'Ãle des Esclaves. Scène première Le théâtre représente une mer et des rochers d'un côté, et de l'autre quelques arbres et des maisons. Iphicrate s'avance tristement sur le théâtre avec Arlequin Iphicrate, après avoir soupiré. - Arlequin! Arlequin, avec une bouteille de vin qu'il a à sa ceinture. - Mon patron! Iphicrate. - Que deviendrons-nous dans cette Ãle? Arlequin. - Nous deviendrons maigres, étiques, et puis morts de faim; voilà mon sentiment et notre histoire. Iphicrate. - Nous sommes seuls échappés du naufrage; tous nos camarades ont péri, et j'envie maintenant leur sort. Arlequin. - Hélas! ils sont noyés dans la mer, et nous avons la même commodité. Iphicrate. - Dis-moi quand notre vaisseau s'est brisé contre le rocher, quelques-uns des nôtres ont eu le temps de se jeter dans la chaloupe; il est vrai que les vagues l'ont enveloppée je ne sais ce qu'elle est devenue; mais peut-être auront-ils eu le bonheur d'aborder en quelque endroit de l'Ãle, et je suis d'avis que nous les cherchions. Arlequin. - Cherchons, il n'y a pas de mal à cela; mais reposons-nous auparavant pour boire un petit coup d'eau-de-vie j'ai sauvé ma pauvre bouteille, la voilà ; j'en boirai les deux tiers, comme de raison, et puis je vous donnerai le reste. Iphicrate. - Eh! ne perdons point de temps; suis-moi ne négligeons rien pour nous tirer d'ici. Si je ne me sauve, je suis perdu; je ne reverrai jamais Athènes, car nous sommes dans l'Ãle des Esclaves. Arlequin. - Oh! oh! qu'est-ce que c'est que cette race-là ? Iphicrate. - Ce sont des esclaves de la Grèce révoltés contre leurs maÃtres, et qui depuis cent ans sont venus s'établir dans une Ãle, et je crois que c'est ici tiens, voici sans doute quelques-unes de leurs cases; et leur coutume, mon cher Arlequin, est de tuer tous les maÃtres qu'ils rencontrent, ou de les jeter dans l'esclavage. Arlequin. - Eh! chaque pays a sa coutume; ils tuent les maÃtres, à la bonne heure; je l'ai entendu dire aussi, mais on dit qu'ils ne font rien aux esclaves comme moi. Iphicrate. - Cela est vrai. Arlequin. - Eh! encore vit-on. Iphicrate. - Mais je suis en danger de perdre la liberté, et peut-être la vie Arlequin, cela ne te suffit-il pas pour me plaindre? Arlequin, prenant sa bouteille pour boire. - Ah! je vous plains de tout mon coeur, cela est juste. Iphicrate. - Suis-moi donc. Arlequin siffle. - Hu, hu, hu. Iphicrate. - Comment donc! que veux-tu dire? Arlequin, distrait, chante. - Tala ta lara. Iphicrate. - Parle donc, as-tu perdu l'esprit? à quoi penses-tu? Arlequin, - riant. - Ah, ah, ah, Monsieur Iphicrate, la drôle d'aventure! je vous plains, par ma foi, mais je ne saurais m'empêcher d'en rire. Iphicrate, à part les premiers mots. - Le coquin abuse de ma situation; j'ai mal fait de lui dire où nous sommes. Arlequin, ta gaieté ne vient pas à propos; marchons de ce côté. Arlequin. - J'ai les jambes si engourdies. Iphicrate. - Avançons, je t'en prie. Arlequin. - Je t'en prie, je t'en prie; comme vous êtes civil et poli; c'est l'air du pays qui fait cela. Iphicrate. - Allons, hâtons-nous, faisons seulement une demi-lieue sur la côte pour chercher notre chaloupe, que nous trouverons peut-être avec une partie de nos gens; et en ce cas-là , nous nous rembarquerons avec eux. Arlequin, en badinant. - Badin, comme vous tournez cela! Il chante L'embarquement est divin Quand on vogue, vogue, vogue, L'embarquement est divin, Quand on vogue avec Catin. Iphicrate, retenant sa colère. - Mais je ne te comprends point, mon cher Arlequin. Arlequin. - Mon cher patron, vos compliments me charment; vous avez coutume de m'en faire à coups de gourdin qui ne valent pas ceux-là ; et le gourdin est dans la chaloupe. Iphicrate. - Eh! ne sais-tu pas que je t'aime? Arlequin. - Oui; mais les marques de votre amitié tombent toujours sur mes épaules, et cela est mal placé. Ainsi, tenez, pour ce qui est de nos gens, que le ciel les bénisse! s'ils sont morts, en voilà pour longtemps; s'ils sont en vie, cela se passera, et je m'en goberge. Iphicrate, un peu ému. - Mais j'ai besoin d'eux, moi. Arlequin, indifféremment. - Oh! cela se peut bien, chacun a ses affaires que je ne vous dérange pas! Iphicrate. - Esclave insolent! Arlequin, riant. - Ah! ah! vous parlez la langue d'Athènes; mauvais jargon que je n'entends plus. Iphicrate. - Méconnais-tu ton maÃtre, et n'es-tu plus mon esclave? Arlequin, se reculant d'un air sérieux. Je l'ai été, je le confesse à ta honte; mais va, je te le pardonne; les hommes ne valent rien. Dans le pays d'Athènes j'étais ton esclave, tu me traitais comme un pauvre animal, et tu disais que cela était juste, parce que tu étais le plus fort. Eh bien! Iphicrate, tu vas trouver ici plus fort que toi; on va te faire esclave à ton tour; on te dira aussi que cela est juste, et nous verrons ce que tu penseras de cette justice-là ; tu m'en diras ton sentiment, je t'attends là . Quand tu auras souffert, tu seras plus raisonnable; tu sauras mieux ce qu'il est de faire souffrir aux autres. Tout en irait mieux dans le monde, si ceux qui te ressemblent recevaient la même leçon que toi. Adieu, mon ami; je vais trouver mes camarades et tes maÃtres. Il s'éloigne. Iphicrate, au désespoir, courant après lui l'épée à la main. - Juste ciel! peut-on être plus malheureux et plus outragé que je le suis? Misérable! tu ne mérites pas de vivre. Arlequin. - Doucement, tes forces sont bien diminuées, car je ne t'obéis plus, prends-y garde. Scène II Trivelin, avec cinq ou six insulaires, arrive conduisant une Dame et la suivante, et ils accourent à Iphicrate qu'ils voient l'épée à la main. Trivelin, faisant saisir et désarmer Iphicrate par ses gens. - Arrêtez, que voulez-vous faire? Iphicrate. - Punir l'insolence de mon esclave. Trivelin. - Votre esclave? vous vous trompez, et l'on vous apprendra à corriger vos termes. Il prend l'épée d'Iphicrate et la donne à Arlequin. Prenez cette épée, mon camarade, elle est à vous. Arlequin. - Que le ciel vous tienne gaillard, brave camarade que vous êtes! Trivelin. - Comment vous appelez-vous? Arlequin. - Est-ce mon nom que vous demandez? Trivelin. - Oui vraiment. Arlequin. - Je n'en ai point, mon camarade. Trivelin. - Quoi donc, vous n'en avez pas? Arlequin. - Non, mon camarade; je n'ai que des sobriquets qu'il m'a donnés; il m'appelle quelquefois Arlequin, quelquefois Hé. Trivelin. - Hé! le terme est sans façon; je reconnais ces Messieurs à de pareilles licences. Et lui, comment s'appelle-t-il? Arlequin. - Oh, diantre! il s'appelle par un nom, lui; c'est le seigneur Iphicrate. Trivelin. - Eh bien! changez de nom à présent; soyez le seigneur Iphicrate à votre tour; et vous, Iphicrate, appelez-vous Arlequin, ou bien Hé. Arlequin, sautant de joie, à son maÃtre. - Oh! Oh! que nous allons rire, seigneur Hé! Trivelin, à Arlequin. - Souvenez-vous en prenant son nom, mon cher ami, qu'on vous le donne bien moins pour réjouir votre vanité, que pour le corriger de son orgueil. Arlequin. - Oui, oui, corrigeons, corrigeons! Iphicrate, regardant Arlequin. - Maraud! Arlequin. - Parlez donc, mon bon ami, voilà encore une licence qui lui prend; cela est-il du jeu? Trivelin, à Arlequin. - Dans ce moment-ci, il peut vous dire tout ce qu'il voudra. A Iphicrate. Arlequin, votre aventure vous afflige, et vous êtes outré contre Iphicrate et contre nous. Ne vous gênez point, soulagez-vous par l'emportement le plus vif; traitez-le de misérable, et nous aussi; tout vous est permis à présent; mais ce moment-ci passé, n'oubliez pas que vous êtes Arlequin, que voici Iphicrate, et que vous êtes auprès de lui ce qu'il était auprès de vous ce sont là nos lois, et ma charge dans la république est de les faire observer en ce canton-ci. Arlequin. - Ah! la belle charge! Iphicrate. - Moi, l'esclave de ce misérable! Trivelin. - Il a bien été le vôtre. Arlequin. - Hélas! il n'a qu'à être bien obéissant, j'aurai mille bontés pour lui. Iphicrate. - Vous me donnez la liberté de lui dire ce qu'il me plaira; ce n'est pas assez qu'on m'accorde encore un bâton. Arlequin. - Camarade, il demande à parler à mon dos, et je le mets sous la protection de la république, au moins. Trivelin. - Ne craignez rien. Cléanthis, à Trivelin. - Monsieur, je suis esclave aussi, moi, et du même vaisseau; ne m'oubliez pas, s'il vous plaÃt. Trivelin. - Non, ma belle enfant; j'ai bien connu votre condition à votre habit, et j'allais vous parler de ce qui vous regarde, quand je l'ai vu l'épée à la main. Laissez-moi achever ce que j'avais à dire. Arlequin! Arlequin, croyant qu'on l'appelle. - Eh!.... A propos, je m'appelle Iphicrate. Trivelin, continuant. - Tâchez de vous calmer; vous savez qui nous sommes, sans doute? Arlequin. - Oh! morbleu! d'aimables gens. Cléanthis. - Et raisonnables. Trivelin. - Ne m'interrompez point, mes enfants. Je pense donc que vous savez qui nous sommes. Quand nos pères, irrités de la cruauté de leurs maÃtres, quittèrent la Grèce et vinrent s'établir ici, dans le ressentiment des outrages qu'ils avaient reçus de leurs patrons, la première loi qu'ils y firent fut d'ôter la vie à tous les maÃtres que le hasard ou le naufrage conduirait dans leur Ãle, et conséquemment de rendre la liberté à tous les esclaves la vengeance avait dicté cette loi; vingt ans après, la raison l'abolit, et en dicta une plus douce. Nous ne nous vengeons plus de vous, nous vous corrigeons; ce n'est plus votre vie que nous poursuivons, c'est la barbarie de vos coeurs que nous voulons détruire; nous vous jetons dans l'esclavage pour vous rendre sensibles aux maux qu'on y éprouve; nous vous humilions, afin que, nous trouvant superbes, vous vous reprochiez de l'avoir été. Votre esclavage, ou plutôt votre cours d'humanité, dure trois ans, au bout desquels on vous renvoie, si vos maÃtres sont contents de vos progrès; et si vous ne devenez pas meilleurs, nous vous retenons par charité pour les nouveaux malheureux que vous iriez faire encore ailleurs, et par bonté pour vous, nous vous marions avec une de nos citoyennes. Ce sont là nos lois à cet égard; mettez à profit leur rigueur salutaire, remerciez le sort qui vous conduit ici, il vous remet en nos mains, durs, injustes et superbes; vous voilà en mauvais état, nous entreprenons de vous guérir; vous êtes moins nos esclaves que nos malades, et nous ne prenons que trois ans pour vous rendre sains, c'est-à -dire humains, raisonnables et généreux pour toute votre vie. Arlequin. - Et le tout gratis, sans purgation ni saignée. Peut-on de la santé à meilleur compte? Trivelin. - Au reste, ne cherchez point à vous sauver de ces lieux, vous le tenteriez sans succès, et vous feriez votre fortune plus mauvaise commencez votre nouveau régime de vie par la patience. Arlequin. - Dès que c'est pour son bien, qu'y a-t-il à dire? Trivelin, aux esclaves. - Quant à vous, mes enfants, qui devenez libres et citoyens, Iphicrate habitera cette case avec le nouvel Arlequin, et cette belle fille demeurera dans l'autre; vous aurez soin de changer d'habit ensemble, c'est l'ordre. A Arlequin. Passez maintenant dans une maison qui est à côté, où l'on vous donnera à manger si vous en avez besoin. Je vous apprends, au reste, que vous avez huit jours à vous réjouir du changement de votre état; après quoi l'on vous donnera, comme à tout le monde, une occupation convenable. Allez, je vous attends ici. Aux insulaires. Qu'on les conduise. Aux femmes. Et vous autres, restez. Arlequin, en s'en allant, fait de grandes révérences à Cléanthis. Scène III Trivelin, Cléanthis; esclave, Euphrosine, sa maÃtresse. Trivelin. - Ah ça! ma compatriote, car je regarde désormais notre Ãle comme votre patrie, dites-moi aussi votre nom. Cléanthis, saluant. - Je m'appelle Cléanthis, et elle, Euphrosine. Trivelin. - Cléanthis? passe pour cela. Cléanthis. - J'ai aussi des surnoms; vous plaÃt-il de les savoir? Trivelin. - Oui-da. Et quels sont-ils? Cléanthis. - J'en ai une liste Sotte, Ridicule, Bête, Butorde, Imbécile, et caetera. Euphrosine, en soupirant. - Impertinente que vous êtes! Cléanthis. - Tenez, tenez, en voilà encore un que j'oubliais. Trivelin. - Effectivement, elle vous prend sur le fait. Dans votre pays, Euphrosine, on a bientôt dit des injures à ceux à qui l'on en peut dire impunément. Euphrosine. - Hélas! que voulez-vous que je lui réponde, dans l'étrange aventure où je me trouve? Cléanthis. - Oh! dame, il n'est plus si aisé de me répondre. Autrefois il n'y avait rien de si commode; on n'avait affaire qu'à de pauvres gens fallait-il tant de cérémonies? Faites cela, je le veux; taisez-vous, sotte! Voilà qui était fini. Mais à présent il faut parler raison; c'est un langage étranger pour Madame; elle l'apprendra avec le temps; il faut se donner patience je ferai de mon mieux pour l'avancer. Trivelin, à Cléanthis. - Modérez-vous, Euphrosine. A Euphrosine. Et vous, Cléanthis, ne vous abandonnez point à votre douleur. Je ne puis changer nos lois, ni vous en affranchir je vous ai montré combien elles étaient louables et salutaires pour vous. Cléanthis. - Hum! Elle me trompera bien si elle amende. Trivelin. - Mais comme vous êtes d'un sexe naturellement assez faible, et que par là vous avez dû céder plus facilement qu'un homme aux exemples de hauteur, de mépris et de dureté qu'on vous a donnés chez vous contre leurs pareils, tout ce que je puis faire pour vous, c'est de prier Euphrosine de peser avec bonté les torts que vous avez avec elle, afin de les peser avec justice. Cléanthis. - Oh! tenez, tout cela est trop savant pour moi, je n'y comprends rien; j'irai le grand chemin, je pèserai comme elle pesait; ce qui viendra; nous le prendrons. Trivelin. - Doucement, point de vengeance. Cléanthis. - Mais, notre bon ami, au bout du compte, vous parlez de son sexe; elle a le défaut d'être faible, je lui en offre autant; je n'ai pas la vertu d'être forte. S'il faut que j'excuse toutes ses mauvaises manières à mon égard, il faudra donc qu'elle excuse aussi la rancune que j'en ai contre elle; car je suis femme autant qu'elle, moi. Voyons, qui est-ce qui décidera? Ne suis-je pas la maÃtresse une fois? Eh bien, qu'elle commence toujours par excuser ma rancune; et puis, moi, je lui pardonnerai, quand je pourrai, ce qu'elle m'a fait qu'elle attende! Euphrosine, à Trivelin. - Quels discours! Faut-il que vous m'exposiez à les entendre? Cléanthis. - Souffrez-les, Madame, c'est le fruit de vos oeuvres. Trivelin. - Allons, Euphrosine, modérez-vous. Cléanthis. - Que voulez-vous que je vous dise? quand on a de la colère, il n'y a rien de tel pour la passer, que de la contenter un peu, voyez-vous; quand je l'aurai querellée à mon aise une douzaine de fois seulement, elle en sera quitte; mais il me faut cela. Trivelin, à part, à Euphrosine. - Il faut que ceci ait son cours; mais consolez-vous, cela finira plus tôt que vous ne pensez. A Cléanthis. J'espère, Euphrosine, que vous perdrez votre ressentiment, et je vous y exhorte en ami. Venons maintenant à l'examen de son caractère il est nécessaire que vous m'en donniez un portrait, qui se doit faire devant la personne qu'on peint, afin qu'elle se connaisse, qu'elle rougisse de ses ridicules, si elle en a, et qu'elle se corrige. Nous avons là de bonnes intentions, comme vous voyez. Allons, commençons. Cléanthis. - Oh que cela est bien inventé! Allons, me voilà prête; interrogez-moi, je suis dans mon fort. Euphrosine, doucement. - Je vous prie, Monsieur, que je me retire, et que je n'entende point ce qu'elle va dire. Trivelin. - Hélas! ma chère Dame, cela n'est fait que pour vous; il faut que vous soyez présente. Cléanthis. - Restez, restez; un peu de honte est bientôt passée. Trivelin. - Vaine minaudière et coquette, voilà d'abord à peu près sur quoi je vais vous interroger au hasard. Cela la regarde-t-il? Cléanthis. - Vaine minaudière et coquette, si cela la regarde? Eh voilà ma chère maÃtresse; cela lui ressemble comme son visage. Euphrosine. - N'en voilà -t-il pas assez, Monsieur? Trivelin. - Ah! je vous félicite du petit embarras que cela vous donne; vous sentez, c'est bon signe, et j'en augure bien pour l'avenir mais ce ne sont encore là que les grands traits; détaillons un peu cela. En quoi donc, par exemple, lui trouvez-vous les défauts dont nous parlons? Cléanthis. - En quoi? partout, à toute heure, en tous lieux; je vous ai dit de m'interroger; mais par où commencer? je n'en sais rien, je m'y perds. Il y a tant de choses, j'en ai tant vu, tant remarqué de toutes les espèces, que cela me brouille. Madame se tait, Madame parle; elle regarde, elle est triste, elle est gaie silence, discours, regards, tristesse et joie, c'est tout un, il n'y a que la couleur de différente; c'est vanité muette, contente ou fâchée; c'est coquetterie babillarde, jalouse ou curieuse; c'est Madame, toujours vaine ou coquette, l'un après l'autre, ou tous les deux à la fois voilà ce que c'est, voilà par où je débute, rien que cela. Euphrosine. - Je n'y saurais tenir. Trivelin. - Attendez donc, ce n'est qu'un début. Cléanthis. - Madame se lève; a-t-elle bien dormi, le sommeil l'a-t-il rendu belle, se sent-elle du vif, du sémillant dans les yeux? vite sur les armes; la journée sera glorieuse. Qu'on m'habille! Madame verra du monde aujourd'hui; elle ira aux spectacles, aux promenades, aux assemblées; son visage peut se manifester, peut soutenir le grand jour, il fera plaisir à voir, il n'y a qu'à le promener hardiment, il est en état, il n'y a rien à craindre. Trivelin, à Euphrosine. - Elle développe assez bien cela. Cléanthis. - Madame, au contraire, a-t-elle mal reposé? Ah qu'on m'apporte un miroir; comme me voilà faite! que je suis mal bâtie! Cependant on se mire, on éprouve son visage de toutes les façons, rien ne réussit; des yeux battus, un teint fatigué; voilà qui est fini, il faut envelopper ce visage-là , nous n'aurons que du négligé, Madame ne verra personne aujourd'hui, pas même le jour, si elle peut; du moins fera-t-il sombre dans la chambre. Cependant il vient compagnie, on entre que va-t-on penser du visage de Madame? on croira qu'elle enlaidit donnera-t-elle ce plaisir-là à ses bonnes amies? Non, il y a remède à tout vous allez voir. Comment vous portez-vous, Madame? Très mal, Madame; j'ai perdu le sommeil; il y a huit jours que je n'ai fermé l'oeil; je n'ose pas me montrer, je fais peur. Et cela veut dire Messieurs, figurez-vous que ce n'est point moi, au moins; ne me regardez pas, remettez à me voir; ne me jugez pas aujourd'hui; attendez que j'aie dormi. J'entendais tout cela, moi, car nous autres esclaves, nous sommes doués contre nos maÃtres d'une pénétration!... Oh! ce sont de pauvres gens pour nous. Trivelin, à Euphrosine. - Courage, Madame; profitez de cette peinture-là , car elle me paraÃt fidèle. Euphrosine. - Je ne sais où j'en suis. Cléanthis. - Vous en êtes aux deux tiers; et j'achèverai, pourvu que cela ne vous ennuie pas. Trivelin. - Achevez, achevez; Madame soutiendra bien le reste. Cléanthis. - Vous souvenez-vous d'un soir où vous étiez avec ce cavalier si bien fait? j'étais dans la chambre; vous vous entreteniez bas; mais j'ai l'oreille fine vous vouliez lui plaire sans faire semblant de rien; vous parliez d'une femme qu'il voyait souvent. Cette femme-là est aimable, disiez-vous; elle a les yeux petits, mais très doux; et là -dessus vous ouvriez les vôtres, vous vous donniez des tons, des gestes de tête, de petites contorsions, des vivacités. Je riais. Vous réussÃtes pourtant, le cavalier s'y prit; il vous offrit son coeur. A moi? lui dÃtes-vous. Oui, Madame, à vous-même, à tout ce qu'il y a de plus aimable au monde. Continuez, folâtre, continuez, dites-vous, en ôtant vos gants sous prétexte de m'en demander d'autres. Mais vous avez la main belle; il la vit; il la prit, il la baisa; cela anima sa déclaration; et c'était là les gants que vous demandiez. Eh bien! y suis-je? Trivelin, à Euphrosine. - En vérité, elle a raison. Cléanthis. - Ecoutez, écoutez, voici le plus plaisant. Un jour qu'elle pouvait m'entendre, et qu'elle croyait que je ne m'en doutais pas, je parlais d'elle, et je dis Oh! pour cela il faut l'avouer, Madame est une des plus belles femmes du monde. Que de bontés, pendant huit jours, ce petit mot-là ne me valut-il pas! J'essayai en pareille occasion de dire que Madame était une femme très raisonnable oh! je n'eus rien, cela ne prit point; et c'était bien fait, car je la flattais. Euphrosine. - Monsieur, je ne resterai point, ou l'on me fera rester par force; je ne puis en souffrir davantage. Trivelin. - En voila donc assez pour à présent. Cléanthis. - J'allais parler des vapeurs de mignardise auxquelles Madame est sujette à la moindre odeur. Elle ne sait pas qu'un jour je mis à son insu des fleurs dans la ruelle de son lit pour voir ce qu'il en serait. J'attendais une vapeur, elle est encore à venir. Le lendemain, en compagnie, une rose parut; crac! la vapeur arrive. Trivelin. - Cela suffit, Euphrosine; promenez-vous un moment à quelques pas de nous, parce que j'ai quelque chose à lui dire; elle ira vous rejoindre ensuite. Cléanthis, s'en allant. - Recommandez-lui d'être docile au moins. Adieu, notre bon ami; je vous ai diverti, j'en suis bien aise. Une autre fois je vous dirai comme quoi Madame s'abstient souvent de mettre de beaux habits, pour en mettre un négligé qui lui marque tendrement la taille. C'est encore une finesse que cet habit-là ; on dirait qu'une femme qui le met ne se soucie pas de paraÃtre, mais à d'autre! on s'y ramasse dans un corset appétissant, on y montre sa bonne façon naturelle; on y dit aux gens Regardez mes grâces, elles sont à moi, celles-là ; et d'un autre côté on veut leur dire aussi Voyez comme je m'habille, quelle simplicité! il n'y a point de coquetterie dans mon fait. Trivelin. - Mais je vous ai prié de nous laisser. Cléanthis. - Je sors, et tantôt nous reprendrons le discours, qui sera fort divertissant; car vous verrez aussi comme quoi Madame entre dans une loge au spectacle, avec quelle emphase, avec quel air imposant, quoique d'un air distrait et sans y penser; car c'est la belle éducation qui donne cet orgueil-là . Vous verrez comme dans la loge on y jette un regard indifférent et dédaigneux sur des femmes qui sont à côté, et qu'on ne connaÃt pas. Bonjour, notre bon ami, je vais à notre auberge. Scène IV Trivelin, Euphrosine Trivelin. - Cette scène-ci vous a un peu fatiguée; mais cela ne vous nuira pas. Euphrosine. - Vous êtes des barbares. Trivelin. - Nous sommes d'honnêtes gens qui vous instruisons; voilà tout. Il vous reste encore à satisfaire à une petite formalité. Euphrosine. - Encore des formalités! Trivelin. - Celle-ci est moins que rien; je dois faire rapport de tout ce que je viens d'entendre, et de tout ce que vous m'allez répondre. Convenez-vous de tous les sentiments coquets, de toutes les singeries d'amour-propre qu'elle vient de vous attribuer? Euphrosine. - Moi, j'en conviendrais! Quoi! de pareilles faussetés sont-elles croyables? Trivelin. - Oh! très croyables, prenez-y garde. Si vous en convenez, cela contribuera à rendre votre condition meilleure; je ne vous en dis pas davantage... On espérera que, vous étant reconnue, vous abjurerez un jour toutes ces folies qui font qu'on n'aime que soi, et qui ont distrait votre bon coeur d'une infinité d'attentions plus louables. Si au contraire vous ne convenez pas de ce qu'elle a dit, on vous regardera comme incorrigible, et cela reculera votre délivrance. Voyez, consultez-vous. Euphrosine. - Ma délivrance! Eh! puis-je l'espérer? Trivelin. - Oui, je vous la garantis aux conditions que je vous dis. Euphrosine. - Bientôt? Trivelin. - Sans doute. Euphrosine. - Monsieur, faites donc comme si j'étais convenue de tout. Trivelin. - Quoi! vous me conseillez de mentir! Euphrosine. - En vérité, voilà d'étranges conditions! cela révolte! Trivelin. - Elles humilient un peu, mais cela est fort bon. Déterminez-vous; une liberté très prochaine est le prix de la vérité. Allons, ne ressemblez-vous pas au portrait qu'on a fait? Euphrosine. - Mais... Trivelin. - Quoi? Euphrosine. - Il y a du vrai, par-ci, par-là . Trivelin. - Par-ci, par-là , n'est point votre compte; avouez-vous tous les faits? En a-t-elle trop dit? n'a-t-elle dit que ce qu'il faut? Hâtez-vous, j'ai autre chose à faire. Euphrosine. - Vous faut-il une réponse si exacte? Trivelin. - Eh oui, Madame, et le tout pour votre bien. Euphrosine. - Eh bien... Trivelin. - Après? Euphrosine. - Je suis jeune... Trivelin. - Je ne vous demande pas votre âge. Euphrosine. - On est d'un certain rang, on aime à plaire. Trivelin. - Et c'est ce qui fait que le portrait vous ressemble. Euphrosine. - Je crois qu'oui. Trivelin. - Eh! voilà ce qu'il nous fallait. Vous trouvez aussi le portrait un peu risible, n'est-ce pas? Euphrosine. - Il faut bien l'avouer. Trivelin.. - A merveille! Je suis content, ma chère dame. Allez rejoindre Cléanthis; je lui rends déjà son véritable nom; pour vous donner encore des gages de ma parole. Ne vous impatientez point; montrez un peu de docilité, et le moment espéré arrivera. Euphrosine. - Je m'en fie à vous. Scène V Arlequin, Iphicrate, qui ont changé d'habits, Trivelin Arlequin. - Tirlan, tirlan, tirlantaine! tirlanton! Gai, camarade! le vin de la république est merveilleux. J'en ai bu bravement ma pinte, car je suis si altéré depuis que je suis maÃtre, que tantôt j'aurai encore soif pour pinte. Que le ciel conserve la vigne, le vigneron, la vendange et les caves de notre admirable république! Trivelin. - Bon! réjouissez-vous, mon camarade. Etes-vous content d'Arlequin? Arlequin. - Oui, c'est un bon enfant; j'en ferai quelque chose. Il soupire parfois, et je lui ai défendu cela, sous peine de désobéissance, et je lui ordonne de la joie. Il prend son maÃtre par la main et danse. Tala rara la la... Trivelin. - Vous me réjouissez moi-même. Arlequin. - Oh! quand je suis gai, je suis de bonne humeur. Trivelin. - Fort bien. Je suis charmé de vous voir satisfait d'Arlequin. Vous n'aviez pas beaucoup à vous plaindre de lui dans son pays apparemment? Arlequin. - Eh! là -bas? Je lui voulais souvent un mal de diable; car il était quelquefois insupportable; mais à cette heure que je suis heureux, tout est payé; je lui ai donné quittance. Trivelin. - Je vous aime de ce caractère, et vous me touchez. C'est-à -dire que vous jouirez modestement de votre bonne fortune, et que vous ne lui ferez point de peine? Arlequin. - De la peine! Ah! le pauvre homme! Peut-être que je serai un petit brin insolent, à cause que je suis le maÃtre voilà tout. Trivelin. - A cause que je suis le maÃtre; vous avez raison. Arlequin. - Oui, car quand on est le maÃtre, on y va tout rondement, sans façon, et si peu de façon mène quelquefois un honnête homme à des impertinences. Trivelin. - Oh! n'importe; je vois bien que vous n'êtes point méchant. Arlequin. - Hélas! je ne suis que mutin. Trivelin, à Iphicrate. - Ne vous épouvantez point de ce que je vais dire. A Arlequin. Instruisez-moi d'une chose. Comment se gouvernait-il là -bas, avait-il quelque défaut d'humeur, de caractère? Arlequin, riant. - Ah! mon camarade, vous avez de la malice; vous demandez la comédie. Trivelin. - Ce caractère-là est donc bien plaisant? Arlequin. - Ma foi, c'est une farce. Trivelin. - N'importe, nous en rirons. Arlequin, à Iphicrate. - Arlequin, me promets-tu d'en rire aussi? Iphicrate, bas. - Veux-tu achever de me désespérer? que vas-tu lui dire? Arlequin. - Laisse-moi faire; quand je t'aurai offensé, je te demanderai pardon après. Trivelin. - Il ne s'agit que d'une bagatelle; j'en ai demandé autant à la jeune fille que vous avez vue, sur le chapitre de sa maÃtresse. Arlequin. - Eh bien, tout ce qu'elle vous a dit, c'était des folies qui faisaient pitié, des misères, gageons? Trivelin. - Cela est encore vrai. Arlequin. - Eh bien, je vous en offre autant; ce pauvre jeune garçon en fournira pas davantage; extravagance et misère, voilà son paquet; n'est-ce pas là de belles guenilles pour les étaler? Etourdi par nature! étourdi par singerie, parce que les femmes les aiment comme cela, un dissipe-tout; vilain quand il faut être libéral, libéral quand il faut être vilain; bon emprunteur, mauvais payeur; honteux d'être sage, glorieux d'être fou; un petit brin moqueur des bonnes gens un petit brin hâbleur; avec tout plein de maÃtresses il ne connaÃt pas; voilà mon homme. Est-ce la peine d'en tirer le portrait? A Iphicrate. Non, je n'en ferai rien, mon ami, ne crains rien. Trivelin. - Cette ébauche me suffit. A Iphicrate. Vous n'avez plus maintenant qu'à certifier pour véritable ce qu'il vient de dire. Iphicrate. - Moi? Trivelin. - Vous-même; la dame de tantôt en a fait autant; elle vous dira ce qui l'y a déterminée. Croyez-moi, il y va du plus grand bien que vous puissiez souhaiter. Iphicrate. - Du plus grand bien? Si cela est, il y a là quelque chose qui pourrait assez me convenir d'une certaine façon. Arlequin. - Prends tout; c'est un habit fait sur ta taille. Trivelin. - Il me faut tout, ou rien. Iphicrate. - Voulez-vous que je m'avoue un ridicule? Qu'importe, quand on l'a été? Trivelin. - N'avez-vous que cela à me dire? Iphicrate. - Va donc pour la moitié, pour me tirer d'affaire. Trivelin. - Va du tout. Iphicrate. - Soit. Arlequin rit de toute sa force. Trivelin. - Vous avez fort bien fait, vous n'y perdrez rien. Adieu, vous saurez bientôt de mes nouvelles. Scène VI Cléanthis, Iphicrate, Arlequin, Euphrosine. Cléanthis. - Seigneur Iphicrate, peut-on vous demander de quoi vous riez? Arlequin. - Je ris de mon Arlequin qui a confessé qu'il était un ridicule. Cléanthis. - Cela me surprend, car il a la mine d'un homme raisonnable. Si vous voulez voir une coquette de son propre aveu, regardez ma suivante. Arlequin, la regardant. - Malepeste! quand ce visage-là fait le fripon, c'est bien son métier. Mais parlons d'autres choses, ma belle damoiselle, qu'est-ce que nous ferons à cette heure que nous sommes gaillards? Cléanthis. - Eh! mais la belle conversation. Arlequin. - Je crains que cela ne vous fasse bâiller, j'en bâille déjà . Si je devenais amoureux de vous, cela amuserait davantage. Cléanthis. - Eh bien, faites. Soupirez pour moi; poursuivez mon coeur, prenez-le si vous pouvez, je ne vous en empêche pas; c'est à vous à faire vos diligences; me voilà , je vous attends; mais traitons l'amour à la grande manière, puisque nous sommes devenus maÃtres; allons-y poliment, et comme le grand monde. Arlequin. - Oui-da; nous n'en irons que meilleur train. Cléanthis. - Je suis d'avis d'une chose, que nous disions qu'on nous apporte des sièges pour prendre l'air assis, et pour écouter les discours galants que vous m'allez tenir; il faut bien jouir de notre état, en goûter le plaisir. Arlequin. - Votre volonté vaut une ordonnance. A Iphicrate. Arlequin, vite des sièges pour moi, et des fauteuils pour Madame. Iphicrate. - Peux-tu m'employer à cela? Arlequin. - La république le veut. Cléanthis. - Tenez, tenez, promenons-nous plutôt de cette manière-là , et tout en conversant vous ferez adroitement tomber l'entretien sur le penchant que mes yeux vous ont inspiré pour moi. Car encore une fois nous sommes d'honnêtes gens à cette heure, il faut songer à cela; il n'est plus question de familiarité domestique. Allons, procédons noblement; n'épargnez ni compliments ni révérences. Arlequin. - Et vous, n'épargnez point les mines. Courage! quand ce ne serait que pour nous moquer de nos patrons. Garderons-nous nos gens? Cléanthis. - Sans difficulté; pouvons-nous être sans eux? c'est notre suite; qu'ils s'éloignent seulement. Arlequin, à Iphicrate. - Qu'on se retire à dix pas. Iphicrate et Euphrosine s'éloignent en faisant des gestes d'étonnement et de douleur. Cléanthis regarde aller Iphicrate, et Arlequin, Euphrosine. Arlequin, se promenant sur le théâtre avec Cléanthis. - Remarquez-vous, Madame, le clarté du jour? Cléanthis. - Il fait le plus beau temps du monde; on appelle cela un jour tendre. Arlequin. - Un jour tendre? Je ressemble donc au jour, Madame. Cléanthis. Comment, vous lui ressemblez? Arlequin. - Eh palsambleu! le moyen de n'être pas tendre, quand on se trouve tête à tête avec vos grâces? A ce mot il saute de joie. Oh! oh! oh! oh! Cléanthis. - Qu'avez-vous donc, vous défigurez notre conversation? Arlequin. - Oh! ce n'est rien; c'est que je m'applaudis. Cléanthis. - Rayez ces applaudissements, ils nous dérangent. Continuant. Je savais bien que mes grâces entreraient pour quelque chose ici. Monsieur, vous êtes galant, vous vous promenez avec moi, vous me dites des douceurs; mais finissons, en voilà assez, je vous dispense des compliments. Arlequin. - Et moi, je vous remercie de vos dispenses. Cléanthis. - Vous m'allez dire que vous m'aimez, je le vois bien; dites, Monsieur, dites; heureusement on n'en croira rien. Vous êtes aimable, mais coquet, et vous ne persuaderez pas. Arlequin, l'arrêtant par le bras, et se mettant à genoux. - Faut-il m'agenouiller, Madame, pour vous convaincre de mes flammes, et de la sincérité de mes feux? Cléanthis. - Mais ceci devient sérieux. Laissez-moi, je ne veux point d'affaire; levez-vous. Quelle vivacité! Faut-il vous dire qu'on vous aime? Ne peut-on en être quitte à moins? Cela est étrange! Arlequin, riant à genoux. - Ah! ah! ah! que cela va bien! Nous sommes aussi bouffons que nos patrons, mais nous sommes plus sages. Cléanthis. - Oh! vous riez, vous gâtez tout. Arlequin. - Ah! ah! par ma foi, vous êtes bien aimable et moi aussi. Savez-vous bien ce que je pense? Cléanthis. - Quoi? Arlequin. - Premièrement, vous ne m'aimez pas, sinon par coquetterie, comme le grand monde. Cléanthis. - Pas encore, mais il ne s'en fallait plus que d'un mot, quand vous m'avez interrompue. Et vous, m'aimez-vous? Arlequin. - J'y allais aussi, quand il m'est venu une pensée. Comment trouvez-vous mon Arlequin? Cléanthis. - Fort à mon gré. Mais que dites-vous de ma suivante? Arlequin. - Qu'elle est friponne! Cléanthis. - J'entrevois votre pensée. Arlequin. - Voilà ce que c'est, tombez amoureuse d'Arlequin, et moi de votre suivante. Nous sommes assez forts pour soutenir cela. Cléanthis. - Cette imagination-là me rit assez. Ils ne sauraient mieux faire que de nous aimer, dans le fond. Arlequin. - Ils n'ont jamais rien aimé de si raisonnable, et nous sommes d'excellents partis pour eux. Cléanthis. - Soit. Inspirez à Arlequin de s'attacher à moi; faites-lui sentit l'avantage qu'il y trouvera dans la situation où il est; qu'il m'épouse, il sortira tout d'un coup d'esclavage; cela est bien aisé, au bout du compte. Je n'étais ces jours passés qu'une esclave; mais enfin me voilà dame et maÃtresse d'aussi bon jeu qu'une autre; je la suis par hasard; n'est-ce pas le hasard qui fait tout? Qu'y a-t-il à dire à cela? J'ai même un visage de condition; tout le monde me l'a dit. Arlequin. - Pardi! je vous prendrais bien, moi, si je n'aimais pas votre suivante un petit brin plus que vous. Conseillez-lui aussi de l'amour pour ma petite personne, qui, comme vous voyez, n'est pas désagréable. Cléanthis. - Vous allez être content; je vais appeler Cléanthis, je n'ai qu'un mot à lui dire éloignez-vous un instant et revenez. Vous parlerez ensuite à Arlequin pour moi; car il faut qu'il commence; mon sexe, la bienséance et ma dignité le veulent. Arlequin. - Oh! ils le veulent, si vous voulez; car dans le grand monde on n'est pas si façonnier; et sans faire semblant de rien, vous pourriez lui jeter quelque petit mot bien clair à l'aventure pour lui donner courage, à cause que vous êtes plus que lui; c'est l'ordre. Cléanthis. - C'est assez bien raisonner. Effectivement, dans le cas où je suis, il pourrait y avoir de la petitesse à m'assujettir à de certaines formalités qui ne me regardent plus; je comprends cela à merveille; mais parlez-lui toujours, je vais dire un mot à Cléanthis; tirez-vous à quartier pour un moment. Arlequin. - Vantez mon mérite; prêtez-m'en un peu, à charge de revanche... Çléanthis - Laissez-moi faire. Elle appelle Euphrosine. Cléanthis! Scène VII Cléanthis et Euphrosine, qui vient doucement. Cléanthis. - Approchez, et accoutumez-vous à aller plus vite, car je ne saurais attendre. Euphrosine. - De quoi s'agit-il? Cléanthis. - Venez-çà , écoutez-moi. Un honnête homme vient de me témoigner qu'il vous aime; c'est Iphicrate. Euphrosine. - Lequel? Cléanthis. - Lequel? Y en a-t-il deux ici? c'est celui qui vient de me quitter. Euphrosine. - Eh que veut-il que je fasse de son amour? Cléanthis. - Eh qu'avez-vous fait de l'amour de ceux qui vous aimaient? vous voilà bien étourdie! est-ce le mot d'amour qui vous effarouche? Vous le connaissez tant cet amour! vous n'avez jusqu'ici regardé les gens que pour leur en donner; vos beaux yeux n'ont fait que cela; dédaignent-ils la conquête du seigneur Iphicrate? Il ne vous fera pas de révérences penchées; vous ne lui trouverez point de contenance ridicule, d'airs évaporés ce n'est point une tête légère, un petit badin, un petit perfide, un joli volage, un aimable indiscret; ce n'est point tout cela; ces grâces-là lui manquent à la vérité; ce n'est qu'un homme franc, qu'un homme simple dans ses manières, qui n'a pas l'esprit de se donner des airs; qui vous dira qu'il vous aime, seulement parce que cela sera vrai; enfin ce n'est qu'un bon coeur, voilà tout; et cela est fâcheux, cela ne pique point. Mais vous avez l'esprit raisonnable; je vous destine à lui, il fera votre fortune ici, et vous aurez la bonté d'estimer son amour, et vous y serez sensible, entendez-vous? Vous vous conformerez à mes intentions, je l'espère; imaginez-vous même que je le veux. Euphrosine. - Où suis-je! et quand cela finira-t-il? Elle rêve. Scène VIII Arlequin, Euphrosine Arlequin arrive en saluant Cléanthis qui sort. Il va tirer Euphrosine par la manche. Euphrosine. - Que me voulez-vous? Arlequin, riant. - Eh! eh! eh! ne vous a-t-on pas parlé de moi? Euphrosine. - Laissez-moi, je vous prie. Arlequin. - Eh! là , là , regardez-moi dans l'oeil pour deviner ma pensée. Euphrosine. - Eh! pensez ce qu'il vous plaira. Arlequin. - M'entendez-vous un peu? Euphrosine. - Non. Arlequin. - C'est que je n'ai encore rien dit. Euphrosine, impatiente. - Ahi! Arlequin. - Ne mentez point; on vous a communiqué les sentiments de mon âme; rien n'est plus obligeant pour vous. Euphrosine. - Quel état! Arlequin. - Vous me trouvez un peu nigaud, n'est-il pas vrai? Mais cela se passera; c'est que je vous aime, et que je ne sais comment vous le dire. Euphrosine. - Vous? Arlequin. - Eh pardi! oui; qu'est-ce qu'on peut faire de mieux? Vous êtes si belle! il faut bien vous donner son coeur, aussi bien vous le prendriez de vous-même. Euphrosine. - Voici le comble de mon infortune. Arlequin, lui regardant les mains. - Quelles mains ravissantes! les jolis petits doigts! que je serais heureux avec cela! mon petit coeur en ferait bien son profit. Reine, je suis bien tendre, mais vous ne voyez rien. Si vous aviez la charité d'être tendre aussi, oh! je deviendrais fou tout à fait. Euphrosine. - Tu ne l'es déjà que trop. Arlequin. - Je ne le serai jamais tant que vous en êtes digne. Euphrosine. - Je ne suis digne que de pitié, mon enfant. Arlequin. - Bon, bon! à qui est-ce que vous contez cela? vous êtes digne de toutes les dignités imaginables; un empereur ne vous vaut pas, ni moi non plus; mais me voilà , moi, et un empereur n'y est pas; et un rien qu'on voit vaut mieux que quelque chose qu'on ne voit pas. Qu'en dites-vous? Euphrosine. - Arlequin, il me semble que tu n'as point le coeur mauvais. Arlequin. - Oh! il ne s'en fait plus de cette pâte-là ; je suis un mouton. Euphrosine. - Respecte donc le malheur que j'éprouve. Arlequin. - Hélas! je me mettrais à genoux devant lui. Euphrosine. - Ne persécute point une infortunée, parce que tu peux la persécuter impunément. Vois l'extrémité où je suis réduite; et si tu n'as point d'égard au rang que je tenais dans le monde, à ma naissance, à mon éducation, du moins que mes disgrâces, que mon esclavage, que ma douleur t'attendrissent. Tu peux ici m'outrager autant que tu le voudras; je suis sans asile et sans défense; je n'ai que mon désespoir pour tout secours, j'ai besoin de la compassion de tout le monde, de la tienne même, Arlequin; voilà l'état où je suis; ne le trouves-tu pas assez misérable? Tu es devenu libre et heureux, cela doit-il te rendre méchant? Je n'ai pas la force de t'en dire davantage je ne t'ai jamais fait de mal; n'ajoute rien à celui que je souffre. Arlequin, abattu et les bras abaissés, et comme immobile. - J'ai perdu la parole. Scène IX Iphicrate, Arlequin Iphicrate. - Cléanthis m'a dit que tu voulais t'entretenir avec moi; que me veux-tu? as-tu encore quelques nouvelles insultes à me faire? Arlequin. - Autre personnage qui va me demander encore ma compassion. Je n'ai rien à te dire, mon ami, sinon que je voulais te faire commandement d'aimer la nouvelle Euphrosine; voilà tout. A qui diantre en as-tu? Iphicrate. - Peux-tu me le demander, Arlequin? Arlequin. - Eh! pardi, oui, je le peux, puisque je le fais. Iphicrate. - On m'avait promis que mon esclavage finirait bientôt, mais on me trompe, et c'en est fait, je succombe; je me meurs, Arlequin, et tu perdras bientôt ce malheureux maÃtre qui ne te croyait pas capable des indignités qu'il a souffertes de toi. Arlequin. - Ah! il ne nous manquait plus que cela, et nos amours auront bonne mine. Ecoute, je te défends de mourir par malice; par maladie, passe, je te le permets. Iphicrate. - Les dieux te puniront, Arlequin. Arlequin. - Eh! de quoi veux-tu qu'ils me punissent? d'avoir eu du mal toute ma vie? Iphicrate. - De ton audace et de tes mépris envers ton maÃtre; rien ne m'a été si sensible, je l'avoue. Tu es né, tu as été élevé avec moi dans la maison de mon père; le tien y est encore; il t'avait recommandé ton devoir en partant; moi-même je t'avais choisi par un sentiment d'amitié pour m'accompagner dans mon voyage; je croyais que tu m'aimais, et cela m'attachait à toi. Arlequin, pleurant. - Eh! qui est-ce qui te dit que je ne t'aime plus? Iphicrate. - Tu m'aimes, et tu me fais mille injures? Arlequin. - Parce que je me moque un petit brin de toi, cela empêche-t-il que je ne t'aime? Tu disais bien que tu m'aimais, toi, quand tu me faisais battre; est-ce que les étrivières sont plus honnêtes que les moqueries? Iphicrate. - Je conviens que j'ai pu quelquefois te maltraiter sans trop de sujet. Arlequin. - C'est la vérité. Iphicrate. - Mais par combien de bontés n'ai-je pas réparé cela! Arlequin. - Cela n'est pas de ma connaissance. Iphicrate. - D'ailleurs, ne fallait-il-pas te corriger de tes défauts? Arlequin. - J'ai plus pâti des tiens que des miens; mes plus grands défauts, c'était ta mauvaise humeur, ton autorité, et le peu de cas que tu faisais de ton pauvre esclave. Iphicrate. - Va, tu n'es qu'un ingrat; au lieu de me secourir ici, de partager mon affliction, de montrer à tes camarades l'exemple d'un attachement qui les eût touchés, qui les eût engagés peut-être à renoncer à leur coutume ou à m'en affranchir, et qui m'eût pénétré moi-même de la plus vive reconnaissance! Arlequin. - Tu as raison, mon ami; tu me remontres bien mon devoir ici pour toi; mais tu n'as jamais su le tien pour moi, quand nous étions dans Athènes. Tu veux que je partage ton affliction, et jamais tu n'as partagé la mienne. Eh bien va, je dois avoir le coeur meilleur que toi; car il y a plus longtemps que je souffre, et que je sais ce que c'est que de la peine. Tu m'as battu par amitié puisque tu le dis, je te le pardonne; je t'ai raillé par bonne humeur, prends-le en bonne part, et fais-en ton profit. Je parlerai en ta faveur à mes camarades; je les prierai de te renvoyer, et s'ils ne le veulent pas, je te garderai comme mon ami; car je ne te ressemble pas, moi; je n'aurais point le courage d'être heureux à tes dépens. Iphicrate, s'approchant d'Arlequin. - Mon cher Arlequin, fasse le ciel, après ce que je viens d'entendre, que j'aie la joie de te montrer un jour les sentiments que tu me donnes pour toi! Va, mon cher enfant, oublie que tu fus mon esclave, et je me ressouviendrai toujours que je ne méritais pas d'être ton maÃtre. Arlequin. - Ne dites donc point comme cela, mon cher patron si j'avais été votre pareil, je n'aurais peut-être pas mieux valu que vous. C'est à moi à vous demander pardon du mauvais service que je vous ai toujours rendu. Quand vous n'étiez pas raisonnable, c'était ma faute. Iphicrate, l'embrassant. - Ta générosité me couvre de confusion. Arlequin. - Mon pauvre patron, qu'il y a de plaisir à bien faire! Après quoi, il déshabille son maÃtre. Iphicrate. - Que fais-tu, mon cher ami? Arlequin. - Rendez-moi mon habit, et reprenez le vôtre; je ne suis pas digne de le porter. Iphicrate. - Je ne saurais retenir mes larmes. Fais ce que tu voudras. Scène X Cléanthis, Euphrosine, Iphicrate, Arlequin Cléanthis, en entrant avec Euphrosine qui pleure. - Laissez-moi, je n'ai que faire de vous entendre gémir. Et plus près d'Arlequin. Qu'est-ce que cela signifie, seigneur Iphicrate? Pourquoi avez-vous repris votre habit? Arlequin, tendrement. - C'est qu'il est trop petit pour mon cher ami, et que le sien est trop grand pour moi. Il embrasse les genoux de son maÃtre. Cléanthis. - Expliquez-moi donc ce que je vois; il semble que vous lui demandiez pardon? Arlequin. - C'est pour me châtier de mes insolences. Cléanthis. - Mais enfin, notre projet? Arlequin. - Mais enfin, je veux être un homme de bien; n'est-ce pas là un beau projet? Je me repens de mes sottises, lui des siennes; repentez-vous des vôtres, Madame Euphrosine se repentira aussi; et vive l'honneur après! cela fera quatre beaux repentirs, qui nous feront pleurer tant que nous voudrons. Euphrosine. - Ah! ma chère Cléanthis, quel exemple pour vous! Iphicrate. - Dites plutôt quel exemple pour nous, Madame, vous m'en voyez pénétré. Cléanthis. - Ah! vraiment, nous y voilà , avec vos beaux exemples. Voilà de nos gens qui nous méprisent dans le monde, qui font les fiers, qui nous maltraitent, qui nous regardent comme des vers de terre, et puis, qui sont trop heureux dans l'occasion de nous trouver cent fois plus honnêtes gens qu'eux. Fi! que cela est vilain, de n'avoir eu pour tout mérite que de l'or, de l'argent et des dignités! C'était bien la peine de faire tant les glorieux! Où en seriez-vous aujourd'hui, si nous n'avions pas d'autre mérite que cela pour vous? Voyons, ne seriez-vous pas bien attrapés? Il s'agit de vous pardonner, et pour avoir cette bonté-là , que faut-il être, s'il vous plaÃt? Riche? non; noble? non; grand seigneur? point du tout. Vous étiez tout cela; en valiez-vous mieux? Et que faut-il donc? Ah! nous y voici. Il faut avoir le coeur bon, de la vertu et de la raison; voilà ce qu'il faut, voilà ce qui est estimable, ce qui distingue, ce qui fait qu'un homme est plus qu'un autres. Entendez-vous, Messieurs les honnêtes gens du monde? Voilà avec quoi l'on donne les beaux exemples que vous demandez, et qui vous passent Et à qui les demandez-vous? A de pauvres gens que vous avez toujours offensés, maltraités, accablés, tout riches que vous êtes, et qui ont aujourd'hui pitié de vous, tout pauvres qu'ils sont. Estimez-vous à cette heure, faites les superbes, vous aurez bonne grâce! Allez, vous devriez rougir de honte. Arlequin. - Allons, ma mie, soyons bonnes gens sans le reprocher, faisons du bien sans dire d'injures. Ils sont contrits d'avoir été méchants, cela fait qu'ils nous valent bien; car quand on se repent, on est bon; et quand on est bon, on est aussi avancé que nous. Approchez, Madame Euphrosine; elle vous pardonne; voici qu'elle pleure; la rancune s'en va, et votre affaire est faite. Cléanthis. - Il est vrai que je pleure, ce n'est pas le bon coeur qui me manque. Euphrosine, tristement. - Ma chère Cléanthis, j'ai abusé de l'autorité que j'avais sur toi, je l'avoue. Cléanthis. - Hélas! comment en aviez-vous le courage? Mais voilà qui est fait, je veux bien oublier tout; faites comme vous voudrez. Si vous m'avez fait souffrir, tant pis pour vous; je ne veux pas avoir à me reprocher la même chose, je vous rends la liberté; et s'il y avait un vaisseau, je partirais tout à l'heure avec vous voilà tout le mal que je vous veux; si vous m'en faites encore, ce ne sera pas ma faute. Arlequin, pleurant. - Ah! la brave fille! ah! le charitable naturel! Iphicrate. - Etes-vous contente, Madame? Euphrosine, avec attendrissement. - Viens que je t'embrasse, ma chère Cléanthis. Arlequin, à Cléanthis. - Mettez-vous à genoux pour être encore meilleure qu'elle. Euphrosine. - La reconnaissance me laisse à peine la force de te répondre. Ne parle plus de ton esclavage, et ne songe plus désormais qu'à partager avec moi tous les biens que les dieux m'ont donné, si nous retournons à Athènes. Scène XI Trivelin et les acteurs précédents. Trivelin. - Que vois-je? vous pleurez, mes enfants, vous vous embrassez! Arlequin. - Ah! vous ne voyez rien, nous sommes admirables; nous sommes des rois et des reines. En fin finale, la paix est conclue, la vertu a arrangé tout cela; il ne nous faut plus qu'un bateau et un batelier pour nous en aller et si vous nous les donnez, vous serez presque aussi honnêtes gens que nous. Trivelin. - Et vous, Cléanthis, êtes-vous du même sentiment? Cléanthis, baisant la main de sa maÃtresse. - Je n'ai que faire de vous en dire davantage, vous voyez ce qu'il en est. Arlequin, prenant aussi la main de son maÃtre pour la baiser. - Voilà aussi mon dernier mot, qui vaut bien des paroles. Trivelin. - Vous me charmez. Embrassez-moi aussi, mes chers enfants; c'est là ce que j'attendais. Si cela n'était pas arrivé, nous aurions puni vos vengeances, comme nous avons puni leurs duretés. Et vous, Iphicrate, vous, Euphrosine, je vous vois attendris; je n'ai rien à ajouter aux leçons que vous donne cette aventure. Vous avez été leurs maÃtres, et vous en avez mal agi; ils sont devenus les vôtres, et ils vous pardonnent; faites vos réflexions là -dessus. La différence des conditions n'est qu'une épreuve que les dieux font sur nous je ne vous en dis pas davantage. Vous partirez dans deux jours, et vous reverrez Athènes. Que la joie à présent, et que les plaisirs succèdent aux chagrins que vous avez sentis, et célèbrent le jour de votre vie le plus profitable. L'Héritier de village Acteurs de la comédie Comédie en un acte, en prose, Représentée pour la première fois par les comédiens italiens le 19 août 1725 Acteurs de la comédie Madame Damis. Le Chevalier. Blaise, paysan. Claudine, femme de Blaise. Colin, fils de Blaise. Arlequin, valet de Blaise. Griffet, clerc de procureur. La scène est dans un village. Scène première Blaise, Claudine, Arlequin Blaise entre, suivi d'Arlequin en guêtres et portant un paquet. Claudine entre d'un autre côté. Claudine. - Eh je pense que velà Blaise! Blaise. - Eh oui, note femme; c'est li-même en parsonne. Claudine. - Voirement! noute homme, vous prenez bian de la peine de revenir; queu libertinage! être quatre jours à Paris, demandez-moi à quoi faire! Blaise. - Eh! à voir mourir mon frère, et je n'y allais que pour ça. Claudine. - Eh bian! que ne finit-il donc, sans nous coûter tant d'allées et de venues? Toujours il meurt, et jamais ça n'est fait voilà deux ou trois fois qu'il lantarne. Blaise. - Oh bian! il ne lantarnera plus. Il pleure. Le pauvre homme a pris sa secousse. Claudine. - Hélas! il est donc trépassé ce coup-ci? Blaise. - Oh il est encore pis que ça. Claudine. - Comment, pis? Blaise. - Il est entarré. Claudine. - Eh! il n'y a rian de nouveau à ça; ce sera queussi, queumi. Il faut considérer qu'il était bian vieux qu'il avait beaucoup travaillé, bian épargné, bian chipoté sa pauvre vie. Blaise. - T'as raison, femme; il aimait trop l'usure et l'avarice; il se plaignait trop le vivre, et j'ons opinion que cela l'a tué. Claudine. - Bref! enfin le velà défunt. Parlons des vivants. T'es son unique hériquier; qu'as-tu trouvé? Blaise, riant. - Eh, eh, eh! baille-moi cinq sols de monnaie, je n'ons que de grosses pièces. Claudine, le contrefaisant. - Eh eh eh; dis donc, Nicaise, avec tes cinq sols de monnaie! qu'est-ce que t'en veux faire? Blaise. - Eh eh eh; baille-moi cinq sols de monnaie, te dis-je. Claudine. - Pourquoi donc, Nicodème? Blaise. - Pour ce garçon qui apporte mon paquet depis la voiture jusqu'à cheux nous, pendant que je marchais tout bellement et à mon aise. Claudine. - T'es venu dans la voiture? Blaise. - Oui, parce que cela est plus commode. Claudine. - T'as baillé un écu? Blaise. - Oh! bian noblement. Combien faut-il? ai-je fait. Un écu, ce m'a-t-on fait. Tenez, le velà , prenez. Tout comme ça. Claudine. - Et tu dépenses cinq sols en porteux de paquets? Blaise. - Oui, par manière de récréation. Arlequin. - Est-ce pour moi les cinq sols, Monsieur Blaise? Blaise. - Oui, mon ami. Arlequin. - Cinq sols! un héritier, cinq sols! un homme de votre étoffe! et où est la grandeur d'âme? Blaise. - Oh! qu'à ça ne tienne, il n'y a qu'à dire. Allons, femme, boute un sol de plus, comme s'il en pleuvait. Arlequin prend et fait la révérence. Claudine. - Ah! mon homme est devenu fou. Blaise, à part. - Morgué, queu plaisir! alle enrage, alle ne sait pas le tu autem. Haut. Femme, cent mille francs! Claudine. - Queu coq-à -l'âne! velà cent mille francs avec cinq sols à cette heure! Arlequin. - C'est que Monsieur Blaise m'a dit, par les chemins, qu'il avait hérité d'autant de son frère le mercier. Claudine. - Eh que dites-vous? Le défunt a laissé cent mille francs, maÃtre Blaise? es-tu dans ton bon sens, ça est-il vrai? Blaise. - Oui, Madame, ça est çartain. Claudine, joyeuse. - Ca est çartain? mais ne rêves-tu pas? n'as-tu pas le çarviau renvarsé? Blaise. - Doucement, soyons civils envers nos parsonnes. Claudine. - Mais les as-tu vus? Blaise. - Je leur ons quasiment parlé; j'ons été chez le maltôtier qui les avait de mon frère, et qui les fait aller et venir pour notre profit, et je les ons laissés là car, par le moyen de son tricotage, ils rapportont encore d'autres écus; et ces autres écus, qui venont de la manigance, engendront d'autres petits magots d'argent qu'il boutra avec le grand magot, qui, par ce moyen, devianra ancore pus grand; et j'apportons le papier comme quoi ce monciau du petit et du grand m'appartiant, et comme quoi il me fera délivrance, à ma volonté, du principal et de la rente de tout ça, dont il a été parlé dans le papier qui en rend témoignage en la présence de mon procureur, qui m'assistait pour agencer l'affaire. Claudine. - Ah mon homme, tu me ravis l'âme ça m'attendrit. Ce pauvre biau-frère! je le pleurons de bon coeur. Blaise. - Hélas! je l'ons tant pleuré d'abord, que j'en ons prins ma suffisance. Claudine. - Cent mille francs, sans compter le tricotage! mais où boutrons-je tout ça? Arlequin, contrefaisant leur langage. - Voilà déjà six sols que vous boutez dans ma poche, et j'attends que vous les boutiez. Blaise. - Boute, boute donc, femme. Claudine. - Oh! cela est juste; tenez, mon bel ami, faites itou manigancer cela par un maltôtier. Arlequin. - Aussi ferai-je; je le manigancerai au cabaret. Je vous rends grâces, Madame. Blaise. - Madame! vois-tu comme il te porte respect! Claudine. - Ca est bien agriable. Arlequin. - N'avez-vous plus rien à m'ordonner, Monsieur? Blaise. - Monsieur! ce garçon-là sait vivre avec les gens de notre sorte. J'aurons besoin de laquais, retenons d'abord ceti-là ; je bariolerons nos casaques de la couleur de son habit. Claudine. - Prenons, retenons, bariolons, c'est fort bian fait, mon poulet. Blaise. - Voulez-vous me sarvir, mon ami, et avez-vous sarvi de gros seigneurs? Arlequin. - Bon, il y a huit ans que je suis à la cour. Blaise. - A la cour! velà bian note affaire je li baillerons ma fille pour apprentie, il la fera courtisane. Arlequin, à part. - Ils sont encore plus bêtes que moi, profitons-en. Tout haut. Oh! laissez-moi faire, Monsieur; je suis admirable pour élever une fille; je sais lire et écrire dans le latin, dans le français, je chante gros comme un orgue, je fais des compliments; d'ailleurs, je verse à boire comme un robinet de fontaine, j'ai des perfections charmantes. J'allais à mon village voir ma soeur; mais si vous me prenez, je lui ferai mes excuses par lettre. Blaise. - Je vous prends, velà qui est fait. Je sis votre maÃtre, et ous êtes mon sarviteur. Arlequin. - Serviteur très humble, très obéissant et très gaillard Arlequin; c'est le nom du personnage. Claudine. - Le nom est drôle. Parlons des gages à présent. Combian voulez-vous gagner? Arlequin. - Oh peu de choses, une bagatelle; cent écus pour avoir des épingles. Claudine. - Diantre! ous en voulez donc lever une boutique? Blaise. - Eh morgué! souvians-toi de la nichée des cent mille francs; n'avons-je pas des écus qui nous font des petits? c'est comme un colombier; çà , allons, mon ami, c'est marché fait; tenez, velà noute maison, allez-vous-en dire à nos enfants de venir. Si vous ne les trouvez pas, vous irez les charcher là où ils sont, stapendant que je convarserons moi et noute femme. Arlequin. - Conversez, Monsieur; j'obéis, et j'y cours. Scène II Blaise, Claudine Blaise. - Ah çà , Claudine, j'ons passé dix ans à Paris, moi. Je connaissons le monde, je vais te l'apprendre. Nous velà riches, faut prendre garde à ça. Claudine. - C'est bian dit, mon homme, faut jouir. Blaise. - Ce n'est pas le tout que de jouir, femme faut avoir de belles manières. Claudine. - Certainement, et il n'y a d'abord qu'à m'habiller de brocard, acheter des jouyaux et un collier de parles tu feras pour toi à l'avenant. Blaise. - Le brocard, les parles et les jouyaux ne font rian à mon dire, t'en auras à bauge, j'aurons itou du d'or sur mon habit. J'avons déjà acheté un castor avec un casaquin de friperie, que je boutrons en attendant que j'ayons tout mon équipage à forfait. Je dis tant seulement que c'est le marchand et le tailleur qui baillont tout cela; mais c'est l'honneur, la fiarté et l'esprit qui baillont le reste. Claudine. - De l'honneur! j'en avons à revendre d'abord. Blaise. - Ca se peut bian; stapendant de cette marchandise-là , il ne s'en vend point, mais il s'en pard biaucoup. Claudine. - Oh bian donc, je n'en vendrai ni n'en pardrai. Blaise. - Ca suffit; mais je ne parle point de cet honneur de conscience, et ceti-là , tu te contenteras de l'avoir en secret dans l'âme; là , t'en auras biaucoup sans en montrer tant. Claudine. - Comment, sans en montrer tant! je ne montrerai pas mon honneur! Blaise. - Eh morgué, tu ne m'entends point c'est que je veux dire qu'il ne faut faire semblant de rian, qu'il faut se conduire à l'aise, avoir une vartu négligente, se parmettre un maintien commode, qui ne soit point malhonnête, qui ne soit point honnête non plus, de ça qui va comme il peut; entendre tout, repartir à tout, badiner de tout. Claudine. - Savoir queu badinage on me fera. Blaise. - Tians, par exemple, prends que je ne sois pas ton homme, et que t'es la femme d'un autre; je te connais, je vians à toi, et je batifole dans le discours; je te dis que t'es agriable, que je veux être ton amoureux, que je te conseille de m'aimer, que c'est le plaisir, que c'est la mode Madame par-ci, Madame par-là ; ou êtes trop belle; qu'est-ce qu'ou en voulez faire? prenez avis, vos yeux me tracassent, je vous le dis; qu'en sera-t-il? qu'en fera-t-on? Et pis des petits mots charmants, des pointes d'esprit, de la malice dans l'oeil, des singeries de visage, des transportements; et pis Madame, il n'y a, morgué, pas moyen de durer! boutez ordre à ça. Et pis je m'avance, et pis je plante mes yeux sur ta face, je te prends une main, queuquefois deux, je te sarre, je m'agenouille; que repars-tu à ça? Claudine. - Ce que je repars, Blaise? mais vraiment, je te repousse dans l'estomac, d'abord. Blaise. - Bon. Claudine. - Puis après, je vais à reculons. Blaise. - Courage. Claudine. - Ensuite je devians rouge, et je te dis pour qui tu me prends; je t'appelle un impartinant, un vaurian Ne m'attaque jamais, ce fais-je, en te montrant les poings, ne vians pas envars moi, car je ne sis pas aisiée, vois-tu bian; n'y a rien à faire ici pour toi, va-t'en, tu n'es qu'un bélÃtre. Blaise. - Nous velà tout juste; velà comme ça se pratique dans noute village; cet honneur-là qui est tout d'une pièce, est fait pour les champs; mais à la ville, ça ne vaut pas le diable, tu passerais pour un je ne sais qui. Claudine. - Le drôle de trafic! mais pourtant je sis mariée que dirai-je en réponse? Blaise. - Oh je vais te bailler le régime de tout ça. Quian, quand quelqu'un te dira Je vous aime bian, Madame, Il rit, ha ha ha! velà comme tu feras, ou bian, joliment Ca vous plaÃt à dire. Il te repartira Je ne raille point. Tu repartiras Eh bian! tope, aimez-moi. S'il te prenait les mains, tu l'appelleras badin; s'il te les baise eh bian! soit; il n'y a rian de gâté; ce n'est que des mains, au bout du compte! s'il t'attrape queuque baiser sur le chignon, voire sur la face, il n'y aura point de mal à ça; attrape qui peut, c'est autant de pris, ça ne te regarde point; ça viant jusqu'à toi, mais ça te passe; qu'il te lorgne tant qu'il voudra, ça aide à passer le temps; car, comme je te dis, la vartu du biau monde n'est point hargneuse; c'est une vartu douce que la politesse a bouté à se faire à tout; alle est folichonne, alle a le mot pour rire, sans façon, point considérante; alle ne donne rian, mais ce qu'on li vole, alle ne court pas après. Velà l'arrangement de tout ça, velà ton devoir de Madame, quand tu le seras. Claudine. - Et drès que c'est la mode pour être honnête, je varrons; cette vartu-là n'est pas plus difficile que la nôtre. Mais mon homme, que dira-t-il? Blaise. - Moi? rian. Je te varrions un régiment de galants à l'entour de toi, que je sis obligé de passer mon chemin, c'est mon savoir-vivre que ça, li aura trop de froidure entre nous. Claudine. - Blaise, cette froidure me chiffonne; ça ne vaut rian en ménage; je sis d'avis que je nous aimions bian au contraire. Blaise. - Nous aimer, femme! morgué! il faut bian s'en garder; vraiment, ça jetterait un biau coton dans le monde! Claudine. - Hélas! Blaise, comme tu fais! et qui est-ce qui m'aimera donc moi? Blaise. - Pargué! ce ne sera pas moi, je ne sis pas si sot ni si ridicule. Claudine. - Mais quand je ne serons que tous deux, est-ce que tu me haïras? Blaise. - Oh! non; je pense qu'il n'y a pas d'obligation à ça; stapendant je nous en informerons pour être pus sûrs; mais il y a une autre bagatelle qui est encore pour le bon air; c'est que j'aurons une maÃtresse qui sera queuque chiffon de femme, qui sera bian laide et bian sotte, qui ne m'aimera point, que je n'aimerai point non pus; qui me fera des niches, mais qui me coûtera biaucoup, et qui ne vaura guère, et c'est là le plaisir. Claudine. - Et moi, combian me coûtera un galant? car c'est mon devoir d'honnête madame d'en avoir un itou, n'est-ce pas? Blaise. - T'en auras trente, et non pas un. Claudine. - Oui, trente à l'entour de moi, à cause de ma vartu commode; mais ne me faut-il pas un galant à demeure? Blaise. - T'as raison, femme; je pense itou que c'est de la belle manière, ça se pratique; mais ce chapitre-là ne me reviant pas. Claudine. - Mon homme, si je n'ons pas un amoureux, ça nous fera tort, mon ami. Blaise. - Je le vois bian, mais, morgué! je n'avons pas l'esprit assez farme pour te parmettre ça, je ne sommes pas encore assez naturisé gros monsieur; tian, passe-toi de galant, je me passerai d'amoureuse. Claudine. - Faut espérer que le bon exemple t'enhardira. Blaise. - Ca se peut bian, mais tout le reste est bon, et je m'y tians; mais nos enfants ne venont point; c'est que noute laquais les charche, je m'en vais voir ça. Velà noute Dame et son cousin le Chevalier qui se promènent; je vais quitter la farme de sa cousine; s'ils t'accostent, tians ton rang, fais-toi rendre la révérence qui t'appartient, je vais revenir. Si le fiscal à qui je devais de l'argent arrive, dis-li qu'il me parle. Scène III Claudine, Le Chevalier, Madame Damis Claudine, à part. - Promenons-nous itou, pour voir ce qu'ils me diront. Le Chevalier. - Je suis de votre goût, Madame; j'aime Paris, c'est le salut du galant homme; mais il fait cher vivre à l'auberge. Madame Damis. - Feu Monsieur Damis ne m'a laissé qu'un bien assez en désordre; j'ai besoin de beaucoup d'économie, et le séjour de Paris me ruinerait; mais je ne le regrette pas beaucoup, car je ne le connais guère. Ah! vous voilà ; Claudine, votre mari est-il revenu, a-t-il fait nos commissions? Claudine. - Avec votre parmission, à qui parlez-vous donc, Madame? Madame Damis. - A qui je parle? à vous, ma mie. Claudine. - Oh bian! il n'y a ici ni maÃtre ni maÃtresse. Madame Damis. - Comment me répondez-vous? Que dites-vous de ce discours, Chevalier? Le Chevalier, riant. - Qu'il est rustique, et qu'il sent le terroir. Eh eh eh... Claudine, le contrefaisant. - Eh eh eh, comme il ricane! Le Chevalier. - Cousine, pensez-vous qu'elle me raille? Madame Damis. - Vous n'en pouvez pas douter. Le Chevalier. - Eh donc je conclus qu'elle est folle. Claudine. - Tenez, je vous parle à tous deux, car vous ne savez pas ce que vous dites, vous ne savez pas le tu autem. Boutez-vous à votre devoir, honorez ma parsonne, traitez-moi de Madame, demandez-moi comment se porte ma santé, mettez au bout queuque coup de chapiau, et pis vous varrais. Allons, commencez. Le Chevalier. - Ce genre de folie est divertissant. Voulez-vous que je la complimente? Madame Damis. - Vous n'y songez pas, Chevalier, c'est une impertinente qui perd le respect, et vous devriez la faire taire. Le Chevalier. - Moi, la faire taire? arrêtez la langue d'une femme? un bataillon, encore passe! Claudine. - Ah ah ah par ma fiqué! ça est trop drôle. Madame Son mari me fera raison de son insolence. Claudine. - Bon, mon mari! est-ce que je nous soucions l'un de l'autre? J'avons le bel air, nous, de ne nous voir quasiment pas. Vous qui n'avez jamais quitté votre châtiau, cela vous passe, aussi bian que la vartu folichonne. Le Chevalier. - Cette vertu folichonne m'enchante, son extravagance pétille d'invention. Va, ma poule, va; sandis! je t'aime mieux folle que raisonnable. Claudine. - Oh! ceti là vaut trop; ils font envars moi ce que j'ons fait envers mon homme, ils me croyont le çarviau parclus; ne leur disons rian; velà Blaise qui viant. Scène IV Blaise, Colette, Colin, Arlequin, et les acteurs précédents. Madame Damis. - Voilà son mari. MaÃtre Blaise, expliquez-nous un peu le procédé de votre femme. A-t-elle perdu l'esprit? elle ne me répond que des impertinences. Blaise, après les avoir tous regardés. - Parsonne ne salue. A Claudine. Leur as-tu dit l'héritage du biau-frère? Claudine. - Non, mais j'ai bian tenu mon rang. Madame Damis. - Mais, Blaise, faites donc réflexion que je vous parle. Blaise. - Prenez un brin de patience, Madame, comportez-vous doucement. Le Chevalier, d'un air sérieux. - J'examine Blaise; sa femme est folle, je le crois à l'unisson. Blaise, à Arlequin. - Noute laquais, dites à ces enfants qu'ils se carrint. Arlequin. - Carrez-vous, enfants. Colin, riant. - Oh! oh! oh! Madame Damis. - En vérité, voilà l'aventure la plus singulière que je connaisse. Blaise. - Ah çà , vous dites comme ça, Madame, que Madame vous a dit des impartinences. Pour réponse à ça, je vous dirai d'abord que ça se peut bian; mais je ne m'en embarrasse point; car je n'y prends ni n'y mets; je ne nous mêlons point du tracas de Madame. C'est peut-être que le respect vous a manqué. En fin finale, accommodez-vous, Mesdames. Le Chevalier. - Eh bien! cousine, le vertigo n'est-il pas double? Voyons les enfants; je les crois uniformes. Qu'en dites-vous, petite folle? Arlequin. - Parlez ferme. Colette. - Allez-y voir; vous n'avez rien à me commander. Le Chevalier, à Colin. - A vous la balle, mon fils; ne dérogez-vous point? Arlequin. - Courage! Colin. - Laissez-moi en repos, malappris. Le Chevalier. - Partout le même timbre! A Arlequin. Et toi, bélÃtre? Arlequin, contrefaisant le Gascon. - Je chante de même; c'est moi qui suis le précepteur de la famille. Blaise, à part. - Les velà bian ébaubis; je m'en vais ranger tout ça. Madame Damis, acoutez-moi; tout ceci vous renvarse la çarvelle, c'est pis qu'une égnime pour vous et voute cousin. Oh bian! de cette égnime en veci la clef et la sarrure. J'avions un frère, n'est-ce pas? Le Chevalier. - Nouvelle vision. Eh bien ce frère? Blaise. - Il est parti. Le Chevalier. - Dans quelle voiture? Blaise. - Dans la voiture de l'autre monde. Le Chevalier. - Eh bien bon voyage; mais changez-nous de vertigo, celui-ci est triste. Blaise. - La fin en est plus drôle. C'est que, ne vous en déplaise, j'en avons hérité de cent mille francs, sans compter les broutilles; et voilà la preuve de mon dire, signé Rapin. Colin, riant. - Oh oh oh je serons Chevalier itou, moi. Colette. - J'allons porter le taffetas. Claudine. - Et an nous portera la queue. Arlequin. - Pour moi, je ne veux que la clef de la cave. Le Chevalier, après avoir lu, à Madame Damis. - Sandis! le galant homme dit vrai, cousine; je connais ce Rapin et sa signature; voilà cent mille francs, c'est comme s'il en tenait le coffre; je les honore beaucoup, et cela change la thèse. Madame Damis. - Cent mille francs! Le Chevalier. - Il ne s'en faut pas d'un sou. A Blaise. Monsieur, je suis votre serviteur, je vous fais réparation; vous êtes sage, judicieux et respectable. Quant à Messieurs vos enfants, je les aime; le joli cavalier! la charmante damoiselle! que d'éducation! que de grâces et de gentillesses! Claudine et Blaise. - Ah! vous nous flattez par trop. Blaise. - Cela vous plaÃt à dire, et à nous de l'entendre. Allons, enfants, tirez le pied, faites voute révérence avec un petit compliment de rencontre. Colette, faisant la révérence. - Monsieur, vos grâces l'emportont sur les nôtres, et j'avons encore plus de reconnaissance que de mérite. Le Chevalier salue. Arlequin. - Et vous, Colin? Colin, saluant. - Monsieur, je sis de l'opinion de ma soeur; ce qu'elle a dit, je le dis. Arlequin. - Colin fait bis. Le Chevalier. - On ne peut de répétitions plus spirituelles, vous m'enchantez, je n'en ai point assez dit cent mille francs, capdebious! vous vous moquez, vous êtes trop modestes, et si vous me fâchez, je vous compare aux astres tous tant que vous êtes. Blaise. - Femme, entends-tu? les astres! Le Chevalier. - Quant à Madame, je la supplie seulement de me recevoir au nombre de ses amis, tout dangereux qu'il est d'obtenir cette grâce; car je n'en fais point le fin, elle possède un embonpoint, une majesté, un massif d'agréments, qu'il est difficile de voir innocemment. Mais baste, il m'arrivera ce qu'il pourra, je suis accoutumé au feu; mais je lui demande à son tour une grâce. Me l'accorderez-vous, belle personne? Il lui prend la main qu'il fait semblant de vouloir baiser. Claudine. - Allons, vous n'êtes qu'un badin. Le Chevalier. - Ne me refusez pas, je vous prie. Claudine. - Eh bian! baisez; ce n'est que des mains au bout du compte. Le Chevalier, la menant vers Madame Damis. - Raccommodez-vous avec la cousine. Allons, Madame Damis, avancez; j'ai mesuré le terrain à vous le reste. Tout bas ce qui suit. Ne résistez point, j'ai mon dessein; lâchez-lui le titre de Madame. Claudine, présentant la main à Madame Damis. - Boutez dedans, Madame, boutez; je ne sis point fâchée. Madame Damis. - Ni moi non plus, Madame Claudine; je suis ravie de votre fortune, et je vous accorde mon amitié. Claudine. - Je vous gratifions de la même, et je vous désirons bonne chance. Le Chevalier. - Mettez une accolade brochant sur le tout, je vous prie. Bon! voilà qui est bien; halte là maintenant; je requiers la permission de dire un mot à l'oreille de la cousine. Blaise. - Je vous parmettons de le dire tout haut. Arlequin. - Et moi itou; mais, Monsieur le Chevalier, où est mon compliment à moi, qui suis le docteur de la maison? Le Chevalier. - Le docteur a raison, je l'oubliais. Eh bien! va, je te trouve bouffon; vante-toi de ma bienveillance, je t'en honore, et ta fortune est faite. Arlequin. - Grand merci de la gasconnade. Le Chevalier tire à part Madame Damis pour lui dire ce qui suit. - Cousine, sentez-vous mon projet? Cette canaille a cent mille francs; vous êtes veuve, je suis garçon; voici un fils, voilà une fille; vous n'êtes pas riche, mes finances sont modestes les légitimes de la Garonne, vous les connaissez; proposons d'épouser. Ce sont des villageois mais qu'est-ce que cela fait? Regardons le tout comme une intrigue pastorale; le mariage sera la fin d'une églogue. Il est vrai que vous êtes noble; moi, je le suis depuis le premier homme; mais les premiers hommes étaient pasteurs; prenez donc le pastoureau, et moi la pastourelle. Ils ont cinquante mille francs chacun, cousine, cela fait de belles houlettes. En voulez-vous votre part? Eh donc! Colin est jeune, et sa jeunesse ne vous messiéra pas. Madame Damis. - Chevalier, l'idée me paraÃt assez sensée; mais la démarche est humiliante. Le Chevalier. - Cousine, savez-vous souvent de quoi vit l'orgueil de la noblesse? de ces petites hontes qui vous arrêtent. La belle gloire, c'est la raison, cadédis; ainsi j'achève. A Blaise et à sa femme. Monsieur et Madame Blaise, si ces aimables enfants voulaient se promener un petit tour à l'écart, je vous ouvrirais une pensée qui me paraÃt piquante. Blaise. - Holà ! précepteur, boutez de la marge entre nous; convarsez à dix pas. Les enfants se retirent après avoir salué la compagnie qui les salue aussi. Scène V Le Chevalier, Madame Damis, Blaise, Claudine Le Chevalier. - Revenons à nos moutons; vous savez qui je suis, vous me connaissez depuis longtemps. Blaise. - Oh qu'oui! vous ne teniez pas trop de compte de nous dans ce temps-là . Le Chevalier. - Oh! des sottises, j'en ai fait dans ma vie tant et plus; oublions celle-là . Vous savez donc qui je suis le cousin Damis avait épousé la cousine. J'ai l'honneur d'être gentilhomme, estimé, personne n'en doute; je suis dans les troupes, je ferai mon chemin, sandis! et rapidement, cela s'ensuit. Je n'ai qu'un aÃné, le baron de Lydas, un seigneur languissant, un casanier incommodé du poumon; il faut qu'il meure, et point de lignée; j'aurai son bien, cela est net. D'un autre côté, voilà Madame Damis, veuve de qualité, jeune et charmante; ses facultés, vous les savez; bonne seigneurie, grand château, ancien comme le temps, un peu délabré, mais on le maçonne. Or, elle vient de jeter sur Monsieur Colin un regard, que si le défunt en avait vu la friponnerie, je lui en donnais pour dix ans de tremblement de coeur; ce regard, vous l'entendez, camarade? Blaise. - Oh dame! noute fils, c'est une petite face aussi bien troussée qu'il y en ait. Le Chevalier. - Vous y êtes, et la cousine rougit. Madame Damis. - En vérité, Chevalier, vous êtes un indiscret. Blaise. - Oh! il n'y pas de mal à ça, Madame, ça est grandement naturel. Claudine. - Oh! pour ça, faut avouer que Colin est biau; n'en dit partout qu'il me ressemble. Madame Damis. - Beaucoup. Le Chevalier. - Je le garantis beau, je vous soutiens plus belle. Blaise. - Oui, oui, Madame est prou gentille, mais je ne voyons rian de ça, moi, car ce n'est que ma femme; poursuivez. Le Chevalier. - Je vous disais donc que Madame a regardé Monsieur Colin, qu'elle le parcourait en le regardant, et semblait dire Que n'êtes-vous à moi, le petit homme; que vous seriez bien mon fait! Là -dessus je me suis mis à regarder Mademoiselle Colette; la demoiselle en même temps a tourné les yeux dessus moi; tourner les yeux dessus quelqu'un, rien n'est plus simple, ce semble; cependant du tournement d'yeux dont je parle, de la beauté dont ils étaient, de ses charmes et de sa douceur, de l'émotion que j'ai sentie, ne m'en demandez point de nouvelles, voyez-vous, l'expression me manque, je n'y comprends rien. Est-ce votre fille, est-ce l'Amour qui m'a regardé? je n'en sais rien; ce sera ce que l'on voudra; je parle d'un prodige, je l'ai vu, j'en ai fait l'épreuve, et n'en réchapperai point. Voilà toute la connaissance que j'en ai. Blaise. - Par la jarnigué! ça est merveilleux; mais voyez donc cette petite masque! Claudine. - Ah! Monsieur Blaise, elle a deux pruniaux bian malins. Blaise. - Que faire à ça? ce sont les mians tout brandis. Madame Damis. - De beaux yeux sont un grand avantage. Le Chevalier. - Oui, pour qui les porte, j'en conviens; mais qui les voit en paie la façon, et je me serais bien passé que Monsieur Blaise eût donné copie des siens à sa fille. Blaise. - Pardi tenez, j'avons quasi regret d'avoir comme ça baillé note mine à nos enfants, pisque ça vous tracasse. Le Chevalier. - Homme d'honneur, ce que vous dites est touchant; mais il est un moyen. Claudine. - Lequeul? Le Chevalier. - Le titre de votre gendre me sortirait d'embarras, par exemple; et moyennant le nom de bru, la cousine guérirait. Je vous ai dit le mal, je vous montre le remède. Blaise. - Madame, êtes-vous d'avis que nous les guarissions? Le Chevalier. - Belle-mère, ne bronchez pas; je me retiens pour votre fille. Ne rebutez pas les descendants que je vous offre, prenez place dans l'histoire. Claudine, à part. - Queu plaisir! Oh bian je nous accordons à tout, pourveu que Madame n'aille pas dire que ce mariage n'est pas de niviau avec elle. Blaise. - Oh, morguenne! tout va de plain-pied ici, il n'y a ni à monter ni à descendre, voyez-vous. Le Chevalier. - Cousine, répondez; faites voir la modestie de vos sentiments. Madame Damis. - Puisque vous avez découvert ce que je pensais, je n'en ferai plus de mystère; je souscris à tout ce que vous ferez, on sera content de mes manières. Je suis née simple et sans fierté, et votre fils m'a plu; voilà la vérité. Le Chevalier. - Repartez, beau-père. Blaise. - Touchez là , mon gendre; allons, ma bru, ça vaut fait; j'achèterons de la noblesse, alle sera toute neuve, alle en durera pus longtemps, et soutianra la vôtre qui est un peu usée. Pour ce qui est d'en cas d'à présent, allez prendre un doigt de collation. Madame Claudine, menez-les boire cheux nous, et dites à noute laquais qu'il arrive pour me parler; je l'attends ici. Faites itou avartir les violoneux, car je veux de la joie. Le Chevalier donne la main aux dames, après avoir salué Blaise. Scène VI Blaise se promène en se carrant Blaise. - Parlons un peu seul; car à cette heure que je sis du biau monde, faut avoir de grandes réflexions à cause de mes grandes affaires. Allons, rêvons donc, tout en nous promenant. Il rêve. Un père de famille a bian du souci, et c'est une mauvaise graine que des enfants. Drès que ça est grand, ça veut tâter de la noce. Stapendant on a un rang qui brille, des équipages qui clochont toujours, des laquais qui grugeont tout, et sans ce tintamarre-là , on ne saurait vivre. Les petites gens sont bianheureux. Mais il y a une bonne coutume; an emprunte aux marchands et an ne les paie point; ça soutient un ménage. Stapendant il m'est avis que je faisons un métier de fous, nous autres honnêtes gens... Mais velà noute fiscal qui viant; je li devons de l'argent; mais il n'y a rian à faire, je savons mon devoir. Scène VII Le Fiscal, Blaise Le Fiscal. - Bonjour, maÃtre Blaise. Blaise. - Serviteur, noute fiscal. Mais appelez-moi Monsieur Blaise; ça m'appartiant. Le Fiscal, riant. - Ah! ah! ah! j'entends; votre fortune a haussé vos qualités. Soit, Monsieur Blaise, je me réjouis de votre aventure; vos enfants viennent de me l'apprendre; je vous en fais compliment, et je vous prie en même temps de me donner les cinquante francs que vous me devez depuis un mois. Blaise. - Ca est vrai, je reconnais la dette; mais je ne saurais la payer, ça me serait reproché. Le Fiscal. - Comment! vous ne sauriez me payer? Pourquoi? Blaise. - Parce que ça n'est pas daigne d'une parsonne de ma compétence; ça me tournerait à confusion. Le Fiscal. - Qu'appelez-vous confusion? Ne vous ai-je pas donné mon argent? Blaise. - Eh bian oui, je ne vais pas à l'encontre; vous me l'avez baillé, je l'ons reçu, je vous le dois; je vous ai baillé mon écrit, vous n'avez qu'à le garder; venez de jour à autre me demander votre dû, je ne l'empêche point; je vous remettrons, et pis vous revianrez, et pis je vous remettrons, et par ainsi de remise en remise le temps se passera honnêtement; velà comme ça se fait. Le Fiscal. - Mais est-ce que vous vous moquez de moi? Blaise. - Mais, morgué! boutez-vous à ma place. Voulez-vous que je me parde de réputation pour cinquante chétifs francs? ça vaut-il la peine de passer pour un je ne sais qui en payant? Pargué ancore faut-il acouter la raison. Si ça se pouvait sans tourner au préjudice de mon état, je le ferions de bon coeur; j'ons de l'argent, tenez, en velà . Il m'est bian parmis d'en bailler en emprunt, ça se pratique; mais en paiement, ça ne se peut pas. Le Fiscal, à part. - Oh oh, voici mon affaire. Il vous est permis d'en prêter, dites-vous? Blaise. - Oh tout à fait parmis. Le Fiscal. - Effectivement le privilège est noble, et d'ailleurs il vous convient mieux qu'à un autre; car j'ai toujours remarqué que vous êtes naturellement généreux. Blaise, riant et se rengorgeant. - Eh eh, oui, pas mal, vous tornez bian ça. Faut nous cajoler, nous autres gros monsieurs; j'avons en effet de grands mérites, et des mérites bian commodes; car ça ne nous coûte rian; an nous les baille, et pis je les avons sans les montrer; velà toute la çarimonie. Le Fiscal. - Je prévois que vous aurez beaucoup de ces vertus-là , Monsieur Blaise. Blaise, lui donnant un petit coup sur l'épaule. - Ca est vrai, Monsieur le fiscal, ça est vrai. Mais, morgué! vous me plaisez. Le Fiscal. - Bien de l'honneur à moi. Blaise. - Je ne dis pas que non. Le Fiscal. - Je ne vous parlerai plus de ce que vous me devez. Blaise. - Si fait da, je voulons que vous nous en parliez; faut-il pas que je vous amusions? Le Fiscal. - Comme vous voudrez; je satisferai là -dessus à la dignité de votre nouvelle condition; et vous me paierez quand il vous plaira. Blaise. - Chiquet à chiquet, dans quelques dizaines d'années. Le Fiscal. - Bon bon, dans cent ans; laissons cela. Mais vous avez l'âme belle, et j'ai une grâce à vous demander, laquelle est de vouloir bien me prêter cinquante francs. Blaise. - Tenez, fiscal, je sis ravi de vous sarvir; prenez. Le Fiscal. - Je suis honnête homme; voici votre billet que je déchire, me voilà payé. Blaise. - Vous velà payé, fiscal? jarnigué! ça est bian malhonnête à vous. Morgué! ce n'est pas comme ça qu'on triche l'honneur des gens de ma sorte; c'est un affront. Le Fiscal, riant. - Ah, ah, ah, l'original homme, avec ses mérites qui ne lui coûteront rien! Scène VIII Blaise, Arlequin, et ses enfants Blaise. - Par la sanguienne! il m'a vilainement attrapé là ; mais je li revaudrai. Arlequin. - Monsieur, que vous plaÃt-il de moi? Blaise. - Il me plaÃt que vous bailliez une petite leçon de bonne manière à nos enfants dressez-les un petit brin selon leur qualité, à celle fin qu'ils puissent tantôt batifoler à la grandeur, suivant les balivarnes du biau monde; vous ferez bian ça? Arlequin. - Eh qu'oui! j'ai sifflé plus de vingt linottes en ma vie, et vos enfants auront bien autant de mémoire. Colin. - Papa, je n'irons donc pas trouver la compagnie? Arlequin. - Dites Monsieur, et non papa. Colin. - Monsieur! est-ce que ce n'est pas mon père? Blaise. - N'importe, petit garçon, faites ce qu'on vous dit. Colette. - Et moi, papa... dis-je, Monsieur..., irons-je?... Blaise. - Ecoutez tous deux ce qu'il vous dira auparavant, et pis venez, quand vous saurez la politesse; car je vous marie tous deux, voyez-vous! Colin. - Oh oh velà qui est bon; j'aime le mariage, moi; et je serai l'homme de qui? Blaise. - De Madame Damis. Colin, en se frottant les mains. - Tatigué! que j'allons rire! Arlequin. - Ce transport est bon, je l'approuve; mais le geste n'en vaut rien, je le casse. Colette, à Arlequin. - Et moi, mon bon Monsieur, qui est-ce qui me prend? Blaise. - Monsieur le Chevalier. Colette. - Eh bian tant mieux, je serai Chevalière. Blaise. - Je vais toujours devant. Commencez la leçon et faites vite. Arlequin. - Allons, étudions. Scène IX Arlequin, [Colin], Colette Arlequin. - Laissez-moi me recueillir un moment. A part. Qu'est-ce que je leur dirai? je n'en sais rien, car pour du beau monde, je n'en ai vu que dans les rues, en passant; voilà tout le monde que je sais. N'importe, je me souviens d'avoir vu faire l'amour, j'entendis quelques paroles, en voilà assez. Tout haut. Ah çà , approchez. Comme ainsi soit qu'il n'est rien de si beau que les similitudes, commençons doctement par là . Prenez, Monsieur Colin, que vous êtes l'amant de Mademoiselle Colette; parlez-lui d'amour, et elle vous répondra; voyons. Colin saute de joie. - Parlez-donc, Mademoiselle, vous velà donc? Colette. - Oui, Monsieur, me voilà ! De quoi s'agit-il? Colin. - Il s'agit, Mademoiselle, qu'il y a bian des nouvelles. Colette. - Et queulles, Monsieur? Colin. - C'est que la biauté de votre parsonne... car il ne faut pas tant de priambule; et c'est ce qui fait d'abord que je vous veux pour femme. Qu'est-ce qu'ou dites à ça? Colette. - Je dis qu'il en arrivera ce qu'il pourra; mais que voute discours me hausse la couleur, parce que je n'avons pas la coutume d'entendre prononcer les choses que vous mettez en avant. Arlequin. - Ah! cela va couci-couci. Colin. - Ca est vrai, Mademoiselle; mais vous serez pus accoutumée à la seconde fois qu'à la première, et de fois en fois vous vous y accoutumerez tout à fait. A Arlequin. Fais-je bien? Arlequin. - J'aperçois quelque chose de rustique dans les dernières lignes de votre compliment. Colette. - Mais oui; il m'est avis qu'il a d'abord galopé de l'amour au mariage. Colin. - C'est que je suis hâtif; mais j'irai le pas. Je ne dirai pas que vous serez ma femme; mais ça n'empêchera pas que je ne sois votre homme. Colette. - Eh bian! le vlà encore embarbouillé dans les épousailles. Colin. - Morgué! c'est que cette noce est friande, et mon esprit va toujours trottant enver elle. Arlequin. - Vous avez le goût d'une épaisseur!... Colin. - Bon, bon! laissons tout cela; tenez je m'en vas, je n'aime pas à être à l'école; je parlerai à l'aventure; laissez venir Madame Damis; pisqu'alle est veuve, alle me fera mieux ma leçon que vous. Adieu, mijaurée; je vous salue, noute magister. Scène X Arlequin, Colette Arlequin, à part. - Velà une éducation qui m'a coûté bien de la peine; achevons la vôtre, Mademoiselle. Premièrement, je crois qu'il a raison, quand il vous appelle une mijaurée. Colette. - Eh pardi! il n'y a qu'à dire, je serai pus hardie; car je me retians à cette heure-ci. Tenez, ce n'était que mon frère qui m'en contait, dame! ça n'affriole pas. Mais, Monsieur le Chevalier, c'est une autre histoire; sa mine me plaÃt; vous varrez, vous varrez comme ça me démène le coeur. Voulez-vous que je lui dise que je l'aime? ça me fera biaucoup de plaisir. Arlequin. - Prrrr... comme elle y va! tout le sang de la famille court la poste; patience, mon écolière; je vous disais donc quelque chose..., où en étions-nous? Colette. - A l'endroit où j'étais une mijaurée. Arlequin. - Tout juste, et je concluais... mais je ne conclus plus rien; j'ajouterai seulement ce qui s'ensuit. Quand les révérences seront faites, vous aurez une certaine modestie, qui sera relevée d'une certaine coquetterie... Colette. - Je boutrai une pincée de chaque sorte, n'est-ce pas? Arlequin. - Fort bien. Vous serez... timide. Colette. - Hélas! pourquoi? Arlequin. - Timide et galante. Colette. - Ah! j'entends, je boutrai de ça qui ne dit rian et qui n'en pense pas moins. Arlequin, à part. - L'aimable enfant! elle entend ce que je lui dis; et moi, je n'y comprends rien. Tout haut. Le Chevalier continuera; d'abord il ne sera que poli; petit à petit il deviendra tendre. Colette. - Et moi qui le varrai venir, je m'avancerai à l'avenant. Arlequin. - Elle veut toujours avancer. Colette. - Je lui baillerai bonne espérance, et je pardrai mon coeur à proportion que j'aurai le sian. Arlequin. - Ma foi, vous y êtes. Colette. - Oh! laissez-moi faire; je saurai bien petit à petit manquer de courage, et pis en manquer encore davantage, et pis enfin n'en avoir pus. Arlequin. - Il n'y a plus d'enfants! Mademoiselle, vous dira-t-il en vous abordant, vous voyez le plus humble des vôtres. Colette. - Et moi, je vous remarcie de votre humilité, ce li ferai-je. Arlequin. - Que vous êtes aimable! qu'on a de plaisir à vous contempler! ajoutera-t-il, en penchant la tête. Qu'il serait heureux de vous plaire, et qu'un coeur qui vous adore goûterait d'admirables félicités! Ah! ma chère Demoiselle, quel tas de charmes! que d'appas! que d'agréments! votre personne en fourmille, ils ne savent où se mettre... Souriez mignardement là -dessus. Colette sourit. Ah, ma déesse! puis-je espérer que vous aurez pour agréable la tendresse de votre amant?... Regardez-moi honteusement, du coin de l'oeil, à présent. Colette, l'imitant. - Comme ça? Arlequin. - Bon! Ah! qu'est-ce que c'est que cela? vous me lorgnez d'une manière qui me transporte. Est-ce que vous m'aimeriez? Répondez. Je ne veux qu'un pauvre peit mot. Soupirez à présent. Colette. - Bian fort? Arlequin. - Non, d'un soupir étouffé. Colette. - Ah! Arlequin. - Oh! après ce soupir-là il deviendra fou, il ne dira plus que des extravagances; quand vous verrez cela, vous vous rendrez, vous lui direz je vous aime. Colette. - Tenez, tenez, le velà qui viant; je parie qu'il va me faire repasser ma leçon. Dame! je sais où il faut me rendre, à cette heure. Arlequin. - Adieu donc; je vous mets la bride sur le cou. A part. Ouf! je crois que mon coeur a cru que je parlais sérieusement. Scène XI Le Chevalier, Colette, Arlequin Le Chevalier, à Arlequin. - Mon ami, tu fais ici la pluie et le beau temps; fais durer le dernier, je t'en prie; je suis né reconnaissant. Arlequin. - Mettez-vous en chemin; je vous promets le plus beau temps du monde. Il se retire. Scène XII Le Chevalier, Colette Le Chevalier. - J'ai quitté la compagnie, je n'ai pu, Mademoiselle, résister à l'envie de vous voir. J'ai perdu mon coeur, une charmante personne me l'a pris, cela m'inquiète, et je viens lui demander ce qu'elle en veut faire. N'êtes-vous pas la recéleuse? Donnez-m'en des nouvelles, je vous prie. Colette, à part. - Oh pisqu'il a perdu son coeur, nous ne bataillerons pas longtemps. Haut. Monsieur, pour ce qui est de votre coeur, je ne l'avons pas vu; si vous me disiez la parsonne qui l'a prins, on varrait ça. Le Chevalier. - Vous ne la connaissez donc pas? Colette, faisant la révérence. - Non, Monsieur; je n'avons pas cet honneur-là . Le Chevalier. - Vous ne la connaissez pas? Eh! cadédis, je vous prends sur le fait; vous portez les yeux de celle qui m'a fait le vol. Colette, à part. - Je le vois venir le malicieux. Haut. Monsieur, c'est pourtant mes yeux que je porte, je n'empruntons ceux-là de parsonne. Le Chevalier. - Parlez, ne vous voyez-vous jamais dans le cristal de vos fontaines? Colette. - Oh! si fait, queuquefois en passant. Le Chevalier. - Patience, eh qu'y voyez-vous? Colette. - Eh mais, je m'y vois. Le Chevalier. - Eh donc, voilà ma friponne. Colette, à part. - Hélas! il sera bientôt mon fripon itou. Le Chevalier. - Que répondez-vous à ce que je dis? Colette. - Dame! ce qui est fait est fait. Votre coeur est venu à moi, je ne li dirai pas de s'en aller; et on ne rend pas cela de la main à la main. Le Chevalier. - Me le rendre! quand vous avez tiré dessus, quand vous l'avez incendié, qu'il se portait bien, et que vous l'avez fait malade! Non, ma toute belle, je ne veux point d'un incurable. Colette. - Queu pitié que tout ça! comment ferai-je donc? Le Chevalier. - Ne vous effrayez point; sans crier au meurtre, je trouve un expédient; vous m'avez maltraité le coeur, faites les frais de sa guérison; j'attendrai, je suis accommodant, le vôtre me servira de nantissement, je m'en contente. Colette. - Oui-da! vous êtes bian fin! si vous l'aviez une fois, vous le garderiez peut-être. Le Chevalier. - Je vous le garderais! vous sentez donc cela, mignonne? une légion de coeurs, si je vous les donnais, ne paierait pas cette expression affectueuse; mais achevez; vous êtes naive, développez-vous sans façon, dites le vrai; vous m'aimez? Colette. - Oh! ça se peut bian; mais il n'est pas encore temps de le dire. Le Chevalier. - Je me mettrais à genoux devant ces paroles, je les savoure, elles fondent comme le miel; mais donc quand sera-t-il temps de tout dire? Colette. - Allez, allez toujours; je vous garde ça, quand je vous verrai dans le transport. Le Chevalier. - Faites donc vite, car il me prend. Colette. - Oh! je ne le veux pas lors, retournons où nous étions. Vous me demandez mon coeur; mais il est tout neuf; et le vôtre a peut-être sarvi. Le Chevalier. - Le mien, pouponne, savez-vous ce qu'on en dit dans le monde, le nom qu'on lui donne? on l'appelle l'indomptable. Colette. - Il a donc pardu son nom maintenant? Le Chevalier. - Il ne lui en reste pas une syllabe, vos beaux yeux l'ont dépouillé de tout; je le renonce, et je plaide à présent pour en avoir un autre. Colette. - Et moi, qui ne sais pas plaider, vous varrez que je pardrai cette cause-là . Le Chevalier la regarde. - Gageons, ma poule, que l'affaire est faite. Colette, à part. - Je crois que voici l'endroit de le regarder tendrement. Elle le regarde. Le Chevalier. - Je vous entends, mon âme, ce regard-là décide; je triomphe, je suis vainqueur; mais faites doucement, la victoire m'étourdit, je m'égare, la tête me tourne; ménagez-moi, je vous prie. Colette, à part. - Velà qui est fait, il est fou, ça doit me gagner, faut que je parle. Le Chevalier. - Le papa vous donne à moi; signez, paraphez la donation, dites que je vous plais. Colette. - Oh! pour ça, oui, vous me plaisez; n'y a que faire de patarafe à ça. Le Chevalier. - Vous me ravissez sans me surprendre; mais voici Madame Damis et le beau-frère; nos affaires sont faites; ils viennent convenir des leurs. Retirons-nous. Colette sort. Scène XIII Madame Damis, Colin, Le Chevalier Le Chevalier. - Jusqu'au revoir. Monsieur Colin, vous aime-t-on? Colin. - Je sommes ici pour voir ça. Le Chevalier. - Achevez donc. Scène XIV Madame Damis, Colin Colin, à part. - Tâchons de bian dire. Haut. Madame, il est vrai que l'honneur de voir voute biauté est une chose si admirable, que par rapport à noute mariage, dont ce que j'en dis n'est pas que j'en parle car mon amitié dont je ne dis mot; mais..., morgué tenez, je m'embarbouille dans mon compliment, parlons à la franquette; il n'y a que les mots qui faisont les paroles. J'allons être mariés ensemble, ça me réjouit; ça vous rend-il gaillarde? Madame Damis, riant. - Il parle un assez mauvais langage, mais il est amusant. Colin. - Il est vrai que je ne savons pas l'ostographe; mais morgué! je sommes tout à fait drôle; quand je ris, c'est de bon coeur; quand je chante, c'est pis qu'un marle, et de chansons j'en savons plein un boissiau; c'est toujours moi qui mène le branle, et pis je saute comme un cabri; et boute et t'en auras, toujours le pied en l'air; n'y a que moi qui tiant, hors Mathuraine, da, qui est aussi une sauteuse, haute comme une parche. La connaissez-vous? c'est une bonne criature, et moi aussi; tenez, je prends le temps comme il viant, et l'argent pour ce qu'il vaut. Parlons de vous. Je sis riche, ous êtes belle, je vous aime bian, tout ça rime ensemble; comment me trouvez-vous? Madame Damis. - Il ne vous manque qu'un peu d'éducation, Colin. Colin. - Morgué! l'appétit ne me manque pas, toujours; c'est le principal; et pis cette éducation, à quoi ça sart-il? Est-ce qu'on en aime mieux? Je gage que non. Marions-nous; vous en varrez la preuve. Velà parler, ça. Madame Damis. - Je crois que vous m'aimerez; mais écoutez, Colin; il faudra vous conformer un peu à ce que je vous dirai; j'ai de l'éducation, moi, et je vous mettrai au fait de bien des choses. Colin. - Bian entendu; mais avec la parmission de votre éducation, dites-moi, suis-je pas aimable? Madame Damis. - Assez. Colin. - Assez! c'est comme qui dirait beaucoup; mais c'est que la confusion vous rend le coeur chiche; baillez-moi votre main que je la baise; ça vous mettra pus en train. Il lui baise la main. Madame Damis. - Doucement, Colin, vous passez les bornes de la bienséance. Colin. - Dame! je vas mon train, moi, sans prendre garde aux bornes; mais morgué! dites-moi de la douceur. Madame Damis. - Ca ne se doit pas. Colin. - Eh bian! ça se prête; et je sis bon pour vous rendre. Madame Damis. - En vérité, l'Amour est un grand maÃtre! il a déjà rendu ses simplicités agréables. Colin. - Bon! velà une belle bagatelle voirement vous en varrez bian d'autres. Scène XV Madame Damis, Colin, Claudine, Blaise, Arlequin, Le Chevalier, Colette, Griffet On entend les violons. Le Chevalier, après avoir donné la main à Claudine. - Eh bien mes amis, êtes-vous tous d'accord? Colin. - Alle me trouve gaillard, et alle dit qu'alle est bian contente; mais velà des violoneux. Blaise. - Oui, c'est une petite politesse que je faisons à ma bru, comme un reste de collation. Le Chevalier. - Et le contrat? Sandis! c'est le repos de l'amour honnête; où se tient le notaire? Blaise. - Il va venir; divartissons-nous en l'attendant; allons, violons, courage. La fête se fait, et dans le milieu de la fête, on apporte une lettre à Blaise qui dit Eh velà le clerc de noute procureux! Qu'est-ce, Monsieur Griffet? qu'y a-t-il de nouviau? Griffet. - Lisez, Monsieur. Blaise. - Tenez, mon gendre, dites-moi l'écriture. Le Chevalier. - J'ai cru devoir vous avertir que Monsieur Rapin fit hier banqueroute, et que l'état dans lequel il laisse ses affaires fait juger qu'il passe en pays étranger; il doit à plusieurs personnes, et ne laisse pas un sol; j'ai pris toutes les mesures convenables en pareil cas, j'y suis intéressé moi-même; mais je ne vois nulle espérance. Mandez-moi cependant ce que vous voulez que je fasse; j'attends votre réponse, et suis... Le Chevalier, pliant la lettre, dit à Blaise. - Blaise, mon ami, il ne me reste plus qu'à vous répéter ce que le procureur a mis au bas de sa missive en lui rendant la lettre et suis... Car les articles de notre contrat sont passés en pays étranger; actuellement ils courent la poste. Adieu, Colette, je vous quitte avec douleur. Colette. - Velà donc cet homme qui me voulait bailler tout un régiment de coeurs! Le Chevalier. - Le régiment, le banqueroutier le réforme, il emporte la caisse. Arlequin. - Ma foi! ce n'est pas grand dommage; mauvaise milice que tout cela, qui ne vaut pas le pain d'amunition. Le Chevalier. - Je t'entends, faquin. Madame Damis. - Allons, Monsieur le Chevalier, donnez-moi la main; retirons-nous, car il se fait tard. Arlequin. - Bonsoir, la cousine; adieu, le cousin; mes compliments à vos aïeux, à cause du bon sens qu'ils vous ont laissé. Colin. - Pardi! c'est une accordée de pardue; tu me quittes, je te quitte, et vive la joie! Dansons, papa. Arlequin. - Sieur Blaise, vous m'avez pris sur le pied de cent écus par an; il y a un jour que je suis ici; calculons, payez et je pars. Blaise. - Femme, à quoi penses-tu? Claudine. - Je pense que velà bian des équipages de chus, et des casaques de reste. Blaise. - Et moi, je pense qu'il y a encore du vin dans le pot et que j'allons le boire. Allons, enfants, marchez. A Arlequin. Venez boire itou, vous; bon voyage après, et pis, adieu le biau monde. L'Ile de la raison ou les petits hommes Préface Comédie en trois actes et en prose Représentée pour la première fois par les comédiens français le jeudi II septembre 1727 Préface J'ai eu tort de donner cette comédie-ci au théâtre. Elle n'était pas bonne à être représentée, et le public lui a fait justice en la condamnant. Point d'intrigue, peu d'action, peu d'intérêt; ce sujet, tel que je l'avais conçu, n'était point susceptible de tout cela il était d'ailleurs trop singulier; et c'est sa singularité qui m'a trompé elle amusait mon imagination. J'allais vite en faisant la pièce, parce que je la faisais aisément. Quand elle a été faite, ceux à qui je l'ai lue, ceux qui l'ont lue eux-mêmes, tous gens d'esprit, ne finissaient point de la louer. Le beau, l'agréable, tout s'y trouvait, disaient-ils; jamais, peut-être, lecture de pièce n'a tant fait rire. Je ne me fiais pourtant point à cela l'ouvrage m'avait trop peu coûté pour l'estimer tant; j'en connaissais tous les défauts que je viens de dire; et dans le détail, je voyais bien des choses qui auraient pu être mieux; mais telles qu'elles étaient, je les trouvais bien. Et, quand la représentation aurait rabattu la moitié du plaisir qu'elles faisaient dans la lecture, ç'aurait toujours été un grand succès. Mais tout cela a changé sur le théâtre. Ces Petits Hommes, qui devenaient fictivement grands, n'ont point pris. Les yeux ne se sont point plu à cela, et dès lors on a senti que cela se répétait toujours. Le dégoût est venu, et voilà la pièce perdue. Si on n'avait fait que la lire, peut-être en aurait-on pensé autrement et par un simple motif de curiosité, je voudrais trouver quelqu'un qui n'en eût point entendu parler, et qui m'en dÃt son sentiment après l'avoir lue elle serait pourtant autrement qu'elle n'est, si je n'avais point songé à la faire jouer. Je l'ai fait imprimer le lendemain de la représentation, parce que mes amis, plus fâchés que moi de sa chute, me l'ont conseillé d'une manière si pressante, que je crois qu'un refus les aurait choqués ç'aurait été mépriser leur avis que de le rejeter. Au reste, je n'en ai rien retranché, pas même les endroits que l'on a blâmés dans le rôle du paysan, parce que je ne les savais pas; et à présent que je les sais, j'avouerai franchement que je ne sens point ce qu'ils ont de mauvais en eux-mêmes. Je comprends seulement que le dégoût qu'on a eu pour le reste les a gâtés, sans compter qu'ils étaient dans la bouche d'un acteur dont le jeu, naturellement fin et délié, ne s'ajustait peut-être point à ce qu'ils ont de rustique. Quelques personnes ont cru que, dans mon Prologue, j'attaquais la comédie du Français à Londres. Je me contente de dire que je n'y ai point pensé, et que cela n'est point de mon caractère. La manière dont j'ai jusqu'ici traité les matières du bel esprit est bien éloignée de ces petites bassesses-là ; ainsi ce n'est pas un reproche dont je me disculpe, c'est une injure dont je me plains. Acteurs du prologue Acteurs du prologue Le Marquis. Le Chevalier. La Comtesse. Le Conseiller. L'Acteur. La scène est dans les foyers de la Comédie-Française. Prologue Scène première Le Marquis, Le Chevalier Le Marquis, tenant le Chevalier par la main. - Parbleu, Chevalier, je suis charmé de te trouver ici, nous causerons ensemble, en attendant que la comédie commence. Le Chevalier. - De tout mon coeur, Marquis. Le Marquis. - La pièce que nous allons voir est sans doute tirée de Gulliver? Le Chevalier. - Je l'ignore. Sur quoi le présumes-tu? Le Marquis. - Parbleu, cela s'appelle les Petits Hommes; et apparemment que ce sont les petits hommes du livre anglais. Le Chevalier. - Mais, il ne faut avoir vu qu'un nain pour avoir l'idée des petits hommes, sans le secours de son livre. Le Marquis, avec précipitation. - Quoi! sérieusement, tu crois qu'il n'y est pas question de Gulliver? Le Chevalier. - Eh! que nous importe? Le Marquis. - Ce qu'il m'importe? C'est que, s'il ne s'en agissait pas, je m'en irais tout à l'heure. Le Chevalier, riant. - Ecoute. Il est très douteux qu'il s'en agisse; et franchement, à ta place, je ne voudrais point du tout m'exposer à ce doute-là je ne m'y fierais pas, car cela est très désagréable, et je partirais sur-le-champ. Le Marquis. - Tu plaisantes. Tu le prends sur un ton de railleur. Mais en un mot, l'auteur, sur cette idée-là , m'a accoutumé à des choses pensées, instructives; et si on ne l'a pas suivi, nous n'aurons rien de tout cela. Le Chevalier, raillant. - Peut-être bien, d'autant plus qu'en général et toute comédie à part, nous autres Français, nous ne pensons pas; nous n'avons pas ce talent-là . Le Marquis. - Eh! mais nous pensons, si tu le veux. Le Chevalier. - Tu ne le veux donc pas trop, toi? Le Marquis. - Ma foi, crois-moi, ce n'est pas là notre fort pour de l'esprit, nous en avons à ne savoir qu'en faire; nous en mettons partout, mais de jugement, de réflexion, de flegme, de sagesse, en un mot, de cela montrant son front, n'en parlons pas, mon cher Chevalier; glissons là -dessus on ne nous en donne guère; et entre nous, on n'a pas tout le tort. Le Chevalier, riant. - Eh, eh, eh! je t'admire, mon cher Marquis, avec l'air mortifié dont tu parais finir ta période mais tu ne m'effrayes point; tu n'es qu'un hypocrite; et je sais bien que ce n'est que par vanité que tu soupires sur nous. Le Marquis. - Ah! par vanité celui-là est impayable. Le Chevalier. - Oui, vanité pure. Comment donc! Malpeste! il faut avoir bien du jugement pour sentir que nous n'en avons point. N'est-ce pas là la réflexion que tu veux qu'on fasse? Je le gage sur ta conscience. Le Marquis, riant. Ah, ah, ah! parbleu, Chevalier, ta pensée est pourtant plaisante. Sais-tu bien que j'ai envie de dire qu'elle est vraie? Le Chevalier. - Très vraie; et par-dessus le marché, c'est qu'il n'y a rien de si raisonnable que l'aveu que tu en fais. Je t'accuse d'être vain, tu en conviens; tu badines de ta propre vanité il n'y a peut-être que le Français au monde capable de cela. Le Marquis. - Ma foi, cela ne me coûte rien, et tu as raison; un étranger se fâcherait et je vois bien que nous sommes naturellement philosophes. Le Chevalier. - Ainsi, si nous n'avons rien de sensé dans cette pièce-ci, ce ne sera pas à l'esprit de la nation qu'il faudra s'en prendre. Le Marquis. - Ce sera au seul Français qui l'aura fait. Le Chevalier. - Ah! nous voilà d'accord; et pour achever de te prouver notre raison, va-t'en, par exemple; chez une autre nation lui exposer ses ridicules, et y donner hautement la préférence à la tienne elle ne sera pas assez forte pour soutenir cela, on te jettera par les fenêtres. Ici tu verras tout un peuple rire, battre des mains, applaudir à un spectacle où on se moque de lui, en le mettant bien au-dessous d'une autre nation qu'on lui compare. L'étranger qu'on y loue n'y rit pas de si bon coeur que lui, et cela est charmant. Le Marquis. - Effectivement cela nous fait honneur, c'est que notre orgueil entend raillerie. Le Chevalier. - Il est moins neuf que celui des autres. Dans de certains pays sont-ils savants? leur science les charge; ils ne s'y font jamais, ils en sont tout entrepris. Sont-ils sages? c'est avec une austérité qui rebute de leur sagesse. Sont-ils fous, ce qu'on appelle étourdis et badins? leur badinage n'est pas de commerce; il y a quelque chose de rude, de violent, d'étranger à la véritable joie; leur raison est sans complaisance, il lui manque cette douceur que nous avons, et qui invite ceux qui ne sont pas raisonnables à le devenir chez eux, tout est sérieux, tout y est grave, tout y est pris à la lettre on dirait qu'il n'y a pas encore assez longtemps qu'ils sont ensemble; les autres hommes ne sont pas encore leurs frères, ils les regardent comme d'autres créatures. Voient-ils d'autres moeurs que les leurs? cela les fâche. Et nous, tout cela nous amuse, tout est bien venu parmi nous; nous sommes les originaires de tous pays chez nous le fou y divertit le sage, le sage y corrige le fou sans le rebuter. Il n'y a rien ici d'important, rien de grave que ce qui mérite de l'être. Nous sommes les hommes du monde qui avons le plus compté avec l'humanité. L'étranger nous dit-il nos défauts? nous en convenons, nous l'aidons à les trouver, nous lui en apprenons qu'il ne sait pas; nous nous critiquons même par galanterie pour lui, ou par égard à sa faiblesse. Parle-t-il des talents? son pays en a plus que le nôtre; il rebute nos livres, et nous admirons les siens. Manque-t-il ici aux égards qu'il nous doit? nous l'en accablons, en l'excusant. Nous ne sommes plus chez nos quand il y est; il faut presque échapper à ses yeux, quand nous sommes chez lui. Toute notre indulgence, tous nos éloges, toutes nos admirations, toute notre justice, est pour l'étranger; enfin notre amour-propre n'en veut qu'à notre nation; celui de tous les étrangers n'en veut qu'à nous, et le nôtre ne favorise qu'eux. Le Marquis. - Viens, bon citoyen, viens que je t'embrasse. Morbleu! le titre excepté, je serais fâché à cette heure que dans la comédie que nous allons voir, on eût pris l'idée de Gulliver; je partirais si cela était. Mais en voilà assez. Saluons la Comtesse, qui arrive avec tous ses agréments. Scène II Le Marquis, Le Chevalier, La Comtesse, Le Conseiller La Comtesse. - Ah! vous voilà , Marquis! Bonjour, Chevalier; êtes-vous venu avec des dames? Le Marquis. - Non, Madame, et nous n'avons fait que nous rencontrer tous deux. La Comtesse. - J'ai préféré la comédie à la promenade où l'on voulait m'emmener et Monsieur a bien voulu me tenir compagnie. Je suis curieuse de toutes les nouveautés comment appelle-t-on celle qu'on va jouer? Le Chevalier. - Les Petits Hommes, Madame. La Comtesse. - Les Petits Hommes! Ah, le vilain titre! Qu'est-ce que c'est que des petits hommes? Que peut-on faire de cela? Le Marquis. - Toutes les dames disent que cela ne promet rien. La Comtesse. - Assurément, le titre est rebutant; qu'en dites-vous, Monsieur le Conseiller? Le Conseiller. - Les Petits Hommes, Madame! Eh! oui-da! Pourquoi non? Je trouve cela plaisant. Ce sera peut-être comme dans Gulliver; ils y sont si jolis! Il y a là un grand homme qui les met dans sa poche ou sur le bout du doigt, et qui en porte cinquante ou soixante sur lui; cela me réjouirait fort. Le Marquis, riant. - Il sera difficile de vous donner ce plaisir-là . Mais voilà un acteur qui passe; demandons-lui de quoi il s'agit. Scène III Tous les acteurs La Comtesse, à l'acteur. - Monsieur! Monsieur! Voulez-vous bien nous dire ce que c'est que vos Petits Hommes? Où les avez-vous pris? L'Acteur. - Dans la fiction, Madame. Le Conseiller. - Je me suis bien douté qu'ils n'étaient pas réellement petits. L'Acteur. - Cela ne se pouvait pas, Monsieur, à moins que d'aller dans l'Ãle où on les trouve. Le Chevalier. - Ah, ce n'est pas la peine les nôtres sont fort bons pour figurer en petit la taille n'y fera rien pour moi. Le Marquis. - Parbleu! tous les jours on voit des nains qui ont six pieds de haut. Et d'ailleurs, ne suppose-t-on pas sur le théâtre qu'un homme ou une femme deviennent invisibles par le moyen d'une ceinture? L'Acteur. - Et ici on suppose, pour quelque temps seulement, qu'il y a des hommes plus petits que d'autres. La Comtesse. - Mais comment fonder cela? Le Marquis. - Vous deviez changer votre titre à cause des dames. L'Acteur. - Nous ne voulions point vous tromper; nous vous disons ce que c'est, et vous êtes venus sur l'affiche qui vous promet des petits hommes; d'ailleurs, nous avons mis aussi l'Ile de la Raison. La Comtesse. - L'Ile de la Raison! Hum! ce n'est pas là le séjour de la joie. L'Acteur. - Madame, vous allez voir de quoi il s'agit. Si cette comédie peut vous faire quelque plaisir, ce serait vous l'ôter que de vous en faire le détail nous vous prions seulement de vouloir bien vous y prêter. On va commencer dans un moment. Le Marquis. - Allons donc prendre nos places. Pour moi, je verrai vos hommes tout aussi petits qu'il vous plaira. Acteurs de la comédie Le Gouverneur. Parmenès, fils du Gouverneur. Floris, fille du Gouverneur. Blectrue, conseiller du Gouverneur. Un Insulaire. Une Insulaire. Mégiste, domestique insulaire. Suite du Gouverneur. Le Courtisan. La Comtesse, soeur du Courtisan. Fontignac, Gascon, secrétaire du Courtisan. Spinette, suivante de la Comtesse. Le Poète. Le Philosophe. Le Médecin. Le paysan Blaise. La scène est dans l'Ãle de la Raison. Acte premier Scène première Un Insulaire, les huit Européens L'Insulaire. - Tenez, petites créatures, mettez-vous là en attendant que le gouverneur vienne vous voir vous n'êtes plus à moi; je vous ai donné à lui, adieu; je vous reverrai encore, avant de m'en retourner chez moi. Scène II Les huit Européens, consternés. Blaise. - Morgué, que nous velà jolis garçons! Le Poète. - Que signifie tout cela? quel sort que le nôtre! La Comtesse. - Mais, Messieurs, depuis six mois que nous avons été pris par cet insulaire qui vient de nous mettre ici, que vous est-il arrivé? car il nous avait séparés, quoique nous fussions dans la même maison. Vous a-t-il regardé comme des créatures raisonnables, comme des hommes? Tous, soupirant. - Ah! La Comtesse. - J'entends cette réponse-là . Blaise. - Quant à ce qui est de moi, noute geoulier, sa femme et ses enfants, ils me regardiont tous ni plus ni moins comme un animal. Ils m'appeliont noute ami quatre pattes; ils preniont mes mains pour des pattes de devant, et mes pieds pour celles de darrière. Fontignac, gascon. - Ils ont essayé dé mé nourrir dé graine. La Comtesse. - Ils ne me prenaient point non plus pour une fille. Blaise. - Ah! c'est la faute de la rareté. Fontignac. - Oui-da, lé douté là -dessus est pardonnavle. Le Courtisan. - Pour moi, j'ai été entre les mains de deux insulaires qui voulaient d'abord m'apprendre à parler comme on le fait aux perroquets. Fontignac. - Ils ont commencé aussi par mé siffler, moi. Blaise. - Vous a-t-on à tretous appris la langue du pays? Tous. - Oui. Blaise. - Bon tout le monde a donc épelé ici? Mais morgué! n'avons-je plus rian à nous dire? Là , tâtez-vous, camarades; tâtez-vous itou, Mademoiselle. La Comtesse. - Quoi? Blaise. - N'y a-t-il rian à redire après vous? N'y a-t-il rian de changé à voute affaire? Le Philosophe. - Pourquoi nous dites-vous cela? Blaise. - Avant que j'abordissions ici, comment étais-je fait? N'étais-je pas gros comme un tonniau, et droit comme une parche? Spinette. - Vous avez raison. Blaise. - Eh bian! n'y a plus ni tonniau ni parche; tout ça a pris congé de ma parsonne. Le Médecin. - C'est-à -dire? Blaise. - C'est-à -dire que moi qu'on appelait le grand Blaise, moi qui vous parle, il n'y a pus de nouvelles de moi je ne savons pas ce que je sis devenu; je ne trouve pus dans mon pourpoint qu'un petit reste de moi, qu'un petit criquet qui ne tiant pas plus de place qu'un éparlan. Tous. - Eh! Blaise. - Je me sens d'un rapetissement, d'une corpusculence si chiche, je sis si diminué, si chu, que je prenrais de bon coeur une lantarne pour me charcher. Je vois bian que vous êtes aplatis itou; mais me voyez-vous comme je vous vois, vous autres? Fontignac. - Tu l'as dit, paubre éperlan. Et dé moi, que t'en semble? Blaise. - Vous? ou êtes de la taille d'un goujon. Fontignac. - Mé boilà . Le Courtisan. - Et moi, Fontignac, suis-je aussi petit qu'il me paraÃt que je le suis devenu? Fontignac. - Monsieur, bous êtes mon maÃtré, hommé de cour et grand seigneur; bous mé démandez cé qué bous êtes; mais jé né bous bois pas; mettez-bous dans un microscope. Le Philosophe. - Je ne saurais croire que notre petitesse soit réelle il faut que l'air de ce pays-ci ait fait une révolution dans nos organes, et qu'il soit arrivé quelque accident à notre rétine, en vertu duquel nous nous croyons petits. Le Courtisan. - La mort vaudrait mieux que l'état où nous sommes. Blaise. - Ah! ma foi, ma parsonne est bian diminuée; mais j'aime encore mieux le petit morciau qui m'en reste, que de n'en avoir rian du tout mais tenez, velà apparemment le gouverneux d'ici qui nous lorgne avec une leunette. Scène III Le Gouverneur, son fils, sa fille, Blectrue, l'Insulaire, Mégiste, suite du Gouverneur, les huit Européens L'Insulaire. - Les voilà , Seigneur. Le Gouverneur, de loin, avec une lunette d'approche. - Vous me montrez là quelque chose de bien extraordinaire il n'y a assurément rien de pareil dans le monde. Quelle petitesse! et cependant ces petits animaux ont parfaitement la figure d'homme, et même à peu près nos gestes et notre façon de regarder. En vérité, puisque vous me les donnez, je les accepte avec plaisir. Approchons. Parmenès, se saisissant de la Comtesse. - Mon père, je me charge de cette petite femelle-ci, car je la crois telle. Floris, prenant le courtisan. - En voilà un que je serais bien aise d'avoir aussi je crois que c'est un petit mâle. Le Courtisan. - Madame, n'abusez point de l'état où je suis. Floris. - Ah! mon père, je crois qu'il me répond; mais il n'a qu'un petit filet de voix. L'Insulaire. - Vraiment, ils parlent; ils ont des pensées, et je leur ai fait apprendre notre langue. Floris. - Que cela va me divertir! Ah! mon petit mignon, que vous êtes aimable! Parmenès. - Et ma petite femelle, me dira-t-elle quelque chose? La Comtesse. - Vous me paraissez généreux, Seigneur; secourez-moi, indiquez-moi, si vous le pouvez, de quoi reprendre ma figure naturelle. Parmenès. - Ma soeur, ma femelle vaut bien votre mâle. Floris. - Oh! j'aime mieux mon mâle que tout le reste; mais ne mordent-ils pas, au moins? Blaise, riant. - Ah, ah, ah, ah!... Floris. En voilà un qui rit de ce que je dis. Blaise. - Morgué! je ne ris pourtant que du bout des dents. Le Gouverneur. - Et les autres? Le Philosophe. - Les autres sont indignés du peu d'égard qu'on a ici pour des créatures raisonnables. Fontignac, avec feu. - Sire, réprésentez-bous lé mieux fait dé botré royaume. Boilà ce que jé suis, sans mé soucier qui mé gâte la taille. Blaise. - Vartigué! Monsieu le Gouverneux, ou bian Monsieu le Roi, je ne savons lequel c'est; et vous, Mademoiselle sa fille, et Monsieur son garçon, il n'y a qu'un mot qui sarve. Venez me voir avaler ma pitance, vous varrez s'il y a d'homme qui débride mieux; je ne sis pas pus haut que chopaine, mais morgué! dans cette chopaine vous y varrez tenir pinte. Le Gouverneur. - Il me semble qu'ils se fâchent allons, qu'on les remette en cage, et qu'on leur donne à manger; cela les adoucira peut-être. Le Courtisan, à Floris, en lui baisant la main. - Aimable dame, ne m'abandonnez pas dans mon malheur. Floris. - Eh! voyez donc, mon père, comme il me baise la main! Non, mon petit rat; vous serez à moi, et j'aurai soin de vous. En vérité, il me fait pitié! Le Philosophe, soupirant. - Ah! Blaise. - Jarnicoton, queu train! Scène IV Les Insulaires Le Gouverneur. - Voilà , par exemple, de ces choses qui passent toute vraisemblance! Nos histoires n'ont-elles jamais parlé de ces animaux-là ? Blectrue. - Seigneur, je me rappelle un fait; c'est que j'ai lü dans les registres de l'Etat, qu'il y a près de deux cents ans qu'on en prit de semblables à ceux-là ; ils sont dépeints de même. On crut que c'étaient des animaux, et cependant c'étaient des hommes car il est dit qu'ils devinrent aussi grands que nous, et qu'on voyait croÃtre leur taille à vue d'oeil, à mesure qu'ils goûtaient notre raison et nos idées. Le Gouverneur. - Que me dites-vous là ? qu'ils goûtaient notre raison et nos idées? Etait-ce à cause qu'ils étaient petits de raison que les dieux voulaient qu'ils parussent petits de corps? Blectrue. - Peut-être bien. Le Gouverneur. - Leur petitesse n'était donc que l'effet d'un charme, ou bien qu'une punition des égarements et de la dégradation de leur âme? Blectrue. - Je le croirais volontiers. Parmenès. - D'autant plus qu'ils parlent, qu'ils répondent et qu'ils marchent comme nous. Le Gouverneur. - A l'égard de marcher, nous avons des singes qui en font autant. Il est vrai qu'ils parlent et qu'ils répondent à ce qu'on leur dit mais nous ne savons pas jusqu'où l'instinct des animaux peut aller. Floris. - S'ils devenaient grands, ce que je ne crois pas, mon petit mâle serait charmant. Ce sont les plus jolis petits traits du monde; rien de si fin que sa petite taille. Parmenès. - Vous n'avez pas remarqué les grâces de ma femelle. Le Gouverneur. - Quoi qu'il en soit, n'ayons rien à nous reprocher. Si leur petitesse n'est qu'un charme, essayons de le dissiper, en les rendant raisonnables c'est toujours faire une bonne action que de tenter d'en faire une. Blectrue, c'est à vous à qui je les confie. Je vous charge du soin de les éclairer; n'y perdez point de temps; interrogez-les; voyez ce qu'ils sont et ce qu'ils faisaient; tâchez de rétablir leur âme dans sa dignité, de retrouver quelques traces de sa grandeur. Si cela ne réussit pas, nous aurons du moins fait notre devoir; et si ce ne sont que des animaux, qu'on les garde à cause de leur figure semblable à la nôtre. En les voyant faits comme nous, nous en sentirons encore mieux le prix de la raison, puisqu'elle seule fait la différence de la bête à l'homme. Floris. - Et nous reprendrons nos petites marionnettes, s'il n'y a point d'espérances qu'elles changent. Blectrue. - Seigneur, dès ce moment je vais travailler à l'emploi que vous me donnez. Scène V Blectrue, Mégiste Blectrue. - Mégiste, je vous prie de dire qu'on me les amène ici. Scène VI Blectrue, seul. Blectrue. - Hélas! je n'ai pas grande espérance, ils se querellent, ils se fâchent même les uns contre les autres. On dit qu'il y en a deux tantôt qui ont voulu se battre; et cela ne ressemble point à l'homme. Scène VII Blectrue, Mégiste, suite, les huit Européens Blectrue. - Jolies petites marmottes, écoutez-moi; nous soupçonnons que vous êtes des hommes. Blaise. - Voyez! la belle nouvelle qu'il nous apprend là ! Fontignac. - Allez, Monsieur, passez à la certitude; jé bous la garantis. Blectrue. - Soit. Le Philosophe. - En doutant que nous soyons des hommes, vous nous faites douter si vous en êtes. Blectrue. - Point de colère, vous y êtes sujet ce sont des mouvements de quadrupèdes que je n'aime point à vous voir. Le Philosophe. - Nous, quadrupèdes! La Comtesse. - Quelle humiliation! Fontignac. - Sandis! fortune espiègle, tu mé houspilles rudément. Blaise. - Par la sangué! vous qui parlez, savez-vous bian que si vous êtes noute prouchain, que c'est tout le bout du monde? Spinette. - Maudit pays! Blectrue. - Doucement, petits singes; apaisez-vous, je ne demande qu'à sortir d'erreur; et le parti que je vais prendre pour cela, c'est de vous entretenir chacun en particulier, et je vais vous laisser un moment ensemble pour vous y déterminer calmez-vous, nous ne vous voulons que du bien; si vous êtes des hommes, tâchez de devenir raisonnables on dit que c'est pour vous le moyen de devenir grands. Scène VIII Les huit Européens Fontignac. - Qué beut donc dire cé vouffon, avec son débénez raisonnavle? Peut-on débénir cé qué l'on est? S'il né fallait qué dé la raison pour être grand dé taillé, jé passérais le chêné en hautur. Blaise. - Bon, bon! vous prenez bian voute temps pour des gasconnades! pensons à noute affaire. Le Poète. - Pour moi, je crois que c'est un pays de magie, où notre naufrage nous a fait aborder. Le Philosophe. - Un pays de magie! idée poétique que cela, Monsieur le Poète, car vous m'avez dit que vous l'étiez. Le Poète. - Ma foi, Monsieur de la philosophie, car vous m'avez dit que vous l'aimiez, une idée de poète vaut bien une vision de philosophe. Blaise. - Morgué! si je ne m'y mets, velà de la fourmi qui se va battre paix donc là , grenaille. Fontignac. - Eh! Messieurs, un peu dé concordé dans l'état présent dé nos affaires. Blaise. - Jarnigué, acoutez-moi; il me viant en pensement queuque chose de bon sur les paroles de ceti-là qui nous a boutés ici. Les gens de ce pays l'appelont l'Ãle de la Raison, n'est-ce pas? Il faut donc que les habitants s'appelaint les Raisonnables; car en France il n'y a que des Français, en Allemagne des Allemands, et à Passy des gens de Passy, et pas un Raisonnable parmi ça ce n'est que des Français, des Allemands, et des gens de Passy. Les Raisonnables, ils sont dans l'Ãle de la Raison; cela va tout seul. Le Philosophe. - Eh finis, mon ami, finis, tu nous ennuies. Blaise. - Eh bian! ou avez le temps de vous ennuyer; patience. Je dis donc que j'ai entendu dire par le seigneur de noute village, qui était un songe-creux, que ceux-là qui n'étiont pas raisonnables, deveniont bian petits en la présence de ceux-là qui étiont raisonnables. Je ne voyions goutte à son idée en ce temps-là mais morgué! en véci la véréfication dans ce pays. Je ne sommes que des Français, des Gascons, ou autre chose; je nous trouvons avec des Raisonnables, et velà ce qui nous rapetisse la taille. Le Poète. - Comme si les Français n'étaient pas raisonnables. Blaise. - Eh morgué, non ils ne sont que des Français; ils ne pourront pas être nés natifs de deux pays. Fontignac. - Cadédis, pour moi, jé troubé l'imagination essellente; il faut qué cet hommé soit dé race gasconne, en berité; et j'adopte sa pensée sauf lé respect qué jé dois à tous, jé prendrai seulément la liberté dé purger son discours dé la broussaillé qui s'y troube. Jé dis donc qué plus jé bous régarde, et plus jé mé fortifie dans l'idée dé cé rustré; notré pétitessé, sandis, n'est pas uniformé; rémarquez, Messieurs, qu'ellé va par échélons. Blaise. - Toujours en dévalant, toujours de pis en pis. Le Philosophe. - Eh laissons de pareilles chimères. Blaise. - Eh morgué, laissez-li bailler du large à ma pensée. Fontignac. - Jé bous parlais d'échélons eh pourquoi ces échélons, cadédis? Blaise. - C'est peut-être parce qu'il y en a de plus fous les uns que les autres. Fontignac. - Cet hommé dit d'or; jé pense qué c'est lé dégré dé folie qui régle la chose; et qu'ainsi ne soit, regardez cé paysan, cé n'est qu'un rustre. Blaise. - Eh! là , là , n'appuyez pas si farme. Fontignac. - Et cépendant cé rustre, il est lé plus grand dé nous tous. Blaise. - Oui, je sis le pus sage de la bande. Fontignac. - Non pas lé plus sage, mais lé moins frappé dé folie, et jé né m'en étonné pas; lé champ dé vataillé dé l'extrabagancé, boyez-bous, c'est lé grand monde, et cé paysan né lé connaÃt pas, la folie né l'attrapé qué dé loin; et boilà cé qui lui rend ici la taillé un peu plus longue. Blaise. - La foulie vous blesse tout à fait, vous autres; alle ne fait que m'égratigner, moi stapendant, voyez que j'ai bon air avec mes égratignures! Fontignac. - En suivant lé dégré, j'arribe après lui, moi, plus pétit qué lui, mais plus grand qué les autres. Jé né m'en étonne pas non plus; dans lé monde, jé né suis qué suvalterne, et jé n'ai jamais eu lé moyen d'être aussi fou qué les autres. Blaise. - Oh! à voir voute taille, ou avez eu des moyans de reste. Fontignac. - Je continue ma ronde, et Spinette mé suit. Blaise. - En effet, la chambrière n'est pas si petiote que la maÃtresse, faut bian qu'alle ne soit pas si folle. Fontignac. - Ellé né vient pourtant qu'après nous, et c'est qué la raison des femmes est toujours un peu plus dévilé qué la nôtre. Spinette. - A quelque impertinence près, tout cela me paraÃtrait assez naturel. Le Philosophe. - Et moi, je le trouve pitoyable. Blaise. - Morgué! tenez, philosophe, vous qui parlez, voute taille est la plus malingre de toutes. Fontignac. - Oui, c'est la plus inapercévable, cellé qui rampe lé plus, et la raison en est bonne! Monsieur lé philosophe nous a dit dans lé vaisseau, qu'il avait quitté la France, dé peur dé loger à la Vastille. Blaise. - Vous n'êtes pas chanceux en aubarges. Fontignac. - Et qu'actuellement il s'enfuyait pour un petit livre dé science, dé petits mots hardis, dé petits sentiments; et franchement tant dé pétitesses pourraient bien nous aboir produit lé petit hommé à qui jé parle. Venons à Monsieur le poète. Blaise. - Il est, morgué bian écrasé. Le Poète. - Je n'ai pourtant rien à reprocher à ma raison. Fontignac. - Des gens dé botre métier, cependant, lé bon sens n'en est pas célèbre; n'avez-vous pas dit qué bous étiez en voyage pour une épigramme? Le Poète. - Cela est vrai. Je l'avais fait contre un homme puissant qui m'aimait assez, et qui s'est scandalisé mal à propos d'un pur jeu d'esprit. Blaise. - Pauvre faiseux de vars, il y a comme ça des gens de mauvaise himeur qui n'aimont pas qu'on les vilipende. Fontignac, à la Comtesse. - A vous lé dé, Madame. La Comtesse. - Taisez-vous, vos raisonnements ne me plaisent pas. Blaise. - Il n'y a qu'à la voir pour juger du paquet. Et noute médecin? Fontignac. - Jé l'oubliais, dé la profession dont il est, sa critique est touté faite. Le Médecin. - Bon! vous nous faites là de beaux contes! Fontignac, parlant du Courtisan. - Jé n'interrogé pas Monsieur, dé qui jé suis lé sécrétaire dépuis dix ans, et qué lé hasard a fait naÃtre en France; quoiqué dé famille espagnolé; il allait vice-roi dans les Indes avec Madamé sa soeur, et Spinette, cette agréablé fille de qui jé suis tombé épris dans lé voyage. Le Courtisan. - Je ne crois pas, Monsieur de Fontignac, que vous m'ayez vu faire de folies. Fontignac. - Monsieur, lé respect mé fermé la bouche, et jé bous renvoie à votré taille. Blaise. - En effet, faut que vous ayez de maÃtres vartigos dans voute tête. Fontignac. - Paix, silencé; voilà notre homme qui revient. Scène IX Blectrue, un domestique, les huit Européens Blectrue. - Allons, mes petits amis, lequel de vous veut lier le premier conversation avec moi? Le Poète. - C'est moi, je serai bien aise de savoir ce dont il s'agit. Blaise. - Morgué! je voulais venir, moi; je vianrai donc après. Blectrue. - Allons, soit, qu'on ramène les autres. Le Philosophe. - Et moi, je ne veux plus paraÃtre; je suis las de toutes ces façons. Blectrue. - J'ai toujours remarqué que ce petit animal-là a plus de férocité que les autres; qu'on le mette à part, de peur qu'il ne les gâte. Scène X Blectrue, Le Poète Blectrue. - Allons, causons ensemble; j'ai bonne opinion de vous, puisque vous avez déjà eu l'instinct d'apprendre notre langue. Le Poète. - Seigneur Blectrue, laissons là l'instinct, il n'est fait que pour les bêtes; il est vrai que nous sommes petits. Blectrue. - Oh! extrêmement. Le Poète. - Ou du moins vous nous croyez tels, et nous aussi; mais cette petitesse réelle ou fausse ne nous est venue que depuis que nous avons mis le pied sur vos terres. Blectrue. - En êtes-vous bien sûr? A part. Cela ressemblerait à l'article dont il est fait mention dans nos registres. Le Poète. - Je vous dis la vérité. Blectrue, l'embrassant. - Petit bonhomme, veuille le ciel que vous ne vous trompiez pas, et que ce soit mon semblable que j'embrasse dans une créature pourtant si méconnaissable! Vous me pénétrez de compassion pour vous. Quoi! vous seriez un homme? Le Poète. - Hélas! oui. Blectrue. - Eh! qui vous a donc mis dans l'état où vous êtes? Le Poète. - Je n'en sais ma foi rien. Blectrue. - Ne serait-ce pas que vous seriez déchu de la grandeur d'une créature raisonnable? Ne porteriez-vous pas la peine de vos égarements? Le Poète. - Mais, seigneur Blectrue, je ne les connais pas; ne serait-ce pas plutôt un coup de magie? Blectrue. - Je n'y connais point d'autre magie que vos faiblesses. Le Poète. - Croyez-vous, mon cher ami? Blectrue. - N'en doutez point, mon cher j'ai des raisons pour vous dire cela, et je me sens saisi de joie, puisque vous commencez à le soupçonner vous-même. Je crois vous reconnaÃtre à travers le déguisement humiliant où vous êtes oui, la petitesse de votre corps n'est qu'une figure de la petitesse de votre âme. Le Poète. - Eh bien! seigneur Blectrue, charitable insulaire, conduisez-moi, je me remets entre vos mains; voyez ce qu'il faut que je fasse. Hélas! je sais que l'homme est bien peu de chose. Blectrue. - C'est le disciple des dieux, quand il est raisonnable; c'est le compagnon des bêtes quand il ne l'est point. Le Poète. - Cependant, quand j'y songe, où sont mes folies? Blectrue. - Ah! vous retombez en arrière. Le Poète. - Je ne saurais me voir définir le compagnon des bêtes. Blectrue. - Je ne dis pas encore que ma définition vous convienne; mais voyons que faisiez-vous dans le pays dont vous êtes? Le Poète. - Vous n'avez point dans votre langue de mot pour définir ce que j'étais. Blectrue. - Tant pis. Vous étiez donc quelque chose de bien étrange? Le Poète. - Non, quelque chose de très honorable; j'étais homme d'esprit et bon poète. Blectrue. - Poète! est-ce comme qui dirait marchand? Le Poète. - Non, des vers ne sont pas une marchandise, et on ne peut pas appeler un poète un marchand de vers. Tenez, je m'amusais dans mon pays à des ouvrages d'esprit, dont le but était, tantôt de faire rire, tantôt de faire pleurer les autres. Blectrue. - Des ouvrages qui font pleurer! cela est bien bizarre. Le Poète. - On appelle cela des tragédies, que l'on récite en dialogues, où il y a des héros si tendres, qui ont tour à tour des transports de vertu et de passion si merveilleux; de nobles coupables qui ont une fierté si étonnante, dont les crimes ont quelque chose de si grand, et les reproches qu'ils s'en font sont si magnanimes; des hommes enfin qui ont de si respectables faiblesses, qui se tuent quelquefois d'une manière si admirable et si auguste, qu'on ne saurait les voir sans en avoir l'âme émue, et pleurer de plaisir. Vous ne me répondez rien? Blectrue, surpris, l'examine sérieusement. - Voilà qui est fini, je n'espère plus rien; votre espèce me devient plus problématique que jamais. Quel pot pourri de crimes admirables, de vertus coupables et de faiblesses augustes! il faut que leur raison ne soit qu'un coq-à -l'âne. Continuez. Le Poète. - Et puis, il y a des comédies où je représentais les vices et les ridicules des hommes. Blectrue. - Ah! je leur pardonne de pleurer là . Le Poète. - Point du tout; cela les faisait rire. Blectrue. - Hem? Le Poète. - Je vous dis qu'ils riaient. Blectrue. - Pleurer où l'on doit rire, et rire où l'on doit pleurer! les monstrueuses créatures! Le Poète, à part. - Ce qu'il dit là est assez plaisant. Blectrue. - Et pourquoi faisiez-vous ces ouvrages? Le Poète. - Pour être loué, et admiré même, si vous voulez. Blectrue. - Vous aimiez donc bien la louange? Le Poète. - Eh mais, c'est une chose très gracieuse. Blectrue. - J'aurais cru qu'on ne la méritait plus quand on l'aimait tant. Le Poète. - Ce que vous dites là peut se penser. Blectrue. - Eh! quand on vous admirait, et que vous croyiez en être digne, alliez-vous dire aux autres Je suis un homme admirable? Le Poète. - Non, vraiment; cela ne se dit point j'aurais été ridicule. Blectrue. - Ah! j'entends. Vous cachiez que vous étiez un ridicule, et vous ne l'étiez qu'incognito. Le Poète. - Attendez donc, expliquons-nous; comment l'entendez-vous? je n'aurais donc été qu'un sot, à votre compte? Blectrue. - Un sot admiré; dans l'éclaircissement, voilà tout ce qu'on y trouve. Le Poète, étonné. - Il semblerait qu'il dit vrai. Blectrue. - N'êtes-vous pas de mon sentiment? voyez-vous cela comme moi? Le Poète. - Oui, assez; et en même temps je sens un mouvement intérieur que je ne puis expliquer. Blectrue. - Je crois voir aussi quelque changement à votre taille. Courage, petit homme, ouvrez les yeux. Le Poète. - Souffrez que je me retire; je veux réfléchir tout seul sur moi-même il y a effectivement quelque chose d'extraordinaire qui se passe en moi. Blectrue. - Allez, mon fils, allez; faites de sérieuses réflexions sur vous; tâchez de vous mettre au fait de toute votre sottise. Ce n'est pas là tout, sans doute, et nous nous reverrons, s'il le faut. Scène XI Blectrue Blectrue. - Je suis charmé, mes espérances renaissent, il faut voir les autres. Y a-t-il quelqu'un? Scène XII Blectrue, Mégiste Blectrue. - Faites-moi voir la plus grande de ces petites créatures. Mégiste. - Vous savez qu'on les a toutes mises chacune dans une cage. Amènerai-je celle que vous demandez dans la sienne? Blectrue. - Eh bien! amenez-la comme elle est. Scène XIII Blectrue seul Blectrue. - Je veux voir pourquoi elle n'est pas si petite que les autres; cela pourra encore m'apprendre quelque chose sur leur espèce. Quelle joie de les voir semblables à nous! Scène XIV Blectrue, Mégiste, Suite, Blaise, en cage. Blaise. - Parlez donc, noute ami Blectrue eh! morgué, est-ce qu'on nous prend pour des oisiaux? avons-je de la pleume pour nous tenir en cage? Je sis là comme une volaille qu'on va mener vendre à la vallée. Mettez-moi donc plutôt dindon de basse-cour. Blectrue. - Ne tient-il qu'à vous ouvrir votre cage pour vous rendre content? tenez, la voilà ouverte. Blaise. - Ah! pargué, faut que vous radotiez, vous autres, pour nous enfarmer. Allons, de quoi s'agit-il? Blectrue. - Vous n'êtes, dit-on, devenus petits qu'en entrant dans notre Ãle. Cela est-il vrai? Blaise. - Tenez, velà l'histoire de noute taille. Dès le premier pas ici, je me suis aparçu dévaler jusqu'à la ceinture; et pis, en faisant l'autre pas, je n'allais pus qu'à ma jambe; et pis je me sis trouvé à la cheville du pied. Blectrue. - Sur ce pied-là , il faut que vous sachiez une chose. Blaise. - Deux, si vous voulez. Blectrue. - Il y a deux siècles qu'on prit ici de petites créatures comme vous autres. Blaise. - Voulez-vous gager que je sommes dans leur cage? Blectrue. - On les traita comme vous; car ils n'étaient pas plus grands; mais ensuite ils devinrent tout aussi grands que nous. Blaise. - Eh! morgué, depuis six mois j'épions pour en avoir autant apprenez-moi le secret qu'il faut pour ça. Pargué, si jamais voute chemin s'adonne jusqu'à Passy, vous varrez un brave homme; je trinquerons d'importance. Dites-moi ce qu'il faut faire. Blectrue. - Mon petit mignon, je vous l'ai déjà dit, rien que devenir raisonnable. Blaise. - Quoi! cette marmaille guarit par là ? Blectrue. - Oui. Apparemment qu'elle ne l'était pas; et sans doute vous êtes de même? Blaise. - Eh! palsangué, velà donc mon compte de tantôt avec les échelons du Gascon; velà ce que c'est; ous avez raison, je ne sis pas raisonnable. Blectrue. - Que cet aveu-là me fait plaisir! Mon petit ami, vous êtes dans le bon chemin. Poursuivez. Blaise. - Non, morgué! je n'ons point de raison, c'est ma pensée. Je ne sis qu'un nigaud, qu'un butor, et je le soutianrons dans le carrefour, à son de trompe, afin d'en être pus confus; car, morgué! ça est honteux. Blectrue. - Fort bien. Vous pensez à merveille. Ne vous lassez point. Blaise. - Oui, ça va fort bian. Mais parlez donc cette taille ne pousse point. Blectrue. - Prenez garde; l'aveu que vous faites de manquer de raison n'est peut-être pas comme il faut peut-être ne le faites-vous que dans la seule vue de rattraper votre figure? Blaise. - Eh! vrament non. Blectrue. - Ce n'est pas assez. Ce ne doit pas être là votre objet. Blaise. - Pargué! il en vaut pourtant bian la peine. Blectrue. - Eh! mon cher enfant, ne souhaitez la raison que pour la raison même. Réfléchissez sur vos folies pour en guérir; soyez-en honteux de bonne foi c'est de quoi il s'agit apparemment. Blaise. - Morgué! me velà bian embarrassé. Si je savions écrire, je vous griffonnerions un petit mémoire de mes fredaines; ça serait pus tôt fait. Encore ma raison et mon impartinence sont si embarrassées l'une dans l'autre, que tout ça fait un ballot où je ne connais pus rian. Traitons ça par demande et par réponse. Blectrue. - Je ne saurais; car je n'ai presque point l'idée de ce que vous êtes. Mais repassez cela vous-même, et excitez-vous à aimer la raison. Blaise. - Ah! jarnigué, c'est une balle chose, si alle n'était pas si difficile! Blectrue. - Voyez la douceur et la tranquillité qui règnent parmi nous; n'en êtes-vous pas touché? Blaise. - Ça est vrai; vous m'y faites penser. Vous avez des faces d'une bonté, des physolomies si innocentes, des coeurs si gaillards... Blectrue. - C'est l'effet de la raison. Blaise. - C'est l'effet de la raison? Faut qu'alle soit d'un grand rapport! Ça me ravit d'amiquié pour alle. Allons, mon ami, je ne vous quitte pus. Me velà honteux, me velà enchanté, me velà comme il faut. Baillez-moi cette raison, et gardez ma taille. Oui, mon ami, un homme de six pieds ne vaut pas une marionnette raisonnable; c'est mon darnier mot et ma darnière parole. Eh! tenez, tout en vous contant ça, velà que je sis en transport. Ah! morgué, regardez-moi bian! Iorgnez-moi; je crois que je hausse. Je ne sis pus à la cheville de voute pied, j'attrape voute jarretière. Blectrue. - Oh! Ciel! quel prodige! ceci est sensible. Blaise. - Ah! Garnigoi, velà que ça reste là . Blectrue. - Courage. Vous n'aimez pas plus tôt la raison, que vous en êtes récompensé. Blaise, étonné et hors d'haleine. - Ça est vrai; j'en sis tout stupéfait mais faut bian que je ne l'aime pas encore autant qu'alle en est daigne; ou bian, c'est que je ne mérite pas qu'alle achève ma délivrance. Acoutez-moi. Je vous dirai que je suis premièrement un ivrogne parsonne n'a siroté d'aussi bon appétit que moi. J'ons si souvent pardu la raison, que je m'étonne qu'alle puisse me retrouver alle-même. Blectrue. - Ah! que j'ai de joie! Ce sont des hommes, voilà qui est fini. Achevez, mon cher semblable, achevez; encore une secousse. Blaise. - Hélas! j'avons un tas de fautes qui est trop grand pour en venir à bout mais, quant à ce qui est de cette ivrognerie, j'ons toujours fricassé tout mon argent pour elle et pis, mon ami, quand je vendions nos denrées, combian de chalands n'ons-je pas fourbé, sans parmettre aux gens de me fourber itou! ça est bian malin! Blectrue. - A merveille. Blaise. - Et le compère Mathurin, que n'ons-je pas fait pour mettre sa femme à mal? Par bonheur qu'alle a toujours été rudânière envars moi; ce qui fait que je l'en remarcie mais, dans la raison, pourquoi vouloir se ragoûter de l'honneur d'un compère, quand on ne voudrait pas qu'il eût appétit du nôtre? Blectrue. - Comme il change à vue d'oeil! Blaise. - Hélas! oui, ma taille s'avance; et c'est bian de la grâce que la raison me fait; car je sis un pauvre homme. Tenez, mon ami; j'avais un quarquier de vaigne avec un quarquier de pré; je vivions sans ennui avec ma sarpe et mon labourage; le capitaine Duflot viant là -dessus, qui me dit comme ça Blaise, veux-tu me sarvir dans mon vaissiau? Veux-tu venir gagner de l'argent? Ne velà -t-il pas mes oreilles qui se dressont à ce mot d'argent, comme les oreilles d'une bourrique? Velà -t-il pas que je quitte, sauf votre respect, bétail, amis, parents? Ne vas-je pas m'enfarmer dans cette baraque de planches? Et pis le temps se fâche, velà un orage, l'iau gâte nos vivres; il n'y a pus ni pâte ni faraine. Eh! qu'est-ce que c'est que ça? En pleure, en crie, en jure, en meurt de faim; la baraque enfonce; les poissons mangeont Monsieur Duflot, qui les aurait bian mangé li-même. Je nous sauvons une demi-douzaine. Je repetissons en arrivant. Velà tout l'argent que me vaut mon équipée. Mais morgué j'ons fait connaissance avec cette raison, et j'aime mieux ça que toute la boutique d'un orfèvre. Tenez, tenez, ami Blectrue, considérez; velà encore une crue qui me prend on dirait d'un agioteux, je devians grand tout d'un coup; me velà comme j'étais! Blectrue, l'embrassant. - Vous ne sauriez croire avec quelle joie je vois votre changement. Blaise. - Vartigué! que je vas me moquer de mes camarades! que je vas être glorieux! que je vas me carrer!... Blectrue. - Ah! que dites-vous là , mon cher? Quel sentiment de bête! Vous redevenez petit. Blaise. - Eh! morgué, ça est vrai; me velà rechuté, je raccourcis. A moi! à moi! Je me repens. Je demande pardon. Je fais voeu d'être humble. Jamais pus de vanité, jamais... Ah... ah, ah, ah... Je retorne! Blectrue. - N'y revenez plus. Blaise. - Le bon secret que l'humilité pour être grand! Qui est-ce qui dirait ça? Que je vous embrasse, camarade. Mon père m'a fait, et vous m'avez refait. Blectrue. - Ménagez-vous donc bien désormais. Blaise. - Oh! morgué, de l'humilité, vous dis-je. Comme cette gloire mange la taille! Oh! je n'en dépenserai pus en suffisance. Blectrue. - Il me tarde d'aller porter cette bonne nouvelle-là au roi. Blaise. - Mais dites-moi, j'ons piquié de mes pauvres camarades; je prends de la charité pour eux. Ils valont mieux que moi je sis le pire de tous; faut les secourir; et tantôt, si vous voulez, je leur ferai entendre raison. Drès qu'ils me varront, ma présence les sarmonnera; faut qu'ils devenient souples, et qu'ils restient tous parclus d'étonnement. Blectrue. - Vous raisonnez fort juste. Blaise. - Vrament grand marci à vous. Blectrue. - Vous vaudrez mieux qu'un autre pour les instruire; vous sortez du même monde, et vous aurez des lumières que je n'ai point. Blaise. - Oh! que vous n'avez point! ça vous plaÃt à dire. C'est vous qui êtes le soleil, et je ne sis pas tant seulement la leune auprès de vous, moi mais je ferons de mon mieux, à moins qu'ils me rebutiont à cause de ma chétive condition. Blectrue. - Comment, chétive condition? Vous m'avez dit que vous étiez un laboureur. Blaise. - Et c'est à cause de ça. Blectrue. - Et ils vous mépriseraient! Oh! raison humaine, peut-on t'avoir abandonné jusque-là ! Eh bien! tirons parti de leur démence sur votre chapitre; qu'ils soient humiliés de vous voir plus raisonnable qu'eux, vous dont ils font si peu de cas. Blaise. - Et qui ne sais ni B, ni A. Morgué! faudrait se mettre à genoux pour écouter voute bon sens. Mais je pense que velà un de nos camarades qui viant. Scène XV Blectrue, Mégiste, Blaise, Fontignac Mégiste. - Seigneur Blectrue, en voilà un qui veut absolument vous parler. Scène XVI Blectrue, Blaise, Fontignac Fontignac. - Sandis! maÃtre Blaise, n'ai-jé pas la verlue! Etés-bous l'éperlan dé tantôt? Blaise. - Oui, frère, velà le poulet qui viant de sortir de sa coquille. Blectrue. - Il ne tiendra qu'à vous qu'il vous en arrive autant, petit bonhomme. Fontignac. - Eh! cadédis, jé m'en meurs, et jé vénais en consultation là -dessus. Blectrue. - Tenez, il en sait le moyen, lui; et je vous laisse ensemble. Scène XVII Fontignac, Blaise Fontignac. - Allons, mon ami, jé rémets lé pétit goujon entré vos mains; jé vous en récommandé la métamorphose. Blaise. - Il n'y a rian de si aisé. Boutez de la raison là -dedans; et pis, zeste, tout le corps arrive. Fontignac. - Comment, dé la raison! Tantôt nous avons donc déviné juste! Blaise. - Oui, j'avions mis le nez dessus. Il n'y a qu'à être bian persuadé qu'ou êtes une bête, et déclarer en quoi. Fontignac. - Uné bêté? Né pourrait-on changer l'épithéte? Ce n'est pas que j'y répugne. Blaise. - Nenni, morgué! c'est la plus balle pensée qu'ou aurez de voute vie. Fontignac. - Ecoutez-moi, galant homme; n'est-cé pas ses imperfétions qu'il faut réconnaÃtré? Blaise. - Fort bian. Fontignac. - Eh donc! la bêtise n'est pas dé mon lot. Cé n'est pas là qué gÃt mon mal c'était lé vôtre; chacun a lé sien. Jé né prétends pourtant pas mé ménager, car jé né m'estimé plus; mais dans la réflétion, jé mé trouvé moins imvécile qu'impertinent, moins sot qué fat. Blaise. - Bon, morgué! c'est ce que je voulons dire ça va grand train. Il baille appétit de s'accuser, ce garçon-là . Est-ce là tout? Fontignac. - Non, non mettez qué jé suis mentur. Blaise. - Sans doute, puisqu'ou êtes Gascon; mais est-ce par couteume ou par occasion? Fontignac. - Entré nous, tout mé sert d'occasion; ainsi comptez pour habitude. Blaise. - Qu'est-ce que c'est que ça? Un homme qui ment, c'est comme un homme qui a pardu la parole. Fontignac. - Comment ça sé fait-il? car jé suis mentur et vavillard en même temps. Blaise. - N'importe, maugré qu'ou soyez bavard, mon dire est vrai; c'est que ceti-là qui ment ne dit jamais la parole qu'il faut, et c'est comme s'il ne sonnait mot. Fontignac. - Jé né hais pas cetté pensée; elle est fantasque. Blaise. - Revenons à vos misères. Retornez vos poches. Montrez-moi le fond du sac. Fontignac. - Jé mé réproché d'avoir été empoisonnur. Blaise, se reculant. - Oh! pour de ceti-là , il me faut du conseil; car faura peut-être vous étouffer pour vous guarir, voyez-vous! et je sis obligé d'en avartir les habitants. Fontignac. - Cé n'est point lé corps qué j'empoisonnais, jé faisais mieux. Blaise. - C'est peut-être les rivières? Fontignac. - Non pis qué tout céla. Blaise. - Eh! morgué, parlez vite. Fontignac. - C'est l'esprit des hommes qué jé corrompais; jé les rendais avugles; en un mot, j'étais un flattur. Blaise. - Ah! patience; car d'abord voute poison avait bian mauvaise meine; mais ça est épouvantable, et je sis tout escandalisé. Fontignac. - Jé mé détesté. Imaginez-vous qué du ridiculé dé mon maÃtré, il en a plus dé moitié dé ma façon. Blaise. - Faut bian soupirer de cette affaire-là . Fontignac. - J'en respiré à peine. Blaise. - Vous allez donc hausser. Fontignac. - Jé n'en douté pas à cé qué jé sens. Suivez-moi, jé veux qué lé prodigé éclaté aux yeux de Spinetté et dé mon maÃtré. N'attendons pas, courons; jé suis pressé. Blaise. - Allons vite, et faisons que tous nos camarades aient leur compte. Acte II Scène première Fontignac, Blaise, Spinette Ils entrent comme se caressant. Fontignac, à Blaise. - Viens donc, qué je t'embrasse encore, mon cher ami, mon intimé Blaise. Jé suis pressé d'une réconnaissance qui duréra tout autant qué moi en un mot; jé té dois ma raison et lé rétour dé ma figure. Spinette. - Pour moi, Fontignac, je ne te haïssais pas mais j'avoue qu'aujourd'hui mon coeur est bien disposé pour toi; je te dois autant que tu dois à Blaise. Fontignac. - Les biens mé pleuvent donc dé tous côtés. Blaise. - Pargué! j'ons bian de la satisfaction de tout ça j'ons guari Monsieu de Fontignac, et pis Monsieu de Fontignac vous a guarie; et par ainsi, de guarison en guarison, je me porte bian, il se porte bian, vous vous portez bian et velà trois malades qui sont devenus médecins; car vous êtes itou médeceine envars les autres, Mademoiselle Spinette. Spinette. - Hélas! je ne demande pas mieux que de leur rendre service. Fontignac. - Ah! jé lé crois; chez quiconque a dé la raison, lé prochain affligé n'a qué faire dé récommandation. Blaise. - Ça est admirable! Comme on deviant honnêtes gens avec cette raison! Fontignac. - Jé mé sens une douceur, uné suavité dans l'âmé. Blaise. - Et la mienne est si bian reposée! Spinette. - La raison est un si grand trésor. Blaise. - Morgué! ne le pardez pas, vous; ça est bian casuel entre les mains d'une fille. Spinette. - Je vous suis bien obligée de l'avertissement. Blaise. - Alle me charme, Monsieu de Fontignac; alle a de la modestie, alle est aussi raisonnable que nous autres hommes. Fontignac. - Jé m'estimérais bien fortuné dé l'être autant qu'elle. Blaise. - Encore? un Gascon de modeste! oh! queu convarsion! Allons, ou êtes purgé à fond. Scène II Mégiste, Fontignac, Blaise, Spinette, Le Médecin Mégiste. - Messieurs, voilà un de vos camarades qui m'a demandé en grâce de vous l'amener pour vous voir. Blaise. - Eh! où est-il donc? Fontignac. - Jé né l'aperçois pas non plus. Le Médecin. - Me voilà . Blaise. - Ah! je voyais queuque chose qui se remuait là ; mais je ne savais pas ce que c'était. Je pense que c'est noute médecin? Le Médecin. - Lui-même. Spinette. - Allons! mes amis, il faut tâcher de le tirer d'affaire. Le Médecin. - Eh! Mademoiselle, je ne demande pas mieux; car en vérité, c'est quelque chose de bien affreux que de rester comme je suis, moi qui ai du bien, qui suis riche et estimé dans mon pays. Fontignac. - Né comptez pas l'estimé dé ces fous. Le Médecin. - Mais faudra-t-il que je demeure éloigné de chez moi, pauvre, et sans avoir de quoi vivre? Blaise. - Taisez-vous donc, gourmand. Est-ce que la pitance vous manque ici? Le Médecin. - Non; mais mon bien, que deviendra-t-il? Blaise. - Queu pauvreté avec son bian! c'est comme un enfant qui crie après sa poupée. Tenez, un pourpoint, des vivres et de la raison, quand un homme a ça, le velà garni pour son été et pour son hivar; le voilà fourré comme un manchon. Vous varrez, vous varrez. Spinette. - Dites-lui ce qu'il faut qu'il fasse pour redevenir comme il était. Blaise. - Voulez-vous que ce soit moi qui le traite? Fontignac. - Sans douté; l'honnur vous appartient; vous êtes lé doyen dé tous. Blaise. - Eh! morgué, pus d'honneur, je n'en voulons pus tâter; et je sais bian que je ne sis qu'un pauvre réchappé des Petites-Maisons. Fontignac. - Rémettons donc cet estropié d'esprit entré les mains dé Madémoisellé Spinetté. Spinette. - Moi, Messieurs! c'est à moi à me taire où vous êtes. Le Médecin. - Eh! mes amis, voilà des compliments bien longs pour un homme qui souffre. Blaise. - Oh dame, il faut que l'humilité marche entre nous; je nous mettons bas pour rester haut. Ça vous passe, mon mignon; et j'allons, pisque ma compagnée l'ordonne, vous apprenre à devenir grand garçon, et le tu autem de voute petitesse mais je vas être brutal, je vous en avartis; faut que j'assomme voute rapetissement avec des injures demandez putôt aux camarades. Fontignac. - Oui, votre santé en dépend. Le Médecin. - Quoi! tout votre secret est de me dire des injures? Je n'en veux point. Blaise. - Oh bian! gardez donc vos quatre pattes. Spinette. - Mais essayez, petit homme, essayez. Le Médecin. - Des injures à un docteur de la Faculté! Blaise. - Il n'y a ni docteur ni doctraine; quand vous seriez apothicaire. Le Médecin. - Voyons donc ce que c'est. Fontignac. - Bon, jé vous félicité du parti qué vous prénez. Madémoisellé Spinetté, laissons faire maÃtre Blaisé, et l'écoutons. Blaise. - Premièrement, faut commencer par vous dire qu'on êtes un sot d'être médecin. Le Médecin. - Voilà un paysan bien hardi. Blaise. - Hardi! je ne sis pas entre vos mains. Dites-moi, sans vous fâcher, étiez-vous en ménage, aviez-vous femme là -bas? Le Médecin. - Non, je suis veuf; ma femme est morte à vingt-cinq ans d'une fluxion de poitrine. Blaise. - Maugré la doctraine de la Faculté? Le Médecin. - Il ne me fut pas possible de la réchapper. Blaise. - Avez-vous des enfants? Le Médecin. - Non. Blaise. - Ni en bien ni en mal? Le Médecin. - Non, vous dis-je. J'en avais trois; et ils sont morts de la petite vérole, il y a quatre ans. Blaise. - Peste soit du docteur! Eh! de quoi guarissiez-vous donc le monde? Le Médecin. - Vous avez beau dire, j'étais plus couru qu'un autre. Blaise. - C'est que c'était pour la darnière fois qu'on courait. Eh! ne dites-vous pas qu'ou êtes riche? Le Médecin. - Sans doute. Blaise. - Eh mais, morgué, pisque vous n'avez pas besoin de gagner voute vie en tuant le monde, ou avez donc tort d'être médecin. Encore est-ce, quand c'est la pauvreté qui oblige à tuer les gens; mais quand en est riche, ce n'est pas la peine; et je continue toujours à dire qu'ou êtes un sot, et que, si vous voulez grandir, faut laisser les gens mourir tout seuls. Le Médecin. - Mais enfin... Fontignac. - Cadédis, bous né tuez pas mieux qu'il raisonne. Spinette. - Assurément. Le Médecin, en colère. - Ah! je m'en vais. Ces animaux-là se moquent de moi. Spinette. - Il n'a pas laissé que d'être frappé, il y reviendra. Scène III Blectrue, Fontignac, Blaise, Spinette Fontignac. - Ah! voilà l'honnête homme dé qui nous sont vénus les prémiers rayons dé lumière. Vénez, Monsieur Blectrue, approchez dé vos enfants, et récévez-les entre vos bras. Blaise. - Oh! je lui ai déjà rendu mes grâce. Blectrue. - Et moi, je les rends aux dieux de l'état où vous êtes. Il ne s'agit plus que de vos camarades. Blaise. - Je venons d'en *rater un tout à l'heure; et les autres sont bian opiniâtres, surtout le courtisan et le philosophe. Spinette. - Pour moi, j'espère que je ferai entendre raison à ma maÃtresse, et que nous demeurerons tous ici; car on y est si bien! Blectrue. - Je me proposais de vous le persuader, mes enfants; dans votre pays vous retomberiez peut-être. Blaise. - Pargué! noute çarvelle serait biantôt fondue. La raison dans le pays des folies, c'est comme une pelote de neige au soleil. Mais à propos de soleil, dites-moi, papa Blectrue tantôt, en passant, j'ons rencontré une jeune poulette du pays, tout à fait gentille, ma foi, qui m'a pris la main, et qui m'a dit Vous velà donc grand! Ça vous va fort bian; je vous en fais mon compliment. Et pis, en disant ça, les yeux li trottaient sur moi, fallait voir; et pis Mon biau garçon, regardez-moi; parmettez que je vous aime. Ah! Mademoiselle, vous vous gaussez, ai-je repris; ce n'est pas moi qui baille les parvilèges, c'est moi qui les demande. Et pis vous êtes venu, et j'en avons resté là . Qu'est-ce que ça signifie? Blectrue. - Cela signifie qu'elle vous aime et qu'elle vous en faisait la déclaration. Blaise. - Une déclaration d'amour à ma parsonne! et n'y a-t-il pas de mal à ça? Blectrue. - Nullement. Comment donc? c'est la loi du pays qui veut qu'on en use ainsi. Blaise. - Allons, allons, vous êtes un gausseux. Spinette. - Monsieur Blectrue aime à rire. Blectrue. - Non, certes, je parle sérieusement. Fontignac. - Mais dans lé fond, en France céla commence à s'établir. Blectrue. - Vous voudriez que les hommes attaquassent les femmes! Et la sagesse des femmes y résisterait-elle? Fontignac. - D'ordinaire effectivément ellé n'est pas robuste. Blaise. - Morgué ça est vrai, on ne voit partout que des sagesses à la renvarse. Blectrue. - Que deviendra la faiblesse si la force l'attaque? Blaise. - Adieu la *voiture! Blectrue. - Que deviendra l'amour, si c'est le sexe le moins fort que vous chargez du soin d'en surmonter les fougues? Quoi? vous mettrez la séduction du côté des hommes, et la nécessité de la vaincre du côté des femmes! Et si elles y succombent, qu'avez-vous à leur dire? C'est vous en ce cas qu'il faut déshonorer, et non pas elles. Quelles étranges lois que les vôtres en fait d'amour! Allez mes enfants, ce n'est pas la raison, c'est le vice qui les a faites; il a bien entendu ses intérêts. Dans un pays où l'on a réglé que les femmes résisteraient aux hommes, on a voulu que la vertu n'y servÃt qu'à ragoûter les passions, et non pas à les soumettre. Blaise. - Morgué! les femmes n'ont qu'à venir, ma force les attend de pied farme. Alles varront si je ne voulons de la vartu que pour rire. Spinette. - Je vous avoue que j'aurai bien de la peine à m'accoutumer à vos usages, quoique sensés. Blectrue. - Tant pis, je vous regarde comme retombée. Spinette. - Hélas! Monsieur, actuellement j'en ai peur. Blaise. - Eh! morgué, faites donc vite. Venez à repentance; velà voute taille qui s'en va. Spinette. - Oui, je me rends; je ferai tout ce qu'on voudra; et pour preuve de mon obéissance, tenez, Fontignac, je vous prie de m'aimer, je vous en prie sérieusement. Fontignac. - Vous êtes bien pressante. Spinette. - Je sens que vous avez raison, Monsieur Blectrue; et je vous promets de me conformer à vos lois. Ce que je viens d'éprouver en ce moment me donne encore plus de respect pour elles. Allons, ma maÃtresse gémit; permettez que je travaille à la tirer d'affaire; je veux lui parler. Blaise. - Laissez-moi vous aider itou. Blectrue. - Je vais de ce pas dire qu'on vous l'amène. Fontignac. - Et moi, dé mon côté, jé vais combattré les vertigés dé mon maÃtre. Scène IV Blaise, Spinette Blaise. - Tatigué, Mademoiselle Spinette, qu'en dites-vous? Il y a de belles maxaimes en ce pays-ci! Cet amour qu'il faut qu'on nous fasse, à nous autres hommes, qu'il y a de prudence à ça! Spinette. - Tout me charme ici. Blaise. - Morgué! tenez, velà cette fille qui m'a tantôt cajolé, qui viant à nous. Scène V Spinette, Blaise, une Insulaire L'Insulaire. - Ah! mon beau garçon, je vous retrouve; et vous, Mademoiselle, je suis bien ravie de vous voir comme vous êtes. Blaise. - J'en sis fort ravi aussi. Quant à l'égard du biau garçon, il n'y a point de ça ici. L'Insulaire. - Pour moi, vous me paraissez tel. Blaise, à Spinette. - Vous voyez bian qu'alle me conte la fleurette. Mais, Mademoiselle, parlez-moi, dans queulle intention est-ce que vous me dites que je sis biau? Je sis d'avis de savoir ça. Est-ce que je vous plais? L'Insulaire. - Assurément. Blaise. - Souvenez-vous bian que je n'y saurais que faire. A Spinette. Je sis bian sévère, est-ce pas? L'Insulaire. - Eh quoi! me trouvez-vous si désagréable? Blaise, à part. - Vous! non... Si fait, si fait. C'est que je rêve. Morgué! queu dommage de rudoyer ça! Spinette. - MaÃtre Blaise, la conquête d'une si jolie fille mérite pourtant votre attention. Blaise. - Oh! mais il faut que ça vianne; ça n'est pas encore bian mûr, et je varrons pendant qu'à m'aimera; qu'alle aille son train. L'Insulaire. - Aimer toute seule est bien triste! Blaise. - Ma sagesse n'a pas encore résolu que ça soit divartissant. L'Insulaire. - Voici, je pense, quelqu'un de vos camarades qui vient; je me retire, sans rien attendre de votre coeur. Blaise. - Là , là , ma mie, vous revianrez. Ne vous découragez pas, entendez-vous? L'Insulaire. - Passe pour cela. Blaise. - Adieu, adieu. J'avons affaire. Vous gagnez trop de terrain, et j'en ai honte. Adieu. Scène VI La Comtesse, Spinette, Blaise La Comtesse. - Eh bien! que me veut-on? O ciel! que vois-je? par quel enchantement avez-vous repris votre figure naturelle? Je tombe dans un désespoir dont je ne suis plus la maÃtresse. Blaise. - Allons, ma petiote damoiselle, tout bellement, tout bellement. Il ne s'agit ici que d'un petit raccommodage de çarviau. Spinette. - Vous savez, Madame, que tantôt Fontignac et ce paysan croyaient que nous n'étions petits que parce que nous manquions de raison; et ils croyaient juste cela s'est vérifié. La Comtesse. - Quelles chimères! est-ce que je suis folle? Blaise. - Eh oui! morgué, velà cen que c'est. La Comtesse. - Moi, j'ai perdu l'esprit! A quelle extrémité suis-je réduite! Blaise. - Par exemple, j'ons bian avoué que j'étais un ivrogne, moi. Spinette. - Ce n'est que par l'aveu de mes folies que j'ai rattrapé ma raison. Blaise. - Bon, bon, attrapé! Faut qu'alle oublie sa figure! Velà un biau chiffon pour tant courir après! qu'à pleure sa raison tornée, velà tout. Spinette. - Fontignac a eu autant de peine à me persuader que j'en ai après vous, ma chère maÃtresse; mais je me suis rendue. Blaise. - Pendant qu'un manant comme moi porte l'état d'une criature raisonnable, voulez-vous toujours garder voute état d'animal, une damoiselle de la cour? Spinette. - Ne lui parlez plus de cette malheureuse cour. La Comtesse. - Mes larmes m'empêchent de parler. Blaise. - Velà qui est bel et bon; mais il n'y a que voute folie qui en varse voute raison n'en baille pas une goutte, et ça n'avance rian. Spinette. - Cela est vrai. Blaise. - Ne vous fâchez pas, ce n'est que par charité que je vous méprisons. La Comtesse, à Spinette. - Mais de grâce, apprenez-moi mes folies! Spinette. - Eh! Madame, un peu de réflexion. Ne savez-vous pas que vous êtes jeune, belle, et fille de condition? Citez-moi une tête de fille qui ait tenu contre ces trois qualités-là , citez-m'en une. Blaise. - Cette jeunesse, alle est une girouette. Cette qualité rend glorieuse. Spinette. - Et la beauté? Blaise. - Ça fait les femmes si sottes!... La Comtesse. - A votre compte, Spinette, je suis donc une étourdie, une sotte et une glorieuse? Spinette. - Madame, vous comptez si bien, que ce n'est pas la peine que je m'en mêle. Blaise. - Ce n'est pas pour des preunes qu'ou êtes si petite. Vous voyez bian qu'on vous a baillé de la marchandise pour voute argent. La Comtesse. - De l'orgueil, de la sottise et de l'étourderie! Blaise. - Oui, ruminez, mâchez bian ça en vous-même, à celle fin que ça vous sarve de médecaine. La Comtesse. - Enfin, Spinette, je veux croire que tout ceci est de bonne foi; mais je ne vois rien en moi qui ressemble à ce que vous dites. Blaise. - Morgué, pourtant je vous approchons la lantarne assez près du nez. Parlons-li un peu de cette coquetterie. Dans ce vaissiau alle avait la maine d'en avoir une bonne tapée. Spinette. - Aidez-vous, Madame; songez, par exemple, à ce que c'est qu'une toilette. Blaise. - Attendez. Une toilette? n'est-ce pas une table qui est si bian dressée, avec tant de brimborions, où il y a des flambiaux, de petits bahuts d'argent et une couvarture sur un miroir? Spinette. - C'est cela même. Blaise. - Oh! la dame de cheux nous avait la pareille. Spinette. - Vous souvenez-vous, ma chère maÃtresse, de cette quantité d'outils pour votre visage qui était sur la vôtre? Blaise. - Des outils pour son visage! Est-ce que sa mère ne li avait pas baillé un visage tout fait? Spinette. - Bon! est-ce que le visage d'une coquette est jamais fini? Tous les jours on y travaille il faut concerter les mines, ajuster les oeillades. N'est-il pas vrai qu'à votre miroir, un jour, un regard doux vous a coûté plus de trois heures à attraper? Encore n'en attrapâtes-vous que la moitié de ce que vous en vouliez; car, quoique ce fût un regard doux, il s'agissait aussi d'y mêler quelque chose de fier il fallait qu'un quart de fierté y tempérât trois quarts de douceur; cela n'est pas aisé. Tantôt le fier prenait trop sur le doux tantôt le doux étouffait le fier. On n'a pas la balance à la main; je vous voyais faire, et je ne vous regardais que trop. N'allais-je pas répéter toutes vos contorsions? Il fallait me voir avec mes yeux chercher des doses de feu, de langueur, d'étourderie et de noblesse dans mes regards. J'en possédais plus d'un mille qui étaient autant de coups de pistolet, moi qui n'avais étudié que sous vous. Vous en aviez un qui était vif et mourant, qui a pensé me faire perdre l'esprit il faut qu'il m'ait coûté plus de six mois de ma vie, sans compter un torticolis que je me donnai pour le suivre. La Comtesse, soupirant. - Ah! Blaise. - Queu tas de balivarnes! Velà une tarrible condition que d'être les yeux d'une coquette! Spinette. - Et notre ajustement! et l'architecture de notre tête, surtout en France où Madame a demeuré! et le choix des rubans! Mettrai-je celui-là ? non, il me rend le visage dur. Essayons de celui-ci; je crois qu'il me rembrunit. Voyons le jaune, il me pâlit; le blanc, il m'affadit le teint. Que mettra-t-on donc? Les couleurs sont si bornées, toutes variées qu'elles sont! La coquetterie reste dans la disette; elle n'a pas seulement son nécessaire avec elle. Cependant on essaye, on ôte, on remet, on change, on se fâche; les bras tombent de fatigue, il n'y a plus que la vanité qui les soutient. Enfin on achève voilà cette tête en état voilà les yeux armés. L'étourdi à qui tant de grâces sont destinées arrivera tantôt. Est-ce qu'on l'aime? non. Mais toutes les femmes tirent dessus, et toutes le manquent. Ah! le beau coup, si on pouvait l'attraper! Blaise. - Mais de cette manière-là , vous autres femmes dans le monde qui tirez sur les gens, je comprends qu'ou êtes comme des fusils. Spinette. - A peu près, mon pauvre Blaise. La Comtesse. - Ah ciel! Blaise. - Elle se lamente. C'est la raison qui bataille avec la folie. Spinette. - Ne vous troublez point, Madame; c'est un coeur tout à vous qui vous parle. Malheureusement je n'ai point de mémoire, et je ne me ressouviens pas de la moitié de vos folies. Orgueil sur le chapitre de la naissance Qui sont-ils ces gens-là ? de quelle maison? et cette petite bourgeoise qui fait comparaison avec moi? Et puis cette bonté superbe avec laquelle on salue des inférieurs; cet air altier avec lequel on prend sa place; cette évaluation de ce que l'on est et de ce que les autres ne sont pas. Reconduira-t-on celle-ci? Ne fera-t-on que saluer celle-là ? Sans compter cette rancune contre tous les jolis visages que l'on va détruisant d'un ton nonchalant et distrait. Combien en avez-vous trouvé de boursouflés, parce qu'ils étaient gras? Vous n'accordiez que la peau sur les os à celui qui était maigre. Il y avait un nez sur celui-ci qui l'empêchait d'être spirituel. Des yeux étaient-ils fiers? ils devenaient hagards. Etaient-ils doux? les voilà bêtes. Etaient-ils vifs? les voilà fous. A vingt-cinq ans, on approchait de sa quarantaine. Une petite femme avait-elle des grâces? ah! la bamboche! Etait-elle grande et bien faite? ah! la géante! elle aurait pu se montrer à la foire. Ajoutez à cela cette finesse avec laquelle on prend le parti d'une femme sur des médisances que l'on augmente en les combattant, qu'on ne fait semblant d'arrêter que pour les faire courir, et qu'on développe si bien, qu'on ne saurait plus les détruire. La Comtesse. - Arrête, Spinette, arrête, je te prie. Blaise. - Pargué! velà une histoire bian récriative et bian pitoyable en même temps. Queu bouffon que ce grand monde! Queu drôle de parfide! Faudrait, morgué! le montrer sur le Pont-Neuf, comme la curiosité. Je voudrais bien retenir ce pot-pourri-là . Toutes sortes d'acabits de rubans, du vart, du gris, du jaune, qui n'ont pas d'amiquié pour une face; une coquetterie qui n'a pas de quoi vivre avec des couleurs; des bras qui s'impatientont; et pis de la vanité qui leur dit Courage! et pis du doux dans un regard, qui se détrempe avec du fiar; et pis une balance pour peser cette marchandise qu'est-ce que c'est que tout ça? Spinette. - Achevez, maÃtre Blaise; cela vaut mieux que tout ce que j'ai dit. Blaise. - Pargué! je veux bian. Tenez, un tiers d'oeillade avec un autre quart; un visage qu'il faut remonter comme un horloge; un étourdi qui viant voir ce visage; des femmes qui vont à la chasse après cet étourdi, pour tirer dessus; et pis de la poudre et du plomb dans l'oeil; des naissances qui demandont la maison des gens; des bourgeoises de comparaison saugrenue des faces joufflues qui ont de la boursouflure, avec du gras; un arpent de taille qu'on baille à celle-ci pour un quarquier qu'on ôte à celle-là ; de l'esprit qui ne saurait compatir avec un nez, et de la médisance de bon coeur. Y en a-t-il encore? Car je veux tout avoir, pour lui montrer quand alle sera guarie; ça la fera rire. Spinette. - Madame, assurément ce portrait-là a de quoi rappeler la raison. La Comtesse, confuse. - Spinette, il me dessille les yeux; il faut se rendre j'ai vécu comme une folle. Soutiens-moi; je ne sais ce que je deviens. Blaise. - Ah! Spinette, m'amie, velà qui est fait, la marionnette est partie; velà le pus biau jet qui se fera jamais. Spinette. - Ah! ma chère maÃtresse, que je suis contente! La Comtesse. - Que je t'ai d'obligation, Blaise; et à toi aussi, Spinette! Blaise. - Morgué; que j'ons de joie! pus de petitesse; je l'ons tuée toute roide. La Comtesse. - Ah! mes enfants, ce qu'il y a de plus doux pour moi dans tout cela, c'est le jugement sain et raisonnable que je porte actuellement des choses. Que la raison est délicieuse! Spinette. - Je vous l'avais promis, et si vous m'en croyez, nous resterons ici. Il ne faut plus nous exposer; les rechutes, chez nous autres femmes, sont bien plus faciles que chez les hommes. Blaise. - Comment, une femme? alle est toujours à moitié tombée. Une femme marche toujours sur la glace. La Comtesse. - Ne craignez rien; j'ai retrouvé la raison ici; je n'en sortirai jamais. Que pourrais-je avoir qui la valût? Blaise. - Rian que des guenilles. Premièrement, il y a ici le fils du Gouvarneur, qui est un garçon bian torné. La Comtesse. - Très aimable, et je l'ai remarqué. Spinette. - Il ne vous sera pas difficile d'en être aimée. Blaise. - Tenez, il viant ici avec sa soeur. Scène VII La Comtesse, Spinette, Blaise, Parmenès, Floris Floris. - Que vois-je? Ah! mon frère, la jolie personne! Blaise. - C'est pourtant cette bamboche de tantôt. Spinette. - C'est ma maÃtresse, cette petite femelle que Monsieur avait retenue. Parmenès. - Quoi! vous, Madame? La Comtesse. - Oui, Seigneur, c'est moi-même, sur qui la raison a repris son empire. Floris. - Et mon petit mâle? Blaise. - On travaille à li faire sa taille à ceti-là le Gascon est après, à ce qu'il nous a dit. . Floris, à la Comtesse. - Je voudrais bien qu'il eût le même bonheur. Et vous, Madame, l'état où vous étiez nous cachait une charmante figure. Je vous demande votre amitié. La Comtesse. - J'allais vous demander la vôtre, Madame, avec un asile éternel en ce pays-ci. Floris. - Vous ne pouvez, ma chère amie, nous faire un plus grand plaisir; et si la modestie permettait à mon frère de s'expliquer là -dessus, je crois qu'il en marquerait autant de joie que moi. Parmenès. - Doucement, ma soeur. La Comtesse. - Non, Prince, votre joie peut paraÃtre; elle ne risquera point de déplaire. Blaise. - Eh! morgué, à propos, ce n'est pas comme ça qu'il faut répondre; c'est à li à tenir sa morgue, et non pas à vous. C'est les hommes qui font les pimbêches, ici, et non pas les femmes. Amenez voute amour, il varra ce qu'il en fera. La Comtesse. - Comment? je ne l'entends pas. Spinette. - Madame, c'est que cela a changé de main. Dans notre pays on nous assiège; c'est nous qui assiégeons ici parce que la place en est mieux défendue. Blaise. - L'homme ici, c'est le garde-fou de la femme. La Comtesse. - La pratique de cet usage-là m'est bien neuve; mais j'y ai pensé plus d'une fois en ma vie, quand j'ai vu les hommes se vanter des faiblesses des femmes. Floris. - Ainsi, ma chère amie, si vous aimiez mon frère, ne faites point de façon de lui en parler. Spinette. - Oui, oui, cela est extrêmement juste. La Comtesse. - Cela m'embarrasse un peu. Spinette. - Prenez garde, j'ai pensé retomber avec ces petites façons-là . La Comtesse. - Comme vous voudrez. Floris. - Mon frère, Madame est instruite de nos usages, et elle a un secret à vous confier. Souvenez-vous qu'elle est étrangère, et qu'elle mérite plus d'égards qu'une autre. Pour moi, qui ne veux savoir les secrets de personne, je vous laisse. Blaise. - Je sis discret itou, moi. Spinette. - Et moi aussi, et je sors. Blaise. - Allons voir si voute petit mâle de tantôt est bian avancé. Floris, à la Comtesse. - Je le souhaite beaucoup. Adieu, chère belle-soeur. Scène VIII La Comtesse, Parmenès Parmenès. - Je suis charmé, Madame, des noms caressants que ma soeur vous donne, et de l'amitié qui commence si bien entre vous deux. La Comtesse. - Je n'ai rien vu de si aimable qu'elle, et... toute sa famille lui ressemble. Parmenès. - Nous vous sommes obligés de ce sentiment; mais vous avez, dit-on, un secret à me confier. La Comtesse soupire. - Hem! oui. Parmenès. - De quoi s'agit-il, Madame? Serait-ce quelque service que je pourrais vous rendre? Il n'y a personne ici qui ne s'empresse à vous être utile. La Comtesse. - Vous avez bien de la bonté. Parmenès. - Parlez hardiment, Madame. La Comtesse. - Les lois de mon pays sont bien différentes des vôtres. Parmenès. - Sans doute que les nôtres vous paraissent préférables? La Comtesse. - Je suis pénétrée de leur sagesse; mais... Parmenès. - Quoi! Madame? achevez. La Comtesse. - J'étais accoutumée aux miennes, et l'on perd difficilement de mauvaises habitudes. Parmenès. - Dès que la raison les condamne, on ne saurait y renoncer trop tôt. La Comtesse. - Cela est vrai, et personne ne m'engagerait plus vite à y renoncer que vous. Parmenès. - Voyons, puis-je vous y aider? Je me prête autant que je puis à cette difficulté qui vous reste encore. La Comtesse. - Vous la nommez bien; elle est vraiment difficulté. Mais, Prince, ne pensez-vous rien, vous-même? Parmenès. - Nous autres hommes, ici, nous ne disons point ce que nous pensons. La Comtesse. - Faites pourtant réflexion que je suis étrangère, comme on vous l'a dit. Il y a des choses sur lesquelles je puis n'être pas encore bien affermie. Parmenès. - Eh! quelles sont-elles? Donnez-m'en seulement l'idée; aidez-moi à savoir ce que c'est. La Comtesse. - Si j'avais de l'inclination pour quelqu'un, par exemple? Parmenès. - Eh bien! cela n'est pas défendu l'amour est un sentiment naturel et nécessaire; il n'y a que les vivacités qu'il en faut régler. La Comtesse. - Mais cette inclination, on m'a dit qu'il faudrait que je l'avouasse à celui pour qui je l'aurais. Parmenès. - Nous ne vivons pas autrement ici; continuez, Madame. Avez-vous du penchant pour quelqu'un? La Comtesse. - Oui, Prince. Parmenès. - Il y a toute apparence qu'on n'y sera pas insensible. La Comtesse. - Me le promettez-vous? Parmenès. - On ne saurait répondre que de soi. La Comtesse. - Je le sais bien. Parmenès. - Et j'ignore pour qui votre penchant se déclare. La Comtesse. - Vous voyez bien que ce n'est pas pour un autre. Ah! Parmenès. - Cessez de rougir, Madame; vous m'aimez et je vous aime. Que la franchise de mon aveu dissipe la peine que vous a fait le vôtre. La Comtesse. - Vous êtes aussi généreux qu'aimable. Parmenès. - Et vous, aussi aimée que vous êtes digne de l'être. Je vous réponds d'avance du plaisir que vous ferez à mon père quand vous lui déclarerez vos sentiments. Rien ne lui sera plus précieux que l'état où vous êtes, et que la durée de cet état par votre séjour ici. Je n'ai plus qu'un mot à vous dire, Madame. Vous et les vôtres, vous m'appelez Prince, et je me suis fait expliquer ce que ce mot-là signifie; ne vous en servez plus. Nous ne connaissons point ce titre-là ici; mon nom est Parmenès, et l'on ne m'en donne point d'autre. On a bien de la peine à détruire l'orgueil en le combattant. Que deviendrait-il, si on le flattait? Il serait la source de tous les maux. Surtout que le ciel en préserve ceux qui sont établis pour commander, eux qui doivent avoir plus de vertus que les autres, parce qu'il n'y a point de justice contre leurs défauts. Scène IX Parmenès, La Comtesse, Fontignac Fontignac. - Ah! Madame, je vous réconnais; mes yeux rétrouvent cé qu'il y avait dé plus charmant dans lé monde! Voilà la prémiéré fois dé ma vie qué j'ai vu la beauté et la raison ensemble. Permettez, Seigneur, qué j'emmène Madame; l'esprit dé son frère fait lé mutin, il régimbe; sa folie est ténace, et j'ai bésoin dé troupes auxiliaires. Parmenès. - Allez, Madame, n'épargnez rien pour le tirer d'affaire. Fontignac. - Il y aura dé la vésogne après lui; car c'est une cervelle dé courtisan. Acte III Scène première La Comtesse, Floris, Le Courtisan, Fontignac, Spinette, Blaise La Comtesse, au Courtisan. - Oui, mon frère, rendez-vous aux exemples qui vous frappent; vous nous voyez tous rétablis dans l'état où nous étions; cela ne doit-il pas vous persuader? Moi qui vous parle, voyez ce que je suis aujourd'hui; reconnaissez-vous votre soeur à l'aveu franc qu'elle a fait de ses folies? M'auriez-vous cru capable de ce courage-là ? Pouvez-vous vous empêcher de l'estimer, et ne me l'enviez-vous pas vous-même? Blaise. - Eh! morgué, il n'y a qu'à ouvrir les yeux pour nous admirer, sans compter que velà Mademoiselle qui est la propre fille du Gouverneur et qui n'attend que la revenue de votre parsonne pour vous entretenir de vos beaux yeux ce qui vous sera bian agriable à entendre. Floris. - Oui, donnez-moi la joie de vous voir comme je m'imagine que vous serez. Sortez de cet état indigne de vous, où vous êtes comme enseveli. Fontignac. - Si vous savez le plaisir qui vous attend dans le plus profond de vous-même! Blaise. - Velà noute médecin de guari; il en embrasse tout le monde; il est si joyeux, qu'il a pensé étouffer un passant. Quand est-ce donc que vous nous étoufferez itou? Il n'y a pus que vous d'ostiné, avec ce faiseur de vars, qui est rechuté, et ce petit glorieux de phisolophe, qui est trop sot pour s'amender, et qui raisonne comme une cruche. La Comtesse. - Allons, mon frère, n'hésitez plus, je vous en conjure. Spinette. - Il en faut venir là , Monsieur. Il n'y a pas moyen de faire autrement. Le Courtisan. - Quelle situation! Blaise. - Que faire à ça? Quand je songe que voute soeur a bian pu endurer l'avanie que je li avons faite; la velà pour le dire. Demandez-li si je l'avons marchandée, et tout ce qu'alle a supporté dans son pauvre esprit, et les bêtises dont je l'avons blâmée; demandez-li le houspillage. Floris. - Eh bien! nous en croirez-vous? Le Courtisan. - Ah! Madame, quel événement! je vous demande en grâce de vouloir bien me laisser un moment avec Fontignac. La Comtesse. - Oui, mon frère, nous allons vous quitter; mais, au nom de notre amitié, ne résistez plus. Fontignac, à Blaise, à part. - Blaise, né vous éloignez pas, pour mé prêter main-forte si j'en ai bésoin. Blaise. - Non, je rôderons à l'entour d'ici. Scène II Le Courtisan, Fontignac Le Courtisan. - Je t'avoue, Fontignac, que je me sens ébranlé. Fontignac. - Jé lé crois la raison et vous, dans lé fond, vous n'êtes vrouillés qué faute dé vous entendre. Le Courtisan. - Est-il vrai que ma soeur est convenue de toutes les folies dont elle parle? Fontignac. - L'histoiré rapporte qu'elle en a fait l'aveu d'une manière exemplaire, en vérité. Le Courtisan. - Elle qui était si glorieuse, comment a-t-elle souffert cette confusion-là ? Fontignac. - On dit en effet qué son âme d'abord était en travail. Grand nombre d'exclamations Où en suis-je? On rougissait. Il est venu des larmes, un peu dé découragément, dé pétites colères brochant sur le tout. La vanité défendait le logis; mais enfin la raison l'a serrée dé si près, qu'elle l'a, comme on dit, jetée par les fenêtres, et jé régarde déjà la vôtre commé sautée. Le Courtisan. - Mais dis-moi de quoi tu veux que je convienne; car voilà mon embarras. Fontignac. - Jé vous fais excuse; vous êtes fourni; votre emvarras né peut vénir qué dé l'avondancé du sujet. Le Courtisan. - Moi, je ne me connais point de ces faiblesses, de ces extravagances dont on peut rougir; je ne m'en connais point. Fontignac. - Eh bien! jé vous mettrai en pays dé connaissance! Le Courtisan. - Vous plaisantez, sans doute, Fontignac? Fontignac. - Moi, plaisanter dans lé ministère qué j'exerce, quand il s'agit dé guérir un avugle! Vous n'y pensez pas. Le Courtisan. - Où est-il donc cet aveugle? Fontignac. - Monsieur, avrégeons; la vie est courte; parlons d'affaire. Le Courtisan. - Ah! tu m'inquiètes. Que vas-tu me dire? Je n'aime pas les critiques. Fontignac. - Jé vous prends sur lé fait. Actuellément vous préludez par une petitesse. Il en est dé vous commé dé ces vases trop pleins; on né peut les rémuer qu'ils né répandent. Le Courtisan. - Voudriez-vous bien me dire quelle est cette faiblesse par laquelle je prélude? Fontignac. - C'est la peur qué vous avez qué jé né vous épluche. N'avez-vous jamais vu d'enfant entre les bras dé sa nourrice? Connaissez-vous lé hochet dont elle agite les grelots pour réjouir lé poupon avecqué la chansonnette? Qué vous ressemvlez bien à cé poupon, vous autres grands seignurs! Régardez ceux qui vous approchent, ils ont tous lé hochet à la main; il faut qué lé grélot joue, et qué sa chansonnette marché. Vous mé régardez? Qué pensez-vous? Le Courtisan. - Que vous oubliez entièrement à qui vous parlez. Fontignac. - Eh! cadédis, quittez la bavette; il est bien temps qué vous soyez sévré. Le Courtisan. - Voilà un faquin que je ne reconnais pas. Où est donc le respect que tu me dois? Fontignac. - Lé respect qué vous démandez, voyez-vous, c'est lé sécouement du grélot; mais j'ai perdu lé hochet. Le Courtisan. - Misérable! Fontignac. - Plus dé quartier, sandis. Quand un homme a lé bras disloqué, né faut-il pas lé rémettre? Céla s'en va-t-il sans doulur? et né va-t-on pas son train? Cé n'est pas le bras à vous, c'est la tête qu'il faut vous rémettre! tête dé coutisan, cadédis, qué jé vous garantis aussi disloquée à sa façon, qu'aucun bras lé peut être. Vous criérez Mais jé vous aime, et jé vous avertis qué jé suis sourd. Le Courtisan. - Si j'en croyais ma colère... Fontignac. - Eh! cadédis, qu'en feriez-vous? Lé moucheron à présent vous combattrait à force égale. Le Courtisan. - Retirez-vous, insolent que vous êtes, retirez-vous. Fontignac. - Pour lé moins entamons lé sujet. Le Courtisan. - Laissez-moi, vous dis-je; mon plus grand malheur est de vous voir ici. Scène III Le Courtisan, Fontignac, Blaise Blaise. - Queu tintamarre est-ce que j'entends là ? En dirait d'un papillon qui bourdonne. Qu'avez-vous donc qui vous fâche? Le Courtisan. - C'est ce coquin que tu vois qui vient de me dire tout ce qu'il y a de plus injurieux au monde. Fontignac et Blaise se font des mines d'intelligence. Blaise. - Qui, li? Fontignac. - Hélas! maÃtré Blaise, vous savez lé dessein qué j'avais. Monsieur a cru qué jé l'avais piqué, quand jé né faisais encore qu'approcher ma lancetté pour lui tirer lé mauvais sang que vous lui connaissez. Blaise. - C'est qu'ou êtes un maladroit; il a bian fait de retirer le bras. Le Courtisan. - La vue de cet impudent-là m'indigne. Blaise. - Jarnigué! et moi itou. Il li appartient bian de fâcher un mignard comme ça, à cause qu'il n'est qu'un petit bout d'homme. Eh bian, qu'est-ce? Moyennant la raison, il devianra grand. Le Courtisan. - Eh! je t'assure que ce n'est pas la raison qui me manque. Blaise. - Eh! morgué, quand alle vous manquerait, j'en avons pour tous deux, moi; ne vous embarrassez pas. Le Courtisan. - Quoi qu'il en soit, je te suis obligé de vouloir bien prendre mon parti. Blaise. - Tenez, il m'est obligé, ce dit-il. Y a-t-il rian de si honnête? Il n'est déjà pus si glorieux comme dans ce vaissiau où il ne me regardait pas. Morgué, ça me va au coeur allons, qu'en se mette à genoux tout à l'heure pour li demander pardon, et qu'an se baisse bian bas pour être à son niviau. Le Courtisan. - Qu'il ne m'approche pas. Blaise, à Fontignac. - Mais, malheureux; que li avez-vous donc dit, pour le rendre si rancunier? Fontignac. - Il né m'a pas donné lé temps, vous dis-je. Quand vous êtes vénu, jé né faisais que peloter; jé lé préparais. Blaise, au Courtisan. - Faut que j'accomode ça moi-même; mais comme je ne savons pas voute vie, je le requiens tant seulement pour m'en bailler la copie. Vous le voulez bian? Je manierons ça tout doucettement, à celle fin que ça ne vous apporte guère de confusion. Allons, Monsieur de Fontignac, s'il y a des bêtises dans son histoire, qu'en les raconte bian honnêtement. Où en étiez-vous? Le Courtisan. - Je ne saurais souffrir qu'il parle davantage. Blaise. - Je ne prétends pas qu'il vous parle à vous, car il n'en est pas daigne; ce sera à moi qu'il parlera à l'écart. Fontignac. - J'allais tomber sur les emprunts dé Monsieur. Le Courtisan. - Et que t'importent mes emprunts, dis? Blaise, au Courtisan. - Ne faites donc semblant de rian. A Fontignac. Vous rapportez des emprunts qu'est-ce que ça fait, pourvu qu'on rende? Fontignac. - Sans doute; mais il était trop généreux pour payer ses dettes. Blaise. - Tenez, cet étourdi qui reproche aux gens d'être généreux! Au Courtisan. Stapendant je n'entends pas bian cet acabit de générosité-là ; alle a la phisolomie un peu friponne. Le Courtisan. - Je ne sais ce qu'il veut dire. Fontignac. - Jé m'expliqué c'est qué Monsieur avait lé coeur grand. Blaise. - Le coeur grand! Est-ce que tout y tenait? le bian de son prochain et le sian? Fontignac. - Tout juste. Les grandes âmes donnent tout, et né restituent rien, et la noblessé dé la sienne étouffait sa justice. Blaise, au Courtisan. - Eh! j'aimerais mieux que ce fût la justice qui eût étouffé la noblesse. Fontignac. - D'autant plus qué cetté noblesse est cause qué l'on rafle la tavlé dé ses créanciers pour entréténir la magnifience dé la sienne. Blaise, au Courtisan. - Qu'est-ce que c'est que cette avaleuse de magnificence? ça ressemble à un brochet dans un étang. Vous n'avez pas été si méchamment goulu que ça, peut-être? Le Courtisan, triste. - J'ai fait tout ce que j'ai pu pour éviter cet inconvénient-là . Blaise. - Hum! vous varrez qu'ou aurez grugé queuque poisson. Fontignac. - Là -bas si vous l'aviez vu caresser tout lé monde, et verbiager des compliments, promettré tout et né ténir rien! Le Courtisan. - J'entends tout ce qu'il dit. Blaise. - C'est qu'il parle trop haut. Il me chuchote qu'ou étiez un donneur de galbanum; mais il ne sait pas qu'ou l'entendez. Fontignac. - Qué dités-vous dé ces gens qui n'ont qué des mensonges sur lé visage? Blaise, au Courtisan. - Morgué! je vous en prie, ne portez plus comme ça des bourdes sur la face. Fontignac. - Des gens dont les yeux ont pris l'arrangement dé dire à tout lé monde Jé vous aime?... Blaise, au Courtisan. - Ca est-il vrai que vos yeux ont arrangé de vendre du noir? Fontignac. - Des gens enfin qui, tout en emvrassant lé suvalterne, né lé voient seulement pas. Cé sont des caresses machinales, des bras à ressort qui d'eux-mêmes viennent à vous sans savoir cé qu'ils font. Blaise, au Courtisan. - Ahi! ça me fâche. Il dit qué vos bras ont un ressort avec lequeul ils embrassont les gens sans le faire exprès. Cassez-moi ce ressort-là ; en dirait d'un torne-broche quand il est monté. Fontignac. - Cé sont des paroles qui leur tombent dé la bouche; des ritournelles, dont cependant l'inférieur va sé vantant, et qui lui donnent lé plaisir d'en devenir plus sot qu'à l'ordinaire. Blaise. - Velà de sottes gens que ces sots-là ! Qu'en dites-vous? A-t-il raison? Le Courtisan. - Que veux-tu que je lui réponde, dès qu'il a perdu tout respect pour un homme de ma condition? Blaise. - Morgué, Monsieur de Fontignac, ne badinez pas sur la condition. Fontignac. - Jé né parle qué dé l'homme, et non pas du rang. Blaise. - Ah! ça est honnête, et vous devez être content de la diffarance; car velà , par exemple, un animal chargé de vivres et bian! les vivres sont bons, je serais bian fâché d'en médire; mais de ceti-là qui les porte, il n'y a pas de mal à dire que c'est un animal, n'est-ce pas? Fontignac. - Si Monsieur lé permettait, jé finirais par lé récit dé son amitié pour ses égaux. Blaise, au Courtisan. - De l'amiquié? oui-da, baillez-li cette libarté-là , ça vous ravigotera. Fontignac. - Un jour vous vous trouviez avec un dé ces Messieurs. Jé vous entendais vous entréfriponner tous deux. Rien dé plus affétueux qué vos témoignages d'affétion réciproque. Jé tâchai dé réténir vos paroles, et j'en traduisis un pétit lamveau. Sandis! lui disiez-vous, jé n'estime à la cour personne autant qué vous; jé m'en fais fort, jé lé dis partout, vous devez lé savoir; cadédis, j'aime l'honnur, et vous en avez. De ces discours en voici la traduction Maudit concurrent dé ma fortune, jé té connais, tu né vaux rien; tu mé perdrais si tu pouvais mé perdre, et tu penses qué j'en ferais dé même. Tu n'as pas tort; mais né lé crois pas, s'il est possible. Laissé-toi duper à mes expressions. Jé mé travaille pour en trouver qui té persuadent, et jé mé montre persuadé des tiennes. Allons, tâche dé mé croire imvécile, afin dé lé dévenir à ton tour; donné-moi ta main, qué la mienne la serre. Ah! sandis, qué jé t'aime! Régarde mon visage et touté la tendressé dont jé lé frelate. Pense qué jé t'affétionne, afin dé né mé plus craindre. Dé grâce, maudit fourbe, un peu dé crédulité pour ma mascarade. Permets qué jé t'endorme, afin qué jé t'en égorge plus à mon aise. Blaise. - Tout ça ne voulait donc dire qu'un coup de coutiau? Ou avez donc le coeur bien traÃtreux, vous autres! Le Courtisan. - Aujourd'hui il dit du mal de moi; autrefois il faisait mon éloge. Fontignac. - Ah! lé fourbe qué j'étais! Monsieur, jé les ai pleuré ces éloges, jé les ai pleuré, lé coquin vous louait, et né vous en estimait pas davantagé. Blaise. - Ça est vrai, il m'a dit qu'il vous attrapait comme un innocent. Fontignac. - Jé vous berçais, vous dis-jé. Jé vous voyais affamé dé dupéries, vous en démandiez à tout le monde donnez-m'en. Jé vous en donnais, jé vous en gonflais, j'étais à même la fiction mé fournissait mes matières; c'était lé moyen dé n'en pas manquer. Le Courtisan. - Ah! que viens-je d'entendre? Fontignac, à Blaise. - Cet emvarras qui lé prend serait-il l'avant-coureur de la sagesse? Blaise. - Faut savoir ça. Au Courtisan. Voulez-vous à cette heure qu'il vous demande pardon? Etes-vous assez robuste pour ça? Le Courtisan. - Non, il n'est plus nécessaire. Je ne le trouve plus coupable Blaise. - Tout de bon? A Fontignac. Chut! ne dites mot; regardez aller sa taille, alle court la poste. Ahi! encore un chiquet; courage! Que ces courtisans ont de peine à s'amender! Bon! le velà à point velà le niviau. Il le mesure avec lui. Le Courtisan, qui a rêvé, leur tend la main à tous deux. - Fontignac, et toi, mon ami Blaise, je vous remercie tous deux. Blaise. - Oh! oh! vous vous amendiez donc en tapinois? Morgué! vous revenez de loin! Fontignac. - Sandis; j'en suis tout extasié; il faut qué jé vous quitte, pour en porter la nouvelle à la fille du Gouvernur. Blaise, à Fontignac. - C'est bian dit, courez toujours. Au Courtisan. Alle vous aimera comme une folle. Scène IV Le Courtisan, Blaise, Blectrue, Le Poète, Le Philosophe Blectrue. - Arrête! arrête! Le Courtisan se saisit du Philosophe et Blaise du Poète. Blaise. - D'où viant donc ce tapage-là ? Blectrue. - C'est une chose qui mérite une véritable compassion. Il faut que les dieux soient bien ennemis de ces deux petites créatures-là ; car ils ne veulent rien faire pour elles. Le Courtisan, au Philosophe. - Quoi! vous, Monsieur le philosophe, vous, plus incapable que nous de devenir raisonnable, pendant qu'un homme de cour, peut-être de tous les hommes le plus frappé d'illusion et de folie, retrouve la raison? Un philosophe plus égaré qu'un courtisan! Qu'est-ce que c'est donc qu'une science où l'on puise plus de corruption que dans le commerce du plus grand monde? Le Philosophe. - Monsieur, je sais le cas qu'un courtisan en peut faire mais il ne s'agit pas de cela. Il s'agit de cet impertinent-là qui a l'audace de faire des vers où il me satirise. Blectrue. - Si vous appelez cela des vers, il en a fait contre nous tous en forme de requête, qu'il adressait au Gouverneur, en lui demandant sa liberté; et j'y étais moi-même accommodé on ne peut pas mieux. Blaise. - Misérable petit faiseur de varmine! C'est un var qui en fait d'autres mais morgué! que vous avais-je fait pour nous mettre dans une requête qui nous blâme? Le Poète. - Moi, je ne vous veux pas de mal. Le Courtisan. - Pourquoi donc nous en faites-vous? Le Poète. - Point du tout; ce sont des idées qui viennent et qui sont plaisantes; il faut que cela sorte; cela se fait tout seul. Je n'ai fait que les écrire, et cela aurait diverti le Gouverneur, un peu à vos dépens, à la vérité; mais c'est ce qui en fait tout le sel; et à cause que j'ai mis quelque épithète un peu maligne contre le Philosophe, cela l'a mis en colère. Voulez-vous que je vous en dise quelques morceaux? Ils sont heureux. Le Philosophe. - Poète insolent! Le Poète, se débattant entre les mains du Courtisan. - Il faut que mon épigramme soit bonne, car il est bien piqué. Le Courtisan. - Faire des vers en cet état-là ! cela n'est pas concevable. Blaise. - Faut que ce soit un acabit d'esprit enragé. Le Courtisan. - Ils se battront, si on les lâche. Blectrue. - Vraiment je suis arrivé comme ils se battaient; j'ai voulu les prendre, et ils se sont enfui mais je vais les séparer et les remettre entre les mains de quelqu'un qui les gardera pour toujours. Tout ce qu'on peut faire d'eux, c'est de les nourrir, puisque ce sont des hommes, car il n'est pas permis de les étouffer. Donnez-moi-les, que je les confie à un autre. Le Philosophe. - Qu'est-ce que cela signifie? Nous enfermer? je ne le veux point. Blaise. - Tenez, ne velà -t-il pas un homme bian peigné pour dire je veux! Le Philosophe. - Ah! tu parles, toi, manant. Comment t'es-tu guéri? Blaise. - En devenant sage. Aux autres. Laissez-nous un peu dire. Le Philosophe. - Et qu'est-ce que c'est que cette sagesse? Blaise. - C'est de n'être pas fou. Le Philosophe. - Mais je ne suis pas fou, moi; et je ne guéris pourtant pas. Le Poète. - Ni ne guériras. Blaise, au poète. - Taisez-vous, petit sarpent. Au Philosophe. Vous dites que vous n'êtes pas fou, pauvre rêveux qu'en savez-vous si vous ne l'êtes pas? Quand un homme est fou, en sait-il queuque chose? Blectrue. - Fort bien. Le Philosophe. - Fort mal; car ce manant est donc fou aussi. Blaise. - Eh! pourquoi ça? Le Philosophe. - C'est que tu ne crois pas l'être. Blaise. - Eh bian! morgué, me velà pris; il a si bian ravaudé ça que je n'y connais pus rian; j'ons peur qu'il ne me gâte. Le Courtisan. - Crois-moi, ne te joue point à lui. Ces gens-là sont dangereux. Blaise. - C'est pis que la peste. Emmenez ce marchand de çarvelle, et fourrez-moi ça aux Petites-Maisons ou bian aux Incurables. Le Philosophe. - Comment, on me fera violence? Blectrue. - Allons, suivez-moi tous deux. Le Poète. - Un poète aux Petites-Maisons! Blaise. - Eh! pargué, c'est vous mener cheux vous. Blectrue. - Plus de raisonnement, il faut qu'on vienne. Blaise. - Ça fait compassion. Au Courtisan, à part. Tenez-vous grave, car j'aparçois la damoiselle d'ici qui vous contemple. Souvenez-vous de voute gloire, et aimez-la bian fiarement. Scène V Floris, le Courtisan, Blaise Floris. - Enfin, le ciel a donc exaucé nos voeux. Le Courtisan. - Vous le voyez, Madame. Blaise. - Ah! c'était biau à voir! Floris. - Que vous êtes aimable de cette façon-là ! Le Courtisan. - Je suis raisonnable, et ce bien-là est sans prix; mais, après cela, rien ne me flatte tant, dans mon aventure, que le plaisir de pouvoir vous offrir mon coeur. Blaise. - Ah! nous y velà avec son coeur qui va bailler... Apprenez-li un peu son devoir de criauté. Le Courtisan. - De quoi ris-tu donc? Blaise. - De rian, de rian; vous en aurez avis. Dites, Madame; je m'arrête ici pour voir comment ça fera. Floris. - Vous m'offrez votre coeur, et c'est à moi à vous offrir le mien. Le Courtisan. - Je me rappelle en effet d'avoir entendu parler ma soeur dans ce sens-là . Mais en vérité, Madame, j'aurais bien honte de suivre vos lois là -dessus quand elles ont été faites, vous n'y étiez pas; si on vous avait vue, on les aurait changées. Blaise. - Tarare! on en aurait vu mille comme elle, que ça n'aurait rian fait. Guarissez de cette autre infirmité-là . Floris. - Je vous conjure, par toute la tendresse que je sens pour vous, de ne me plus tenir ce langage-là . Blaise. - Ça nous ravale trop je sommes ici la force, et velà la faiblesse. Floris. - Souvenez-vous que vous êtes un homme, et qu'il n'y aurait rien de si indécent qu'un abandon si subit à vos mouvements. Votre coeur ne doit point se donner; c'est bien assez qu'il se laisse surprendre. Je vous instruis contre moi; je vous apprends à me résister, mais en même temps à mériter ma tendresse et mon estime. Ménagez-moi donc l'honneur de vous vaincre; que votre amour soit le prix du mien, et non pas un pur don de votre faiblesse n'avilissez point votre coeur par l'impatience qu'il aurait de se rendre; et pour vous achever l'idée de ce que vous devez être, n'oubliez pas qu'en nous aimant tous deux, vous devenez, s'il est possible, encore plus comptable de ma vertu que je ne la suis moi-même. Blaise. - Pargué! vélà des lois qui connaissont bian la femme, car ils ne s'y fiont guère. Le Courtisan. - Il faut donc se rendre à ce qui vous plaÃt, Madame? Floris. - Oui, si vous voulez que je vous aime. Le Courtisan, avec transport. - Si je le veux, Madame? mon bonheur... Floris. - Arrêtez, de grâce, je sens que je vous mépriserais. Blaise. - Tout bellement; tenez voute amour à deux mains vous allez comme une brouette. Floris. - Vous me forcerez à vous quitter. Le Courtisan. - J'en serais bien fâché. Blaise. - Que ne dites-vous que vous en serez bien aise? Le Courtisan. - Je ne saurais parler comme cela. Floris. - Vous ne sauriez donc vous vaincre? Adieu, je vous quitte; mon penchant ne serait plus raisonnable. Blaise. - Ne vélà -t-il pas encore une taille qui va dégringoler? Le Courtisan, à Floris qui s'en va. - Madame, écoutez-moi quoique vous vous en alliez, vous voyez bien que je ne vous arrête point; et assurément vous devez, ce me semble, être contente de mon indifférence. Quand même vous vous en iriez tout à fait, j'aurais le courage de ne vous point rappeler. Floris. - Cette indifférence-là ne me rebute point; mais je ne veux point la fatiguer à présent, et je me retire. Scène VI Le Courtisan, Blaise Le Courtisan, soupirant. - Ah! Blaise. - Ne bougez pas; consarvez voute dignité humaine; aussi bian, je vous tians par le pourpoint. Le Courtisan. - Mais, mon cher Blaise, elle est pourtant partie. Blaise. - Qu'alle soit; alle a d'aussi bonnes jambes pour revenir que pour s'en aller. Le Courtisan. - Si tu savais combien je l'aime! Blaise. - Ah! je vous parmets de me conter ça à moi, et il n'y a pas de mal à l'aimer en cachette; ça est honnête; et mêmement ils disont ici que pus en aime sans le dire, et pus ça est biau; car en souffre biaucoup, et c'est cette souffrance-là qui est daigne de nous, disont-ils. Cheux nous les femmes de bian ne font pas autre chose. N'avons-je pas une maÃtresse itou, moi? une jolie fille, qui me poursuit avec des civilités et de petits mots qui sont si friands? Mais, morgué, je me tians coi. Je vous la rabroue, faut voir! Alle n'aura la consolation de me gagner que tantôt. Morgué! tenez, je l'aparçois qui viant à moi. Je vas tout à cette heure vous enseigner un bon exemple. Je sis pourtant affollé d'elle. Stapendant, regardez-moi mener ça. Voyez la suffisance de mon comportement. Boutez-vous là , sans mot dire. Scène VII Le Courtisan, Blaise, Fontignac, L'Insulaire Fontignac, au Courtisan. - Permettez, Monsieur, qué jé parle à Blaise, et lui présente une réquête dont voici lé sujet. En montrant l'insulaire. Blaise. - Ah! ah! Monsieur de Fontignac, ou êtes un fin marle, vous voulez me prendre sans vart. Eh bian! le sujet de voute requête, à quoi prétend-il! Fontignac. - D'abord à votre coeur, ensuite à votre main. L'Insulaire. - Voilà ce que c'est. Blaise. - C'est coucher bien gros tout d'une fois. Voilà bian des affaires. Traite-t-on du coeur d'un homme comme de ceti-là d'une femme? faut bian d'autres çarimonies. Fontignac. - Jé mé suis pourtant fait fort dé votré consentement. L'Insulaire. - J'ai compté sur l'amitié que vous avez pour Fontignac. Blaise. - Oui; mais voute compte n'est pas le mian j'avons une autre arusmétique. Fontignac. - Né vous en défendez point. Il est temps qué votre modestie cède la victoire. Jé sais qu'ellé vous plaÃt, cetté tendre et charmante fille. Blaise. - Eh! mais, en vérité, taisez-vous donc, vous n'y songez pas. Il me viant des rougeurs que je ne sais où les mettre. L'Insulaire. - Mon dessein n'est pas de vous faire de la peine et s'il est vrai que vous ne puissiez avoir du retour... Blaise. - Je ne dis pas ça. Fontignac. - Achévons donc. Qué tant dé mérite vous touche! Blaise, au Courtisan. - En avez-vous assez vu? Ca commence à me rendre las. Je vais signer la requête. Le Courtisan. - Finis. Fontignac. - L'ami Blaise, j'entends qué Monsieur vous encourage. Blaise, à l'Insulaire. - Morgué! il n'y a donc pus de répit; ou êtes bian pressée, ma mie? L'Insulaire. - N'est-ce pas assez disputer? Blaise. - Eh bian! ce coeur, pisque vous le voulez tant, ou avez bian fait de le prendré, car, jarnicoton! je ne vous l'aurais pas baillé. L'Insulaire. - Me voilà contente. Blaise, voyant Floris. - Tant mieux. Mais ne causons pus; velà une autre amoureuse qui viant. Au Courtisan. Préparez-li une bonne moue, et regardéz-moi-la par-dessus les épaules. Scène VIII Le Courtisan, Blaise, Fontignac, L'Insulaire, Floris Floris. - Je reviens. Je n'étais sortie que pour vous éprouver, et vous n'avez que trop bien soutenu cette épreuve. Votre indifférence même commence à m'alarmer. Le Courtisan la regarde sans rien dire. Blaise, à Floris. - Vous n'êtes pas encore si malade. Floris. - Faites-moi la grâce de me répondre. Le Courtisan. - J'aurais peur de finir vos alarmes, que je ne hais point. Blaise. - Ca est bon; ça tire honnêtement à sa fin. Floris. - Mes alarmes que vous ne haïssez point? Expliquez-vous plus clairement. Le Courtisan la regarde sans répondre. Blaise. - Morgué! velà des yeux bian clairs! Floris. - Ils me disent que vous m'aimez. Blaise. - C'est qu'ils disent ce qu'ils savent. Fontignac. - Cé sont des échos. Floris. - Les en avouez-vous? Le Courtisan. - Vous le voyez bien. Blaise. - Ca est donc bâclé? Floris. - Oui, cela est fait en voilà assez; et je me charge du reste auprès de mon père. Fontignac. - Vous n'irez pas lé chercher, car il entre. Scène IX Le Gouverneur, Parmenès, Floris, L'Insulaire, Le Courtisan, La Comtesse, Fontignac, Spinette, Le Paysan La Comtesse. - Oui, Seigneur, mettez le comble à vos bienfaits je vous ai mille obligations; joignez-y encore la grâce de m'accorder votre fils. Le Gouverneur. - Vous lui faites honneur, et je suis charmé que vous l'aimiez. La Comtesse. - Tendrement. Blaise. - En rirait bian dans noute pays de voir ça. Le Gouverneur. - Mais c'est pourtant à vous à décider, mon fils; aimez-vous Madame? Parmenès, honteusement. - Oui, mon père. Floris. - J'ai besoin de la même grâce, mon père, et je vous demande Alvarès. Le Gouverneur. - Je consens à tout. En montrant Spinette. Et cette jolie fille? Blaise. - Je vas faire son compte. A Fontignac. Vous m'avez tantôt présenté une requête, Fontignac; je vous la rends toute brandie pour noute amie Spinette. Que dites-vous à ça? Fontignac. - Jé rougis sous lé chapeau. Blaise. - Ça veut dire tope. Où est donc le notaire pour tous ces mariages, et pour écrire le contrat? Le Gouverneur. - Nous n'en avons point d'autre ici que la présence de ceux devant qui on se marie. Quand on a de la raison, toutes les conventions sont faites. Puissent les dieux vous combler de leurs faveurs! Quelqu'uns de vos camarades languissent encore dans leur malheur; je vous exhorte à ne rien oublier pour les en tirer. L'usage le plus digne qu'on puisse faire de son bonheur, c'est de s'en servir à l'avantage des autres. Que des fêtes à présent annoncent la joie que nous avons de vous voir devenus raisonnables. Divertissement M. Legrand chante. Livrez-vous, jeunes coeurs, au dieu de la tendresse; Vous pouvez, sans faiblesse, Former d'amoureux sentiments. La Raison, dont les lois sont prudentes et sages, Ne vous défend pas d'être amants, Mais d'être amants volages. I. Menuet dansé par Mlles Jouvenot, La Motte et Labatte. Mlle Legrand chante. Quel plaisir de voir l'Amour, Dans cet heureux séjour, A la Raison faire sa cour! Que ses armes Ont pour nous de charmes! Tous nos désirs, Tous nos soupirs Sont des plaisirs. II. Menuet dansé par Mlles Jouvenot, La Motte et Legrand. Mlle Labatte chante. Jamais aucun regret ne vient troubler nos coeurs, Dans cette Ãle charmante, D'une flamme innocente Nous y ressentons les ardeurs, Et la Raison gouverne les faveurs Que l'Amour nous présente. Vaudeville I. Couplet par M. Dufresne. Toi qui fais l'important, Ta superbe apparence, Tes grands airs, ta dépense, Séduisent un peuple ignorant; Tu lui parais un colosse, un géant. Ici, ta grandeur cesse; On voit ta petitesse, Ton néant, ta bassesse; Tu n'es enfin, chez la Raison, Qu'un petit garçon, Qu'un embryon, Qu'un myrmidon. II. Couplet par M. Du Mirail. Philosophe arrogant, Qui te moques sans cesse De l'humaine faiblesse, Tu t'applaudis d'en être exempt Dans l'univers tu te crois un géant. Par la moindre disgrâce, Ton courage se passe, Ta fermeté se lasse. Tu n'es plus, avec ta raison, Qu'un petit garçon, Qu'un embryon, Qu'un myrmidon. III. Couplet par Mlle Jouvenot. Mortel indifférent, Qui sans cesse déclames Contre les douces flammes Que fait sentir le tendre enfant, Auprès de lui tu te crois un géant. Qu'un bel oeil se présente, Sa douceur séduisante Rend ta force impuissante. Tu n'es plus, contre Cupidon, Qu'un petit garçon, Qu'un embryon, Qu'un myrmidon. IV. Couplet par Mlle Legrand. Qu'un nain soit opulent, Malgré son air grotesque Et sa taille burlesque, Grâce à Plutus, il paraÃt grand L'or et l'argent de lui font un géant, Mais sans leur assistance, La plus belle prestance Perd son crédit en France; Et l'on n'est, quand Plutus dit non, Qu'un petit garçon, Qu'un embryon, Qu'un myrmidon. V. Couplet par Mlle Quinault. Que tu semblais ardent, Mari, quand tu pris femme! De l'excès de ta flamme Tu lui parlais à chaque instant Avant l'hymen, tu te croyais géant. Six mois de mariage De ce hardi langage T'ont fait perdre l'usage. Tu n'es plus, pauvre fanfaron, Qu'un petit garçon, Qu'un embryon, Qu'un myrmidon. VI. Couplet par M. Quinault. Il n'y a pas longtemps Que j'avais la barlue. Ma foi, j'étais bian grue! Chez vous, Messieurs les courtisans, Je croyais voir les plus grands des géants. Aujourd'hui la leunette Que la raison me prête Rend ma visière nette. Je vois dans toutes vos façons, Des petits garçons, Des embryons, Des myrmidons. VII. Couplet par Mlle Quinault, au parterre. Partisans du bon sens, Vous, dont l'heureux génie Fut formé par Thalie, Nous en croirons vos jugements. Chez vous, des nains ne sont point des géants. Si notre comédie Par vous est applaudie, Nous craindrons peu l'envie, Vous contraindrez, par vos leçons, Les petits garçons, Les embryons, Les myrmidons. La Seconde surprise de l'amour Adresse Comédie en trois actes, en prose Représentée pour la première fois par les comédiens français le 31 décembre 1727 A son Altesse sérénissime Madame la Duchesse du Maine Madame, Je ne m'attendais pas que mes ouvrages dussent jamais me procurer l'honneur infini d'en dédier un à Votre Altesse Sérénissime. Rien de tout ce que j'étais capable de faire ne m'aurait paru digne de cette fortune-là . Quelle proportion, aurais-je dit, de mes faibles talents et de ceux qu'il faudrait pour amuser la délicatesse d'esprit de cette Princesse! Je pense encore de même; et cependant, aujourd'hui, vous me permettez de vous faire un hommage de la Surprise de l'amour. On a même vu Votre Altesse Sérénissime s'y plaire, et en applaudir les représentations. Je ne saurais me refuser de le dire aux lecteurs, et je puis effectivement en tirer vanité; mais elle doit être modeste, et voici pourquoi les esprits aussi supérieurs que le vôtre, Madame, n'exigent pas dans un ouvrage toute l'excellence qu'ils y pourraient souhaiter; puis indulgents que les demi-esprits, ce n'est pas au poids de tout leur goût qu'ils le pèsent pour l'estimer. Ils composent, pour ainsi dire, avec un auteur; ils observent avec finesse ce qu'il est capable de faire, eu égard à ses forces; et s'il le fait, ils sont contents, parce qu'il a été aussi loin qu'il pouvait aller; et voilà positivement le cas où se trouve la Surprise de l'amour. Madame, Votre Altesse Sérénissime a jugé qu'elle avait à peu près le degré de bonté que je pouvais lui donner, et cela vous a suffi pour l'approuver, car autrement comment m'auriez-vous fait grâce? Ne sait-on pas dans le monde toute l'étendue de vos lumières? Combien d'habiles auteurs ne doivent-ils pas la beauté de leurs ouvrages à la sûreté de votre critique! La finesse de votre goût n'a pas moins servi les lettres que votre protection a encouragé ceux qui les ont cultivées; et ce que je dis là , Madame, ce n'est ni l'auguste naissance de Votre Altesse Sérénissime, ni le rang qu'Elle tient qui me le dicte, c'est le public qui me l'apprend, et le public ne surfait point. Pour moi, il ne me reste là -dessus qu'une réflexion à faire; c'est qu'il est bien doux, quand on dédie un livre à une Princesse, et qu'on aime la vérité, de trouver en Elle autant de qualités réelles que la flatterie oserait en feindre. Je suis, avec un très profond respect, Madame, de Votre Altesse Sérénissime, le très humble et très obéissant serviteur, DE MARIVAUX. Acteurs La Marquise, veuve. Le Chevalier. Le Comte. Lisette, suivante de la Marquise. Lubin, valet du Chevalier. Monsieur Hortensius, pédant. Acte premier Scène première La Marquise, Lisette La Marquise entre tristement sur la scène; Lisette la suit sans qu'elle le sache. La Marquise, s'arrêtant et soupirant. - Ah! Lisette, derrière elle. - Ah! La Marquise. - Qu'est-ce que j'entends là ? Ah! c'est vous? Lisette. - Oui, Madame. La Marquise. - De quoi soupirez-vous? Lisette. - Moi? de rien vous soupirez, je prends cela pour une parole, et je vous réponds de même. La Marquise. - Fort bien; mais qui est-ce qui vous a dit de me suivre? Lisette. - Qui me l'a dit, Madame? Vous m'appelez, je viens; vous marchez, je vous suis j'attends le reste. La Marquise. - Je vous ai appelée, moi? Lisette. - Oui, Madame. La Marquise. - Allez, vous rêvez; retournez-vous-en, je n'ai pas besoin de vous. Lisette. - Retournez-vous-en! les personnes affligées ne doivent point rester seules, Madame. La Marquise. - Ce sont mes affaires; laissez-moi. Lisette. - Cela ne fait qu'augmenter leur tristesse. La Marquise. - Ma tristesse me plaÃt. Lisette. - Et c'est à ceux qui vous aiment à vous secourir dans cet état-là ; je ne veux pas vous laisser mourir de chagrin. La Marquise. - Ah! voyons donc où cela ira. Lisette. - Pardi! il faut bien se servir de sa raison dans la vie, et ne pas quereller les gens qui sont attachés à nous. La Marquise. - Il est vrai que votre zèle est fort bien entendu; pour m'empêcher d'être triste, il me met en colère. Lisette. - Eh bien, cela distrait toujours un peu il vaut mieux quereller que soupirer. La Marquise. - Eh! laissez-moi, je dois soupirer toute ma vie. Lisette. - Vous devez, dites-vous? Oh! vous ne payerez jamais cette dette-là ; vous êtes trop jeune, elle ne saurait être sérieuse. La Marquise. - Eh! ce que je dis là n'est que trop vrai il n'y a plus de consolation pour moi, il n'y en a plus; après deux ans de l'amour le plus tendre, épouser ce que l'on aime; ce qu'il y avait de plus aimable au monde, l'épouser, et le perdre un mois après! Lisette. - Un mois! c'est toujours autant de pris. Je connais une dame qui n'a gardé son mari que deux jours; c'est cela qui est piquant. La Marquise. - J'ai tout perdu, vous dis-je. Lisette. - Tout perdu! Vous me faites trembler est-ce que tous les hommes sont morts? La Marquise. - Eh! que m'importe qu'il reste des hommes? Lisette. - Ah! Madame, que dites-vous là ? Que le ciel les conserve! ne méprisons jamais nos ressources. La Marquise. - Mes ressources! A moi, qui ne veux plus m'occuper que de ma douleur! moi, qui ne vis presque plus que par un effort de raison! Lisette. - Comment donc par un effort de raison? Voilà une pensée qui n'est pas de ce monde; mais vous êtes bien fraÃche pour une personne qui se fatigue tant. La Marquise. - Je vous prie, Lisette, point de plaisanterie; vous me divertissez quelquefois, mais je ne suis pas à présent en situation de vous écouter. Lisette. - Ah çà , Madame, sérieusement, je vous trouve le meilleur visage du monde; voyez ce que c'est quand vous aimiez la vie, peut-être que vous n'étiez pas si belle; la peine de vivre vous donne un air plus vif et plus mutin dans les yeux, et je vous conseille de batailler toujours contre la vie; cela vous réussit on ne peut pas mieux. La Marquise. - Que vous êtes folle! je n'ai pas fermé l'oeil de la nuit. Lisette. - N'auriez-vous pas dormi en rêvant que vous ne dormiez point? car vous avez le teint bien reposé; mais vous êtes un peu trop négligée, et je suis d'avis de vous arranger un peu la tête. La Brie, qu'on apporte ici la toilette de Madame. La Marquise. - Qu'est-ce que tu vas faire? Je n'en veux point. Lisette. - Vous n'en voulez point! vous refusez le miroir, un miroir, Madame! Savez-vous bien que vous me faites peur? Cela serait sérieux, pour le coup, et nous allons voir cela il ne sera pas dit que vous serez charmante impunément; il faut que vous le voyiez, et que cela vous console, et qu'il vous plaise de vivre. On apporte la toilette. Elle prend un siège. Allons, Madame, mettez-vous là , que je vous ajuste tenez, le savant que vous avez pris chez vous ne vous lira point de livre si consolant que ce que vous allez voir. La Marquise. - Oh! tu m'ennuies qu'ai-je besoin d'être mieux que je ne suis? Je ne veux voir personne. Lisette. - De grâce, un petit coup d'oeil sur la glace, un seul petit coup d'oeil; quand vous ne le donneriez que de côté, tâtez-en seulement. La Marquise. - Si tu voulais bien me laisser en repos. Lisette. - Quoi! votre amour-propre ne dit plus mot, et vous n'êtes pas à l'extrémité! cela n'est pas naturel, et vous trichez. Faut-il vous parler franchement? je vous disais que vous étiez plus belle qu'à l'ordinaire; mais la vérité est que vous êtes très changée, et je voulais vous attendrir un peu pour un visage que vous abandonnez bien durement. La Marquise. - Il est vrai que je suis dans un terrible état. Lisette. - Il n'y a donc qu'à emporter la toilette? La Brie, remettez cela où vous l'avez pris. La Marquise. - Je ne me pique plus ni d'agrément ni de beauté. Lisette. - Madame, la toilette s'en va, je vous en avertis. La Marquise. - Mais, Lisette, je suis donc bien épouvantable? Lisette. - Extrêmement changée. La Marquise. - Voyons donc, car il faut bien que je me débarrasse de toi. Lisette. - Ah! je respire, vous voilà sauvée allons, courage, Madame. On rapporte le miroir. La Marquise. - Donne le miroir; tu as raison, je suis bien abattue. Lisette, lui donnant le miroir. - Ne serait-ce pas un meurtre que de laisser dépérir ce teint-là , qui n'est que lys et que rose quand on en a soin? Rangez-moi ces cheveux qui sont épars, et qui vous cachent les yeux ah! les fripons, comme ils ont encore l'oeillade assassine; ils m'auraient déjà brûlé, si j'étais de leur compétence; ils ne demandent qu'à faire du mal. La Marquise, rendant le miroir. - Tu rêves; on ne peut pas les avoir plus battus. Lisette. - Oui, battus. Ce sont de bons hypocrites que l'ennemi vienne, il verra beau jeu. Mais voici, je pense, un domestique de Monsieur le Chevalier. C'est ce valet de campagne si naïf, qui vous a tant diverti il y a quelques jours. La Marquise. - Que me veut son maÃtre? je ne vois personne. Lisette. - Il faut bien l'écouter. Scène II Lubin, La Marquise, Lisette Lubin. - Madame, pardonnez l'embarras... Lisette. - Abrège, abrège, il t'appartient bien d'embarrasser Madame! Lubin. - Il vous appartient bien de m'interrompre, ma mie; est-ce qu'il ne m'est pas libre d'être honnête? La Marquise. - Finis, de quoi s'agit-il? Lubin. - Il s'agit, Madame, que Monsieur le Chevalier m'a dit... ce que votre femme de chambre m'a fait oublier. Lisette. - Quel original! Lubin. - Cela est vrai; mais quand la colère me prend, ordinairement la mémoire me quitte. La Marquise. - Retourne donc savoir ce que tu me veux. Lubin. - Oh! ce n'est pas la peine, Madame, et je m'en ressouviens à cette heure; c'est que nous arrivâmes hier tous deux à Paris, Monsieur le Chevalier et moi, et que nous en partons demain pour n'y revenir jamais, ce qui fait que Monsieur le Chevalier vous mande; que vous ayez à trouver bon qu'il ne vous voie point cette après-dÃnée, et qu'il ne vous assure point de ses respects, sinon ce matin, si cela ne vous déplaisait pas, pour vous dire adieu, à cause de l'incommodité de ses embarras. Lisette. - Tout ce galimatias-là signifie que Monsieur le Chevalier souhaiterait vous voir à présent. La Marquise. - Sais-tu ce qu'il a à me dire? Car je suis dans l'affliction. Lubin, d'un ton triste, et à la fin pleurant. - Il a à vous dire que vous ayez la bonté de l'entretenir un quart d'heure; pour ce qui est d'affliction, ne vous embarrassez pas, Madame, il ne nuira pas à la vôtre; au contraire, car il est encore plus triste que vous, et moi aussi; nous faisons compassion à tout le monde. Lisette. - Mais, en effet, je crois qu'il pleure. Lubin. - Oh! vous ne voyez rien, je pleure bien autrement quand je suis seul; mais je me retiens par honnêteté. Lisette. - Tais-toi. La Marquise. - Dis à ton maÃtre qu'il peut venir, et que je l'attends; et vous, Lisette, quand Monsieur Hortensius sera revenu, qu'il vienne sur-le-champ me montrer les livres qu'il a dû m'acheter. Elle soupire en s'en allant. Ah! Scène III Lisette, Lubin Lisette. - La voilà qui soupire, et c'est toi qui en es cause, butor que tu es; nous avons bien affaire de tes pleurs. Lubin. - Ceux qui n'en veulent pas n'ont qu'à les laisser; ils ont fait plaisir à Madame, et Monsieur le Chevalier l'accommodera bien autrement, car il soupire encore bien mieux que moi. Lisette. - Qu'il s'en garde bien dis-lui de cacher sa douleur, je ne t'arrête que pour cela; ma maÃtresse n'en a déjà que trop, et je veux tâcher de l'en guérir entends-tu? Lubin. - Pardi! tu cries assez haut. Lisette. - Tu es bien brusque. Et de quoi pleurez-vous donc tous deux, peut-on le savoir? Lubin. - Ma foi, de rien moi, je pleure parce que je le veux bien, car si je voulais, je serais gaillard. Lisette. - Le plaisant garçon! Lubin. - Oui, mon maÃtre soupire parce qu'il a perdu une maÃtresse; et comme je suis le meilleur coeur du monde, moi, je me suis mis à faire comme lui pour l'amuser; de sorte que je vais toujours pleurant sans être fâché, seulement par compliment. Lisette rit. - Ah, ah, ah, ah! Lubin, en riant. - Eh, eh, eh! tu en ris, j'en ris quelquefois de même, mais rarement, car cela me dérange; j'ai pourtant perdu aussi une maÃtresse, moi; mais comme je ne la verrai plus, je l'aime toujours sans en être plus triste. Il rit. Eh, eh, eh! Lisette. - Il me divertit. Adieu; fais ta commission, et ne manque pas d'avertir Monsieur le Chevalier de ce que je t'ai dit. Lubin, riant. - Adieu, adieu. Lisette. - Comment donc! tu me lorgnes, je pense? Lubin. - Oui-da, je te lorgne. Lisette. - Tu ne pourras plus te remettre à pleurer. Lubin. - Gageons que si... Veux-tu voir? Lisette. - Va-t'en; ton maÃtre t'attendra. Lubin. - Je ne l'en empêche pas. Lisette. - Je n'ai que faire d'un homme qui part demain retire-toi. Lubin. - A propos, tu as raison, et ce n'est pas la peine d'en dire davantage. Adieu donc, la fille. Lisette. - Bonjour, l'ami. Scène IV Lisette, seule. Lisette. - Ce bouffon-là est amusant. Mais voici Monsieur Hortensius aussi chargé de livres qu'une bibliothèque. Que cet homme-là m'ennuie avec sa doctrine ignorante! Quelle fantaisie a Madame, d'avoir pris ce personnage-là chez elle, pour la conduire dans ses lectures et amuser sa douleur! Que les femmes du monde ont de travers! Scène V Hortensius, Lisette Lisette. - Monsieur Hortensius, Madame m'a chargée de vous dire que vous alliez lui montrer les livres que vous avez achetés pour elle. Hortensius. - Je serai ponctuel à obéir, Mademoiselle Lisette; et Madame la Marquise ne pouvait charger de ses ordres personne qui me les rendÃt plus dignes de ma prompte obéissance. Lisette. - Ah! le joli tour de phrase! Comment! vous me saluez de la période la plus galante qui se puisse, et l'on sent bien qu'elle part d'un homme qui sait sa rhétorique. Hortensius. - La rhétorique que je sais là -dessus, Mademoiselle, ce sont vos beaux yeux qui me l'ont apprise. Lisette. - Mais ce que vous me dites là est merveilleux; je ne savais pas que mes beaux yeux enseignassent la rhétorique. Hortensius. - Ils ont mis mon coeur en état de soutenir thèse, Mademoiselle; et pour essai de ma science, je vais, si vous l'avez pour agréable, vous donner un petit argument en forme. Lisette. - Un argument à moi! Je ne sais ce que c'est; je ne veux point tâter de cela adieu. Hortensius. - Arrêtez, voyez mon petit syllogisme, je vous assure qu'il est concluant. Lisette. - Un syllogisme! Eh! que voulez-vous que je fasse de cela? Hortensius. - Ecoutez. On doit son coeur à ceux qui vous donnent le leur, je vous donne le mien ergo, vous me devez le vôtre. Lisette. - Est-ce là tout? Oh! je sais la rhétorique aussi, moi. Tenez on ne doit son coeur qu'à ceux qui le prennent; assurément vous ne prenez pas le mien ergo, vous ne l'aurez pas. Bonjour. Hortensius, l'arrêtant. - La raison répond... Lisette. - Oh! pour la raison, je ne m'en mêle point, les filles de mon âge n'ont point de commerce avec elle. Adieu, Monsieur Hortensius; que le ciel vous bénisse, vous, votre thèse et votre syllogisme. Hortensius. - J'avais pourtant fait de petits vers latins sur vos beautés. Lisette. - Eh mais, Monsieur Hortensius, mes beautés n'entendent que le français. Hortensius. - On peut vous les traduire. Lisette. - Achevez donc, car j'ai hâte. Hortensius. - Je crois les avoir serrés dans un livre. Lisette, pendant qu'il cherche, Lisette voit venir la Marquise et dit. - Voilà Madame, laissons-le chercher son papier. Elle sort. Hortensius continue en feuilletant. - Je vous y donne le nom d'Hélène, de la manière du monde la plus poétique, et j'ai pris la liberté de m'appeler le Pâris de l'aventure les voilà , cela est galant. Scène VI La Marquise, Hortensius La Marquise. - Que voulez-vous dire, avec cette aventure où vous vous appelez Pâris? à qui parliez-vous? Voyons ce papier. Hortensius. - Madame, c'est un trait de l'histoire des Grecs, dont Mademoiselle Lisette me demandait l'explication. La Marquise. - Elle est bien curieuse, et vous bien complaisant où sont les livres que vous m'avez achetés, Monsieur? Hortensius. - Je les tiens, Madame, tous bien conditionnés, et d'un prix fort raisonnable; souhaitez-vous les voir? La Marquise. - Montrez. Un laquais vient. Voici Monsieur le Chevalier, Madame. La Marquise. - Faites entrer. Et à Hortensius. Portez-les chez moi, nous les verrons tantôt. Scène VII La Marquise, Le Chevalier Le Chevalier. - Je vous demande pardon, Madame, d'une visite, sans doute, importune; surtout dans la situation où je sais que vous êtes. La Marquise. - Ah! votre visite ne m'est point importune, je la reçois avec plaisir; puis-je vous rendre quelque service? De quoi s'agit-il? Vous me paraissez bien triste. Le Chevalier. - Vous voyez, Madame, un homme au désespoir, et qui va se confiner dans le fond de sa province, pour y finir une vie qui lui est à charge. La Marquise. - Que me dites-vous là ! Vous m'inquiétez; que vous est-il donc arrivé? Le Chevalier. - Le plus grand de tous les malheurs, le plus sensible, le plus irréparable; j'ai perdu Angélique, et je la perds pour jamais. La Marquise. - Comment donc! Est-ce qu'elle est morte? Le Chevalier. - C'est la même chose pour moi. Vous savez où elle s'était retirée depuis huit mois pour se soustraire au mariage où son père voulait la contraindre; nous espérions tous deux que sa retraite fléchirait le père il a continué de la persécuter; et lasse; apparemment, de ses persécutions, accoutumée à notre absence, désespérant, sans doute, de me voir jamais à elle, elle a cédé, renoncé au monde, et s'est liée par des noeuds qu'elle ne peut plus rompre il y a deux mois que la chose est faite. Je la vis la veille, je lui parlai, je me désespérai, et ma désolation, mes prières, mon amour, tout m'a été inutile; j'ai été témoin de mon malheur; j'ai depuis toujours demeuré dans le lieu, il a fallu m'en arracher, je n'en arrivai qu'avant-hier. Je me meurs, je voudrais mourir, et je ne sais pas comment je vis encore. La Marquise. - En vérité, il semble dans le monde que les afflictions ne soient faites que pour les honnêtes gens. Le Chevalier. - Je devrais retenir ma douleur, Madame, vous n'êtes que trop affligée vous-même. La Marquise. - Non, Chevalier, ne vous gênez point; votre douleur fait votre éloge, je la regarde comme une vertu; j'aime à voir un coeur estimable car cela est si rare, hélas! Il n'y a plus de moeurs, plus de sentiment dans le monde; moi qui vous parle, on trouve étonnant que je pleure depuis six mois; vous passerez aussi pour un homme extraordinaire, il n'y aura que moi qui vous plaindrai véritablement, et vous êtes le seul qui rendra justice à mes pleurs; vous me ressemblez, vous êtes né sensible, je le vois bien. Le Chevalier. - Il est vrai, Madame, que mes chagrins ne m'empêchent pas d'être touché des vôtres. La Marquise. - J'en suis persuadée; mais venons au reste que me voulez-vous? Le Chevalier. - Je ne verrai plus Angélique; elle me l'a défendu, et je veux lui obéir. La Marquise. - Voilà comment pense un honnête homme, par exemple. Le Chevalier. - Voici une lettre que je ne saurais lui faire tenir, et qu'elle ne recevrait point de ma part; vous allez incessamment à votre campagne, qui est voisine du lieu où elle est, faites-moi, je vous supplie, le plaisir de la lui donner vous-même; la lire est la seule grâce que je lui demande; et si, à mon tour, Madame, je pouvais jamais vous obliger... La Marquise, l'interrompant. - Eh! qui est-ce qui en doute? Dès que vous êtes capable d'une vraie tendresse, vous êtes né généreux, cela s'en va sans dire; je sais à présent votre caractère comme le mien; les bons coeurs se ressemblent, Chevalier mais la lettre n'est point cachetée. Le Chevalier. - Je ne sais ce que je fais dans le trouble où je suis puisqu'elle ne l'est point, lisez-la, Madame, vous en jugerez mieux combien je suis à plaindre; nous causerons plus longtemps ensemble, et je sens que votre conversation me soulage. La Marquise. - Tenez, sans compliment, depuis six mois je n'ai eu de moment supportable que celui-ci; et la raison de cela, c'est qu'on aime à soupirer avec ceux qui vous entendent lisons la lettre. Elle lit. "J'avais dessein de vous revoir encore, Angélique; mais j'ai songé que je vous désobligerais, et je m'en abstiens après tout, qu'aurais-je été chercher? Je ne saurais le dire; tout ce que je sais, c'est que je vous ai perdue, que je voudrais vous parler pour redoubler la douleur de ma perte, pour m'en pénétrer jusqu'à mourir." Répétant les derniers mots, et s'interrompant. Pour m'en pénétrer jusqu'à mourir! Mais cela est étonnant ce que vous dites là , Chevalier, je l'ai pensé mot pour mot dans mon affliction; peut-on se rencontrer jusque-là ! En vérité, vous me donnez bien de l'estime pour vous! Achevons. Elle relit. "Mais c'est fait, et je ne vous écris que pour vous demander pardon de ce qui m'échappa contre vous à notre dernière entrevue; vous me quittiez pour jamais, Angélique, j'étais au désespoir; et dans ce moment-là , je vous aimais trop pour vous rendre justice; mes reproches vous coûtèrent des larmes, je ne voulais pas les voir, je voulais que vous fussiez coupable, et que vous crussiez l'être; et j'avoue que j'offenserais la vertu même. Adieu, Angélique, ma tendresse ne finira qu'avec ma vie, et je renonce à tout engagement; j'ai voulu que vous fussiez contente de mon coeur, afin que l'estime que vous aurez pour lui excuse la tendresse dont vous m'honorâtes." Après avoir lu, et rendant la lettre. Allez, Chevalier, avec cette façon de sentir là , vous n'êtes point à plaindre; quelle lettre! Autrefois le Marquis m'en écrivit une à peu près de même, je croyais qu'il n'y avait que lui au monde qui en fût capable; vous étiez son ami, et je ne m'en étonne pas. Le Chevalier. - Vous savez combien son amitié m'était chère. La Marquise. - Il ne la donnait qu'à ceux qui la méritaient Le Chevalier. - Que cette amitié-là me serait d'un grand secours, s'il vivait encore! La Marquise, pleurant. - Sur ce pied-là , nous l'avons donc perdu tous deux. Le Chevalier. - Je crois que je ne lui survivrai pas longtemps. La Marquise. - Non, Chevalier, vivez pour me donner la satisfaction de voir son ami le regretter avec moi; à la place de son amitié, je vous donne la mienne. Le Chevalier. - Je vous la demande de tout mon coeur, elle sera ma ressource; je prendrai la liberté de vous écrire, vous voudrez bien me répondre, et c'est une espérance consolante que j'emporte en partant. La Marquise. - En vérité, Chevalier, je souhaiterais que vous restassiez; il n'y a qu'avec vous que ma douleur se verrait libre. Le Chevalier. - Si je restais, je romprais avec tout le monde, et ne voudrais voir que vous. La Marquise. - Mais effectivement, faites-vous bien de partir? Consultez-vous il me semble qu'il vous sera plus doux d'être moins éloigné d'Angélique. Le Chevalier. - Il est vrai que je pourrais vous en parler quelquefois. La Marquise. - Oui, je vous plaindrais, du moins, et vous me plaindriez aussi, cela rend la douleur plus supportable. Le Chevalier. - En vérité, je crois que vous avez raison. La Marquise. - Nous sommes voisins. Le Chevalier. - Nous demeurons comme dans la même maison, puisque le même jardin nous est commun. La Marquise. - Nous sommes affligés, nous pensons de même. Le Chevalier. - L'amitié nous sera d'un grand secours. La Marquise. - Nous n'avons que cette ressource-là dans les afflictions, vous en conviendrez. Aimez-vous la lecture? Le Chevalier. - Beaucoup. La Marquise. - Cela vient encore fort bien; j'ai pris depuis quinze jours un homme à qui j'ai donné le soin de ma bibliothèque; je n'ai pas la vanité de devenir savante, mais je suis bien aise de m'occuper il me lit tous les jours quelque chose, nos lectures sont sérieuses, raisonnables; il y met un ordre qui m'instruit en m'amusant voulez-vous être de la partie? Le Chevalier. - Voilà qui est fini, Madame; vous me déterminez; c'est un bonheur pour moi que de vous avoir vue; je me sens déjà plus tranquille. Allons, je ne partirai point; j'ai des livres aussi en assez grande quantité, celui qui a soin des vôtres les mettra tout ensemble, et je vais appeler mon valet pour changer les ordres que je lui ai donnés. Que je vous ai d'obligation! peut-être que vous me sauvez la raison, mon désespoir se calme, vous avez dans l'esprit une douceur qui m'était nécessaire, et qui me gagne vous avez renoncé à l'amour et moi aussi; et votre amitié me tiendra lieu de tout, si vous êtes sensible à la mienne. La Marquise. - Sérieusement, je m'y crois presque obligée, pour vous dédommager de celle du Marquis allez, Chevalier, faites vite vos affaires; je vais, de mon côté, donner quelque ordre aussi; nous nous reverrons tantôt. Et à part. En vérité, ce garçon-là a un fond de probité qui me charme. Scène VIII Le Chevalier, Lubin Le Chevalier, seul, un moment. - Voilà vraiment de ces esprits propres à consoler une personne affligée; que cette femme-là a de mérite! je ne la connaissais pas encore quelle solidité d'esprit! quelle bonté de coeur! C'est un caractère à peu près comme celui d'Angélique, et ce sont des trésors que ces caractères-là ; oui, je la préfère à tous les amis du monde. Il appelle Lubin. Lubin! il me semble que je le vois dans le jardin. Scène IX Lubin, Le Chevalier Lubin répond derrière le théâtre. - Monsieur!... Et puis il arrive très triste. Que vous plaÃt-il, Monsieur? Le Chevalier. - Qu'as-tu donc, avec cet air triste? Lubin. - Hélas! Monsieur, quand je suis à rien faire, je m'attriste à cause de votre maÃtresse, et un peu à cause de la mienne; je suis fâché de ce que nous partons; si nous restions, je serais fâché de même. Le Chevalier. - Nous ne partons point, ainsi ne fais rien de ce que je t'avais ordonné pour notre départ. Lubin. - Nous ne partons point! Le Chevalier. - Non, j'ai changé d'avis. Lubin. - Mais, Monsieur, j'ai fait mon paquet. Le Chevalier. - Eh bien! tu n'as qu'à le défaire. Lubin. - J'ai dit adieu à tout le monde, je ne pourrai donc plus voir personne? Le Chevalier. - Eh! tais-toi; rends-moi mes lettres. Lubin. - Ce n'est pas la peine, je les porterai tantôt. Le Chevalier. - Cela n'est plus nécessaire, puisque je reste ici. Lubin. - Je n'y comprends rien; c'est donc encore autant de perdu que ces lettres-là ? Mais, Monsieur, qui est-ce qui vous empêche de partir, est-ce Madame la Marquise? Le Chevalier. - Oui. Lubin. - Et nous ne changeons point de maison? Le Chevalier. - Et pourquoi en changer? Lubin. - Ah! me voilà perdu. Le Chevalier. - Comment donc? Lubin. - Vos maisons se communiquent; de l'une on entre dans l'autre; je n'ai plus ma maÃtresse; Madame la Marquise a une femme de chambre toute agréable; de chez vous j'irai chez elle; crac, me voilà infidèle tout de plain-pied, et cela m'afflige; pauvre Marton! faudra-t-il que je t'oublie? Le Chevalier. - Tu serais un bien mauvais coeur. Lubin. - Ah! pour cela, oui, cela sera bien vilain, mais cela ne manquera pas d'arriver car j'y sens déjà du plaisir, et cela me met au désespoir; encore si vous aviez la bonté de montrer l'exemple tenez, la voilà qui vient, Lisette. Scène X Lisette, Le Comte, Le Chevalier, Lubin Le Comte. - J'allais chez vous, Chevalier, et j'ai su de Lisette que vous étiez ici; elle m'a dit votre affliction, et je vous assure que j'y prends beaucoup de part; il faut tâcher de se dissiper. Le Chevalier. - Cela n'est pas aisé, Monsieur le Comte. Lubin, faisant un sanglot. - Eh! Le Chevalier. - Tais-toi. Le Comte. - Que lui est-il donc arrivé à ce pauvre garçon? Le Chevalier. - Il a, dit-il, du chagrin de ce que je ne pars point, comme je l'avais résolu. Lubin, riant. - Et pourtant je suis bien aise de rester, à cause de Lisette. Lisette. - Cela est galant mais, Monsieur le Chevalier, venons à ce qui nous amène, Monsieur le Comte et moi. J'étais sous le berceau pendant votre conversation avec Madame la Marquise, et j'en ai entendu une partie sans le vouloir; votre voyage est rompu, ma maÃtresse vous a conseillé de rester, vous êtes tous deux dans la tristesse, et la conformité de vos sentiments fera que vous vous verrez souvent. Je suis attachée à ma maÃtresse, plus que je ne saurais vous le dire, et je suis désolée de voir qu'elle ne veut pas se consoler, qu'elle soupire et pleure toujours; à la fin elle n'y résistera pas n'entretenez point sa douleur, tâchez même de la tirer de sa mélancolie; voilà Monsieur le Comte qui l'aime, vous le connaissez, il est de vos amis, Madame la Marquise n'a point de répugnance à le voir; ce serait un mariage qui conviendrait, je tâche de le faire réussir; aidez-nous de votre côté, Monsieur le Chevalier, rendez ce service à votre ami, servez ma maÃtresse elle-même. Le Chevalier. - Mais, Lisette, ne me dites-vous pas que Madame la Marquise voit le Comte sans répugnance? Le Comte. - Mais, sans répugnance, cela veut dire qu'elle me souffre; voilà tout. Lisette. - Et qu'elle reçoit vos visites. Le Chevalier. - Fort bien; mais s'aperçoit-elle que vous l'aimez? Le Comte. - Je crois que oui. Lisette. - De temps en temps, de mon côté, je glisse de petits mots, afin qu'elle y prenne garde. Le Chevalier. - Mais, vraiment, ces petits mots-là doivent faire un grand effet, et vous êtes entre de bonnes mains, Monsieur le Comte. Et que vous dit la Marquise? Vous répond-elle d'une façon qui promette quelque chose? Le Comte. - Jusqu'ici, elle me traite avec beaucoup de douceur. Le Chevalier. - Avec douceur! Sérieusement? Le Comte. - Il me le paraÃt. Le Chevalier, brusquement. - Mais sur ce pied-là , vous n'avez donc pas besoin de moi? Le Comte. - C'est conclure d'une manière qui m'étonne. Le Chevalier. - Point du tout, je dis fort bien; on voit votre amour, on le souffre, on y fait accueil, apparemment qu'on s'y plaÃt, et je gâterais peut-être tout si je m'en mêlais cela va tout seul. Lisette. - Je vous avoue que voilà un raisonnement auquel je n'entends rien. Le Comte. - J'en suis aussi surpris que vous. Le Chevalier. - Ma foi, Monsieur le Comte, je faisais tout pour le mieux; mais puisque vous le voulez, je parlerai, il en arrivera ce qu'il pourra vous le voulez, malgré mes bonnes raisons; je suis votre serviteur et votre ami. Le Comte. - Non, Monsieur, je vous suis bien obligé, et vous aurez la bonté de ne rien dire; j'irai mon chemin. Adieu, Lisette, ne m'oubliez pas; puisque Madame la Marquise a des affaires, je reviendrai une autre fois. Scène XI Le Chevalier, Lisette, Lubin Le Chevalier. - Faites entendre raison aux gens, voilà ce qui en arrive; assurément, cela est original, il me quitte aussi froidement que s'il quittait un rival. Lubin. - Eh bien, tout coup vaille, il ne faut jurer de rien dans la vie, cela dépend des fantaisies; fournissez-vous toujours, et vive les provisions! n'est-ce pas, Lisette? Lisette. - Oserais-je, Monsieur le Chevalier, vous parler à coeur ouvert? Le Chevalier. - Parlez. Lisette. - Mademoiselle Angélique est perdue pour vous. Le Chevalier. - Je ne le sais que trop. Lisette. - Madame la Marquise est riche, jeune et belle. Lubin. - Cela est friand. Le Chevalier. - Après? Lisette. - Eh bien, Monsieur le Chevalier, tantôt vous l'avez vue soupirer de ses afflictions, n'auriez-vous pas trouvé qu'elle a bonne grâce à soupirer? je crois que vous m'entendez? Lubin. - Courage, Monsieur. Le Chevalier. - Expliquez-vous; qu'est-ce que cela signifie? que j'ai de l'inclination pour elle? Lisette. - Pourquoi non? je le voudrais de tout mon coeur; dans l'état où je vois ma maÃtresse, que m'importe par qui elle en sorte, pourvu qu'elle épouse un honnête homme? Lubin. - C'est ma foi bien dit, il faut être honnête homme pour l'épouser, il n'y a que les malhonnêtes gens qui ne l'épouseront point. Le Chevalier, froidement. - Finissons, je vous prie, Lisette. Lisette. - Eh bien, Monsieur, sur ce pied-là , que n'allez-vous vous ensevelir dans quelque solitude où l'on ne vous voie point? Si vous saviez combien aujourd'hui votre physionomie est bonne à porter dans un désert, vous aurez le plaisir de n'y trouver rien de si triste qu'elle. Tenez, Monsieur, l'ennui, la langueur, la désolation, le désespoir, avec un air sauvage brochant sur le tout, voilà le noir tableau que représente actuellement votre visage; et je soutiens que la vue en peut rendre malade, et qu'il y a conscience à la promener par le monde. Ce n'est pas là tout quand vous parlez aux gens, c'est du ton d'un homme qui va rendre les derniers soupirs; ce sont des paroles qui traÃnent, qui vous engourdissent, qui ont un poison froid qui glace l'âme, et dont je sens que la mienne est gelée; je n'en peux plus, et cela doit vous faire compassion. Je ne vous blâme pas; vous avez perdu votre maÃtresse, vous vous êtes voué aux langueurs, vous avez fait voeu d'en mourir; c'est fort bien fait, cela édifiera le monde on parlera de vous dans l'histoire, vous serez excellent à être cité, mais vous ne valez rien à être vu; ayez donc la bonté de nous édifier de plus loin. Le Chevalier. - Lisette, je pardonne au zèle que vous avez pour votre maÃtresse; mais votre discours ne me plaÃt point. Lubin. - Il est incivil. Le Chevalier. - Mon voyage est rompu; on ne change pas à tout moment de résolution, et je ne partirai point; à l'égard de Monsieur le Comte, je parlerai en sa faveur à votre maÃtresse; et s'il est vrai, comme je le préjuge, qu'elle ait du penchant pour lui, ne vous inquiétez de rien, mes visites ne seront pas fréquentes, et ma tristesse ne gâtera rien ici. Lisette. - N'avez-vous que cela à me dire, Monsieur? Le Chevalier. - Que pourrais-je vous dire davantage? Lisette. - Adieu, Monsieur; je suis votre servante. Scène XII Lubin, Le Chevalier Le Chevalier, quelque temps sérieux. - Tout ce que j'entends là me rend la perte d'Angélique encore plus sensible. Lubin. - Ma foi, Angélique me coupe la gorge. Le Chevalier, comme en se promenant. - Je m'attendais à trouver quelque consolation dans la Marquise, sa généreuse résolution de ne plus aimer me la rendait respectable; et la voilà qui va se remarier; à la bonne heure je la distinguais, et ce n'est qu'une femme comme une autre. Lubin. - Mettez-vous à la place d'une veuve qui s'ennuie. Le Chevalier. - Ah! chère Angélique, s'il y a quelque chose au monde qui puisse me consoler, c'est de sentir combien vous êtes au-dessus de votre sexe, c'est de voir combien vous méritez mon amour. Lubin. - Ah! Marton, Marton! je t'oubliais d'un grand courage; mais mon maÃtre ne veut pas que j'achève; je m'en vais donc me remettre à te regretter comme auparavant, et que le ciel m'assiste!... Le Chevalier, se promenant. - Je me sens plus que jamais accablé de ma douleur. Lubin. - Lisette m'avait un peu ragaillardi. Le Chevalier. - Je vais m'enfermer chez moi; je ne verrai que tantôt la Marquise, je n'ai plus que faire ici si elle se marie suis-je en état de voir des fêtes? En vérité, la Marquise y songe-t-elle? Et qu'est devenue la mémoire de son mari? Lubin. - Ah! Monsieur, qu'est-ce que vous voulez qu'elle fasse d'une mémoire? Le Chevalier. - Quoi qu'il en soit, je lui ai dit que je ferais apporter mes livres, et l'honnêteté veut que je tienne parole. Va me chercher celui qui a soin des siens ne serait-ce pas lui qui entre? Scène XIII Hortensius, Lubin, Le Chevalier Hortensius. - Je n'ai pas l'honneur d'être connu de vous, Monsieur; je m'appelle Hortensius. Madame la Marquise, dont j'ai l'avantage de diriger les lectures, et à qui j'enseigne tour à tour les belles-lettres, la morale et la philosophie, sans préjudice des autres sciences que je pourrais lui enseigner encore, m'a fait entendre, Monsieur, le désir que vous avez de me montrer vos livres, lesquels témoigneront, sans doute, l'excellence et sûreté de votre bon goût; partant, Monsieur, que vous plaÃt-il qu'il en soit? Le Chevalier. - Lubin va vous mener à ma bibliothèque, Monsieur, et vous pouvez en faire apporter les livres ici. Hortensius. - Soit fait comme vous le commandez. Scène XIV Lubin, Hortensius Hortensius. - Eh bien, mon garçon, je vous attends. Lubin. - Un petit moment d'audience, Monsieur le docteur Hortus. Hortensius. - Hortensius, Hortensius; ne défigurez point mon nom. Lubin. - Qu'il reste comme il est, je n'ai pas envie de lui gâter la taille. Hortensius, à part. - Je le crois; mais que voulez-vous? il faut gagner la bienveillance de tout le monde. Lubin. - Vous apprenez la morale et la philosophie à la Marquise? Hortensius. - Oui. Lubin. - A quoi cela sert-il, ces choses-là ?... Hortensius. - A purger l'âme de toutes ses passions. Lubin. - Tant mieux; faites-moi prendre un doigt de cette médecine-là , contre ma mélancolie. Hortensius. - Est-ce que vous avez du chagrin? Lubin. - Tant, que j'en mourrais, sans le bon appétit qui me sauve. Hortensius. - Vous avez là un puissant antidote je vous dirai pourtant, mon ami, que le chagrin est toujours inutile, parce qu'il ne remédie à rien, et que la raison doit être notre règle dans tous les états. Lubin. - Ne parlons point de raison, je la sais par coeur, celle-là ; purgez-moi plutôt avec de la morale. Hortensius. - Je vous en dis, et de la meilleure. Lubin. - Elle ne vaut donc rien pour mon tempérament; servez-moi de la philosophie. Hortensius. - Ce serait à peu près la même chose. Lubin. - Voyons donc les belles-lettres. Hortensius. - Elles ne vous conviendraient pas mais quel est votre chagrin? Lubin. - C'est l'amour. Hortensius. - Oh! la philosophie ne veut pas qu'on prenne d'amour. Lubin. - Oui; mais quand il est pris, que veut-elle qu'on en fasse? Hortensius. - Qu'on y renonce, qu'on le laisse là . Lubin. - Qu'on le laisse là ? Et s'il ne s'y tient pas? car il court après vous. Hortensius. - Il faut fuir de toutes ses forces. Lubin. - Bon! quand on a de l'amour, est-ce qu'on a des jambes? la philosophie en fournit donc? Hortensius. - Elle nous donne d'excellents conseils. Lubin. - Des conseils? Ah! le triste équipage pour gagner pays! Hortensius. - Ecoutez, voulez-vous un remède infaillible? vous pleurez une maÃtresse, faites-en une autre. Lubin. - Eh! morbleu, que ne parlez-vous? voilà qui est bon, cela. Gageons que c'est avec cette morale-là que vous traitez la Marquise, qui va se marier avec Monsieur le Comte? Hortensius, étonné. - Elle va se marier, dites-vous? Lubin. - Assurément, et si nous avions voulu d'elle, nous l'aurions eu par préférence, car Lisette nous l'a offert. Hortensius. - Etes-vous bien sûr de ce que vous me dites? Lubin. - A telles enseignes, que Lisette nous a ensuite proposé de nous retirer, parce que nous sommes tristes, et que vous êtes un peu pédant, à ce qu'elle dit, et qu'il faut que la Marquise se tienne en joie. Hortensius, à part. - Bene, bene; je te rends grâce, ô Fortune! de m'avoir instruit de cela. Je me trouve bien ici, ce mariage m'en chasserait; mais je vais soulever un orage qu'on ne pourra vaincre. Lubin. - Que marmottez-vous là dans vos dents, Docteur? Hortensius. - Rien, allons toujours chercher les livres, car le temps presse. Acte II Scène première Lubin, Hortensius Lubin, chargé d'une manne de livres, et s'asseyant dessus. - Ah! je n'aurais jamais cru que la science fût si pesante. Hortensius. - Belle bagatelle! J'ai bien plus de livres que tout cela dans ma tête. Lubin. - Vous? Hortensius. - Moi-même. Lubin. - Vous êtes donc le libraire et la boutique tout à la fois? Et qu'est-ce que vous faites de tout cela dans votre tête? Hortensius. - J'en nourris mon esprit. Lubin. - Il me semble que cette nourriture-là ne lui profite point; je l'ai trouvé maigre. Hortensius. - Vous ne vous y connaissez point; mais reposez-vous un moment, vous viendrez me trouver après dans la bibliothèque, où je vais faire de la place à ces livres. Lubin. - Allez, allez toujours devant. Scène II Lubin, Lisette Lubin, un moment seul, et assis. - Ah! pauvre Lubin! J'ai bien du tourment dans le coeur; je ne sais plus à présent si c'est Marton que j'aime ou si c'est Lisette je crois pourtant que c'est Lisette, à moins que ce ne soit Marton. Lisette arrive avec quelques laquais qui portent des sièges. Lisette. - Apportez, apportez-en encore un ou deux, et mettez-les là . Lubin, assis. - Bonjour, m'amour. Lisette. - Que fais-tu donc ici? Lubin. - Je me repose sur un paquet de livres que je viens d'apporter pour nourrir l'esprit de Madame, car le Docteur le dit ainsi. Lisette. - La sotte nourriture! Quand verrai-je finir toutes ces folies-là ? Va, va, porte ton impertinent ballot. Lubin. - C'est de la morale et de la philosophie; ils disent que cela purge l'âme; j'en ai pris une petite dose, mais cela ne m'a pas seulement fait éternuer. Lisette. - Je ne sais ce que tu viens me conter; laisse-moi en repos, va-t'en. Lubin. - Eh! pardi, ce n'est donc pas pour moi que tu faisais apporter des sièges? Lisette. - Le butor! C'est pour Madame qui va venir ici. Lubin. - Voudrais-tu, en passant, prendre la peine de t'asseoir un moment, Mademoiselle? Je t'en prie, j'aurais quelque chose à te communiquer. Lisette. - Eh bien, que me veux-tu, Monsieur? Lubin. - Je te dirai, Lisette, que je viens de regarder ce qui se passe dans mon coeur, et je te confie que j'ai vu la figure de Marton qui en délogeait, et la tienne qui demandait à se nicher dedans; je lui ai dit que je t'en parlerais, elle attend veux-tu que je la laisse entrer? Lisette. - Non, Lubin, je te conseille de la renvoyer; car, dis-moi, que ferais-tu? A quoi cela aboutirait-il? A quoi nous servirait de nous aimer? Lubin. - Ah! on trouve toujours bien le débit de cela entre deux personnes. Lisette. - Non, te dis-je, ton maÃtre ne veut point s'attacher à ma maÃtresse, et ma fortune dépend de demeurer avec elle, comme la tienne dépend de rester avec le Chevalier. Lubin. - Cela est vrai, j'oubliais que j'avais une fortune qui est d'avis que je ne te regarde pas. Cependant, si tu me trouvais à ton gré, c'est dommage que tu n'aies pas la satisfaction de m'aimer à ton aise; c'est un hasard qui ne se trouve pas toujours. Serais-tu d'avis que j'en touchasse un petit mot à la Marquise? Elle a de l'amitié pour le Chevalier, le Chevalier en a pour elle; ils pourraient fort bien se faire l'amitié de s'épouser par amour, et notre affaire irait tout de suite. Lisette. - Tais-toi, voici Madame. Lubin. - Laisse-moi faire. Scène III La Marquise, Hortensius, Lisette, Lubin La Marquise. - Lisette, allez dire là -bas qu'on ne laisse entrer personne; je crois que voilà l'heure de notre lecture, il faudrait avertir le Chevalier. Ah! te voilà , Lubin; où est ton maÃtre? Lubin. - Je crois, Madame, qu'il est allé soupirer chez lui. La Marquise. - Va lui dire que nous l'attendons. Lubin. - Oui, Madame; et j'aurai aussi pour moi une petite bagatelle à vous proposer, dont je prendrai la liberté de vous entretenir en toute humilité, comme cela se doit. La Marquise. - Eh! de quoi s'agit-il? Lubin. - Oh! presque de rien; nous parlerons de cela tantôt, quand j'aurai fait votre commission. La Marquise. - Je te rendrai service, si je le puis. Scène IV Hortensius, La Marquise La Marquise, nonchalamment. - Eh bien, Monsieur, vous n'aimez donc pas les livres du Chevalier? Hortensius. - Non, Madame, le choix ne m'en paraÃt pas docte; dans dix tomes, pas la moindre citation de nos auteurs grecs ou latins, lesquels, quand on compose, doivent fournir tout le suc d'un ouvrage; en un mot, ce ne sont que des livres modernes, remplis de phrases spirituelles; ce n'est que de l'esprit, toujours de l'esprit, petitesse qui choque le sens commun. La Marquise, nonchalante. - Mais de l'esprit! est-ce que les anciens n'en avaient pas? Hortensius. - Ah! Madame, distinguo; ils en avaient d'une manière... oh! d'une manière que je trouve admirable. La Marquise. - Expliquez-moi cette manière. Hortensius. - Je ne sais pas trop bien quelle image employer pour cet effet, car c'est par les images que les anciens peignaient les choses. Voici comme parle un auteur dont j'ai retenu les paroles. Représentez-vous, dit-il, une femme coquette primo, son habit est en pretintailles, au lieu de grâces, je lui vois des mouches; au lieu de visage, elle a des mines; elle n'agit point; elle gesticule; elle ne regarde point, elle lorgne; elle ne marche pas, elle voltige; elle ne plaÃt point, elle séduit; elle n'occupe point, elle amuse; on la croit belle, et moi je la tiens ridicule, et c'est à cette impertinente femme que ressemble l'esprit d'à présent, dit l'auteur. La Marquise. - J'entends bien. Hortensius. - L'esprit des anciens, au contraire, continue-t-il, ah! c'est une beauté si mâle, que pour démêler qu'elle est belle, il faut se douter qu'elle l'est simple dans ses façons, on ne dirait pas qu'elle ait vu le monde; mais ayez seulement le courage de vouloir l'aimer, et vous parviendrez à la trouver charmante. La Marquise. - En voilà assez, je vous comprends nous sommes plus affectés, et les anciens plus grossiers. Hortensius. - Que le ciel m'en garde, Madame; jamais Hortensius... La Marquise. - Changeons de discours; que nous lirez-vous aujourd'hui? Hortensius. - Je m'étais proposé de vous lire un peu du Traité de la patience, chapitre premier, du Veuvage. La Marquise. - Oh! prenez autre chose; rien ne me donne moins de patience que les traités qui en parlent. Hortensius. - Ce que vous dites est probable. La Marquise. - J'aime assez l'Eloge de l'amitié, nous en lirons quelque chose. Hortensius. - Je vous supplierai de m'en dispenser, Madame; ce n'est pas la peine, pour le peu de temps que nous avons à rester ensemble, puisque vous vous mariez avec Monsieur le Comte. La Marquise. - Moi! Hortensius. - Oui, Madame, au moyen duquel mariage je deviens à présent un serviteur superflu, semblable à ces troupes qu'on entretient pendant la guerre, et que l'on casse à la paix je combattais vos passions, vous vous accommodez avec elles, et je me retire avant qu'on me réforme. La Marquise. - Vous tenez là de jolis discours; avec vos passions; il est vrai que vous êtes assez propre à leur faire peur, mais je n'ai que faire de vous pour les combattre. Des passions avec qui je m'accommode! En vérité, vous êtes burlesque. Et ce mariage, de qui le tenez-vous donc? Hortensius. - De Mademoiselle Lisette qui l'a dit à Lubin, lequel me l'a rapporté, avec cette apostille contre moi, qui est que ce mariage m'expulserait d'ici. La Marquise, étonnée. - Mais qu'est-ce que cela signifie? Le Chevalier croira que je suis folle, et je veux savoir ce qu'il a répondu ne me cachez rien, parlez. Hortensius. - Madame, je ne sais rien, là -dessus, que de très vague. La Marquise. - Du vague, voilà qui est bien instructif; voyons donc ce vague. Hortensius. - Je pense donc que Lisette ne disait à Monsieur le Chevalier que vous épousiez Monsieur le Comte... La Marquise. - Abrégez les qualités. Hortensius. - Qu'afin de savoir si ledit Chevalier ne voudrait pas vous rechercher lui-même et se substituer au lieu et place dudit Comte; et même il appert par le récit dudit Lubin, que ladite Lisette vous a offert au sieur Chevalier. La Marquise. - Voilà , par exemple, de ces faits incroyables; c'est promener la main d'une femme, et dire aux gens la voulez-vous? Ah! ah! je m'imagine voir le Chevalier reculer de dix pas à la proposition, n'est-il pas vrai? Hortensius. - Je cherche sa réponse littérale. La Marquise. - Ne vous brouillez point, vous avez la mémoire fort nette, ordinairement. Hortensius. - L'histoire rapporte qu'il s'est d'abord écrié dans sa surprise, et qu'ensuite il a refusé la chose. La Marquise. - Oh! pour l'exclamation, il pouvait la retrancher, ce me semble, elle me paraÃt très imprudente et très impolie. J'en approuve l'esprit; s'il pensait autrement, je ne le verrais de ma vie; mais se récrier devant les domestiques, m'exposer à leur raillerie, ah! c'en est un peu trop; il n'y a point de situation qui dispense d'être honnête. Hortensius. - La remarque critique est judicieuse. La Marquise. - Oh! je vous assure que je mettrai ordre à cela. Comment donc! cela m'attaque directement, cela va presque au mépris. Oh! Monsieur le Chevalier, aimez votre Angélique tant que vous voudrez; mais que je n'en souffre pas, s'il vous plaÃt! Je ne veux point me marier; mais je ne veux pas qu'on me refuse. Hortensius. - Ce que vous dites est sans faute. A part. Ceci va bon train pour moi. A la Marquise. Mais, Madame, que deviendrai-je? Puis-je rester ici? N'ai-je rien à craindre? La Marquise. - Allez, Monsieur, je vous retiens pour cent ans vous n'avez ici ni Comte ni Chevalier à craindre; c'est moi qui vous en assure, et qui vous protège. Prenez votre livre, et lisons; je n'attends personne. Hortensius tire un livre. Scène V Lubin arrive; Hortensius, La Marquise Lubin. - Madame, Monsieur le Chevalier finit un embarras avec un homme; il va venir, et il dit qu'on l'attende. La Marquise. - Va, va, quand il viendra nous le prendrons. Lubin. - Si vous le permettiez à présent, Madame, j'aurais l'honneur de causer un moment avec vous. La Marquise. - Eh bien, que veux-tu? Achève. Lubin. - Oh! mais, je n'oserais, vous me paraissez en colère. La Marquise, à Hortensius. - Moi, de la colère? ai-je cet air-là , Monsieur? Hortensius. - La paix règne sur votre visage. Lubin. - C'est donc que cette paix y règne d'un air fâché? La Marquise. - Finis, finis. Lubin. - C'est que vous saurez, Madame, que Lisette trouve ma personne assez agréable; la sienne me revient assez, et ce serait un marché fait, si, par une bonté qui nous rendrait la vie, Madame, qui est à marier, voulait bien prendre un peu d'amour pour mon maÃtre qui a du mérite, et qui, dans cette occasion, se comporterait à l'avenant. La Marquise, à Hortensius. - Ah! ah! écoutons; voilà qui se rapporte assez à ce que vous m'avez dit. Lubin. - On parle aussi de Monsieur le Comte, et les comtes sont d'honnêtes gens; je les considère beaucoup; mais, si j'étais femme, je ne voudrais que des chevaliers pour mon mari vive un cadet dans le ménage! La Marquise. - Sa vivacité me divertit tu as raison, Lubin; mais malheureusement, dit-on, ton maÃtre ne se soucie point de moi. Lubin. - Cela est vrai, il ne vous aime pas, et je lui en ai fait la réprimande avec Lisette; mais si vous commenciez, cela le mettrait en train. La Marquise, à Hortensius. - Eh bien, Monsieur, qu'en dites-vous? Sentez-vous là -dedans le personnage que je joue? La sottise du Chevalier me donne-t-elle un ridicule assez complet? Hortensius. - Vous l'avez prévu avec sagacité. Lubin. - Oh! je ne dispute pas qu'il n'ait fait une sottise, assurément; mais, dans l'occurrence, un honnête homme se reprend. La Marquise. - Tais-toi, en voilà assez. Lubin. - Hélas! Madame, je serais bien fâché de vous déplaire; je vous demande seulement d'y faire réflexion. Scène VI Lisette arrive; les acteurs précédents. Lisette. - Je viens de donner vos ordres, Madame on dira là -bas que vous n'y êtes pas, et un moment après... La Marquise. - Cela suffit; il s'agit d'autre chose à présent, approche. Et à Lubin. Et toi, reste ici, je te prie. Lisette. - Qu'est-ce que c'est donc que cette cérémonie? Lubin, à Lisette, bas. - Tu vas entendre parler de ma besogne. La Marquise. - Mon mariage avec le Comte, quand le terminerez-vous, Lisette? Lisette, regardant Lubin. - Tu es un étourdi. Lubin. - Ecoute, écoute. La Marquise. - Répondez-moi donc, quand le terminerez-vous? Hortensius rit. Lisette, le contrefaisant. - Eh, eh, eh! Pourquoi me demandez-vous cela, Madame? La Marquise. - C'est que j'apprends que vous me marierez avec Monsieur le Comte, au défaut du Chevalier, à qui vous m'avez proposée, et qui ne veut point de moi, malgré tout ce que vous avez pu lui dire avec son valet, qui vient m'exhorter à avoir de l'amour pour son maÃtre, dans l'espérance que cela le touchera. Lisette. - J'admire le tour que prennent les choses les plus louables, quand un benêt les rapporte! Lubin. - Je crois qu'on parle de moi! La Marquise. - Vous admirez le tour que prennent les choses? Lisette. - Ah ça, Madame, n'allez-vous pas vous fâcher? N'allez-vous pas croire que j'ai tort? La Marquise. - Quoi! vous portez la hardiesse jusque-là , Lisette! Quoi! prier le Chevalier de me faire la grâce de m'aimer, et tout cela pour pouvoir épouser cet imbécile-là ? Lubin. - Attrape, attrape toujours. La Marquise. - Qu'est-ce que c'est donc que l'amour du Comte? Vous êtes donc la confidente des passions qu'on a pour moi, et que je ne connais point? Et qu'est-ce qui pourrait se l'imaginer? Je suis dans les pleurs, et l'on promet mon coeur et ma main à tout le monde, même à ceux qui n'en veulent point; je suis rejetée, j'essuie des affronts, j'ai des amants qui espèrent, et je ne sais rien de tout cela? Qu'une femme est à plaindre dans la situation où je suis! Quelle perte j'ai fait! Et comment me traite-t-on! Lubin, à part. - Voilà notre ménage renversé. La Marquise, à Lisette. - Allez, je vous croyais plus de zèle et plus de respect pour votre maÃtresse. Lisette. - Fort bien, Madame, vous parlez de zèle, et je suis payée du mien; voilà ce que c'est que de s'attacher à ses maÃtres; la reconnaissance n'est point faite pour eux; si vous réussissez à les servir, ils en profitent; et quand vous ne réussissez pas, ils vous traitent comme des misérables. Lubin. - Comme des imbéciles. Hortensius, à Lisette. - Il est vrai qu'il vaudrait mieux que cela ne fût point advenu. La Marquise. - Eh! Monsieur, mon veuvage est éternel; en vérité, il n'y a point de femme au monde plus éloignée du mariage que moi, et j'ai perdu le seul homme qui pouvait me plaire; mais, malgré tout cela, il y a de certaines aventures désagréables pour une femme. Le Chevalier m'a refusée, par exemple; mon amour-propre ne lui en veut aucun mal; il n'y a là -dedans, comme je vous l'ai déjà dit, que le ton, que la manière que je condamne car, quand il m'aimerait, cela lui serait inutile; mais enfin il m'a refusée, cela est constant, il peut se vanter de cela, il le fera peut-être; qu'en arrive-t-il? Cela jette un air de rebut sur une femme, les égards et l'attention qu'on a pour elle en diminuent, cela glace tous les esprits pour elle; je ne parle point des coeurs, car je n'en ai que faire mais on a besoin de considération dans la vie, elle dépend de l'opinion qu'on prend de vous; c'est l'opinion qui nous donne tout, qui nous ôte tout, au point qu'après tout ce qui m'arrive, si je voulais me remarier, je le suppose, à peine m'estimerait-on quelque chose, il ne serait plus flatteur de m'aimer; le Comte, s'il savait ce qui s'est passé, oui, le Comte, je suis persuadée qu'il ne voudrait plus de moi. Lubin, derrière. - Je ne serais pas si dégoûté. Lisette. - Et moi, Madame, je dis que le Chevalier est un hypocrite; car, si son refus est si sérieux, pourquoi n'a-t-il pas voulu servir Monsieur le Comte comme je l'en priais? Pourquoi m'a-t-il refusée durement, d'un air inquiet et piqué? La Marquise. - Qu'est-ce que c'est que d'un air piqué? Quoi? Que voulez-vous dire? Est-ce qu'il était jaloux? En voici d'une autre espèce. Lisette. - Oui, Madame, je l'ai cru jaloux voilà ce que c'est; il en avait toute la mine. Monsieur s'informe comment le Comte est auprès de vous; comment vous le recevez; on lui dit que vous souffrez ses visites, que vous ne le recevez point mal. Point mal! dit-il avec dépit, ce n'est donc pas la peine que je m'en mêle? Qui est-ce qui n'aurait pas cru là -dessus qu'il songeait à vous pour lui-même? Voilà ce qui m'avait fait parler, moi eh! que sait-on ce qui se passe dans sa tête? peut-être qu'il vous aime. Lubin, derrière. - Il en est bien capable. La Marquise. - Me voilà déroutée, je ne sais plus comment régler ma conduite; car il y en a une à tenir là -dedans j'ignore laquelle, et cela m'inquiète. Hortensius. - Si vous me le permettez, Madame, je vous apprendrai un petit axiome qui vous sera, sur la chose, d'une merveilleuse instruction; c'est que le jaloux veut avoir ce qu'il aime or, étant manifeste que le Chevalier vous refuse... La Marquise. - Il me refuse! Vous avez des expressions bien grossières; votre axiome ne sait ce qu'il dit; il n'est pas encore sûr qu'il me refuse. Lisette. - Il s'en faut bien; demandez au Comte ce qu'il pense. La Marquise. - Comment, est-ce que le Comte était présent? Lisette. - Il n'y était plus; je dis seulement qu'il croit que le Chevalier est son rival. La Marquise. - Ce n'est pas assez qu'il le croie, ce n'est pas assez, il faut que cela soit; il n'y a que cela qui puisse me venger de l'affront presque public que m'a fait sa réponse; il n'y a que cela; j'ai besoin, pour réparations, que son discours n'ait été qu'un dépit amoureux; dépendre d'un dépit amoureux! Cela n'est-il pas comique? Assurément ce n'est pas que je me soucie de ce qu'on appelle la gloire d'une femme, gloire sotte, ridicule, mais reçue, mais établie, qu'il faut soutenir, et qui nous pare; les hommes pensent comme cela, il faut penser comme les hommes, ou ne pas vivre avec eux. Où en suis-je donc, si le Chevalier n'est point jaloux? L'est-il? ne l'est-il point? on n'en sait rien. C'est un peut-être; mais cette gloire en souffre, toute sotte qu'elle est, et me voilà dans la triste nécessité d'être aimée d'un homme qui me déplaÃt; le moyen de tenir à cela? oh! je n'en demeurerai pas là , je n'en demeurerai pas là . Qu'en dites-vous, Monsieur? il faut que la chose s'éclaircisse absolument. Hortensius. - Le mépris serait suffisant, Madame. La Marquise. - Eh! non, Monsieur, vous me conseillez mal; vous ne savez parler que de livres. Lubin. - Il y aura du bâton pour moi dans cette affaire-là . Lisette, pleurant. - Pour moi, Madame, je ne sais pas où vous prenez toutes vos alarmes, on dirait que j'ai renversé le monde entier. On n'a jamais aimé une maÃtresse autant que je vous aime; je m'avise de tout, et puis il se trouve que j'ai fait tous les maux imaginables. Je ne saurais durer comme cela; j'aime mieux me retirer, du moins je ne verrai point votre tristesse, et l'envie de vous en tirer ne me fera point faire d'impertinence. La Marquise. - Il ne s'agit pas de vos larmes; je suis compromise, et vous ne savez pas jusqu'où cela va. Voilà le Chevalier qui vient, restez; j'ai intérêt d'avoir des témoins. Scène VII Le Chevalier, les acteurs précédents. Le Chevalier. - Vous m'avez peut-être attendu, Madame, et je vous prie de m'excuser; j'étais en affaire. La Marquise. - Il n'y a pas grand mal, Monsieur le Chevalier; c'est une lecture retardée, voilà tout. Le Chevalier. - J'ai cru d'ailleurs que Monsieur le Comte vous tenait compagnie, et cela me tranquillisait. Lubin, derrière. - Ahi! ahi! je m'enfuis. La Marquise, examinant le Chevalier. - On m'a dit que vous l'aviez vu, le Comte? Le Chevalier. - Oui, Madame. La Marquise, le regardant toujours. - C'est un fort honnête homme. Le Chevalier. - Sans doute, et je le crois même d'un esprit très propre à consoler ceux qui ont du chagrin. La Marquise. - Il est fort de mes amis. Le Chevalier. - Il est des miens aussi. La Marquise. - Je ne savais pas que vous le connussiez beaucoup; il vient ici quelquefois, et c'est presque le seul des amis de feu Monsieur le Marquis que je voie encore; il m'a paru mériter cette distinction-là ; qu'en dites-vous? Le Chevalier. - Oui, Madame, vous avez raison, et je pense comme vous; il est digne d'être excepté. La Marquise, à Lisette, bas. - Trouvez-vous cet homme-là jaloux, Lisette? Le Chevalier, à part les premiers mots. - Monsieur le Comte et son mérite m'ennuient. A la Marquise. Madame, on a parlé d'une lecture, et si je croyais vous déranger je me retirerais. La Marquise. - Puisque la conversation vous ennuie, nous allons lire. Le Chevalier. - Vous me faites un étrange compliment. La Marquise. - Point du tout, et vous allez être content. A Lisette. Retirez-vous, Lisette, vous me déplaisez là . A Hortensius. Et vous, Monsieur, ne vous écartez point, on va vous rappeler. Au Chevalier. Pour vous, Chevalier, j'ai encore un mot à vous dire avant notre lecture; il s'agit d'un petit éclaircissement qui ne vous regarde point, qui ne touche que moi, et je vous demande en grâce de me répondre avec la dernière naïveté sur la question que je vais vous faire. Le Chevalier. - Voyons, Madame, je vous écoute. La Marquise. - Le Comte m'aime, je viens de le savoir, et je l'ignorais. Le Chevalier, ironiquement. - Vous l'ignorez? La Marquise. - Je dis la vérité, ne m'interrompez point. Le Chevalier. - Cette vérité-là est singulière. La Marquise. - Je n'y saurais que faire, elle ne laisse pas que d'être; il est permis aux gens de mauvaise humeur de la trouver comme ils voudront. Le Chevalier. - Je vous demande pardon d'avoir dit ce que j'en pense continuons. La Marquise, impatiente. - Vous m'impatientez! Aviez-vous cet esprit-là avec Angélique? Elle aurait dû ne vous aimer guère. Le Chevalier. - Je n'en avais point d'autre, mais il était de son goût, et il a le malheur de n'être pas du vôtre; cela fait une grande différence. La Marquise. - Vous l'écoutiez donc quand elle vous parlait; écoutez-moi aussi. Lisette vous a prié de me parler pour le Comte, vous ne l'avez point voulu. Le Chevalier. - Je n'avais garde; le Comte est un amant, vous m'aviez dit que vous ne les aimiez point; mais vous êtes la maÃtresse. La Marquise. - Non, je ne la suis point; peut-on, à votre avis, répondre à l'amour d'un homme qui ne vous plaÃt pas? Vous êtes bien particulier! Le Chevalier, riant. - Hé! Hé! Hé! j'admire la peine que vous prenez pour me cacher vos sentiments; vous craignez que je ne les critique, après ce que vous m'avez dit mais non, Madame, ne vous gênez point; je sais combien il vaut de compter avec le coeur humain, et je ne vois rien là que de fort ordinaire. La Marquise, en colère. - Non, je n'ai de ma vie eu tant d'envie de quereller quelqu'un. Adieu. Le Chevalier, la retenant. - Ah! Marquise, tout ceci n'est que conversation, et je serais au désespoir de vous chagriner; achevez, de grâce. La Marquise. - Je reviens. Vous êtes l'homme du monde le plus estimable, quand vous voulez; et je ne sais par quelle fatalité vous sortez aujourd'hui d'un caractère naturellement doux et raisonnable; laissez-moi finir... Je ne sais plus où j'en suis. Le Chevalier. - Au Comte, qui vous déplaÃt. La Marquise. - Eh bien, ce Comte qui me déplaÃt, vous n'avez pas voulu me parler pour lui; Lisette s'est même imaginé vous voir un air piqué. Le Chevalier. - Il en pouvait être quelque chose. La Marquise. - Passe pour cela, c'est répondre, et je vous reconnais sur cet air piqué, elle a pensé que je ne vous déplaisais pas. Le Chevalier salue en riant. - Cela n'est pas difficile à penser. La Marquise. - Pourquoi? On ne plaÃt pas à tout le monde; or, comme elle a cru que vous me conveniez, elle vous a proposé ma main, comme si cela dépendait d'elle, et il est vrai que souvent je lui laisse assez de pouvoir sur moi; vous vous êtes, dit-elle, révolté avec dédain contre la proposition. Le Chevalier. - Avec dédain? voilà ce qu'on appelle du fabuleux, de l'impossible. La Marquise. - Doucement, voici ma question avez-vous rejeté l'offre de Lisette, comme piqué de l'amour du Comte, ou comme une chose qu'on rebute? Etait-ce dépit jaloux? Car enfin, malgré nos conventions, votre coeur aurait pu être tenté du mien ou bien était-ce vrai dédain? Le Chevalier. - Commençons par rayer ce dernier, il est incroyable; pour de la jalousie... La Marquise. - Parlez hardiment. Le Chevalier, d'un air embarrassé. - Que diriez-vous, si je m'avisais d'en avoir? La Marquise. - Je dirais... que vous seriez jaloux. Le Chevalier. - Oui, mais, Madame, me pardonneriez-vous ce que vous haïssez tant? La Marquise. - Vous ne l'étiez donc point? Elle le regarde. Je vous entends, je l'avais bien prévu, et mon injure est avérée. Le Chevalier. - Que parlez-vous d'injure? Où est-elle? Est-ce que vous êtes fâchée contre moi? La Marquise. - Contre vous, Chevalier? non, certes; et pourquoi me fâcherais-je? Vous ne m'entendez point, c'est à l'impertinente Lisette à qui j'en veux je n'ai point de part à l'offre qu'elle vous a faite, et il a fallu vous l'apprendre, voilà tout; d'ailleurs, ayez de l'indifférence ou de la haine pour moi, que m'importe? J'aime bien mieux cela que de l'amour; au moins, ne vous y trompez pas. Le Chevalier. - Qui? moi, Madame, m'y tromper! Eh! ce sont ces dispositions-là dans lesquelles je vous ai vue, qui m'ont attaché à vous, vous le savez bien; et depuis que j'ai perdu Angélique, j'oublierais presque qu'on peut aimer, si vous ne m'en parliez pas. La Marquise. - Oh! pour moi, j'en parle sans m'en ressouvenir. Allons, Monsieur Hortensius, approchez, prenez votre place; lisez-moi quelque chose de gai, qui m'amuse. Scène VIII Hortensius et les acteurs précédents. La Marquise. - Chevalier, vous êtes le maÃtre de rester si ma lecture vous convient; mais vous êtes bien triste, et je veux tâcher de me dissiper. Le Chevalier, sérieux. - Pour moi, Madame, je n'en suis point encore aux lectures amusantes. Il s'en va. La Marquise, à Hortensius, quand il est parti. - Qu'est-ce que c'est que votre livre? Hortensius. - Ce ne sont que des réflexions très sérieuses. La Marquise. - Eh bien, que ne parlez-vous donc? vous êtes bien taciturne! Pourquoi laisser sortir le Chevalier, puisque ce que vous allez lire lui convient? Hortensius appelle le Chevalier. - Monsieur le Chevalier! Monsieur le Chevalier! Le Chevalier reparaÃt. - Que me voulez-vous? Hortensius. - Madame vous prie de revenir, je ne lirai rien de récréatif. La Marquise. - Que voulez-vous dire Madame vous prie? Je ne prie point vous avez des réflexions... et vous rappelez Monsieur, voilà tout. Le Chevalier. - Je m'aperçois, Madame, que je faisais une impolitesse de me retirer, et je vais rester, si vous le voulez bien. La Marquise. - Comme il vous plaira; asseyons-nous donc. Ils prennent des sièges. Hortensius, après avoir toussé, craché, lit. - "La raison est d'un prix à qui tout cède; c'est elle qui fait notre véritable grandeur; on a nécessairement toutes les vertus avec elle; enfin le plus respectable de tous les hommes, ce n'est pas le plus puissant, c'est le plus raisonnable." Le Chevalier, s'agitant sur son siège. - Ma foi, sur ce pied-là , le plus respectable de tous les hommes a tout l'air de n'être qu'une chimère quand je dis les hommes, j'entends tout le monde. La Marquise. - Mais, du moins, y a-t-il des gens qui sont plus raisonnables les uns que les autres. Le Chevalier. - Hum! disons qui ont moins de folie, cela sera plus sûr. La Marquise. - Eh! de grâce, laissez-moi un peu de raison, Chevalier; je ne saurais convenir que je suis folle, par exemple... Le Chevalier. - Vous, Madame? Eh! n'êtes-vous pas exceptée? cela s'en va sans dire et c'est la règle. La Marquise. - Je ne suis point tentée de vous remercier; poursuivons. Hortensius lit. - "Puisque la raison est un si grand bien, n'oublions rien pour la conserver; fuyons les passions qui nous la dérobent; l'amour est une de celles..." Le Chevalier. - L'amour! l'amour ôte la raison? cela n'est pas vrai; je n'ai jamais été plus raisonnable que depuis que j'en ai pour Angélique, et j'en ai excessivement. La Marquise. - Vous en aurez tant qu'il vous plaira, ce sont vos affaires, et on ne vous en demande pas le compte; mais l'auteur n'a point tant de tort; je connais des gens, moi, que l'amour rend bourrus et sauvages, et ces défauts-là n'embellissent personne, je pense. Hortensius. - Si Monsieur me donnait la licence de parachever, peut-être que... Le Chevalier. - Petit auteur que cela, esprit superficiel... Hortensius, se levant. - Petit auteur, esprit superficiel! Un homme qui cite Sénèque pour garant de ce qu'il dit, ainsi que vous le verrez plus bas, folio 24, chapitre V! Le Chevalier. - Fût-ce chapitre mille, Sénèque ne sait ce qu'il dit. Hortensius. - Cela est impossible. La Marquise, riant. - En vérité, cela me divertit plus que ma lecture mais, Monsieur Hortensius, en voilà assez, votre livre ne plaÃt point au Chevalier, n'en lisons plus; une autre fois nous serons plus heureux. Le Chevalier. - C'est votre goût, Madame, qui doit décider. La Marquise. - Mon goût veut bien avoir cette complaisance-là pour le vôtre. Hortensius, s'en allant. - Sénèque un petit auteur! Par Jupiter, si je le disais, je croirais faire un blasphème littéraire. Adieu, Monsieur. Le Chevalier. - Serviteur, serviteur. Scène IX Le Chevalier, La Marquise La Marquise. - Vous voilà brouillé avec Hortensius, Chevalier; de quoi vous avisez-vous aussi de médire de Sénèque? Le Chevalier. - Sénèque et son défenseur ne m'inquiètent pas, pourvu que vous ne preniez pas leur parti, Madame. La Marquise. - Ah! je demeurerai neutre, si la querelle continue; car je m'imagine que vous ne voudrez pas la recommencer; nos occupations vous ennuient, n'est-il pas vrai? Le Chevalier. - Il faut être plus tranquille que je ne suis, pour réussir à s'amuser. La Marquise. - Ne vous gênez point, Chevalier, vivons sans façon; vous voulez peut-être seul adieu, je vous laisse. Le Chevalier. - Il n'y a plus de situation qui ne me soit à charge. La Marquise. - Je voudrais de tout mon coeur pouvoir vous calmer l'esprit. Elle part lentement. Le Chevalier, pendant qu'elle marche. - Ah! je m'attendais à plus de repos quand j'ai rompu mon voyage; je ne ferai plus de projets, je vois bien que je rebute le monde. La Marquise, s'arrêtant au milieu du théâtre. - Ce que je lui entends dire là me touche; il ne serait pas généreux de le quitter dans cet état-là . Elle revient. Non, Chevalier, vous ne me rebutez point; ne cédez point à votre douleur tantôt vous partagiez mes chagrins, vous étiez sensible à la part que je prenais aux vôtres, pourquoi n'êtes-vous plus de même? C'est cela qui me rebuterait, par exemple, car la véritable amitié veut qu'on fasse quelque chose pour elle, elle veut consoler. Le Chevalier. - Aussi aurait-elle bien du pouvoir sur moi si je la trouvais, personne au monde n'y serait plus sensible; j'ai le coeur fait pour elle; mais où est-elle? Je m'imaginais l'avoir trouvée, me voilà détrompé, et ce n'est pas sans qu'il en coûte à mon coeur. La Marquise. - Peut-on de reproche plus injuste que celui que vous me faites? De quoi vous plaignez-vous, voyons? d'une chose que vous avez rendue nécessaire une étourdie vient vous proposer ma main, vous y avez de la répugnance; à la bonne heure, ce n'est point là ce qui me choque; un homme qui a aimé Angélique peut trouver les autres femmes bien inférieures, elle a dû vous rendre les yeux très difficiles; et d'ailleurs tout ce qu'on appelle vanité là -dessus, je n'en suis plus. Le Chevalier. - Ah! Madame, je regrette Angélique, mais vous m'en auriez consolé, si vous aviez voulu. La Marquise. - Je n'en ai point de preuve; car cette répugnance dont je ne me plains point, fallait-il la marquer ouvertement? Représentez-vous cette action-là de sang-froid; vous êtes galant homme, jugez-vous; où est l'amitié dont vous parlez? Car, encore une fois, ce n'est pas de l'amour que je veux, vous le savez bien, mais l'amitié n'a-t-elle pas ses sentiments, ses délicatesses? L'amour est bien tendre, Chevalier; eh bien, croyez qu'elle ménage avec encore plus de scrupule que lui les intérêts de ceux qu'elle unit ensemble. Voilà le portrait que je m'en suis toujours fait, voilà comme je la sens, et comme vous auriez dû la sentir il me semble que l'on n'en peut rien rabattre, et vous n'en connaissez pas les devoirs comme moi qu'il vienne quelqu'un me proposer votre main, par exemple, et je vous apprendrai comme on répond là -dessus. Le Chevalier. - Oh! je suis sûr que vous y seriez plus embarrassé que moi! car enfin, vous n'accepteriez point la proposition. La Marquise. - Nous n'y sommes pas, ce quelqu'un n'est pas venu, et ce n'est que pour vous dire combien je vous ménagerais cependant vous vous plaignez. Le Chevalier. - Eh! morbleu, Madame, vous m'avez parlé de répugnance, et je ne saurais vous souffrir cette idée-là . Tenez, je trancherai tout d'un coup là -dessus si je n'aimais pas Angélique, qu'il faut bien que j'oublie, vous n'auriez qu'une chose à craindre avec moi, qui est que mon amitié ne devÃnt amour, et raisonnablement il n'y aurait que cela à craindre non plus; c'est là toute la répugnance que je me connais. La Marquise. - Ah! pour cela, c'en serait trop; il ne faut pas, Chevalier, il ne faut pas. Le Chevalier. - Mais ce serait vous rendre justice; d'ailleurs, d'où peut venir le refus dont vous m'accusez? car enfin était-il naturel? C'est que le Comte vous aimait, c'est que vous le souffriez; j'étais outré de voir cet amour venir traverser un attachement qui devait faire toute ma consolation; mon amitié n'est point compatible avec cela, ce n'est point une amitié faite comme les autres. La Marquise. - Eh bien, voilà qui change tout, je ne me plains plus, je suis contente; ce que vous me dites là , je l'éprouve, je le sens; c'est là précisément l'amitié que je demande, la voilà , c'est la véritable, elle est délicate, elle est jalouse, elle a droit de l'être; mais que ne me parliez-vous? Que n'êtes-vous venu me dire Qu'est-ce que c'est que le Comte? Que fait-il chez vous? Je vous aurais tiré d'inquiétude, et tout cela ne serait point arrivé. Le Chevalier. - Vous ne me verrez point faire d'inclination, à moi; je n'y songe point avec vous. La Marquise. - Vraiment je vous le défends bien, ce ne sont pas là nos conditions; je serais jalouse aussi, moi, jalouse comme nous l'entendons. Le Chevalier. - Vous, Madame? La Marquise. - Est-ce que je ne l'étais pas de cette façon-là tantôt? votre réponse à Lisette n'avait-elle pas dû me choquer? Le Chevalier. - Vous m'avez pourtant dit de cruelles choses. La Marquise. - Eh! à qui en dit-on, si ce n'est aux gens qu'on aime, et qui semblent n'y pas répondre? Le Chevalier. - Dois-je vous en croire? Que vous me tranquillisez, ma chère Marquise! La Marquise. - Ecoutez, je n'avais pas moins besoin de cette explication-là que vous. Le Chevalier. - Que vous me charmez! Que vous me donnez de joie! Il lui baise la main. La Marquise, riant. - On le prendrait pour mon amant, de la manière dont il me remercie. Le Chevalier. - Ma foi, je défie un amant de vous aimer plus que je fais; je n'aurais jamais cru que l'amitié allât si loin, cela est surprenant; l'amour est moins vif. La Marquise. - Et cependant il n'y a rien de trop. Le Chevalier. - Non, il n'y a rien de trop; mais il me reste une grâce à vous demander. Gardez-vous Hortensius? Je crois qu'il est fâché de me voir ici, et je sais lire aussi bien que lui. La Marquise. - Eh bien, Chevalier, il faut le renvoyer; voilà toute la façon qu'il faut y faire. Le Chevalier. - Et le Comte, qu'en ferons-nous? Il m'inquiète un peu. La Marquise. - On le congédiera aussi; je veux que vous soyez content, je veux vous mettre en repos. Donnez-moi la main, je serais bien aise de me promener dans le jardin. Le Chevalier. - Allons, Marquise. Acte III Scène première Hortensius, seul. Hortensius. - N'est-ce pas une chose étrange, qu'un homme comme moi n'ait point de fortune! Posséder le grec et le latin, et ne pas posséder dix pistoles? O divin Homère! O Virgile! et vous gentil Anacréon! Vos doctes interprètes ont de la peine à vivre; bientôt je n'aurai plus d'asile j'ai vu la Marquise irritée contre le Chevalier; mais incontinent je l'ai vue dans le jardin discourir avec lui de la manière la plus bénévole. Quels solécismes de conduite! Est-ce que l'amour m'expulserait d'ici? Scène II Hortensius, Lisette, Lubin Lubin, gaillardement. - Tiens, Lisette, le voilà bien à propos pour lui faire nos adieux. En riant. Ah, ah, ah! Hortensius. - A qui en veut cet étourdi-là , avec son transport de joie? Lubin. - Allons, gai, camarade Docteur; comment va la philosophie? Hortensius. - Pourquoi me faites-vous cette question-là ? Lubin. - Ma foi, je n'en sais rien, si ce n'est pour entrer en conversation. Lisette. - Allons, allons, venons au fait. Lubin. - Encore un petit mot, Docteur n'avez-vous jamais couché dans la rue? Hortensius. - Que signifie ce discours? Lubin. - C'est que cette nuit vous en aurez le plaisir; le vent de bise vous en dira deux mots. Lisette. - N'amusons point davantage Monsieur Hortensius. Tenez, Monsieur, voilà de l'or que Madame m'a chargé de vous donner, moyennant quoi, comme elle prend congé de vous, vous pouvez prendre congé d'elle. A mon égard, je salue votre érudition, et je suis votre très humble servante. Elle lui fait la révérence. Lubin. - Et moi votre serviteur. Hortensius. - Quoi, Madame me renvoie? Lisette. - Non pas, Monsieur, elle vous prie seulement de vous retirer. Lubin. - Et vous qui êtes honnête, vous ne refuserez rien aux prières de Madame. Hortensius. - Savez-vous la raison de cela, Mademoiselle Lisette? Lisette. - Non mais en gros je soupçonne que cela pourrait venir de ce que vous l'ennuyez. Lubin. - Et en détail, de ce que nous sommes bien aises de nous aimer en paix, en dépit de la philosophie que vous avez dans la tête. Lisette. - Tais-toi. Hortensius. - J'entends, c'est que Madame la Marquise et Monsieur le Chevalier ont de l'inclination l'un pour l'autre. Lisette. - Je n'en sais rien, ce ne sont pas mes affaires. Lubin. - Eh bien! tout coup vaille, quand ce serait de l'inclination, quand ce serait des passions, des soupirs, des flammes, et de la noce après il n'y a rien de si gaillard; on a un coeur, on s'en sert, cela est naturel. Lisette, à Lubin. - Finis tes sottises. A Hortensius. Vous voilà averti, Monsieur; je crois que cela suffit. Lubin. - Adieu, touchez là , et partez ferme; il n'y aura pas de mal à doubler le pas. Hortensius. - Dites à Madame que je me conformerai à ses ordres. Scène III Lisette, Lubin Lisette. - Enfin, le voilà congédié; c'est pourtant un amant que je perds. Lubin. - Un amant! Quoi! ce vieux radoteur t'aimait? Lisette. - Sans doute; il voulait me faire des arguments. Lubin. - Hum! Lisette. - Des arguments, te dis-je; mais je les ai fort bien repoussés avec d'autres. Lubin. - Des arguments! Voudrais-tu bien m'en pousser un, pour voir ce que c'est? Lisette. - Il n'y a rien de si aisé. Tiens, en voilà un tu es un joli garçon, par exemple. Lubin. - Cela est vrai. Lisette. - J'aime tout ce qui est joli, ainsi je t'aime c'est là ce que l'on appelle un argument. Lubin. - Pardi, tu n'as que faire du Docteur pour cela, je t'en ferai aussi bien qu'un autre. Gageons un petit baiser que je t'en donne une douzaine. Lisette. - Je gagerai quand nous serons mariés, parce que je serai bien aise de perdre. Lubin. - Bon! quand nous serons mariés, j'aurai toujours gagné sans faire de gageure. Lisette. - Paix! j'entends quelqu'un qui vient; je crois que c'est Monsieur le Comte Madame m'a chargé d'un compliment pour lui, qui ne le réjouira pas. Scène IV Le Comte, Lisette, Lubin Le Comte, d'un air ému. - Bonjour, Lisette; je viens de rencontrer Hortensius, qui m'a dit des choses bien singulières. La Marquise le renvoie, à ce qu'il dit, parce qu'elle aime le Chevalier, et qu'elle l'épouse. Cela est-il vrai? Je vous prie de m'instruire... Lisette. - Mais, Monsieur le Comte, je ne crois pas que cela soit, et je n'y vois pas encore d'apparence Hortensius lui déplaÃt, elle le congédie; voilà tout ce que j'en puis dire. Le Comte, à Lubin. - Et toi, n'en sais-tu pas davantage? Lubin. - Non, Monsieur le Comte, je ne sais que mon amour pour Lisette voilà toutes mes nouvelles. Lisette. - Madame la Marquise est si peu disposée à se marier, qu'elle ne veut pas même voir d'amants elle m'a dit de vous prier de ne point vous obstiner à l'aimer. Le Comte. - Non plus qu'à la voir, sans doute? Lisette. - Mais je crois que cela revient au même. Lubin. - Oui, qui dit l'un dit l'autre. Le Comte. - Que les femmes sont inconcevables! Le Chevalier est ici, apparemment? Lisette. - Je crois qu'oui. Lubin. - Leurs sentiments d'amitié ne permettent pas qu'ils se séparent. Le Comte. - Ah! avertissez, je vous prie, le Chevalier, que je voudrais lui dire un mot. Lisette. - J'y vais de ce pas, Monsieur le Comte. Lubin sort avec Lisette, en saluant le Comte. Scène V Le Comte, seul. Le Comte. - Qu'est-ce que cela signifie? Est-ce de l'amour qu'ils ont l'un pour l'autre? Le Chevalier va venir, interrogeons son coeur pour en tirer la vérité. Je vais me servir d'un stratagème, qui, tout commun qu'il est, ne laisse pas souvent que de réussir. Scène VI Le Chevalier, Le Comte Le Chevalier. - On m'a dit que vous me demandiez; puis-je vous rendre quelque service, Monsieur? Le Comte. - Oui, Chevalier, vous pouvez véritablement m'obliger. Le Chevalier. - Pardi, si je le puis, cela vaut fait. Le Comte. - Vous m'avez dit que vous n'aimiez pas la Marquise. Le Chevalier. - Que dites-vous là ? je l'aime de tout mon coeur. Le Comte. - J'entends que vous n'aviez point d'amour pour elle. Le Chevalier. - Ah! c'est une autre affaire, et je me suis expliqué là -dessus. Le Comte. - Je le sais, mais êtes-vous dans les mêmes sentiments? Ne s'agit-il point à présent d'amour, absolument? Le Chevalier, riant. - Eh! mais, en vérité, par où jugez-vous qu'il y en ait? Qu'est-ce que c'est que cette idée-là ? Le Comte. - Moi, je n'en juge point, je vous le demande. Le Chevalier. - Hum! vous avez pourtant la mine d'un homme qui le croit. Le Comte. - Eh bien, débarrassez-vous de cela; dites-moi oui ou non. Le Chevalier, riant. - Eh, eh! Monsieur le Comte, un homme d'esprit comme vous ne doit point faire de chicane sur les mots; le oui et le non, qui ne se sont point présentés à moi, ne valent pas mieux que le langage que je vous tiens; c'est la même chose, assurément il y a entre la Marquise et moi une amitié et des sentiments vraiment respectables. Etes-vous content? Cela est-il net? Voilà du français. Le Comte, à part. - Pas trop... On ne saurait mieux dire, et j'ai tort; mais il faut pardonner aux amants, ils se méfient de tout. Le Chevalier. - Je sais ce qu'ils sont par mon expérience. Revenons à vous et à vos amours, je m'intéresse beaucoup à ce qui vous regarde; mais n'allez pas encore empoisonner ce que je vais vous dire; ouvrez-moi votre coeur. Est-ce que vous voulez continuer d'aimer la Marquise? Le Comte. - Toujours. Le Chevalier. - Entre nous; il est étonnant que vous ne vous lassiez point de son indifférence. Parbleu, il faut quelques sentiments dans une femme. Vous hait-elle? on combat sa haine; ne lui déplaisez-vous pas? on espère; mais une femme qui ne répond rien, comment se conduire avec elle? par où prendre son coeur? un coeur qui ne se remue ni pour ni contre, qui n'est ni ami ni ennemi, qui n'est rien, qui est mort, le ressuscite-t-on? Je n'en crois rien et c'est pourtant ce que vous voulez faire. Le Comte, finement. - Non, non, Chevalier, je vous parle confidemment, à mon tour. Je n'en suis pas tout à fait réduit à une entreprise si chimérique, et le coeur de la Marquise n'est pas si mort que vous le pensez m'entendez-vous? Vous êtes distrait. Le Chevalier. - Vous vous trompez, je n'ai jamais eu plus d'attention. Le Comte. - Elle savait mon amour, je lui en parlais, elle écoutait. Le Chevalier. - Elle écoutait? Le Comte. - Oui, je lui demandais du retour. Le Chevalier. - C'est l'usage; et à cela quelle réponse? Le Comte. - On me disait de l'attendre. Le Chevalier. - C'est qu'il était tout venu. Le Comte, à part. - Il l'aime... Cependant aujourd'hui elle ne veut pas me voir, j'attribue cela à ce que j'avais été quelques jours sans paraÃtre, avant que vous arrivassiez la Marquise est la femme de France la plus fière. Le Chevalier. - Ah! je la trouve passablement humiliée d'avoir cette fierté-là . Le Comte. - Je vous ai prié tantôt de me raccommoder avec elle, et je vous en prie encore. Le Chevalier. - Eh! vous vous moquez, cette femme-là vous adore. Le Comte. - Je ne dis pas cela. Le Chevalier. - Et moi, qui ne m'en soucie guère, je le dis pour vous. Le Comte. - Ce qui m'en plaÃt, c'est que vous le dites sans jalousie. Le Chevalier. - Oh! parbleu, si cela vous plaÃt, vous êtes servi à souhait; car je vous dirai que j'en suis charmé, que je vous en félicite, et que je vous embrasserais volontiers. Le Comte. - Embrassez donc, mon cher. Le Chevalier. - Ah! ce n'est pas la peine; il me suffit de m'en réjouir sincèrement, et je vais vous en donner des preuves qui ne seront point équivoques. Le Comte. - Je voudrais bien vous en donner de ma reconnaissance, moi; et si vous étiez d'humeur à accepter celle que j'imagine, ce serait alors que je serais bien sûr de vous. A l'égard de la Marquise... Le Chevalier. - Comte, finissons vous autres amants, vous n'avez que votre amour et ses intérêts dans la tête, et toutes ces folies-là n'amusent point les autres. Parlons d'autre chose de quoi s'agit-il? Le Comte. - Dites-moi, mon cher, auriez-vous renoncé au mariage? Le Chevalier. - Oh! parbleu, c'en est trop faut-il que j'y renonce pour vous mettre en repos? Non, Monsieur; je vous demande grâce pour ma postérité, s'il vous plaÃt. Je n'irai point sur vos brisées, mais qu'on me trouve un parti convenable, et demain je me marie; et qui plus est, c'est que cette Marquise, qui ne vous sort pas de l'esprit, tenez, je m'engage à la prier de la fête. Le Comte. - Ma foi, Chevalier, vous me ravissez; je sens bien que j'ai affaire au plus franc de tous les hommes; vos dispositions me charment. Mon cher ami, continuons vous connaissez ma soeur; que pensez-vous d'elle? Le Chevalier. - Ce que j'en pense?... Votre question me fait ressouvenir qu'il y a longtemps que je ne l'ai vue, et qu'il faut que vous me présentiez à elle. Le Comte. - Vous m'avez dit cent fois qu'elle était digne d'être aimée du plus honnête homme on l'estime, vous connaissez son bien, vous lui plairez, j'en suis sûr; et si vous ne voulez qu'un parti convenable, en voilà un. Le Chevalier. - En voilà un... vous avez raison... oui... votre idée est admirable elle est amie de la Marquise, n'est-ce pas? Le Comte. - Je crois qu'oui. Le Chevalier. - Allons, cela est bon, et je veux que ce soit moi qui lui annonce la chose. Je crois que c'est elle qui entre, retirez-vous pour quelques moments dans ce cabinet; vous allez voir ce qu'un rival de mon espèce est capable de faire, et vous paraÃtrez quand je vous appellerai. Partez, point de remerciement, un jaloux n'en mérite point. Scène VII Le Chevalier, seul. Le Chevalier. - Parbleu, Madame, je suis donc cet ami qui devait vous tenir lieu de tout vous m'avez joué, femme que vous êtes; mais vous allez voir combien je m'en soucie. Scène VIII La Marquise, Le Chevalier La Marquise. - Le Comte, dit-on, était avec vous, Chevalier. Vous avez été bien longtemps ensemble, de quoi donc était-il question? Le Chevalier, sérieusement. - De pures visions de sa part, Marquise; mais des visions qui m'ont chagriné, parce qu'elles vous intéressent, et dont la première a d'abord été de me demander si je vous aimais. La Marquise. - Mais je crois que cela n'est pas douteux. Le Chevalier. - Sans difficulté mais prenez garde, il parlait d'amour, et non pas d'amitié. La Marquise. -Ah! il parlait d'amour? Il est bien curieux à votre place, je n'aurais pas seulement voulu les distinguer, qu'il devine. Le Chevalier. - Non pas, Marquise, il n'y avait pas moyen de jouer là -dessus, car il vous enveloppait dans ses soupçons, et vous faisait pour moi le coeur plus tendre que je ne mérite; vous voyez bien que cela était sérieux; il fallait une réponse décisive, aussi l'ai-je faite, et l'ai bien assuré qu'il se trompait et qu'absolument il ne s'agissait point d'amour entre nous deux, absolument. La Marquise. - Mais croyez-vous l'avoir persuadé, et croyez-vous lui avoir dit cela d'un ton bien vrai, du ton d'un homme qui le sent? Le Chevalier. - Oh! ne craignez rien, je l'ai dit de l'air dont on dit la vérité. Comment donc, je serais très fâché, à cause de vous, que le commerce de notre amitié rendÃt vos sentiments équivoques; mon attachement pour vous est trop délicat, pour profiter de l'honneur que cela me ferait; mais j'y ai mis bon ordre, et cela par une chose tout à fait imprévue vous connaissez sa soeur, elle est riche, très aimable, et de vos amies, même. La Marquise. - Assez médiocrement. Le Chevalier. - Dans la joie qu'il a eu de perdre ses soupçons, le Comte me l'a proposée; et comme il y a des instants et des réflexions qui nous déterminent tout d'un coup, ma foi j'ai pris mon parti; nous sommes d'accord, et je dois l'épouser. Ce n'est pas là tout, c'est que je me suis encore chargé de vous parler en faveur du Comte, et je vous en parle du mieux qu'il m'est possible; vous n'aurez pas le coeur inexorable, et je ne crois pas la proposition fâcheuse. La Marquise, froidement. - Non, Monsieur; je vous avoue que le Comte ne m'a jamais déplu. Le Chevalier. - Ne vous a jamais déplu! C'est fort bien fait. Mais pourquoi donc m'avez-vous dit le contraire? La Marquise. - C'est que je voulais me le cacher à moi-même, et il l'ignore aussi. Le Chevalier. - Point du tout, Madame, car il vous écoute. La Marquise. - Lui? Scène IX La Marquise, Le Chevalier, Le Comte Le Comte. - J'ai suivi les conseils du Chevalier, Madame; permettez que mes transports vous marquent la joie où je suis. Il se jette aux genoux de la Marquise. La Marquise. - Levez-vous, Comte, vous pouvez espérer. Le Comte. - Que je suis heureux! et toi, Chevalier, que ne te dois-je pas? Mais, Madame, achevez de me rendre le plus content de tous les hommes. Chevalier, joignez vos prières aux miennes. Le Chevalier, d'un air agité. - Vous n'en avez pas besoin, Monsieur; j'avais promis de parler pour vous; j'ai tenu parole, je vous laisse ensemble, je me retire. A part. Je me meurs. Le Comte. - J'irai te retrouver chez toi. Scène X La Marquise, le Comte Le Comte. - Madame, il y a longtemps que mon coeur est à vous; consentez à mon bonheur; que cette aventure-ci vous détermine souvent il n'en faut pas davantage. J'ai ce soir affaire chez mon notaire, je pourrais vous l'amener ici, nous y souperions avec ma soeur qui doit venir vous voir; le Chevalier s'y trouverait; vous verriez ce qu'il vous plairait de faire; des articles sont bientôt passés, et ils n'engagent qu'autant qu'on veut; ne me refusez pas, je vous en conjure. La Marquise. - Je ne saurais vous répondre, je me sens un peu indisposée; laissez-moi me reposer, je vous prie. Le Comte. - Je vais toujours prendre les mesures qui pourront vous engager à m'assurer vos bontés. Scène XI La Marquise, seule. La Marquise. - Ah! je ne sais où j'en suis; respirons; d'où vient que je soupire? les larmes me coulent des yeux; je me sens saisie de la tristesse la plus profonde, et je ne sais pourquoi. Qu'ai-je affaire de l'amitié du Chevalier? L'ingrat qu'il est, il se marie l'infidélité d'un amant ne me toucherait point, celle d'un ami me désespère; le Comte m'aime, j'ai dit qu'il ne me déplaisait pas; mais où ai-je donc été chercher tout cela? Scène XII La Marquise, Lisette Lisette. - Madame, je vous avertis qu'on vient de renvoyer Madame la Comtesse, mais elle a dit qu'elle repasserait sur le soir; voulez-vous y être? La Marquise. - Non, jamais, Lisette; je ne saurais. Lisette. - Etes-vous indisposée? Madame, vous avez l'air bien abattue; qu'avez-vous donc? La Marquise. - Hélas! Lisette, on me persécute, on veut que je me marie. Lisette. - Vous marier! A qui donc? La Marquise. - Au plus haïssable de tous les hommes; à un homme que le hasard a destiné pour me faire du mal, et pour m'arracher, malgré moi, des discours que j'ai tenus, sans savoir ce que je disais. Lisette. - Mais il n'est venu que le Comte. La Marquise. - Eh! c'est lui-même. Lisette. - Et vous l'épousez? La Marquise. - Je n'en sais rien; je te dis qu'il le prétend. Lisette. - Il le prétend? Mais qu'est-ce que c'est donc que cette aventure-là ? Elle ne ressemble à rien. La Marquise. - Je ne saurais te la mieux dire; c'est le Chevalier, c'est ce misanthrope-là qui est cause de cela il m'a fâché, le Comte en a profité, je ne sais comment; ils veulent souper ce soir ici; ils ont parlé de notaire, d'articles; je les laissais dire; le Chevalier est sorti, il se marie aussi; le Comte lui donne sa soeur; car il ne manquait qu'une soeur, pour achever de me déplaire, à cet homme-là ... Lisette. - Quand le Chevalier l'épouserait, que vous importe? La Marquise. - Veux-tu que je sois la belle-soeur d'un homme qui m'est devenu insupportable? Lisette. - Hé! mort de ma vie! ne la soyez pas, renvoyez le Comte! La Marquise. - Hé! sur quel prétexte! Car enfin, quoiqu'il me fâche, je n'ai pourtant rien à lui reprocher. Lisette. - Oh! je m'y perds, Madame; je n'y comprends plus rien. La Marquise. - Ni moi non plus je ne sais plus où j'en suis, je ne saurais me démêler, je me meurs! Qu'est-ce que c'est donc que cet état-là ? Lisette. - Mais c'est, je crois, ce maudit Chevalier qui est cause de tout cela; et pour moi je crois que cet homme-là vous aime. La Marquise. - Eh! non, Lisette; on voit bien que tu te trompes. Lisette. - Voulez-vous m'en croire, Madame? ne le revoyez plus. La Marquise. - Eh! laisse-moi, Lisette, tu me persécutes aussi! Ne me laissera-t-on jamais en repos? En vérité, la situation où je me trouve est bien triste! Lisette. - Votre situation, je la regarde comme une énigme. Scène XIII La Marquise, Lisette, Lubin Lubin. - Madame, Monsieur le Chevalier, qui est dans un état à faire compassion... La Marquise. - Que veut-il dire? demande-lui ce qu'il a, Lisette. Lubin. - Hélas! je crois que son bon sens s'en va tantôt il marche, tantôt il s'arrête; il regarde le ciel, comme s'il ne l'avait jamais vu; il dit un mot, il en bredouille un autre, et il m'envoie savoir si vous voulez bien qu'il vous voie. La Marquise. - Ne me conseilles-tu pas de le voir? Oui, n'est-ce pas? Lisette. - Oui, Madame; du ton dont vous me le demandez, je vous le conseille. Lubin. - Il avait d'abord fait un billet pour vous, qu'il m'a donné. La Marquise. - Voyons donc. Lubin. - Tout à l'heure, Madame. Quand j'ai eu ce billet, il a couru après moi Rends-moi le papier. Je l'ai rendu. Tiens, va le porter. Je l'ai donc repris. Rapporte le papier. Je l'ai rapporté; ensuite, il a laissé tomber le billet en se promenant, et je l'ai ramassé sans qu'il l'ait vu, afin de vous l'apporter comme à sa bonne amie, pour voir ce qu'il a, et s'il y a quelque remède à sa peine. La Marquise. - Montre donc. Lubin. - Le voici; et tenez, voilà l'écrivain qui arrive. Scène XIV La Marquise, Le Chevalier, Lisette La Marquise, à Lisette. - Sors, il sera peut-être bien aise de n'avoir point de témoins, d'être seul. Scène XV Le Chevalier, La Marquise Le Chevalier prend de longs détours. - Je viens prendre congé de vous, et vous dire adieu, Madame. La Marquise. - Vous, Monsieur le Chevalier? et où allez-vous donc? Le Chevalier. - Où j'allais quand vous m'avez arrêté. La Marquise. - Mon dessein n'était pas de vous arrêter pour si peu de temps. Le Chevalier. - Ni le mien de vous quitter si tôt, assurément. La Marquise. - Pourquoi donc me quittez-vous? Le Chevalier. - Pourquoi je vous quitte? Eh! Marquise, que vous importe de me perdre, dès que vous épousez le Comte? La Marquise. - Tenez, Chevalier, vous verrez qu'il y a encore du malentendu dans cette querelle-là ne précipitez rien, je ne veux point que vous partiez, j'aime mieux avoir tort. Le Chevalier. - Non, Marquise, c'en est fait; il ne m'est plus possible de rester, mon coeur ne serait plus content du vôtre. La Marquise, avec douleur. - Je crois que vous vous trompez. Le Chevalier. - Si vous saviez combien je vous dis vrai! combien nos sentiments sont différents!... La Marquise. - Pourquoi différents? Il faudrait donner un peu plus d'étendue à ce que vous dites là , Chevalier; je ne vous entends pas bien. Le Chevalier. - Ce n'est qu'un seul mot qui m'arrête. La Marquise, avec un peu d'embarras. - Je ne puis deviner, si vous ne me le dites. Le Chevalier. - Tantôt je m'étais expliqué dans un billet que je vous avais écrit. La Marquise. - A propos de billet, vous me faites ressouvenir que l'on m'en a apporté un quand vous êtes venu. Le Chevalier, intrigué. - Et de qui est-il, Madame? La Marquise. - Je vous le dirai. Elle lit. "Je devais, Madame, regretter Angélique toute ma vie; cependant, le croiriez-vous? je pars aussi pénétré d'amour pour vous que je le fus jamais pour elle." Le Chevalier. - Ce que vous lisez là , Madame, me regarde-t-il? La Marquise. - Tenez, Chevalier, n'est-ce pas là le mot qui vous arrête? Le Chevalier. - C'est mon billet! Ah! Marquise, que voulez-vous que je devienne? La Marquise. - Je rougis, Chevalier, c'est vous répondre. Le Chevalier, lui baisant la main. - Mon amour pour vous durera autant que ma vie. La Marquise. - Je ne vous le pardonne qu'à cette condition-là . Scène XVI La Marquise, Le Chevalier, Le Comte Le Comte. - Que vois-je, Monsieur le Chevalier? voilà de grands transports! Le Chevalier. - Il est vrai, Monsieur le Comte; quand vous me disiez que j'aimais Madame, vous connaissiez mieux mon coeur que moi; mais j'étais dans la bonne foi, et je suis sûr de vous paraÃtre excusable. Le Comte. - Et vous, Madame? La Marquise. - Je ne croyais pas l'amitié si dangereuse. Le Comte. - Ah! Ciel! Scène dernière La Marquise, Le Chevalier, Lisette, Lubin Lisette. - Madame, il y a là -bas un notaire que le Comte a amené. Le Chevalier. - Le retiendrons-nous, Madame? La Marquise. - Faites, je ne me mêle plus de rien. Lisette, au Chevalier. - Ah! je commence à comprendre le Comte s'en va, le notaire reste, et vous vous mariez. Lubin. - Et nous aussi, et il faudra que votre contrat fasse la fondation du nôtre n'est-ce pas, Lisette? Allons, de la joie! Le Triomphe de l'amour Avertissement de l'auteur Comédie en trois actes Représentée pour la première fois par les comédiens italiens le 12 mars 1732 Avertissement de l'auteur Le sort de cette pièce-ci a été bizarre. Je la sentais susceptible d'une chute totale ou d'un grand succès; d'une chute totale, parce que le sujet en était singulier, et par conséquent courait risque d'être très mal reçu; d'un grand succès, parce que je voyais que, si le sujet était saisi, il pouvait faire beaucoup de plaisir. Je me suis trompé pourtant; et rien de tout cela n'est arrivé. La pièce n'a eu, à proprement parler, ni chute ni succès; tout se réduit simplement à dire qu'elle n'a point plu. Je ne parle que de la première représentation; car, après cela, elle a eu encore un autre sort ce n'a plus été la même pièce, tant elle a fait de plaisir aux nouveaux spectateurs qui sont venus la voir; ils étaient dans la dernière surprise de ce qui lui était arrivé d'abord. Je n'ose rapporter les éloges qu'ils en faisaient, et je n'exagère rien le public est garant de ce que je dis là . Ce n'est pas là tout. Quatre jours après qu'elle a paru à Paris, on l'a jouée à la cour. Il y a assurément de l'esprit et du goût dans ce pays-là ; et elle y plut encore au delà de ce qu'il m'est permis de dire. Pourquoi donc n'a-t-elle pas été mieux reçue d'abord? Pourquoi l'a-t-elle été si bien après? Dirai-je que les premiers spectateurs s'y connaissent mieux que les derniers? Non, cela ne serait pas raisonnable. Je conclus seulement que cette différence d'opinion doit engager les uns et les autres à se méfier de leur jugement. Lorsque dans une affaire de goût, un homme d'esprit en trouve plusieurs autres qui ne sont pas de son sentiment, cela doit l'inquiéter, ce me semble, ou il a moins d'esprit qu'il ne pense; et voilà précisément ce qui se passe à l'égard de cette pièce. Je veux croire que ceux qui l'ont trouvée si bonne se trompent peut-être; et assurément c'est être bien modeste; d'autant plus qu'il s'en faut beaucoup que je la trouve mauvaise; mais je crois aussi que ceux qui la désapprouvent peuvent avoir tort. Et je demande qu'on la lise avec attention, et sans égard à ce que l'on en a pensé d'abord, afin qu'on la juge équitablement. Acteurs Léonide, princesse de Sparte, sous le nom de Phocion. Corine, suivante de Léonide, sous le nom d'Hermidas. Hermocrate, philosophe. Léontine, soeur d'Hermocrate. Agis, fils de Cléomène. Dimas, jardinier d'Hermocrate. Arlequin, valet d'Hermocrate. La scène est dans la maison d'Hermocrate. Acte premier Scène première Léonide, sous le nom de Phocion; Corine, sous le nom d'Hermidas Phocion. - Nous voici, je pense, dans les jardins du philosophe Hermocrate. Hermidas. - Mais, Madame, ne trouvera-t-on pas mauvais que nous soyons entrées si hardiment ici, nous qui n'y connaissons personne? Phocion. - Non, tout est ouvert; et d'ailleurs nous venons pour parler au maÃtre de la maison. Restons dans cette allée en nous promenant, j'aurai le temps de te dire ce qu'il faut à présent que tu saches. Hermidas. - Ah! il y a longtemps que je n'ai respiré si à mon aise! Mais, Princesse, faites-moi la grâce tout entière; si vous voulez me donner un régal bien complet, laissez-moi le plaisir de vous interroger moi-même à ma fantaisie. Phocion. - Comme tu voudras. Hermidas. - D'abord, vous quittez votre cour et la ville, et vous venez ici avec peu de suite, dans une de vos maisons de campagne, où vous voulez que je vous suive. Phocion. - Fort bien. Hermidas. - Et comme vous savez que, par amusement, j'ai appris à peindre, à peine y sommes-nous quatre ou cinq jours, que, vous enfermant un matin avec moi, vous me montrez deux portraits, dont vous me demandez des copies en petit et dont l'un est celui d'un homme de quarante-cinq ans, et l'autre celui d'une femme d'environ trente-cinq, tous deux d'assez bonne mine. Phocion. - Cela est vrai. Hermidas. - Laissez-moi dire quand ces copies sont finies, vous faites courir le bruit que vous êtes indisposée, et qu'on ne vous voit pas; ensuite vous m'habillez en homme, vous en prenez l'attirail vous-même; et puis nous sortons incognito toutes deux dans cet équipage-là , vous, avec le nom de Phocion, moi, avec celui d'Hermidas, que vous me donnez; et après un quart d'heure de chemin, nous voilà dans les jardins du philosophe Hermocrate, avec la philosophie de qui je ne crois pas que vous ayez rien à démêler. Phocion. - Plus que tu ne penses! Hermidas. - Or, que veut dire cette feinte indisposition, ces portraits copiés? Qu'est-ce que c'est que cet homme et cette femme qu'ils représentent? Que signifie la mascarade où nous sommes? Que nous importent les jardins d'Hermocrate? Que voulez-vous faire de lui? Que voulez-vous faire de moi? Où allons-nous? Que deviendrons-nous? A quoi tout cela aboutira-t-il? Je ne saurais le savoir trop tôt, car je m'en meurs. Phocion. - Ecoute-moi avec attention. Tu sais par quelle aventure je règne en ces lieux; j'occupe une place qu'autrefois Léonidas, frère de mon père, usurpa sur Cléomène son souverain, parce que ce prince, dont il commandait alors les armées, devint, pendant son absence, amoureux de sa maÃtresse, et l'enleva. Léonidas, outré de douleur, et chéri des soldats, vint comme un furieux attaquer Cléomène, le prit avec la Princesse son épouse, et les enferma tous deux. Au bout de quelques années, Cléomène mourut, aussi bien que la Princesse son épouse, qui ne lui survécut que six mois et qui, en mourant, mit au monde un prince qui disparut, et qu'on eut l'adresse de soustraire à Léonidas, qui n'en découvrit jamais la moindre trace, et qui mourut enfin sans enfants, regretté du peuple qu'il avait bien gouverné, et qui vit tranquillement succéder son frère, à qui je dois la naissance, et au rang de qui j'ai succédé moi-même. Hermidas. - Oui; mais tout cela ne dit encore rien de notre déguisement, ni des portraits dont j'ai fait la copie, et voilà ce que je veux savoir. Phocion. - Doucement ce Prince, qui reçut la vie dans la prison de sa mère, qu'une main inconnue enleva dès qu'il fut né, et dont Léonidas ni mon père n'ont jamais entendu parler, j'en ai des nouvelles, moi. Hermidas. - Le ciel en soit loué! Vous l'aurez donc bientôt en votre pouvoir. Phocion. - Point du tout; c'est moi qui vais me remettre au sien. Hermidas. - Vous, Madame! vous n'en ferez rien, je vous jure; je ne le souffrirai jamais comment donc? Phocion. - Laisse-moi achever. Ce Prince est depuis dix ans chez le sage Hermocrate, qui l'a élevé, et à qui Euphrosine, parente de Cléomène, le confia, sept ou huit ans après qu'il fut sorti de prison; et tout ce que je te dis là , je le sais d'un domestique qui était, il n'y a pas longtemps, au service d'Hermocrate, et qui est venu m'en informer en secret, dans l'espoir d'une récompense. Hermidas. - N'importe, il faut s'en assurer, Madame. Phocion. - Ce n'est pourtant pas là le parti que j'ai pris; un sentiment d'équité, et je ne sais quelle inspiration m'en ont fait prendre un autre. J'ai d'abord voulu voir Agis c'est le nom du Prince. J'appris qu'Hermocrate et lui se promenaient tous les jours dans la forêt qui est à côté de mon château. Sur cette instruction, j'ai quitté, comme tu sais, la ville; je suis venue ici, j'ai vu Agis dans cette forêt, à l'entrée de laquelle j'avais laissé ma suite. Le domestique qui m'y attendait me montra ce Prince lisant dans un endroit du bois assez épais. Jusque-là j'avais bien entendu parler de l'amour; mais je n'en connaissais que le nom. Figure-toi, Corine, un assemblage de tout ce que les Grâces ont de noble et d'aimable; à peine t'imagineras-tu les charmes et de la figure et de la physionomie d'Agis. Hermidas. - Ce que je commence à imaginer de plus clair, c'est que ces charmes-là pourraient bien avoir mis les nôtres en campagne. Phocion. - J'oublie de te dire que, lorsque je me retirais, Hermocrate parut; car ce domestique, en se cachant, me dit que c'était lui, et ce philosophe s'arrêta pour me prier de lui dire si la Princesse ne se promenait pas dans la forêt; ce qui me marqua qu'il ne me connaissait point. Je lui répondis, assez déconcertée, qu'on disait qu'elle y était, et je m'en retournai au château. Hermidas. - Voilà , certes, une aventure bien singulière. Phocion. - Le parti que j'ai pris l'est encore davantage; je n'ai feint d'être indisposée et de ne voir personne, que pour être libre de venir ici; je vais, sous le nom du jeune Phocion, qui voyage, me présenter à Hermocrate, comme attiré par l'estime de sa sagesse; je le prierai de me laisser passer quelque temps avec lui, pour profiter de ses leçons; je tâcherai d'entretenir Agis, et de disposer son coeur à mes fins. Je suis née d'un sang qu'il doit haïr; ainsi je lui cacherai mon nom; car de quelques charmes dont on me flatte, j'ai besoin que l'amour, avant qu'il me connaisse, les mette à l'abri de la haine qu'il a sans doute pour moi. Hermidas. - Oui; mais, Madame, si, sous votre habit d'homme, Hermocrate allait reconnaÃtre cette dame à qui il a parlé dans la forêt, vous jugez bien qu'il ne vous gardera pas chez lui. Phocion. - J'ai pourvu à tout, Corine, et s'il me reconnaÃt, tant pis pour lui; je lui garde un piège, dont j'espère que toute sa sagesse ne le défendra pas. Je serai pourtant fâchée qu'il me réduise à la nécessité de m'en servir; mais le but de mon entreprise est louable, c'est l'amour et la justice qui m'inspirent. J'ai besoin de deux ou trois entretiens avec Agis, tout ce que je fais est pour les avoir je n'en attends pas davantage, mais il me les faut; et si je ne puis les obtenir qu'aux dépens du philosophe, je n'y saurais que faire. Hermidas. - Et cette soeur qui est avec lui, et dont apparemment l'humeur doit être austère, consentira-t-elle au séjour d'un étranger aussi jeune et d'aussi bonne mine que vous? Phocion. - Tant pis pour elle aussi, si elle me fait obstacle; je ne lui ferai pas plus de quartier qu'à son frère. Hermidas. - Mais, Madame, il faudra que vous les trompiez tous deux; car j'entends ce que vous voulez dire; cet artifice-là ne vous choque-t-il pas? Phocion. - Il me répugnerait, sans doute, malgré l'action louable qu'il a pour motif; mais il me vengera d'Hermocrate et de sa soeur qui méritent que je les punisse; qui, depuis qu'Agis est avec eux, n'ont travaillé qu'à lui inspirer de l'aversion pour moi, qu'à me peindre sous les traits les plus odieux, et le tout sans me connaÃtre, sans savoir le fond de mon âme, ni tout ce que le ciel a pu y verser de vertueux. C'est eux qui ont soulevé tous les ennemis qu'il m'a fallu combattre, qui m'en soulèvent encore de nouveaux. Voilà ce que le domestique m'a rapporté d'après l'entretien qu'il surprit. Eh d'où vient tout le mal qu'ils me font? Est-ce parce que j'occupe un trône usurpé? Mais ce n'est pas moi qui en suis l'usurpatrice. D'ailleurs, à qui l'aurais-je rendu? Je n'en connaissais pas l'héritier légitime; il n'a jamais paru, on le croit mort. Quel tort n'ont-ils donc pas? Non, Corine, je n'ai point de scrupule à me faire. Surtout conserve bien la copie des deux portraits que tu as faits qui sont d'Hermocrate et de sa soeur. A ton égard, conforme-toi à tout ce qui m'arrivera; et j'aurai soin de t'instruire à mesure de tout ce qu'il faudra que tu saches. Scène II Arlequin, sans être vu d'abord; Phocion, Hermidas Arlequin. - Qu'est-ce que c'est que ces gens-là ? Hermidas. - Il y aura bien de l'ouvrage à tout ceci, Madame, et votre sexe... Arlequin, les surprenant. - Ah! ah! Madame! et puis votre sexe! Eh! parlez donc, vous autres hommes, vous êtes donc des femmes? Phocion. - Juste ciel! je suis au désespoir. Arlequin. - Oh! oh! mes mignonnes, avant que de vous en aller, il faudra bien, s'il vous plaÃt, que nous comptions ensemble je vous ai d'abord pris pour deux fripons; mais je vous fais réparation vous êtes deux friponnes. Phocion. - Tout est perdu, Corine. Hermidas, faisant signe à Phocion. - Non, Madame; laissez-moi faire, et ne craignez rien. Tenez, la physionomie de ce garçon-là ne m'aura point trompée assurément, il est traitable. Arlequin. - Et par-dessus le marché, un honnête homme, qui n'a jamais laissé passer de contrebande; ainsi vous êtes une marchandise que j'arrête, je vais faire fermer les portes. Hermidas. - Oh! je t'en empêcherai bien, moi; car tu serais le premier à te repentir du tort que tu nous ferais. Arlequin. - Prouvez-moi mon repentir, et je vous lâche. Phocion, donnant plusieurs pièces d'or à Arlequin. - Tiens, mon ami, voilà déjà un commencement de preuves; ne serais-tu pas fâché d'avoir perdu cela? Arlequin. - Oui-da, il y a toute apparence; car je suis bien aise de l'avoir. Hermidas. - As-tu encore envie de faire du bruit? Arlequin. - Je n'ai encore qu'un commencement d'envie de n'en plus faire. Hermidas. - Achevez de la déterminer, Madame. Phocion, lui en donnant encore. - Prends encore ceci. Es-tu content? Arlequin. - Oh! voilà l'abrégé de ma mauvaise humeur. Mais de quoi s'agit-il, mes libérales dames? Hermidas. - Tiens, d'une bagatelle Madame a vu Agis dans la forêt, et n'a pu le voir sans lui donner son coeur. Arlequin. - Cela est extrêmement honnête. Hermidas. - Or, Madame qui est riche, qui ne dépend que d'elle, et qui l'épouserait volontiers, voudrait essayer de le rendre sensible. Arlequin. - Encore plus honnête. Hermidas. - Madame ne saurait le rendre sensible qu'en liant quelque conversation avec lui, qu'en demeurant même quelque temps dans la maison où il est. Arlequin. - Pour avoir toutes ses commodités. Hermidas. - Et cela ne se pourrait pas, si elle se présentait habillée suivant son sexe; parce qu'Hermocrate ne le permettrait pas, et qu'Agis lui-même la fuirait, à cause de l'éducation qu'il a reçue du philosophe. Arlequin. - Malepeste! de l'amour dans cette maison-ci? ce serait une mauvaise auberge pour lui; la sagesse d'Agis, d'Hermocrate et de Léontine, sont trois sagesses aussi inciviles pour l'amour qu'il y en ait dans le monde; il n'y a que la mienne qui ait un peu de savoir-vivre. Phocion. - Nous le savions bien. Hermidas. - Et voilà pourquoi Madame a pris le parti de se déguiser pour paraÃtre; ainsi tu vois bien qu'il n'y a point de mal à tout cela. Arlequin. - Eh! pardi, il n'y a rien de si raisonnable. Madame a pris de l'amour en passant, pour Agis. Eh bien! qu'est-ce? Chacun prend ce qu'il peut voilà bien de quoi! Allez, gracieuses personnes, ayez bon courage; je vous offre mes services. Vous avez perdu votre coeur; faites vos diligences pour en attraper un autre; si on trouve le mien, je le donne. Phocion. - Va, compte sur ma parole; tu jouiras bientôt d'un sort qui ne te laissera envier celui de personne. Hermidas. - N'oublie pas, dans le besoin, que Madame s'appelle Phocion, et moi Hermidas. Phocion. - Et surtout qu'Agis ne sache point qui nous sommes. Arlequin. - Ne craignez rien, seigneur Phocion, touchez là , camarade Hermidas; voilà comme je parle, moi. Hermidas. - Paix! voilà quelqu'un qui arrive. Scène III Hermidas, Phocion, Arlequin, Dimas, jardinier. Dimas. - Avec qui est-ce donc qu'ou parlez là , noute ami? Arlequin. - Eh! je parle avec du monde. Dimas. - Eh! pargué! je le vois bian; mais qui est ce monde? à qui en veut-il? Phocion. - Au seigneur Hermocrate. Dimas. - Eh bian! ce n'est pas par ici qu'on entre; noute maÃtre m'a enchargé à ce que parsonne ne se promène dans le jardrin; par ainsi, vous n'avez qu'à vous en retorner par où vous êtes venus, pour frapper à la porte du logis. Phocion. - Nous avons trouvé celle du jardin ouverte; il est permis à des étrangers de se méprendre. Dimas. - Je ne leur baillons pas cette parmission-là , nous; je n'entendons pas qu'on vianne comme ça sans dire gare ne tiant-il qu'à enfiler des portes ouvartes? En a l'honnêteté d'appeler un jardinier; en li demande le parvilège; on a queuque bonne manière avec un homme, et pis la parmission s'enfile avec la porte. Arlequin. - Doucement, notre ami! vous parlez à une personne riche et d'importance. Dimas. - Voirement! je le vois bian qu'alle est riche, pisqu'alle garde tout, et moi je garde mon jardrin, alle n'a qu'à prenre par ailleurs. Scène IV Agis, Dimas, Hermidas, Phocion, Arlequin Agis. - Qu'est-ce que c'est donc que ce bruit-là , jardinier? contre qui criez-vous? Dimas. - Contre cette jeunesse qui viant apparemment mugueter nos espaliers. Phocion. - Vous arrivez à propos, Seigneur, pour me débarrasser de lui. J'ai dessein de saluer le seigneur Hermocrate, et de lui parler; j'ai trouvé ce lieu-ci ouvert, et il veut que j'en sorte. Agis. - Allez, Dimas, vous avez tort, retirez-vous, et courez avertir Léontine qu'un étranger de considération souhaiterait parler à Hermocrate. Je vous demande pardon, Seigneur, de l'accueil rustique de cet homme-là ; Hermocrate lui-même vous en fera ses excuses; et vous êtes d'une physionomie qui annonce les égards qu'on vous doit. Arlequin. - Oh pour ça, ils font tous deux une belle paire de visages. Phocion. - Il est vrai, Seigneur, que ce jardinier m'a traité brusquement; mais vos politesses m'en dédommagent; et si ma physionomie, dont vous parlez, vous disposait à me vouloir du bien, je la croirais en effet la plus heureuse du monde; et ce serait, à mon gré, un des plus grands services qu'elle pût me rendre. Agis. - Il ne mérite pas que vous l'estimiez tant, mais, tel qu'il est, elle vous l'a rendu, Seigneur; et quoiqu'il n'y ait qu'un instant que nous nous connaissions, je vous assure qu'on ne saurait être aussi prévenu pour quelqu'un que je le suis pour vous. Arlequin. - Nous allons donc faire, entre nous, quatre jolis penchants. Hermidas s'écarte avec Arlequin. - Promenons-nous, pour parler du nôtre. Agis. - Mais, Seigneur, puis-je vous demander pour qui mon amitié se déclare? Phocion. - Pour quelqu'un qui vous en jurerait volontiers une éternelle. Agis. - Cela ne suffit pas; je crains de faire un ami que je perdrai bientôt. Phocion. - Il ne tiendra pas à moi que nous ne nous quittions jamais, Seigneur. Agis. - Qu'avez-vous à exiger d'Hermocrate? Je lui dois mon éducation; j'ose dire qu'il m'aime. Avez-vous besoin de lui? Phocion. - Sa réputation m'attirait ici; je ne voulais, quand je suis venu, que l'engager à me souffrir quelque temps auprès de lui; mais depuis que je vous connais, ce motif le cède à un autre encore plus pressant; c'est celui de vous voir le plus longtemps qu'il me sera possible. Agis. - Et que devenez-vous après? Phocion. - Je n'en sais rien, vous en déciderez; je ne consulterai que vous. Agis. - Je vous conseillerai de ne me perdre jamais de vue. Phocion. - Sur ce pied-là , nous serons donc toujours ensemble. Agis. - Je le souhaite de tout mon coeur; mais voici Léontine qui arrive. Arlequin, à Hermidas. - Notre maÃtresse s'avance; elle a une mine grave qui ne me plaÃt point du tout. Scène V Phocion, Agis, Hermidas, Dimas, Léontine, Arlequin Dimas. - Tenez, Madame, velà le damoisiau dont je vous parle, et cet autre étourniau est de son équipage. Léontine. - On m'a dit, Seigneur, que vous demandiez à parler à Hermocrate mon frère; il n'est pas actuellement ici. Pouvez-vous, en attendant qu'il revienne, me confier ce que vous avez à lui dire? Phocion. - Je n'ai à l'entretenir de rien de secret, Madame; il s'agit d'une grâce que j'ai à obtenir de lui, et je compterai d'avance l'avoir obtenue, si vous voulez bien me l'accorder vous-même. Léontine. - Expliquez-vous, Seigneur. Phocion. - Je m'appelle Phocion, Madame; mon nom peut vous être connu; mon père, que j'ai perdu il y a plusieurs années, l'a mis en quelque réputation. Léontine. - Oui, Seigneur. Phocion. - Seul et ne dépendant de personne, il y a quelque temps que je voyage pour former mon coeur et mon esprit. Dimas, à part. - Et pour cueillir le fruit de nos arbres. Léontine. - Laissez-nous, Dimas. Phocion. - J'ai visité, dans mes voyages, tous ceux que leur savoir et leur vertu distinguaient des autres hommes. Il en est même qui m'ont permis de vivre quelque temps avec eux; et j'ai espéré que l'illustre Hermocrate ne me refuserait pas, pour quelques jours, l'honneur qu'ils ont bien voulu me faire. Léontine. - Il est vrai, Seigneur, qu'à vous voir, vous paraissez bien digne de cette hospitalité vertueuse que vous avez reçue ailleurs; mais il ne sera pas possible à Hermocrate de s'honorer du plaisir de vous l'offrir; d'importantes raisons, qu'Agis sait bien, nous en empêchent; je voudrais pouvoir vous les dire, elles nous justifieraient auprès de vous. Arlequin. - D'abord, j'en logerai un, moi, dans ma chambre. Agis. - Ce ne sont point les appartements qui nous manquent. Léontine. - Non, mais vous savez mieux qu'un autre que cela ne se peut pas, Agis, et que nous nous sommes fait une loi nécessaire de ne partager notre retraite avec personne. Agis. - J'ai pourtant promis au seigneur Phocion de vous y engager; et ce ne sera pas violer la loi que nous nous sommes faite, que d'en excepter un ami de la vertu. Léontine. - Je ne saurais changer de sentiment. Arlequin, à part. - Tête de femme! Phocion. - Quoi! Madame, serez-vous inflexible à d'aussi louables intentions que les miennes? Léontine. - C'est malgré moi. Agis. - Hermocrate vous fléchira, Madame. Léontine. - Je suis sûre qu'il pensera comme moi. Phocion, à part les premiers mots. - Allons aux expédients Eh bien! Madame, je n'insisterai plus; mais oserais-je vous demander un moment d'entretien secret? Léontine. - Seigneur, je suis fâchée des efforts inutiles que vous allez faire; puisque vous le voulez pourtant, j'y consens. Phocion, à Agis. - Daignez vous éloigner pour un instant. Scène VI Léontine, Phocion Phocion, à part, les premiers mots. - Puisse l'amour favoriser mon artifice! Puisque vous ne pouvez, Madame, vous rendre à la prière que je vous ai faite, il n'est plus question de vous en presser; mais peut-être m'accorderez-vous une autre grâce, c'est de vouloir bien me donner un conseil qui va décider de tout le repos de ma vie. Léontine. - Celui que je vous donnerai, Seigneur, c'est d'attendre Hermocrate, il est meilleur à consulter que moi. Phocion. - Non, Madame, dans cette occasion-ci, vous me convenez encore mieux que lui. J'ai besoin d'une raison moins austère que compatissante; j'ai besoin d'un caractère de coeur qui tempère sa sévérité d'indulgence, et vous êtes d'un sexe chez qui ce doux mélange se trouve plus sûrement que dans le nôtre; ainsi, Madame, écoutez-moi, je vous en conjure par tout ce que vous avez de bonté. Léontine. - Je ne sais ce que présage un pareil discours, mais la qualité d'étranger exige des égards; ainsi parlez, je vous écoute. Phocion. - Il y a quelques jours que, traversant ces lieux en voyageur, je vis près d'ici une dame qui se promenait, et qui ne me vit point; il faut que je vous la peigne, vous la reconnaÃtrez peut-être, et vous en serez mieux au fait de ce que j'ai à vous dire. Sa taille, sans être grande, est pourtant majestueuse, je n'ai vu nulle part un air si noble; c'est, je crois, la seule physionomie du monde où l'on voie les grâces les plus tendres s'allier, sans y rien perdre, à l'air le plus imposant, le plus modeste, et peut-être le plus austère. On ne saurait s'empêcher de l'aimer, mais d'un amour timide, et comme effrayé du respect qu'elle imprime; elle est jeune, non de cette jeunesse étourdie qui m'a toujours déplu, qui n'a que des agréments imparfaits, et qui ne sait encore qu'amuser les yeux, sans mériter d'aller au coeur non, elle est dans cet âge vraiment aimable, qui met les grâces dans toutes leurs forces, où l'on jouit de tout ce que l'on est, dans cet âge où l'âme, moins dissipée, ajoute à la beauté des traits un rayon de la finesse qu'elle a acquise. Léontine, embarrassée. - Je ne sais de qui vous parlez, Seigneur, cette dame-là m'est inconnue, et c'est sans doute un portrait trop flatteur. Phocion. - Celui que j'en garde dans mon coeur est mille fois au-dessus de ce que je vous peins là , Madame. Je vous ai dit que je passais pour aller plus loin; mais cet objet m'arrêta, et je ne le perdis point de vue, tant qu'il me fut possible de le voir. Cette dame s'entretenait avec quelqu'un, elle souriait de temps en temps, et je démêlais dans ses gestes je ne sais quoi de doux, de généreux et d'affable, qui perçait à travers un maintien grave et modeste. Léontine, à part. - De qui parle-t-il? Phocion. - Elle se retira bientôt après, et rentra dans une maison que je remarquai. Je demandai qui elle était, et j'appris qu'elle est la soeur d'un homme célèbre et respectable. Léontine, à part. - Où suis-je? Phocion. - Qu'elle n'est point mariée, et qu'elle vit avec ce frère dans une retraite dont elle préfère l'innocent repos au tumulte du monde toujours méprisé des âmes vertueuses et sublimes; enfin, tout ce que j'en appris ne fut qu'un éloge, et ma raison même, autant que mon coeur, acheva de me donner pour jamais à elle. Léontine, émue. - Seigneur, dispensez-moi d'écouter le reste, je ne sais ce que c'est que l'amour, et je vous conseillerais mal sur ce que je n'entends point. Phocion. - De grâce, laissez-moi finir, et que ce mot d'amour ne vous rebute point; celui dont je vous parle ne souille point mon coeur, il l'honore, c'est l'amour que j'ai pour la vertu qui allume celui que j'ai pour cette dame; ce sont deux sentiments qui se confondent ensemble; et si j'aime, si j'adore cette physionomie si aimable que je lui trouve, c'est que mon âme y voit partout l'image des beautés de la sienne. Léontine. - Encore une fois, Seigneur, souffrez que je vous quitte; on m'attend, et il y a longtemps que nous sommes ensemble. Phocion. - J'achève, Madame. Pénétré des mouvements dont je vous parle, je promis avec transport de l'aimer toute ma vie, et c'était promettre de consacrer mes jours au service de la vertu même. Je résolus ensuite de parler à son frère, d'en obtenir le bonheur de passer quelque temps chez lui, sous prétexte de m'instruire, et là , d'employer auprès d'elle tout ce que l'amour, le respect et l'hommage ont de plus soumis, de plus industrieux et de plus tendre, pour lui prouver une passion dont je remercie les dieux, comme d'un présent inestimable. Léontine, à part. - Quel piège! et comment en sortir? Phocion. - Ce que j'avais résolu, je l'ai exécuté; je me suis présenté pour parler à son frère il était absent, et je n'ai trouvé qu'elle, que j'ai vainement conjurée d'appuyer ma demande, qui l'a rejetée, et qui m'a mis au désespoir. Figurez-vous, Madame, un coeur tremblant et confondu devant elle, dont elle a sans doute aperçu la tendresse et la douleur, et qui du moins espérait de lui inspirer une pitié généreuse; tout m'est refusé, Madame; et dans cet état accablant, c'est à vous à qui j'ai recours, je me jette à vos genoux, et je vous confie mes plaintes. Il se jette à genoux. Léontine. - Que faites-vous, Seigneur? Phocion. - J'implore vos conseils et votre secours auprès d'elle. Léontine. - Après ce que je viens d'entendre, c'est aux dieux à qui j'en demande moi-même. Phocion. - L'avis des dieux est dans votre coeur, croyez-en ce qu'il vous inspire. Léontine. - Mon coeur! ô ciel! c'est peut-être l'ennemi de mon repos que vous voulez que je consulte. Phocion. - Et serez-vous moins tranquille, pour être généreuse? Léontine. - Ah! Phocion, vous aimez la vertu, dites-vous; est-ce l'aimer que de venir la surprendre? Phocion. - Appelez-vous la surprendre, que l'adorer? Léontine. - Mais enfin, quels sont vos desseins? Phocion. - Je vous ai consacré ma vie, j'aspire à l'unir à la vôtre; ne m'empêchez pas de le tenter, souffrez-moi quelques jours ici seulement, c'est à présent la seule grâce qui soit l'objet de mes souhaits; et si vous me l'accordez, je suis sûr d'Hermocrate. Léontine. - Vous souffrir ici, vous qui m'aimez! Phocion. - Eh! qu'importe un amour qui ne fait qu'augmenter mon respect?... Léontine. - Un amour vertueux peut-il exiger ce qui ne l'est pas? Quoi! voulez-vous que mon coeur s'égare? Que venez-vous faire ici, Phocion? Ce qui m'arrive est-il concevable? Quelle aventure! ô ciel! quelle aventure! Faudra-t-il que ma raison y périsse? Faudra-t-il que je vous aime, moi qui n'ai jamais aimé? Est-il temps que je sois sensible? Car enfin vous me flattez en vain; vous êtes jeune, vous êtes aimable, et je ne suis plus ni l'un ni l'autre. Phocion. - Quel étrange discours! Léontine. - Oui, Seigneur, je l'avoue, un peu de beauté, dit-on, m'était échue en partage; la nature m'avait départi quelques charmes que j'ai toujours méprisés. Peut-être me les faites-vous regretter! Je le dis à ma honte mais ils ne sont plus, ou le peu qui m'en reste va se passer bientôt. Phocion. - Eh! de quoi sert ce que vous dites là , Léontine? Convaincrez-vous mes yeux de ce qui n'est pas? Espérez-vous me persuader avec ces grâces? Avez-vous pu jamais être plus aimable? Léontine. - Je ne suis plus ce que j'étais. Phocion. - Tranchons là -dessus, Madame, ne disputons plus. Oui, j'y consens, toute charmante que vous êtes, votre jeunesse va se passer, et je suis dans la mienne; mais toutes les âmes sont du même âge. Vous savez ce que je vous demande; je vais en presser Hermocrate, et je mourrai de douleur si vous ne m'êtes pas favorable. Léontine. - Je ne sais encore ce que je dois faire. Voici Hermocrate qui vient, et je vous servirai, en attendant que je me détermine. Scène VII Hermocrate, Agis, Phocion, Léontine, Arlequin Hermocrate, à Agis. - Est-ce là le jeune étranger dont vous me parlez? Agis. - Oui, Seigneur, c'est lui-même. Arlequin. - C'est moi qui ai eu l'honneur de lui parler le premier, et je lui ai toujours fait vos compliments en attendant votre arrivée. Léontine. - Vous voyez, Hermocrate, le fils de l'illustre Phocion, que son estime pour vous amène ici; il aime la sagesse, et voyage pour s'instruire; quelques-uns de vos pareils se sont fait un plaisir de le recevoir quelque temps chez eux; il attend de vous le même accueil; il le demande avec un empressement qui mérite qu'on s'y rende; j'ai promis de vous y engager, je le fais, et je vous laisse ensemble... Ah! Agis. - Et si mon suffrage vaut quelque chose, je le joins à celui de Léontine, Seigneur. Agis s'en va. Arlequin. - Et moi, j'y ajoute ma voix par-dessus le marché. Hermocrate, regardant Phocion. - Que vois-je? Phocion. - Je regarde comme des bienfaits ces instances qu'on vous fait pour moi, Seigneur; jugez de ma reconnaissance pour vous, si elles ne sont pas inutiles. Hermocrate. - Je vous rends grâces, Seigneur, de l'honneur que vous me faites un disciple tel que vous ne me paraÃt pas avoir besoin d'un maÃtre qui me ressemble; cependant, pour en mieux juger, j'aurais confidemment quelques questions à vous faire. A Arlequin. Retire-toi. Scène VIII Hermocrate, Phocion Hermocrate. - Ou je me trompe, Seigneur, ou vous ne m'êtes pas inconnu. Phocion. - Moi, Seigneur? Hermocrate. - Ce n'est pas sans raison que j'ai voulu vous parler en secret; j'ai des soupçons dont l'éclaircissement ne demande point d'éclat; et c'est à vous à qui je l'épargne. Phocion. - Quels sont donc ces soupçons? Hermocrate. - Vous ne vous appelez point Phocion. Phocion, à part. - Il se ressouvient de la forêt. Hermocrate. - Celui dont vous prenez le nom est actuellement à Athènes, je l'apprends par une lettre de Mermécides. Phocion. - Ce peut être quelqu'un qui se nomme comme moi. Hermocrate. - Ce n'est pas là tout; c'est que ce nom supposé est la moindre erreur où vous voulez nous jeter. Phocion. - Je ne vous entends point, Seigneur. Hermocrate. - Cet habit-là n'est pas le vôtre, avouez-le, Madame, je vous ai vue ailleurs. Phocion, affectant d'être surprise. - Vous dites vrai, Seigneur. Hermocrate. - Les témoins, comme vous voyez, n'étaient pas nécessaires, du moins ne rougissez-vous que devant moi. Phocion. - Si je rougis, je ne me rends pas justice, Seigneur; et c'est un mouvement que je désavoue; le déguisement où je suis n'enveloppe aucun projet dont je doive être confuse. Hermocrate. - Moi, qui entrevois ce projet, je n'y vois cependant rien de si convenable à l'innocence des moeurs de votre sexe, rien dont vous puissiez vous applaudir; l'idée de venir m'enlever Agis, mon élève, d'essayer sur lui de dangereux appas, de jeter dans son coeur un trouble presque toujours funeste, cette idée-là , ce me semble, n'a rien qui doive vous dispenser de rougir, Madame. Phocion. - Agis? qui? ce jeune homme qui vient de paraÃtre ici? Sont-ce là vos soupçons? Ai-je rien en moi qui les justifie? Est-ce ma physionomie qui vous les inspire, et les mérite-t-elle? Et faut-il que ce soit vous qui me fassiez cet outrage? Faut-il que des sentiments tels que les miens me l'attirent? Et les dieux, qui savent mes desseins, ne me le devaient-ils pas épargner? Non, Seigneur, je ne viens point ici troubler le coeur d'Agis; tout élevé qu'il est par vos mains, tout fort qu'il est de la sagesse de vos leçons, ce déguisement pour lui n'eût pas été nécessaire; si je l'aimais, j'en aurais espéré la conquête à moins de frais, il n'aurait fallu que me montrer peut-être, que faire parler mes yeux son âge et mes faibles appas m'auraient fait raison de son coeur. Mais ce n'est pas à lui à qui le mien en veut; celui que je cherche est plus difficile à surprendre, il ne relève point du pouvoir de mes yeux, mes appas ne feront rien sur lui; vous voyez que je ne compte point sur eux, que je n'en fais pas ma ressource; je ne les ai pas mis en état de plaire; et je les cache sous ce déguisement parce qu'ils me seraient inutiles. Hermocrate. - Mais ce séjour que vous voulez faire chez moi, Madame, qu'a-t-il de commun avec vos desseins, si vous ne songez pas à Agis? Phocion. - Eh quoi! toujours Agis! Eh! Seigneur, épargnez à votre vertu le regret d'avoir offensé la mienne; n'abusez point contre moi des apparences d'une aventure peut-être encore plus louable qu'innocente, que vous me voyez soutenir avec un courage qui doit étonner vos soupçons, et dont j'ose attendre votre estime, quand vous en saurez les motifs. Ne me parlez donc plus d'Agis; je ne songe point à lui, je le répète en voulez-vous des preuves incontestables? Elles ne ménageront point la fierté de mon sexe; mais je n'en apporte ici ni la vanité ni l'industrie j'y viens avec un orgueil plus noble que le sien, vous le verrez, Seigneur. Il s'agit à présent de vos soupçons, et deux mots vont les détruire. Celui que j'aime veut-il me donner sa main? voilà la mienne. Agis n'est point ici pour accepter mes offres. Hermocrate. - Je ne sais donc plus à qui elles s'adressent. Phocion. - Vous le savez, Seigneur, et je viens de vous le dire; je ne m'expliquerais pas mieux en nommant Hermocrate. Hermocrate. - Moi! Madame? Phocion. - Vous êtes instruit, Seigneur. Hermocrate, déconcerté. - Je le suis en effet, et ne reviens point du trouble où ce discours me jette moi, l'objet des mouvements d'un coeur tel que le vôtre! Phocion. - Seigneur, écoutez-moi; j'ai besoin de me justifier après l'aveu que je viens de faire. Hermocrate. - Non, Madame, je n'écoute plus rien, toute justification est inutile, vous n'avez rien à craindre de mes idées; calmez vos inquiétudes là -dessus; mais, de grâce, laissez-moi. Suis-je fait pour être aimé? Vous attaquez une âme solitaire et sauvage, à qui l'amour est étranger; ma rudesse doit rebuter votre jeunesse et vos charmes, et mon coeur en un mot ne pourrait rien pour le vôtre. Phocion. - Eh! je ne lui demande point de partager mes sentiments, je n'ai nul espoir; et si j'en ai, je le désavoue mais souffrez que j'achève. Je vous ai dit que je vous aime, voulez-vous que je reste en proie à l'injure que me ferait ce discours-là , si je ne m'expliquais pas? Hermocrate. - Mais la raison me défend d'en entendre davantage. Phocion. - Mais ma gloire et ma vertu, que je viens de compromettre, veulent que je continue. Encore une fois, Seigneur, écoutez-moi. Vous paraÃtre estimable est le seul avantage où j'aspire, le seul salaire dont mon coeur soit jaloux qu'est-ce qui vous empêcherait de m'entendre? Je n'ai rien de redoutable que des charmes humiliés par l'aveu que je vous fais, qu'une faiblesse que vous méprisez, et que je vous apporte à combattre. Hermocrate. - J'aimerais encore mieux l'ignorer. Phocion. - Oui, Seigneur, je vous aime; mais ne vous y trompez pas, il ne s'agit pas ici d'un penchant ordinaire; cet aveu que je vous fais, il ne m'échappe point, je le fais exprès ce n'est point à l'amour à qui je l'accorde, il ne l'aurait jamais obtenu; c'est à ma vertu même à qui je le donne. Je vous dis que je vous aime, parce que j'ai besoin de la confusion de le dire; parce que cette confusion aidera peut-être à me guérir; parce que je cherche à rougir de ma faiblesse pour la vaincre je viens affliger mon orgueil pour le révolter contre vous. Je ne vous dis point que je vous aime, afin que vous m'aimiez; c'est afin que vous m'appreniez à ne plus vous aimer moi-même. Haïssez, méprisez l'amour, j'y consens; mais faites que je vous ressemble. Enseignez-moi à vous ôter de mon coeur, défendez-moi de l'attrait que je vous trouve. Je ne demande point d'être aimée, il est vrai, mais je désire de l'être; ôtez-moi ce désir; c'est contre vous-même que je vous implore. Hermocrate. - Eh bien! Madame, voici le secours que je vous donne; je ne veux point vous aimer que cette indifférence-là vous guérisse, et finissez un discours où tout est poison pour qui l'écoute. Phocion. - Grands dieux! à quoi me renvoyez-vous? à une indifférence que j'ai bien prévue. Est-ce ainsi que vous répondez au généreux courage avec lequel je vous expose ma situation? Le sage ne l'est-il au profit de personne? Hermocrate. - Je ne le suis point, Madame. Phocion. - Eh bien! soit; mais laissez-moi le temps de vous trouver des défauts, et souffrez que je continue. Hermocrate, toujours ému. - Que m'allez-vous dire encore? Phocion. - Ecoutez-moi. J'avais entendu parler de vous; tout le public est plein de votre nom. Hermocrate. - Passons, de grâce, Madame. Phocion. - Excusez ces traits d'un coeur qui se plaÃt à louer ce qu'il aime. Je m'appelle Aspasie; et ce fut dans ces solitudes où je vivais comme vous, maÃtresse de moi-même, et d'une fortune assez grande, avec l'ignorance de l'amour, avec le mépris de tous les efforts qu'on faisait pour m'en inspirer. Hermocrate. - Que ma complaisance est ridicule! Phocion. - Ce fut donc dans ces solitudes où je vous rencontrai, vous promenant aussi bien que moi; je ne savais qui vous étiez d'abord, cependant, en vous regardant, je me sentis émue; il semblait que mon coeur devinait Hermocrate. Hermocrate. - Non, je ne saurais plus supporter ce récit. Au nom de cette vertu que vous chérissez, Aspasie, laissons là ce discours; abrégeons, quels sont vos desseins? Phocion. - Ce récit vous paraÃt frivole, il est vrai; mais le soin de rétablir ma raison ne l'est pas. Hermocrate. - Mais le soin de garantir la mienne doit m'être encore plus cher; tout sauvage que je suis, j'ai des yeux, vousQuitterle système actuel. Itinéraires Où et quand partir ? J'ai 19 ans (certains diront que c'est trop jeune et que je suis en pleine crise d'adolescence ) , j'ai eu mon baccalauréat l'année
AuteurMessageMacberniepromeneurNombre de messages 5Date d'inscription 05/04/2006Sujet *** Proposition de PNA + EC *** Sam 8 Avr à 1201 Salut a vous membres de l'alliance asimov ! Je suis Macbernie, dirigeant de l'alliance ...MZ... .Nous vous proposons un PNA + EC entre nos 2 peut si vous etes daccord évoluer en Pacte total ! Quelques mots sur nousNous comptons actuellement 22 membres + une wing de 13 membres la ..MZW..600 000 points soit une moyenne de 25 000 points par 190 en pointsclassé 200 en vaisseauxclassé 75 en recherchesVoila, dites nous votre réponse sur ce meme topic. Merci tamagoambassadeurNombre de messages 58Date d'inscription 01/02/2006Sujet Re *** Proposition de PNA + EC *** Sam 8 Avr à 1503 salut a toipour moi c ok pour une PNA + EC ou PACTE TOTAL c'est comme tu veutmaintenant fo voir si notre chef et d'accord mais je pense que c bon_________________Destructionfaitte gaffe le destructeur est dans la placeAmbassadeur de l'alliance ASIMOV MacberniepromeneurNombre de messages 5Date d'inscription 05/04/2006Sujet Re *** Proposition de PNA + EC *** Sam 8 Avr à 1550 Ok pour un pacte total alors J'attend la confirmation de ton chef et c'est Ok napoleon IfondateurNombre de messages 82Localisation france metzDate d'inscription 10/02/2006Sujet Re *** Proposition de PNA + EC *** Sam 8 Avr à 1601 alors je en sait pas mais si je rigole un pacte total avec votre alliance pas de probleme pour ca alors on va mettre sa sur la page merci napoleon I_________________napoleon I a bas la république et vive l'Empire riddicksCrazy FlooderNombre de messages 416Date d'inscription 02/02/2006 PredtechCrazy FlooderNombre de messages 651Localisation à la chasseDate d'inscription 02/02/2006Sujet Re *** Proposition de PNA + EC *** Sam 8 Avr à 1837 on sert peut etre à empécher les ally avec qui on a fé des pactes de les ataker...enfin si c le cas et aussi qu'on a à peu près le meme niveau_________________Qaund je m'équipe de mon Awu'asa, c'est pour Thei-de et aller à la Kv'var. Le Cetanu me protège de la Bpi-de. Je suis sans H'chak et sans H'dlak. J'attaque mes proies avec mes Ki'cti-pa et ma Ki its-pa, je sais aussi me battre au Jehdin Jehdin. MacberniepromeneurNombre de messages 5Date d'inscription 05/04/2006Sujet Re *** Proposition de PNA + EC *** Lun 10 Avr à 1054 C'est ok tamagoambassadeurNombre de messages 58Date d'inscription 01/02/2006Sujet Re *** Proposition de PNA + EC *** Lun 10 Avr à 1702 ouai_________________Destructionfaitte gaffe le destructeur est dans la placeAmbassadeur de l'alliance ASIMOV PredtechCrazy FlooderNombre de messages 651Localisation à la chasseDate d'inscription 02/02/2006Sujet Re *** Proposition de PNA + EC *** Lun 10 Avr à 2204 manque juste le fondateur, allez Napoleon ! _________________Qaund je m'équipe de mon Awu'asa, c'est pour Thei-de et aller à la Kv'var. Le Cetanu me protège de la Bpi-de. Je suis sans H'chak et sans H'dlak. J'attaque mes proies avec mes Ki'cti-pa et ma Ki its-pa, je sais aussi me battre au Jehdin Jehdin. riddicksCrazy FlooderNombre de messages 416Date d'inscription 02/02/2006 PredtechCrazy FlooderNombre de messages 651Localisation à la chasseDate d'inscription 02/02/2006Sujet Re *** Proposition de PNA + EC *** Mar 11 Avr à 1708 et où çà ? tu me cache des choses là _________________Qaund je m'équipe de mon Awu'asa, c'est pour Thei-de et aller à la Kv'var. Le Cetanu me protège de la Bpi-de. Je suis sans H'chak et sans H'dlak. J'attaque mes proies avec mes Ki'cti-pa et ma Ki its-pa, je sais aussi me battre au Jehdin Jehdin. napoleon IfondateurNombre de messages 82Localisation france metzDate d'inscription 10/02/2006Sujet Re *** Proposition de PNA + EC *** Jeu 13 Avr à 2037 je dit oui et ne me faite plus chier pour les pactes et bien tamago le fait tous seule et si il a un prb et bienil me le dit sur msn ou au bahu alors pas de bille pour sanapoleon I_________________napoleon I a bas la république et vive l'Empire riddicksCrazy FlooderNombre de messages 416Date d'inscription 02/02/2006 PredtechCrazy FlooderNombre de messages 651Localisation à la chasseDate d'inscription 02/02/2006Sujet Re *** Proposition de PNA + EC *** Sam 15 Avr à 013 daccord avec toi napoleon, mé quelqu'un avais dit que c'était à toi de régler ces choses là, je sait pu qui c'était _________________Qaund je m'équipe de mon Awu'asa, c'est pour Thei-de et aller à la Kv'var. Le Cetanu me protège de la Bpi-de. Je suis sans H'chak et sans H'dlak. J'attaque mes proies avec mes Ki'cti-pa et ma Ki its-pa, je sais aussi me battre au Jehdin Jehdin. MacberniepromeneurNombre de messages 5Date d'inscription 05/04/2006Sujet Re *** Proposition de PNA + EC *** Mar 18 Avr à 2148 Je voudrais savoir le nom ingame du fondateur & dirigeant de votre alliance svpAfin de lui faire une demande de pote ! Merci PredtechCrazy FlooderNombre de messages 651Localisation à la chasseDate d'inscription 02/02/2006Sujet Re *** Proposition de PNA + EC *** Mar 18 Avr à 2149 Napoleon I_________________Qaund je m'équipe de mon Awu'asa, c'est pour Thei-de et aller à la Kv'var. Le Cetanu me protège de la Bpi-de. Je suis sans H'chak et sans H'dlak. J'attaque mes proies avec mes Ki'cti-pa et ma Ki its-pa, je sais aussi me battre au Jehdin Jehdin. napoleon IfondateurNombre de messages 82Localisation france metzDate d'inscription 10/02/2006Sujet Re *** Proposition de PNA + EC *** Mer 19 Avr à 1915 ses bon il ma fait lma demande et j'ai accepter alors on pourra parler plus vite du coup je lui est deja parler de l'attaque des I a bas la république et vive l'Empire MacberniepromeneurNombre de messages 5Date d'inscription 05/04/2006Sujet Re *** Proposition de PNA + EC *** Mer 19 Avr à 2007 Ok j'ai lu ton message a te parler sur msn !Ajoute moi stp nuage_sombre Contenu sponsorisé *** Proposition de PNA + EC ***
Asrieldans sa forme de fleur, Flowey. Quelque temps plus tard, Alphys, pour ses expérimentations, injecta de la détermination dans la première fleur dorée à avoir éclos dans le jardin, juste avant que la reine ne s'en aille. Les expériences initiales sur la fleur semblant infructueuses, Alphys avait rendu l'échantillon à Asgore. Une fois la fleur replantée,
Hey!Je l'attrape pars la main il s'assoit à côté de moiMoi dit moi mon coeur?Alioune je veux qu'on se marie d'ici quelque mois insha Allah😱😱😱😱😱😱Je suis restée choquer rien sortais de ma bouche! Alioune t'est choquerMoi heu oui sa fait depuis hier tu voisAlioune je sais, et je sais aussi que ta peur que je te fasse du mal que ta peur du mariage à cause de ce pd mais je veux faire ma vie avec toi Ouma, fonder une famille et être tranquille tu voisMoi ouiAlioune donc si sa te dit je te force pas quand t'est prête j'irai voire ta famille, déjà pour arranger les choses avec ton frère et ta sœur et ensuit pour demander ta mainMoi...Alioune je sais c'est trop rapide Moi non on ce connais déjà assez, je connais ta famille et toi la mienne. Je veux aussi faire les choses bien, la première fois c'est à cause de moi si on c'est pas marié je repousser la chose pars peur, parce que j'étais jeune et immature mais je le veux je veux être avec toi faire ma vie avec toi et notre bébéAlioune sérieux😳😳😳😳Moi bah oui tu penser j'allais dire nonAlioune non que c'était rapide Moi du tous d'ici une semaine j'en parle vraiment à mon frère et ma soeur et après on fait un repas pour arranger les choses entre vous Alioune sa me vaMoi d'accord😊. Attend j'arrive j'ai envie de te faire des bisous laAlioune okJe pars dans la salle de bain mais pas de Mylan, je me débarbouille, je prend une brosse neuf et je me brosse les dents et je retourne au salon, je m'assoie sur luiMoi bebe y a deux salle de bainAlioune ouiMoi ah okIl me prend pars le coup il me smack et on s'embrasse pendant plusieurs minutes et on se relâche. Il reste coller son front au miens et dit Alioune putain c'est réel Moi quoi?Alioune je suis de nouveau avec toi? J'ai toujours attendu de ce momentMoi moi aussi. On a juste retarder la chose mais s'alliait arrivée Alioune je t'aime tellement Moi moi aussi ma vie❤️On se fait des bisous et tous on voulait plus se lâcher, on se regarde et ce contemple c'est lui que j'aime et que j'ai toujours aimer je peux pas aimer plus que lui😩. Je prend son visage entre mes mains, il me fait des bisous dans le coup et commence à descendre quand on entend un gros boom! On c'est direct relâcher, j'ai carrément oublier qu'on été pas seul il me smack et ce lève Moi soit pas trop durAlioune sa fait une heure il ce lave les mains le petit tu me dit soit pas trop dureMoi t'est trop un sauvage Alioune 😒😒Il part dans la salle de bain, je le suis aussi et qu'on j'arrive je me suis dit c'est un prank??? Y avait de l'eau partout!!! Et Mylan était tous mouiller en dirais il venait de ce doucher😭😭. Il était en larmes, Alioune lui met une fessé et il vient vers moi en pleurantSOISSOIT SOIENT ->Verbe être. - verbe être au subjonctif présent : que je sois, que tu sois, qu'il/elle soit, qu'ils/qu'elles soient. Ex : Que tu sois blond, qu' elle soit rouquine, ou qu' ils soient bruns, tous les humains ressentent les mêmes choses. - Sois : verbe être à l'impératif présent, deuxième personne du singulier.
Voltaire Contes en vers et en prose II Le Blanc et le noir Tout le monde... Tout le monde dans la province de Candahar connaÃt l'aventure du jeune Rustan. Il était fils unique d'un mirza du pays c'est comme qui dirait marquis parmi nous, ou baron chez les Allemands. Le mirza son père avait un bien honnête. On devait marier le jeune Rustan à une demoiselle, ou mirzasse de sa sorte. Les deux familles le désiraient passionnément. Il devait faire la consolation de ses parents, rendre sa femme heureuse, et l'être avec elle. Mais par malheur il avait vu la princesse de Cachemire à la foire de Kaboul, qui est la foire la plus considérable du monde, et incomparablement plus fréquentée que celles de Bassora et d'Astrakan; et voici pourquoi le vieux prince de Cachemire était venu à la foire avec sa fille. Il avait perdu les deux plus rares pièces de son trésor l'une était un diamant gros comme le pouce, sur lequel sa fille était gravée par un art que les Indiens possédaient alors, et qui s'est perdu depuis; l'autre était un javelot qui allait de lui-même où l'on voulait ce qui n'est pas une chose bien extraordinaire parmi nous, mais qui l'était à Cachemire. Un faquir de Son Altesse lui vola ces deux bijoux; il les porta à la princesse. "Gardez soigneusement ces deux pièces, lui dit-il; votre destinée en dépend." Il partit alors, et on ne le revit plus. Le duc de Cachemire, au désespoir, résolut d'aller voir à la foire de Kaboul si de tous les marchands qui s'y rendent des quatre coins du monde il n'y en aurait pas un qui eût son diamant et son arme. Il menait sa fille avec lui dans tous ses voyages. Elle porta son diamant bien enfermé dans sa ceinture; mais pour le javelot, qu'elle ne pouvait si bien cacher, elle l'avait enfermé soigneusement à Cachemire dans son grand coffre de la Chine. Rustan et elle se virent à Kaboul; ils s'aimèrent avec toute la bonne foi de leur âge, et toute la tendresse de leur pays. La princesse, pour gage de son amour, lui donna son diamant, et Rustan lui promit à son départ de l'aller voir secrètement à Cachemire. Le jeune mirza avait deux favoris qui lui servaient de secrétaires, d'écuyers, de maÃtres d'hôtel et de valets de chambre. L'un s'appelait Topaze il était beau, bien fait, blanc comme une Circassienne, doux et serviable comme un Arménien, sage comme un Guèbre. L'autre se nommait Ebène c'était un nègre fort joli, plus empressé, plus industrieux que Topaze, et qui ne trouvait rien de difficile. Il leur communiqua le projet de son voyage. Topaze tâcha de l'en détourner avec le zèle circonspect d'un serviteur qui ne voulait pas lui déplaire; il lui représenta tout ce qu'il hasardait. Comment laisser deux familles au désespoir? comment mettre le couteau dans le coeur de ses parents? Il ébranla Rustan; mais Ebène le raffermit et leva tous ses scrupules. Le jeune homme manquait d'argent pour un si long voyage. Le sage Topaze ne lui en aurait pas fait prêter; Ebène y pourvut. Il prit adroitement le diamant de son maÃtre, en fit faire un faux tout semblable, qu'il remit à sa place, et donna le véritable en gage à un Arménien pour quelques milliers de roupies. Quand le marquis eut ses roupies, tout fut près pour le départ. On chargea un éléphant de son bagage; on monta à cheval. Topaze dit à son maÃtre "J'ai pris la liberté de vous faire des remontrances sur votre entreprise; mais, après avoir remontré, il faut obéir; je suis à vous, je vous aime, je vous suivrai jusqu'au bout du monde; mais consultons en chemin l'oracle qui est à deux parasanges d'ici." Rustan y consentit. L'oracle répondit "Si tu vas à l'orient, tu seras à l'occident." Rustan ne comprit rien à cette réponse. Topaze soutint qu'elle ne contenait rien de bon. Ebène, toujours complaisant, lui persuada qu'elle était très favorable. Il y avait encore un autre oracle dans Kaboul; ils y allèrent. L'oracle de Kaboul répondit en ces mots "Si tu possèdes, tu ne posséderas pas; si tu es vainqueur, tu ne vaincras pas; si tu es Rustan, tu ne le seras pas." Cet oracle parut encore plus inintelligible que l'autre. "Prenez garde à vous, disait Topaze. - Ne redoutez rien", disait Ebène; et ce ministre, comme on peut le croire, avait toujours raison auprès de son maÃtre, dont il encourageait la passion et l'espérance. Au sortir de Kaboul, on marcha par une grande forêt, on s'assit sur l'herbe pour manger, on laissa les chevaux paÃtre. On se préparait à décharger l'éléphant qui portait le dÃner et le service, lorsqu'on s'aperçut que Topaze et Ebène n'étaient plus avec la petite caravane. On les appelle; la forêt retentit des noms d'Ebène et de Topaze. Les valets les cherchent de tous côtés, et remplissent la forêt de leurs cris; ils reviennent sans avoir rien vu, sans qu'on leur ait répondu. "Nous n'avons trouvé, dirent-ils à Rustan, qu'un vautour qui se battait avec un aigle, et qui lui ôtait toutes ses plumes." Le récit de ce combat piqua la curiosité de Rustan; il alla à pied sur le lieu, il n'aperçut ni vautour ni aigle; mais il vit son éléphant, encore tout chargé de son bagage, qui était assailli par un gros rhinocéros. L'un frappait de sa corne, l'autre de sa trompe. Le rhinocéros lâcha prise à la vue de Rustan; on ramena son éléphant, mais on ne trouva plus les chevaux. "Il arrive d'étranges choses dans les forêts quand on voyage!" s'écriait Rustan. Les valets étaient consternés, et le maÃtre au désespoir d'avoir perdu à la fois ses chevaux, son cher nègre, et le sage Topaze, pour lequel il avait toujours de l'amitié, quoiqu'il ne fût jamais de son avis. L'espérance d'être bientôt aux pieds de la belle princesse de Cachemire le consolait, quand il rencontra un grand âne rayé, à qui un rustre vigoureux et terrible donnait cent coups de bâton. Rien n'est si beau, ni si rare, ni si léger à la course que les ânes de cette espèce. Celui-ci répondait aux coups redoublés du vilain par des ruades qui auraient pu déraciner un chêne. Le jeune mirza prit, comme de raison, le parti de l'âne, qui était une créature charmante. Le rustre s'enfuit en disant à l'âne "Tu me le payeras." L'âne remercia son libérateur en son langage, s'approcha, se laissa caresser, et caressa. Rustan monte dessus après avoir dÃné, et prend le chemin de Cachemire avec ses domestiques, qui suivent, les uns à pied, les autres montés sur l'éléphant. A peine était-il sur son âne que cet animal tourne vers Kaboul, au lieu de suivre la route de Cachemire. Son maÃtre a beau tourner la bride, donner des saccades, serrer les genoux, appuyer des éperons, rendre la bride, tirer à lui, fouetter à droite et à gauche, l'animal opiniâtre courait toujours vers Kaboul. Rustan suait, se démenait, se désespérait, quand il rencontra un marchand de chameaux qui lui dit "MaÃtre, vous avez là un âne bien malin qui vous mène où vous ne voulez pas aller; si vous voulez me le céder, je vous donnerai quatre de mes chameaux à choisir." Rustan remercia la Providence de lui avoir procuré un si bon marché. "Topaze avait grand tort, dit-il, de me dire que mon voyage serait malheureux." Il montre sur le plus beau chameau, les trois autres suivent; il rejoint sa caravane, et se voit dans le chemin de son bonheur. A peine a-t-il marché quatre parasanges qu'il est arrêté par un torrent profond, large et impétueux, qui roulait des rochers blanchis d'écume. Les deux rivages étaient des précipices affreux qui éblouissaient la vue et glaçaient le courage; nul moyen de passer, nul d'aller à droite ou à gauche. "Je commence à craindre, dit Rustan, que Topaze n'ait eu raison de blâmer mon voyage, et moi grand tort de l'entreprendre; encore, s'il était ici, il me pourrait donner quelques bons avis. Si j'avais Ebène, il me consolerait, et il trouverait des expédients; mais tout me manque." Son embarras était augmenté par la consternation de sa troupe la nuit était noire, on la passa à se lamenter. Enfin la fatigue et l'abattement endormirent l'amoureux voyageur. Il se réveille au point du jour, et voit un beau pont de marbre élevé sur le torrent d'une rive à l'autre. Ce furent des exclamations, des cris d'étonnement et de joie. "Est-il possible? est-ce un songe? quel prodige! quel enchantement! oserons-nous passer?" Toute la troupe se mettait à genoux, se relevait, allait au pont, baisait la terre, regardait le ciel, étendait les mains, posait le pied en tremblant, allait, revenait, était en extase; et Rustan disait "Pour le coup le ciel me favorise Topaze ne savait ce qu'il disait; les oracles étaient en ma faveur; Ebène avait raison; mais pourquoi n'est-il pas ici?" A peine la troupe fut-elle au-delà du torrent que voilà le pont qui s'abÃme dans l'eau avec un fracas épouvantable. "Tant mieux! tant mieux! s'écria Rustan; Dieu soit loué! le ciel soit béni! il ne veut pas que je retourne dans mon pays, où je n'aurais été qu'un simple gentilhomme; il veut que j'épouse ce que j'aime. Je serais prince de Cachemire; c'est ainsi qu'en possédant ma maÃtresse, je ne posséderai pas mon petit marquisat à Candahar. Je serai Rustan, et je ne le serai pas, puisque je deviendrai un grand prince voilà une grande partie de l'oracle expliquée nettement en ma faveur, le reste s'expliquera de même; je suis trop heureux. Mais pourquoi Ebène n'est-il pas auprès de moi? je le regrette mille fois plus que Topaze." Il avança encore quelques parasanges avec la plus grande allégresse; mais, sur la fin du jour, une enceinte de montagnes plus roides qu'une contrescarpe, et plus hautes que n'aurait été la tour de Babel si elle avait été achevée, barra entièrement la caravane saisie de crainte. Tout le monde s'écria "Dieu veut que nous périssions ici! il n'a brisé le pont que pour nous ôter tout espoir de retour; il n'a élevé la montagne que pour nous priver de tout moyen d'avancer. O Rustan! ô malheureux marquis! nous ne verrons jamais Cachemire, nous ne rentrons jamais dans la terre de Candahar." La plus cuisante douleur, l'abattement le plus accablant; succédaient dans l'âme de Rustan à la joie immodérée qu'il avait ressentie, aux espérances dont il s'était enivré. Il était bien loin d'interpréter les prophéties à son avantage. "O ciel! ô Dieu paternel! faut-il que j'aie perdu mon ami Topaze!" Comme il prononçait ces paroles en poussant de profonds soupirs, et en versant des larmes au milieu de ses suivants désespérés, voilà la base de la montagne qui s'ouvre, une longue galerie en voûte, éclairée de cent mille flambeaux, se présente aux yeux éblouis; et Rustan de s'écrier, et ses gens de se jeter à genoux, et de tomber d'étonnement à la renverse, et de crier "miracle!" et de dire "Rustan est le favori de Vitsnou, le bien-aimé de Brama; il sera le maÃtre du monde." Rustan le croyait, il était hors de lui, élevé au-dessus de lui-même. "Ah! Ebène, mon cher Ebène! où êtes-vous? que n'êtes-vous témoin de toutes ces merveilles! comment vous ai-je perdu? belle princesse de Cachemire, quand reverrai-je vos charmes?" Il avance avec ses domestiques, son éléphant, ses chameaux, sous la voûte de la montagne, au bout de laquelle il entre dans une prairie émaillée de fleurs et bordée de ruisseaux et au bout de la prairie ce sont des allées d'arbres à perte de vue; et au bout de ces allées, une rivière, le long de laquelle sont mille maisons de plaisance, avec des jardins délicieux. Il entend partout des concerts de voix et d'instruments; il voit des danses; il se hâte de passer un des ponts de la rivière; il demande au premier homme qu'il rencontre quel est ce beau pays. Celui auquel il s'adressait lui répondit "Vous êtes dans la province de Cachemire; vous voyez les habitants dans la joie et dans les plaisirs; nous célébrons les noces de notre belle princesse, qui va se marier avec le seigneur Barbabou, à qui son père l'a promise; que Dieu perpétue leur félicité!" A ces paroles Rustan tomba évanoui, et le seigneur cachemirien crut qu'il était sujet à l'épilepsie; il le fit porter dans sa maison, où il fut longtemps sans connaissance. On alla chercher les deux plus habiles médecins du canton; ils tâtèrent le pouls du malade, qui, ayant repris un peu ses esprits, poussait des sanglots, roulait les yeux, et s'écriait de temps en temps "Topaze, Topaze, vous aviez bien raison!" L'un des deux médecins dit au seigneur cachemirien "Je vois à son accent que c'est un jeune homme de Candahar, à qui l'air de ce pays ne vaut rien; il faut le renvoyer chez lui; je vois à ses yeux qu'il est devenu fou; confiez-le-moi, je le ramènerai dans sa patrie, et je le guérirai." L'autre médecin assura qu'il n'était malade que de chagrin, qu'il fallait le mener aux noces de la princesse, et le faire danser. Pendant qu'ils consultaient, le malade reprit ses forces; les deux médecins furent congédiés, et Rustan demeura tête à tête avec son hôte. "Seigneur, lui dit-il, je vous demande pardon de m'être évanoui devant vous; je sais que cela n'est pas poli; je vous supplie de vouloir bien accepter mon éléphant en reconnaissance des bontés dont vous m'avez honoré." Il lui conta ensuite toutes ses aventures, en se gardant bien de lui parler de l'objet de son voyage. "Mais, au nom de Vitsnou et de Brama, lui dit-il, apprenez-moi quel est cet heureux Barbabou qui épouse la princesse de Cachemire; pourquoi son père l'a choisi pour gendre, et pourquoi la princesse l'a accepté pour son époux. - Seigneur, lui dit le Cachemirien, la princesse n'a point du tout accepté Barbabou; au contraire, elle est dans les pleurs, tandis que toute la province célèbre avec joie son mariage; elle s'est enfermée dans la tour de son palais; elle ne veut voir aucune des réjouissances qu'on fait pour elle." Rustan, en entendant ces paroles, se sentit renaÃtre; l'éclat de ses couleurs, que la douleur avait flétries, reparut sur son visage. "Dites-moi, je vous prie, continua-t-il, pourquoi le prince de Cachemire s'obstine à donner sa fille à un Barbabou dont elle ne veut pas. - Voici le fait, répondit le Cachemirien. Savez-vous que notre auguste prince avait perdu un gros diamant et un javelot qui lui tenaient fort au coeur? - Ah! je le sais très bien, dit Rustan. - Apprenez donc, dit l'hôte, que notre prince, au désespoir de n'avoir point de nouvelles de ses deux bijoux, après les avoir fait longtemps chercher par toute la terre, a promis sa fille à quiconque lui rapporterait l'un ou l'autre. Il est venu un seigneur Barbabou qui était muni du diamant, et il épouse demain la princesse." Rustan pâlit, bégaya un compliment, prit congé de son hôte, et courut sur son dromadaire à la ville capitale où se devait faire la cérémonie. Il arrive au palais du prince; il dit qu'il a des choses importantes à lui communiquer; il demande une audience; on lui répond que le prince est occupé des préparatifs de la noce "C'est pour cela même, dit-il, que je veux lui parler." Il presse tant qu'il est introduit. "Monseigneur, dit-il, que Dieu couronne tous vos jours de gloire et de magnificence! votre gendre est un fripon. - Comment? un fripon! qu'osez-vous dire? est-ce ainsi qu'on parle à un duc de Cachemire du gendre qu'il a choisi? - Oui, un fripon, reprit Rustan; et pour le prouver à Votre Altesse, c'est que voici votre diamant que je vous rapporte." Le duc, tout étonné; confronta les deux diamants; et comme il ne s'y connaissait guère, il ne put dire quel était le véritable. "Voilà deux diamants, dit-il, et je n'ai qu'une fille; me voilà dans un étrange embarras!" Il fit venir Barbabou, et lui demanda s'il ne l'avait point trompé. Barbabou jura qu'il avait acheté son diamant d'un Arménien; l'autre ne disait pas de qui il tenait le sien, mais il proposa un expédient ce fut qu'il plût à Son Altesse de le faire combattre sur-le-champ contre son rival. "Ce n'est pas assez que votre gendre donne un diamant, disait-il; il faut aussi qu'il donne des preuves de valeur ne trouvez-vous pas bon que celui qui tuera l'autre épouse la princesse? - Très bon, répondit le prince, ce sera un fort beau spectacle pour la cour; battez-vous vite tous deux le vainqueur prendra les armes du vaincu, selon l'usage de Cachemire, et il épousera ma fille." Les deux prétendants descendent aussitôt dans la cour. Il y avait sur l'escalier une pie et un corbeau. Le corbeau criait "Battez-vous, battez-vous"; la pie "Ne vous battez pas". Cela fit rire le prince; les deux rivaux y prirent garde à peine ils commencent le combat; tous les courtisans faisaient un cercle autour d'eux. La princesse, se tenant toujours renfermée dans sa tour, ne voulut point assister à ce spectacle; elle était bien loin de se douter que son amant fût à Cachemire, et elle avait tant d'horreur pour Barbabou qu'elle ne voulait rien voir. Le combat se passa le mieux du monde; Barbabou fut tué roide, et le peuple en fut charmé, parce qu'il était laid, et que Rustan était fort joli c'est presque toujours ce qui décide de la faveur publique. Le vainqueur revêtit la cotte de mailles, l'écharpe et le casque du vaincu, et vint, suivi de toute la cour, au son des fanfares, se présenter sous les fenêtres de sa maÃtresse. Tout le monde criait "Belle princesse, venez voir votre beau mari qui a tué son vilain rival"; ses femmes répétaient ces paroles. La princesse mit par malheur la tête à la fenêtre, et voyant l'armure d'un homme qu'elle abhorrait, elle courut en désespérée à son coffre de la Chine, et tira le javelot fatal qui alla percer son cher Rustan au défaut de la cuirasse; il jeta un grand cri, et à ce cri la princesse crut reconnaÃtre la voix de son malheureux amant. Elle descend échevelée, la mort dans les yeux et dans le coeur. Rustan était déjà tombé tout sanglant dans les bras de son père. Elle le voit ô moment! ô vue! ô reconnaissance dont on ne peut exprimer ni la douleur, ni la tendresse, ni l'horreur! Elle se jette sur lui, elle l'embrasse "Tu reçois, lui dit-elle; les premiers et les derniers baisers de ton amante et de ta meurtrière." Elle retire le dard de la plaie, l'enfonce dans son coeur, et meurt sur l'amant qu'elle adore. Le père, épouvanté, éperdu, prêt à mourir comme elle, tâche en vain de la rappeler à la vie; elle n'était plus; il maudit ce dard fatal, le brise en morceaux, jette au loin ses deux diamants funestes; et, tandis qu'on prépare les funérailles de sa fille au lieu de son mariage, il fait transporter dans son palais Rustan ensanglanté, qui avait encore un reste de vie. On le porte dans un lit. La première chose qu'il voit aux deux côtés de ce lit mort, c'est Topaze et Ebène. Sa surprise lui rendit un peu de force. "Ah! cruels, dit-il, pourquoi m'avez-vous abandonné? Peut-être la princesse vivrait encore, si vous aviez été près du malheureux Rustan. - Je ne vous ai pas abandonné un seul moment, dit Topaze. - J'ai toujours été près de vous, dit Ebène. - Ah! que dites-vous? pourquoi insulter à mes derniers moments? répondit Rustan d'une voix languissante. - Vous pouvez m'en croire, dit Topaze; vous savez que je n'approuvai jamais ce fatal voyage dont je prévoyais les horribles suites. C'est moi qui étais l'aigle qui a combattu contre le vautour, et qu'il a déplumé; j'étais l'éléphant qui emportait le bagage pour vous forcer à retourner dans votre patrie; j'étais l'âne rayé qui vous ramenait malgré vous chez votre père; c'est moi, qui ai égaré vos chevaux; c'est moi qui ai formé le torrent qui vous empêchait de passer; c'est moi qui ai élevé la montagne qui vous fermait un chemin si funeste; j'étais le médecin qui vous conseillait l'air natal; j'étais la pie qui vous criait de ne point combattre. - Et moi, dit Ebène, j'étais le vautour qui a déplumé l'aigle, le rhinocéros qui donnait cent coups de corne à l'éléphant, le vilain qui battait l'âne rayé; le marchand qui vous donnait des chameaux pour courir à votre perte; j'ai bâti le pont sur lequel vous avez passé; j'ai creusé la caverne que vous avez traversée, je suis le médecin qui vous encourageait à marcher; le corbeau qui vous criait de vous battre. - Hélas! souviens-toi de oracles, dit Topaze Si tu vas à l'orient, tu seras à l'occident. - Oui, dit Ebène, on ensevelit ici les morts le visage tourné à l'occident l'oracle était clair, que ne l'as-tu compris? Tu as possédé, et tu ne possédais pas car tu avais le diamant, mais il était faux, et tu n'en savais rien. Tu es vainqueur, et tu meurs; tu es Rustan, et tu cesses de l'être tout a été accompli." Comme il parlait ainsi, quatre ailes blanches couvrirent le corps de Topaze, et quatre ailes noires celui d'Ebène. "Que vois-je?" s'écria Rustan. Topaze et Ebène répondirent ensemble "Tu vois tes deux génies. - Eh! messieurs, leur dit le malheureux Rustan, de quoi vous mêliez-vous? et pourquoi deux génies pour un pauvre homme? - C'est la loi, dit Topaze; chaque homme a ses deux génies, c'est Platon qui l'a dit le premier, et d'autre l'on répété ensuite; tu vois que rien n'est plus véritable moi qui te parle, je suis ton bon génie, et ma charge était de veiller auprès de toi jusqu'au dernier moment de ta vie; je m'en suis fidèlement acquitté. - Mais, dit le mourant, si ton emploi était de me servir, je suis donc d'une nature fort supérieure à la tienne; et puis comment oses-tu dire que tu es mon bon génie, quand tu m'as laissé tromper dans tout ce que j'ai entrepris, et que tu me laisses mourir, moi et ma maÃtresse, misérablement? - Hélas! c'était ta destinée, dit Topaze. - Si c'est la destinée qui fait tout, dit le mourant, à quoi un génie est-il bon? Et toi, Ebène, avec tes quatre ailes noires, tu es apparemment mon mauvais génie? - Vous l'avez dit, répondit Ebène. - Mais tu étais donc aussi le mauvais génie de ma princesse? - Non, elle avait le sien, et je l'ai parfaitement secondé. - Ah! maudit Ebène, si tu es si méchant, tu n'appartiens donc pas au même maÃtre que Topaze? vous avez été formés tous deux par deux principes différents, dont l'un est bon, et l'autre méchant de sa nature? - Ce n'est pas une conséquence, dit Ebène, mais c'est une grande difficulté. - Il n'est pas possible, reprit l'agonisant, qu'un être favorable ait fait un génie si funeste. - Possible ou non possible, repartit Ebène, la chose est comme je te le dis. - Hélas! dit Topaze, mon pauvre ami, ne vois-tu pas que ce coquin-là a encore la malice de te faire disputer pour allumer ton sang et précipiter l'heure de ta mort? - Va, je ne suis guère plus content de toi que de lui, dit le triste Rustan il avoue du moins qu'il a voulu me faire du mal; et toi, qui prétendais me défendre, tu ne m'as servi de rien. - J'en suis bien fâché, dit le bon génie. - Et moi aussi, dit le mourant; il y a quelque chose là -dessous que je ne comprends pas. - Ni moi non plus, dit le pauvre bon génie. - J'en serai instruit dans un moment, dit Rustan. - C'est ce que nous verrons, dit Topaze." Alors tout disparut. Rustan se retrouva dans la maison de son père, dont il n'était pas sorti, et dans son lit, où il avait dormi une heure. Il se réveille en sursaut, tout en sueur, tout égaré; il se tâte, il appelle, il crie, il sonne. Son valet de chambre, Topaze, accourt en bonnet de nuit, et tout en bâillant. "Suis-je mort, suis-je en vie? s'écria Rustan; la belle princesse de Cachemire en réchappera-t-elle?... - Monseigneur rêve-t-il? répondit froidement Topaze. - Ah! s'écriait Rustan, qu'est donc devenu ce barbare Ebène avec ses quatre ailes noires? c'est lui qui me fait mourir d'une mort si cruelle. - Monseigneur, je l'ai laissé là -haut, qui ronfle voulez-vous qu'on le fasse descendre? - Le scélérat! il y a six mois entiers qu'il me persécute; c'est lui qui me mena à cette fatale foire de Kaboul; c'est lui qui m'escamota le diamant que m'avait donné la princesse; il est seul la cause de mon voyage, de la mort de ma princesse, et du coup de javelot dont je meurs à la fleur de mon âge. - Rassurez-vous, dit Topaze; vous n'avez jamais été à Kaboul; il n'y a point de princesse de Cachemire; son père n'a jamais eu que deux garçons qui sont actuellement au collège. Vous n'avez jamais eu de diamant; la princesse ne peut être morte, puisqu'elle n'est pas née; et vous vous portez à merveille. - Comment! il n'est pas vrai que tu m'assistais à la mort dans le lit du prince de Cachemire? Ne m'as-tu pas avoué que, pour me garantir de tant de malheurs, tu avais été aigle, éléphant, âne rayé, médecin, et pie? - Monseigneur, vous avez rêvé tout cela nos idées ne dépendent pas plus de nous dans le sommeil que dans la veille. Dieu a voulu que cette file d'idées vous ai passé par la tête, pour vous donner apparemment quelque instruction dont vous ferez votre profit. - Tu te moques de moi, reprit Rustan; combien de temps ai-je dormi? - Monseigneur, vous n'avez encore dormi qu'une heure. - Eh bien! maudit raisonneur, comment veux-tu qu'en une heure de temps j'aie été à la foire de Kaboul il y a six mois, que j'en sois revenu, que j'aie fait le voyage de Cachemire, et que nous soyons morts, Barbabou, la princesse, et moi? - Monseigneur, il n'y a rien de plus aisé et de plus ordinaire, et vous auriez pu réellement faire le tour du monde, et avoir beaucoup plus d'aventures en bien moins de temps. "N'est-il pas vrai que vous pouvez lire en une heure l'abrégé de l'histoire des Perses, écrite par Zoroastre? cependant cet abrégé contient huit cent mille années. Tous ces événements passent sous vos yeux l'un après l'autre en une heure; or vous m'avouerez qu'il est aussi aisé à Brama de les resserrer tous dans l'espace d'une heure que de les étendre dans l'espace de huit cent mille années; c'est précisément la même chose. Figurez-vous que le temps tourne sur une roue dont le diamètre est infini. Sous cette roue immense sont une multitude innombrable de roues les unes dans les autres; celle du centre est imperceptible, et fait un nombre infini de tours précisément dans le même temps que la grande roue n'en achève qu'un. Il est clair que tous les événements, depuis le commencement du monde jusqu'à sa fin, peuvent arriver successivement en beaucoup moins de temps que la cent millième partie d'une seconde; et on peu dire même que la chose est ainsi. - Je n'y entends rien, dit Rustan. - Si vous voulez, dit Topaze, j'ai un perroquet qui vous le fera aisément comprendre. Il est né quelque temps avant le déluge, il a été dans l'arche; il a beaucoup vu; cependant il n'a encore qu'un an et demi il vous contera son histoire, qui est fort intéressante. - Allez vite chercher votre perroquet, dit Rustan; il m'amusera jusqu'à ce que je puisse me rendormir. - Il est chez ma soeur la religieuse, dit Topaze; je vais le chercher, vous en serez content; sa mémoire est fidèle, il conte simplement, sans chercher à montrer de l'esprit à tout propos, et sans faire; des phrases. - Tant mieux, dit Rustan, voilà comme j'aime les contes." On lui amena le perroquet, lequel parla ainsi. Mademoiselle Catherine Vadé n'a jamais pu trouver l'histoire du perroquet dans le portefeuille de feu son cousin Antoine Vadé, auteur de ce conte. C'est grand dommage, vu le temps auquel vivait ce perroquet. Jeannot et Colin Plusieurs personnes... Plusieurs personnes dignes de foi ont vu Jeannot et Colin à l'école dans la ville d'Issoire, en Auvergne, ville fameuse dans tout l'univers par son collège et par ses chaudrons. Jeannot était fils d'un marchand de mulets très renommé, et Colin devait le jour à un brave laboureur des environs, qui cultivait la terre avec quatre mulets, et qui, après avoir payé la taille, le taillon, les aides et gabelles, le sou pour livre, la capitation et les vingtièmes, ne se trouvait pas puissamment riche au bout de l'année. Jeannot et Colin étaient fort jolis pour des Auvergnats; ils s'aimaient beaucoup, et ils avaient ensemble de petites privautés, de petites familiarités, dont on se ressouvient toujours avec agrément quand on se rencontre ensuite dans le monde. Le temps de leurs études était sur le point de finir, quand un tailleur apporta à Jeannot un habit de velours à trois couleurs, avec une veste de Lyon de fort bon goût; le tout était accompagné d'une lettre à monsieur de La Jeannotière. Colin admira l'habit, et ne fut point jaloux; mais Jeannot prit un air de supériorité qui affligea Colin. Dès ce moment Jeannot n'étudia plus, se regarda au miroir, et méprisa tout le monde. Quelque temps après un valet de chambre arrive en poste, et apporte une seconde lettre à monsieur le marquis de La Jeannotière c'était un ordre de monsieur son père de faire venir monsieur son fils à Paris. Jeannot monta en chaise en tendant la main à Colin avec un sourire de protection assez noble. Colin sentit son néant, et pleura. Jeannot partit dans toute la pompe de sa gloire. Les lecteurs qui aiment à s'instruire doivent savoir que monsieur Jeannot le père avait acquis assez rapidement des biens immenses dans les affaires. Vous demandez comment on fait ces grandes fortunes? C'est parce qu'on est heureux. Monsieur Jeannot était bien fait, sa femme aussi, et elle avait encore de la fraÃcheur. Ils allèrent à Paris pour un procès qui les ruinait, lorsque la fortune, qui élève et qui abaisse les hommes à son gré, les présenta à la femme d'un entrepreneur des hôpitaux des armées, homme d'un grand talent, et qui pouvait se vanter d'avoir tué plus de soldats en un an que le canon n'en fait périr en dix. Jeannot plut à madame; la femme de Jeannot plut à monsieur. Jeannot fut bientôt de part dans l'entreprise; il entra dans d'autres affaires. Dès qu'on est dans le fil de l'eau, il n'y a qu'à se laisser aller; on fait sans peine une fortune immense. Les gredins, qui du rivage vous regardent voguer à pleines voiles; ouvrent des yeux étonnés; ils ne savent comment vous avez pu parvenir; ils vous envient au hasard, et font contre vous des brochures que vous ne lisez point. C'est ce qui arriva à Jeannot le père, qui fut bientôt monsieur de La Jeannotière, et qui ayant acheté un marquisat au bout de six mois, retira de l'école monsieur le marquis son fils, pour le mettre à Paris dans le beau monde. Colin, toujours tendre, écrivit une lettre de compliments à son ancien camarade; et lui fit ces lignes pour le congratuler. Le petit marquis ne lui fit point de réponse Colin en fut malade de douleur. Le père et la mère donnèrent d'abord un gouverneur au jeune marquis ce gouverneur, qui était un homme du bel air, et qui ne savait rien, ne put rien enseigner à son pupille. Monsieur voulait que son fils apprÃt le latin, madame ne le voulait pas. Ils prirent pour arbitre un auteur qui était célèbre alors par des ouvrages agréables. Il fut prié à dÃner. Le maÃtre de la maison commença par lui dire d'abord "Monsieur, comme vous savez le latin, et que vous êtes un homme de la cour... - Moi, monsieur, du latin! je n'en sais pas un mot, répondit le bel esprit, et bien m'en a pris; il est clair qu'on parle beaucoup mieux sa langue quand on ne partage pas son application entre elle et les langues étrangères. Voyez toutes nos dames, elles ont l'esprit plus agréable que les hommes; leurs lettres sont écrites avec cent fois plus de grâce; elles n'ont sur nous cette supériorité que parce qu'elles ne savent pas le latin. - Eh bien! n'avais-je pas raison? dit madame. Je veux que mon fils soit un homme d'esprit, qu'il réussisse dans le monde; et vous voyez bien que, s'il savait le latin, il serait perdu. Joue-t-on, s'il vous plaÃt, la comédie et l'opéra en latin? Plaide-t-on en latin quand on a un procès? Fait-on l'amour en latin?" Monsieur, ébloui de ces raisons, passa condamnation, et il fut conclu que le jeune marquis ne perdrait point son temps à connaÃtre Cicéron, Horace, et Virgile. "Mais qu'apprendra-t-il donc? car encore faut-il qu'il sache quelque chose; ne pourrait-on pas lui montrer un peu de géographie? - A quoi cela lui servira-t-il? répondit le gouverneur. Quand monsieur le marquis ira dans ses terres les postillons ne sauront-ils pas les chemins? ils ne l'égareront certainement pas. On n'a pas besoin d'un quart de cercle pour voyager, et on va très commodément de Paris en Auvergne, sans qu'il soit besoin de savoir sous quelle latitude on se trouve. - Vous avez raison, répliqua le père; mais j'ai entendu parler d'une belle science qu'on appelle, je crois, l'astronomie. - Quelle pitié! repartit le gouverneur; se conduit-on par les astres dans ce monde? et faudra-t-il que monsieur le marquis se tue à calculer une éclipse, quand il la trouve à point nommé dans l'almanach, qui lui enseigne de plus les fêtes mobiles, l'âge de la lune, et celui de toutes les princesses de l'Europe?" Madame fut entièrement de l'avis du gouverneur. Le petit marquis était au comble de la joie; le père était très indécis. "Que faudra-t-il donc apprendre à mon fils? disait-il. - A être aimable, répondit l'ami que l'on consultait; et s'il sait les moyens de plaire, il saura tout c'est un art qu'il apprendra chez madame sa mère, sans que ni l'un ni l'autre se donnent la moindre peine." Madame, à ce discours, embrassa le gracieux ignorant, et lui dit "On voit bien, monsieur, que vous êtes l'homme du monde le plus savant; mon fils vous devra toute son éducation je m'imagine pourtant qu'il ne serait pas mal qu'il sût un peu d'histoire. - Hélas! madame, à quoi cela est-il bon? répondit-il; il n'y a certainement d'agréable et d'utile que l'histoire du jour. Toutes les histoires anciennes, comme le disait un de nos beaux esprits, ne sont que des fables convenues; et pour les modernes; c'est un chaos qu'on ne peut débrouiller. Qu'importe à monsieur votre fils que Charlemagne ait institué les douze pairs de France, et que son successeur ait été bègue? - Rien n'est mieux dit! s'écria le gouverneur on étouffe l'esprit des enfants sous un amas de connaissances inutiles; mais de toutes les sciences la plus absurde, à mon avis, et celle qui est la plus capable d'étouffer toute espèce de génie, c'est la géométrie. Cette science ridicule a pour objet des surfaces, des lignes, et des points, qui n'existent pas dans la nature. On fait passer en esprit cent mille lignes courbes entre un cercle et une ligne droite qui le touche, quoique dans la réalité on n'y puisse pas passer un fétu. La géométrie, en vérité, n'est qu'une mauvaise plaisanterie." Monsieur et madame n'entendaient pas trop ce que le gouverneur voulait dire; mais ils furent entièrement de son avis. "Un seigneur comme monsieur le marquis, continua-t-il, ne doit pas se dessécher le cerveau dans ces vaines études. Si un jour il a besoin d'un géomètre sublime pour lever le plan de ses terres, il les fera arpenter pour son argent. S'il veut débrouiller l'antiquité de sa noblesse, qui remonte aux temps les plus reculés, il enverra chercher un bénédictin. Il en est de même de tous les arts. Un jeune seigneur heureusement né n'est ni peintre, ni musicien, ni architecte, ni sculpteur; mais il fait fleurir tous ces arts en les encourageant par sa magnificence. Il vaut sans doute mieux les protéger que de les exercer; il suffit que monsieur le marquis ait du goût; c'est aux artistes à travailler pour lui; et c'est en quoi on a très grande raison de dire que les gens de qualité j'entends ceux qui sont très riches savent tout sans avoir rien appris, parce qu'en effet ils savent à la longue juger de toutes les choses qu'ils commandent et qu'ils payent". L'aimable ignorant prit alors la parole, et dit "Vous avez très bien remarqué, madame, que la grande fin de l'homme est de réussir dans la société. De bonne foi, est-ce par les sciences qu'on obtient ce succès? S'est-on jamais avisé dans la bonne compagnie de parler de géométrie? Demande-t-on jamais à un honnête homme quel astre se lève aujourd'hui avec le soleil? S'informe-t-on à souper si Clodion le Chevelu passa le Rhin? - Non, sans doute, s'écria la marquise de La Jeannotière, que ses charmes avaient initiée quelquefois dans le beau monde; et monsieur mon fils ne doit point éteindre son génie par l'étude de tous ces fatras, mais enfin que lui apprendra-t-on? Car il est bon qu'un jeune seigneur puisse briller dans l'occasion, comme dit monsieur mon mari. Je me souviens d'avoir ouï dire à un abbé que la plus agréable des sciences était une chose dont j'ai oublié le nom, mais qui commence par un B. - Par un B, madame? ne serait-ce point la botanique? - Non, ce n'était point de botanique qu'il me parlait; elle commençait, vous dis-je, par un B, et finissait par un on. - Ah! j'entends, madame; c'est le blason c'est, à la vérité, une science fort profonde; mais elle n'est plus à la mode depuis qu'on a perdu l'habitude de faire peindre ses armes aux portières de son carrosse; c'était la chose du monde la plus utile dans un Etat bien policé. D'ailleurs, cette étude serait infinie il n'y a point aujourd'hui de barbier qui n'ait ses armoiries; et vous savez que tout ce qui devient commun est peu fêté." Enfin, après avoir examiné le fort et le faible des sciences, il fut décidé que monsieur le marquis apprendrait à danser. La nature, qui fait tout, lui avait donné un talent qui se développa bientôt avec un succès prodigieux c'était de chanter agréablement des vaudevilles. Les grâces de la jeunesse, jointes à ce don supérieur, le firent regarder comme le jeune homme de la plus grande espérance. Il fut aimé des femmes; et ayant la tête toute pleine de chansons, il en fit pour ses maÃtresses. Il pillait Bacchus et l'Amour dans un vaudeville, la nuit et le jour dans un autre, les charmes et les alarmes dans un troisième; mais, comme il y avait toujours dans ses vers quelques pieds de plus ou de moins qu'il ne fallait, il les faisait corriger moyennant vingt louis d'or par chanson; et il fut mis dans L'Année littéraire au rang des La Fare, des Chaulieu, des Hamilton, des Sarrasin et des Voiture. Madame la marquise crut alors être la mère d'un bel esprit, et donna à souper aux beaux esprits de Paris. La tête du jeune homme fut bientôt renversée; il acquit l'art de parler sans s'entendre, et se perfectionna dans l'habitude de n'être propre à rien. Quand son père le vit si éloquent, il regretta vivement de ne lui avoir pas fait apprendre le latin, car il lui aurait acheté une grande charge dans la robe. La mère, qui avait des sentiments plus nobles, se chargea de solliciter un régiment pour son fils; et en attendant il fit l'amour. L'amour est quelquefois plus cher qu'un régiment. Il dépensa beaucoup, pendant que ses parents s'épuisaient encore davantage à vivre en grands seigneurs. Une jeune veuve de qualité, leur voisine, qui n'avait qu'une fortune médiocre, voulut bien se résoudre à mettre en sûreté les grands biens de monsieur et de madame de La Jeannotière, en se les appropriant, et en épousant le jeune marquis. Elle l'attira chez elle, se laissa aimer, lui fit entrevoir qu'il ne lui était pas indifférent, le conduisit par degrés, l'enchanta, le subjugua sans peine. Elle lui donnait tantôt des éloges, tantôt des conseils; elle devint la meilleure amie du père et de la mère. Une vieille voisine proposa le mariage; les parents, éblouis de la splendeur de cette alliance, acceptèrent avec joie la proposition ils donnèrent leur fils unique à leur amie intime. Le jeune marquis allait épouser une femme qu'il adorait et dont il était aimé; les amis de la maison les félicitaient; on allait rédiger les articles, en travaillant aux habits de noce et à l'épithalame. Il était, un matin, aux genoux de la charmante épouse que l'amour, l'estime, et l'amitié, allaient lui donner; ils goûtaient, dans une conversation tendre et animée, les prémices de leur bonheur; ils s'arrangeaient pour mener une vie délicieuse, lorsqu'un valet de chambre de madame la mère arrive tout effaré. "Voici bien d'autres nouvelles, dit-il; des huissiers déménagent la maison de monsieur et de madame; tout est saisi par des créanciers; on parle de prise de corps, et je vais faire mes diligences pour être payé de mes gages. - Voyons un peu, dit le marquis, que c'est que ça, ce que c'est que cette aventure-là . - Oui, dit la veuve, allez punir ces coquins-là , allez vite." Il y court, il arrive à la maison; son père était déjà emprisonné tous les domestiques avaient fui chacun de leur côté, en emportant tout ce qu'ils avaient pu. Sa mère était seule, sans secours, sans consolation, noyée dans les larmes; il ne lui restait rien que le souvenir de sa fortune, de sa beauté, de ses fautes et de ses folles dépenses. Après que le fils eut longtemps pleuré avec la mère, il lui dit enfin "Ne nous désespérons pas; cette jeune veuve m'aime éperdument; elle est plus généreuse encore que riche, je réponds d'elle; je vole à elle, et je vais vous l'amener." Il retourne donc chez sa maÃtresse, il la trouve tête à tête avec un jeune officier fort aimable. "Quoi! c'est vous, monsieur de La Jeannotière; que venez-vous faire ici? abandonne-t-on ainsi sa mère? Allez chez cette pauvre femme, et dites-lui que je lui veux toujours du bien j'ai besoin d'une femme de chambre, et je lui donnerai la préférence. - Mon garçon, tu me parais assez bien tourné, lui dit l'officier; si tu veux entrer dans ma compagnie je te donnerai un bon engagement." Le marquis stupéfait, la rage dans le coeur, alla chercher son ancien gouverneur, déposa ses douleurs dans son sein, et lui demanda des conseils. Celui-ci lui proposa de se faire, comme lui, gouverneur d'enfants. "Hélas! je ne sais rien, vous ne m'avez rien appris, et vous êtes la première cause de mon malheur"; et il sanglotait en lui parlant ainsi. "Faites des romans, lui dit un bel esprit qui était là ; c'est une excellente ressource à Paris." Le jeune homme, plus désespéré que jamais, courut chez le confesseur de sa mère c'était un théatin très accrédité, qui ne dirigeait que les femmes de la première considération; dès qu'il le vit, il se précipita vers lui. "Eh! mon Dieu! monsieur le marquis, où est votre carrosse? comment se porte la respectable madame la marquise votre mère?" Le pauvre malheureux lui conta le désastre de sa famille. A mesure qu'il s'expliquait, le théatin prenait un mine plus grave, plus indifférente, plus imposante "Mon fils, voilà où Dieu vous voulait; les richesses ne servent qu'à corrompre le coeur; Dieu a donc fait la grâce à votre mère de la réduire à la mendicité? - Oui monsieur. - Tant mieux, elle est sûre de son salut. - Mais, mon père, en attendant, n'y aurait-il pas moyen d'obtenir quelque secours dans ce monde? - Adieu, mon fils; il y a une dame de la cour qui m'attend." Le marquis fut prêt à s'évanouir; il fut traité à peu près de même tous par ses amis, et apprit mieux à connaÃtre le monde dans une demi-journée que dans tout le reste de sa vie. Comme il était plongé dans l'accablement du désespoir, il vit avancer une chaise roulante à l'antique, espèce de tombereau couvert, accompagné de rideaux de cuir, suivi de quatre charrettes énormes toutes chargées. Il y avait dans la chaise un jeune homme grossièrement vêtu; c'était un visage rond et frais qui respirait la douceur et la gaieté. Sa petite femme brune et assez grossièrement agréable était cahotée à côté de lui. La voiture n'allait pas comme le char d'un petit-maÃtre le voyageur eut tout le temps de contempler le marquis immobile, abÃmé dans sa douleur. "Eh! mon Dieu! s'écria-t-il, je crois que c'est là Jeannot." A ce nom, le marquis lève les yeux, la voiture s'arrête "C'est Jeannot lui-même, c'est Jeannot." Le petit homme rebondi ne fait qu'un saut, et court embrasser son ancien camarade. Jeannot reconnut Colin; la honte et les pleurs couvrirent son visage. "Tu m'as abandonné, dit Colin; mais tu as beau être grand seigneur, je t'aimerai toujours." Jeannot, confus et attendri; lui conta en sanglotant une partie de son histoire. "Viens dans l'hôtellerie où je loge me conter le reste, lui dit Colin; embrasse ma petite femme, et allons dÃner ensemble." Ils vont tous trois à pied, suivis du bagage. "Qu'est-ce donc que tout cet attirail? vous appartient-il? - Oui, tout est à moi et à ma femme. Nous arrivons du pays; je suis à la tête d'une bonne manufacture de fer étamé et de cuivre. J'ai épousé la fille d'un riche négociant en ustensiles nécessaires aux grands et aux petits; nous travaillons beaucoup; Dieu nous bénit; nous n'avons point changé d'état; nous sommes heureux, nous aiderons notre ami Jeannot. Ne sois plus marquis; toutes les grandeurs de ce monde ne valent pas un bon ami. Tu reviendras avec moi au pays, je t'apprendrai le métier, il n'est pas bien difficile; je te mettrai de part, et nous vivrons gaiement dans le coin de terre où nous sommes nés." Jeannot, éperdu, se sentait partagé entre la douleur et la joie, la tendresse et la honte; et il se disait tout bas "Tous mes amis du bel air m'ont trahi, et Colin, que j'ai méprisé, vient seul à mon secours. Quelle instruction!" La bonté d'âme de Colin développa dans le coeur de Jeannot le germe du bon naturel, que le monde n'avait pas encore étouffé. Il sentit qu'il ne pouvait abandonner son père et sa mère. "Nous aurons soin de ta mère, dit Colin; et quant à ton bonhomme de père, qui est en prison, j'entends un peu les affaires; ses créanciers, voyant qu'il n'a plus rien, s'accommoderont pour peu de chose; je me charge de tout." Colin fit tant qu'il tira le père de prison. Jeannot retourna dans sa patrie avec ses parents, qui reprirent leur première profession. Il épousa une soeur de Colin, laquelle, étant de même humeur que le frère, le rendit très heureux. Et Jeannot le père, et Jeannotte la mère, et Jeannot le fils, virent que le bonheur n'est pas dans la vanité. Pot-pourri I Brioché fut le père de Polichinelle, non pas son propre père, mais père de génie. Le père de Brioché était Guillot Gorju, qui fut fils de Gilles, qui fut fils de Gros-René, qui tirait son origine du Prince des sots et de la Mère sotte c'est ainsi que l'écrit l'auteur de l'Almanach de la Foire. Monsieur Parfaict, écrivain non moins digne de foi, donne pour père à Brioché Tabarin, à Tabarin Gros-Guillaume, à Gros-Guillaume Jean Boudin, mais en remontant toujours au Prince des sots. Si ces deux historiens se contredisent, c'est une preuve de la vérité du fait pour le père Daniel, qui les concilie avec une merveilleuse sagacité, et qui détruit par là le pyrrhonisme de l'histoire. II Comme je finissais ce premier paragraphe des cahiers de Merri Hissing dans mon cabinet, dont la fenêtre donne sur la rue St-Antoine, j'ai vu passer les syndics des apothicaires, qui allaient saisir des drogues et du vert-de-gris que les jésuites de la rue St-Antoine vendaient en contrebande; mon voisin monsieur Husson, qui est une bonne tête, est venu chez moi, et m'a dit "Mon ami, vous riez de voir les jésuites vilipendés; vous êtes bien aise de savoir qu'ils sont convaincus d'un parricide au Portugal, et d'une rébellion au Paraguay; le cri public qui s'élève en France contre eux, la haine qu'on leur porte, les opprobres multipliés dont ils sont couverts, semblent être pour vous une consolation; mais sachez que, s'ils sont perdus comme tous les honnêtes gens le désirent, vous n'y gagnerez rien vous serez accablé par la faction des jansénistes. Ce sont des enthousiastes féroces, des âmes de bronze, pires que les presbytériens qui renversèrent le trône de Charles Ier. Songez que les fanatiques sont plus dangereux que les fripons. On ne peut jamais faire entendre raison à un énergumène; les fripons l'entendent." Je disputai longtemps contre monsieur Husson; je lui dis enfin "Monsieur, consolez-vous; peut-être que les jansénistes seront un jour aussi adroits que les jésuites." Je tâchai de l'adoucir; mais c'est une tête de fer qu'on ne fait jamais changer de sentiment. III Brioché, voyant que Polichinelle était bossu par-devant et par-derrière, lui voulut apprendre à lire et à écrire. Polichinelle, au bout de deux ans, épela assez passablement; mais il ne put jamais parvenir à se servir d'une plume. Un des écrivains de sa vie remarque qu'il essaya un jour d'écrire son nom, mais que personne ne put le lire. Brioché était fort pauvre; sa femme et lui n'avaient pas de quoi nourrir Polichinelle, encore moins de quoi lui faire apprendre un métier. Polichinelle leur dit "Mon père et ma mère, je suis bossu, et j'ai de la mémoire; trois ou quatre de mes amis et moi, nous pouvons établir de marionnettes je gagnerai quelque argent; les hommes ont toujours aimé les marionnettes; il y a quelquefois de la perte à en vendre de nouvelles, mais aussi il y a de grands profits." Monsieur et madame Brioché admirèrent le bon sens du jeune homme; la troupe se forma, et elle alla établir ses petits tréteaux dans une bourgade suisse, sur le chemin d'Appenzel à Milan. C'était justement dans ce village que des charlatans d'Orviète avaient établi le magasin de leur orviétan. Ils s'aperçurent qu'insensiblement la canaille allait aux marionnettes, et qu'ils vendaient dans le pays la moitié moins de savonnettes et d'onguent pour la brûlure. Ils accusèrent Polichinelle de plusieurs mauvais déportements, et portèrent leurs plaintes devant le magistrat. La requête disait que c'était un ivrogne dangereux; qu'un jour il avait donné cent coups de pied dans le ventre, en plein marché, à des paysans qui vendaient des nèfles. On prétendit aussi qu'il avait molesté un marchand de coqs d'Inde; enfin ils l'accusèrent d'être sorcier. Monsieur Parfaict, dans son Histoire du Théâtre, prétend qu'il fut avalé par un crapaud; mais le père Daniel pense, ou du moins parle autrement. On ne sait pas ce que devint Brioché. Comme il n'était que le père putatif de Polichinelle, l'historien n'a pas jugé à propos de nous dire de ses nouvelles. IV Feu monsieur Du Marsais assurait que le plus grand des abus était la vénalité des charges. "C'est un grand malheur pour l'Etat, disait-il, qu'un homme de mérite, sans fortune, ne puisse parvenir à rien. Que de talents enterrés, et que de sots en place! Quelle détestable politique d'avoir éteint l'émulation!" Monsieur Du Marsais, sans y penser, plaidait sa propre cause il a été réduit à enseigner le latin, et il aurait rendu de grands services à l'Etat s'il avait été employé. Je connais des barbouilleurs de papier qui eussent enrichi une province, s'ils avaient été à la place de ceux qui l'ont volée. Mais, pour avoir cette place, il faut être fils d'un riche qui vous laisse de quoi acheter une charge, un office, et ce qu'on appelle une dignité. Du Marsais assurait qu'un Montaigne, un Charron, un Descartes, un Gassendi, un Bayle, n'eussent jamais condamné aux galères des écoliers soutenant thèse contre la philosophie d'Aristote, ni n'auraient fait brûler le curé Urbain Grandier, le curé Gaufrédi, et qu'ils n'eussent point, etc., etc. V Il n'y a pas longtemps que le chevalier Roginante, gentilhomme ferrarois, qui voulait faire une collection de tableaux de l'école flamande, alla faire des emplettes dans Amsterdam. Il marchanda un assez beau Christ chez le sieur Vandergru. "Est-il possible, dit le Ferrarois au Batave, que vous qui n'êtes pas chrétien car vous êtes Hollandais vous ayez chez vous un Jésus? - Je suis chrétien et catholique", répondit monsieur Vandergru, sans se fâcher; et il vendit son tableau assez cher. "Vous croyez donc Jésus-Christ Dieu? lui dit Roginante. - Assurément", dit Vandergru. Un autre curieux logeait à la porte attenant, c'était un socinien; il lui vendit une Sainte Famille. "Que pensez-vous de l'enfant? dit le Ferrarois. - Je pense, répondit l'autre, que ce fut la créature la plus parfaite que Dieu ait mise sur la terre." De là le Ferrarois alla chez Moïse Mansebo, qui n'avait que de beaux paysages; et point de Sainte Famille. Roginante lui demanda pourquoi on ne trouvait pas chez lui de pareils sujets. "C'est, dit-il, que nous avons cette famille en exécration." Roginante passa chez un fameux anabaptiste, qui avait les plus jolis enfants du monde; il leur demanda dans quelle église ils avaient été baptisés. "Fi donc! monsieur, lui dirent les enfants; grâces à Dieu, nous ne sommes point encore baptisés." Roginante n'était pas au milieu de la rue qu'il avait déjà vu une douzaine de sectes entièrement opposées les unes aux autres. Son compagnon de voyage, monsieur Sacrito, lui dit "Enfuyons-nous vite, voilà l'heure de la bourse; tous ces gens-ci vont s'égorger sans doute, selon l'antique usage, puisqu'ils pensent tous diversement; et la populace nous assommera, pour être sujets du pape." Ils furent bien étonnés quand ils virent toutes ces bonnes gens-là sortir de leurs maisons avec leurs commis, se saluer civilement, et aller à la bourse de compagnie. Il y avait ce jour-là , de compte fait, cinquante-trois religions sur la place, en comptant les Arméniens et les jansénistes. On fit pour cinquante-trois millions d'affaires le plus paisiblement du monde, et le Ferrarois retourna dans son pays, où il trouva plus d'Agnus Dei que de lettres de change. On voit tous les jours la même scène à Londres, à Hambourg, à Dantzig, à Venise même, etc. Mais ce que j'ai vu de plus édifiant, c'est à Constantinople. J'eus l'honneur d'assister, il y a cinquante ans, à l'installation d'un patriarche grec par le sultan Achmet III, dont Dieu veuille avoir l'âme. Il donna à ce prêtre chrétien l'anneau, et le bâton fait en forme de béquille. Il y eut ensuite une procession de chrétiens dans la rue Cléobule; deux janissaires marchèrent à la tête de la procession. J'eus le plaisir de communier publiquement dans l'église patriarcale, et il ne tint qu'à moi d'obtenir un canonicat. J'avoue qu'à mon retour à Marseille je fus fort étonné de ne point y trouver de mosquée. J'en marquai ma surprise à monsieur l'intendant et à monsieur l'évêque. Je leur dis que cela était fort incivil, et que si les chrétiens avaient des églises chez les musulmans on pouvait au moins faire aux Turcs la galanterie de quelques chapelles. Ils me promirent tous deux qu'ils en écriraient en cour; mais l'affaire en demeure là , à cause de la constitution Unigenitus. O mes frères les jésuites! vous n'avez pas été tolérants, et on ne l'est pas pour vous. Consolez-vous; d'autres à leur tour deviendront persécuteurs, et à leur tour ils seront abhorrés. VI Je contais ces choses, il y a quelques jours à monsieur de Boucacous, Languedocien très chaud et huguenot très zélé. "Cavalisque! me dit-il, on nous traite donc en France comme les Turcs; on leur refuse des mosquées, et on ne nous accorde point de temples! - Pour des mosquées, lui dis-je, les Turcs ne nous en ont encore point demandé, et j'ose me flatter qu'ils en obtiendront quand ils voudront, parce qu'ils sont nos bons alliés; mais je doute fort qu'on rétablisse vos temples, malgré toute la politesse dont nous nous piquons la raison en est que vous êtes un peu nos ennemis. - Vos ennemis! s'écria monsieur de Boucacous, nous qui sommes les plus ardents serviteurs du roi! - Vous êtes fort ardents, lui répliquai-je, et si ardents que vous avez fait neuf guerres civiles, sans compter les massacres des Cévennes. - Mais, dit-il, si nous avons fait des guerres civiles, c'est que vous nous cuisiez en place publique; on se lasse à la longue d'être brûlé, il n'y a patience de saint qui puisse y tenir qu'on nous laisse en repos, et je vous jure que nous serons des sujets très fidèles. - C'est précisément ce qu'on fait, lui dis-je; on ferme les yeux sur vous, on vous laisse faire votre commerce, vous avez une liberté assez honnête. - Voilà une plaisante liberté! dit monsieur de Boucacous; nous ne pouvons nous assembler en pleine campagne quatre ou cinq mille seulement, avec des psaumes à quatre parties, que sur-le-champ il ne vienne un régiment de dragons qui nous fait rentrer chacun chez nous. Est-ce là vivre? est-ce là être libre?" Alors je lui parlai ainsi "Il n'y a aucun pays dans le monde où l'on puisse s'attrouper sans l'ordre du souverain; tout attroupement est contre les lois. Servez Dieu à votre mode dans vos maisons; n'étourdissez personne par des hurlements que vous appelez musique. Pensez-vous que Dieu soit bien content de vous quand vous chantez ses commandements sur l'air de Réveillez-vous, belle endormie et quand vous dites avec les Juifs, en parlant d'un peuple voisin Heureux qui doit te détruire à jamais! Qui, t'arrachant les enfants des mamelles, Ecrasera leurs têtes infidèles! Dieu veut-il absolument qu'on écrase les cervelles des petits enfants? Cela est-il humain? De plus, Dieu aime-t-il tant les mauvais vers et la mauvaise musique?" Monsieur de Boucacous m'interrompit, et me demanda si le latin de cuisine de nos psaumes valait mieux. "Non, sans doute, lui dis-je; je conviens même qu'il y a un peu de stérilité d'imagination à ne prier Dieu que dans une traduction très vicieuse de vieux cantiques d'un peuple que nous abhorrons; nous sommes tous juifs à vêpres, comme nous sommes tous païens à l'Opéra. Ce qui me déplaÃt seulement, c'est que les Métamorphoses d'Ovide sont, par la malice du démon, bien mieux écrites, et plus agréables que les cantiques juifs car il faut avouer que cette montagne de Sion, et ces gueules de basilic, et ces collines, qui sautent comme des béliers, et toutes ces répétitions fastidieuses, ne valent ni la poésie grecque, ni la latine, ni la française. Le froid petit Racine a beau faire, cet enfant dénaturé n'empêchera pas profanement parlant que son père ne soit un meilleur poète que David. Mais enfin, nous sommes la religion dominante chez nous; il ne vous est pas permis de vous attrouper en Angleterre pourquoi voudriez-vous avoir cette liberté en France? Faites ce qu'il vous plaira dans vos maisons, et j'ai parole de monsieur le gouverneur et de monsieur l'intendant qu'en étant sages vous serez tranquilles l'imprudence seule fit et fera les persécutions. Je trouve très mauvais que vos mariages, l'état de vos enfants, le droit d'héritage, souffrent la moindre difficulté. Il n'est pas juste de vous saigner et de vous purger parce que vos pères ont été malades; mais que voulez-vous? ce monde est un grand Bedlam, où des fous enchaÃnent d'autres fous." VII Les compagnons de Polichinelle réduits à la mendicité, qui était leur état naturel, s'associèrent avec quelques bohèmes, et coururent de village en village. Ils arrivèrent dans une petite ville, et logèrent dans un quatrième étage, où ils se mirent à composer des drogues dont la vente les aida quelque temps à subsister. Ils guérirent même de la gale l'épagneul d'une dame de considération; les voisins crièrent au prodige, mais malgré toute leur industrie la troupe ne fit pas fortune. Ils se lamentaient de leur obscurité et de leur misère, lorsqu'un jour ils entendirent un bruit sur leur tête, comme celui d'une brouette qu'on roule sur le plancher. Ils montèrent au cinquième étage, et y trouvèrent un petit homme qui faisait des marionnettes pour son compte; il s'appelait le sieur Bienfait; il avait tout juste le génie qu'il fallait pour son art. On n'entendait pas un mot de ce qu'il disait; mais il avait un galimatias fort convenable, et il ne faisait pas mal ses bamboches. Un compagnon, qui excellait aussi en galimatias, lui parla ainsi Nous croyons que vous êtes destiné à relever nos marionnettes, car nous avons lu dans Nostradamus ces propres paroles Nelle chi li po rate icsus res fait en bi, lesquelles prises à rebours font évidemment Bienfait ressuscitera Polichinelle. Le nôtre a été avalé par un crapaud; mais nous avons retrouvé son chapeau, sa bosse, et sa pratique. Vous fournirez le fil d'archal. Je crois d'ailleurs qu'il vous sera aisé de lui faire une moustache toute semblable à celle qu'il avait, et quand nous serons unis ensemble, il est à croire que nous aurons beaucoup de succès. Nous ferons valoir Polichinelle par Nostradamus, et Nostradamus par Polichinelle. Le sieur Bienfait accepta la proposition. On lui demanda ce qu'il voulait pour sa peine. "Je veux, dit-il, beaucoup d'honneurs et beaucoup d'argent. - Nous n'avons rien de cela, dit l'orateur de la troupe; mais avec le temps on a de tout." Le sieur Bienfait se lia donc avec les bohèmes, et tous ensemble allèrent à Milan établir leur théâtre, sous la protection de madame Carminetta. On afficha que le même Polichinelle, qui avait été mangé par un crapaud du village du canton d'Appenzel, reparaÃtrait sur le théâtre de Milan, et qu'il danserait avec madame Gigogne. Tous les vendeurs d'orviétan eurent beau s'y opposer, le sieur Bienfait, qui avait aussi le secret de l'orviétan, soutint que le sien était le meilleur il en vendit beaucoup aux femmes, qui étaient folles de Polichinelle, et il devint si riche qu'il se mit à la tête de la troupe. Dès qu'il eut ce qu'il voulait et que tout le monde veut, des honneurs et du bien, il fut très ingrat envers madame Carminetta. Il acheta une belle maison vis-à -vis de celle de sa bienfaitrice, et il trouva le secret de la faire payer par ses associés. On ne le vit plus faire sa cour à madame Carminetta; au contraire, il voulut qu'elle vÃnt déjeuner chez lui, et un jour qu'elle daigna y venir il lui fit fermer la porte au nez, etc. VIII N'ayant rien entendu au précédent chapitre de Merri Hissing, je me transportai chez mon ami monsieur Husson, pour lui en demander l'explication. Il me dit que c'était une profonde allégorie sur le père La Valette, marchand banqueroutier d'Amérique, mais que d'ailleurs il y avait longtemps qu'il ne s'embarrassait plus de ces sottises, qu'il n'allait jamais aux marionnettes; qu'on jouait ce jour-là Polyeucte, et qu'il voulait l'entendre. Je l'accompagnai à la comédie. Monsieur Husson, pendant le premier acte, branlait toujours la tête. Je lui demandai dans l'entr'acte pourquoi sa tête branlait tant. "J'avoue, dit-il, que je suis indigné contre ce sot. Polyeucte et contre cet impudent Néarque. Que diriez-vous d'un gendre de monsieur le gouverneur de Paris, qui serait huguenot et qui, accompagnant son beau-père le jour de Pâques à Notre-Dame, irait mettre en pièces le ciboire et le calice, et donner des coups de pied dans le ventre à monsieur l'archevêque et aux chanoines? Serait-il bien justifié, en nous disant que nous sommes des idolâtres; qu'il l'a entendu dire au sieur Lubolier, prédicant d'Amsterdam, et au sieur Morfyé, compilateur à Berlin, auteur de la Bibliothèque germanique, qui le tenait du prédicant Urieju? C'est là le fidèle portrait de la conduite de Polyeucte. Peut-on s'intéresser à ce plat fanatique, séduit par le fanatique Néarque?" Monsieur Husson me disait ainsi son avis amicalement dans les entr'actes. Il se mit à rire quand il vit Polyeucte résigner sa femme à son rival; et il la trouva un peu bourgeoise quand elle dit à son amant qu'elle va dans sa chambre, au lieu d'aller avec lui à l'église Adieu, trop vertueux objet, et trop charmant; Adieu, trop généreux et trop parfait amant; Je vais seule en ma chambre enfermer mes regrets. Mais il admira la scène où elle demande à son amant la grâce de son mari. "Il y a là , dit-il, un gouverneur d'Arménie qui est bien le plus lâche, le plus bas des hommes; ce père de Pauline avoue même qu'il a les sentiments d'un coquin Polyeucte est ici l'appui de ma famille; Mais si par son trépas l'autre épousait ma fille, J'acquerrais bien par là de plus puissants appuis, Qui me mettraient plus haut cent fois que je ne suis. "Un procureur au Châtelet ne pourrait guère ni penser ni s'exprimer autrement. Il y a de bonnes âmes qui avalent tout cela; je ne suis pas du nombre. Si ces pauvretés peuvent entrer dans une tragédie du pays des Gaules, il faut brûler l'Oedipe des Grecs." Monsieur Husson est un rude homme. J'ai fait ce que j'ai pu pour l'adoucir; mais je n'ai pu en venir à bout. Il a persisté dans son avis, et moi dans le mien. IX Nous avons laissé le sieur Bienfait fort riche et fort insolent. Il fit tant par ses menées qu'il fut reconnu pour entrepreneur d'un grand nombre de marionnettes. Dès qu'il fut revêtu de cette dignité, il fit promener Polichinelle dans toutes les villes, et afficha que tout le monde serait tenu de l'appeler Monsieur, sans quoi il ne jouerait point. C'est de là que, dans toutes les représentations des marionnettes, il ne répond jamais à son compère que quand le compère l'appelle "M. Polichinelle". Peu à peu Polichinelle devint si important qu'on ne donna plus aucun spectacle sans lui payer une rétribution, comme les Opéras des provinces en payent une à l'Opéra de Paris. Un jour, un de ses domestiques, receveur des billets et ouvreur de loges, ayant été cassé aux gages, se souleva contre Bienfait, et institua d'autres marionnettes qui décrièrent toutes les danses de madame Gigogne et tous les tours de passe-passe de Bienfait. Il retrancha plus de cinquante ingrédients qui entraient dans l'orviétan, composa le sien de cinq ou six drogues, et, le vendant beaucoup meilleur marché, il enleva une infinité de pratiques à Bienfait; ce qui excita un furieux procès, et on se battit longtemps à la porte des marionnettes, dans le préau de la Foire. X Monsieur Husson me parlait hier de ses voyages en effet, il a passé plusieurs années dans les Echelles du Levant, il est allé en Perse, il a demeuré longtemps dans les Indes, et a vu toute l'Europe. "J'ai remarqué, me disait-il, qu'il y a un nombre prodigieux de Juifs qui attendent le Messie, et qui se feraient empaler plutôt que de convenir qu'il est venu. J'ai vu mille Turcs persuadés que Mahomet avait mis la moitié de la lune dans sa manche. Le petit peuple, d'un bout du monde à l'autre, croit fermement les choses les plus absurdes. Cependant, qu'un philosophe ait un écu à partager avec le plus imbécile de ces malheureux, en qui la raison humaine est si horriblement obscurcie, il est sûr que s'il y a un sou à gagner l'imbécile l'emportera sur le philosophe. Comment des taupes, si aveugles sur le plus grand des intérêts, sont-elles lynx sur les plus petits? Pourquoi le même juif qui vous égorge le vendredi ne voudrait-il pas voler un liard le jour du sabbat? Cette contradiction de l'espèce humaine mérite qu'on l'examine. - N'est-ce pas, dis-je à monsieur Husson, que les hommes sont superstitieux par coutume, et coquins par instinct? - J'y rêverai, me dit-il; cette idée me paraÃt assez bonne." XI Polichinelle, depuis l'aventure de l'ouvreur de loges, a essuyé bien des disgrâces. Les Anglais, qui sont raisonneurs et sombres, lui ont préféré Shakespeare; mais ailleurs ses farces ont été fort en vogue, et, sans l'opéra-comique, son théâtre était le premier des théâtres. Il a eu de grandes querelles avec Scaramouche et Arlequin, et on ne sait pas encore qui l'emportera. Mais... XII "Mais, mon cher monsieur, disais-je, comment peut-on être à la fois si barbare et si drôle? Comment, dans l'histoire d'un peuple, trouve-t-on à la fois la Saint-Barthélemy et les Contes de La Fontaine, etc.? Est-ce l'effet du climat? Est-ce l'effet des lois? - Le genre humain, répondit M. Husson, est capable de tout. Néron pleura quand il fallut signer l'arrêt de mort d'un criminel, joua des farces, et assassina sa mère. Les singes font des tours extrêmement plaisants, et étouffent leurs petits. Rien n'est plus doux, plus timide qu'une levrette; mais elle déchire un lièvre, et baigne son long museau dans son sang. - Vous devriez, lui dis-je, nous faire un beau livre qui développât toutes ces contradictions. - Ce livre est tout fait, dit-il; vous n'avez qu'à regarder une girouette; elle tourne tantôt au doux souffle du zéphyr, tantôt au vent violent du nord; voilà l'homme." XIII Rien n'est souvent plus convenable que d'aimer sa cousine. On peut aussi aimer sa nièce; mais il en coûte dix-huit mille livres, payables à Rome, pour épouser une cousine, et quatre-vingt mille francs pour coucher avec sa nièce en légitime mariage. Je suppose quarante nièces par an, mariées avec leurs oncles, et deux cents cousins et cousines conjoints, cela fait en sacrements six millions huit cent mille livres par an, qui sortent du royaume. Ajoutez-y environ six cent mille francs pour ce qu'on appelle les annates des terres de France, que le roi de France donne à des Français en bénéfices; joignez-y encore quelques menus frais c'est environ huit millions quatre cent mille livres que nous donnons libéralement au Saint Père par an chacun. Nous exagérons peut-être un peu; mais on conviendra que si nous avons beaucoup de cousines et de nièces jolies, et si la mortalité se met parmi les bénéficiers, la somme peut aller au double. Le fardeau serait lourd, tandis que nous avons des vaisseaux à construire, des armées et des rentiers à payer. Je m'étonne que, dans l'énorme quantité de livres dont les auteurs ont gouverné l'Etat depuis vingt ans, aucun n'ait pensé à réformer ces abus. J'ai prié un docteur de Sorbonne de mes amis de me dire dans quel endroit de l'Ecriture on trouve que la France doive payer à Rome la somme susdite il n'a jamais pu le trouver. J'en ai parlé à un jésuite il m'a répondu que cet impôt fut mis par St Pierre sur les Gaules, dès la première année qu'il vint à Rome; et comme je doutais que St Pierre eût fait ce voyage, il m'en a convaincu en me disant qu'on voit encore à Rome les clefs du paradis qu'il portait toujours à sa ceinture. "Il est vrai, m'a-t-il dit, que nul auteur canonique ne parle de ce voyage de Simon Barjone; mais nous avons une belle lettre de lui, datée de Babylone; or, certainement Babylone veut dire Rome; donc vous devez de l'argent au pape quand vous épousez vos cousines." J'avoue que j'ai été frappé de la force de cet argument. XIV J'ai un vieux parent qui a servi le roi cinquante-deux ans. Il s'est retiré dans la haute Alsace, où il a une petite terre qu'il cultive, dans le diocèse de Porentru. Il voulut un jour faire donner le dernier labour à son champ; la saison avançait, l'ouvrage pressait. Ses valets refusèrent le service, et dirent pour raison que c'était la fête de Ste Barbe, la sainte la plus fêtée à Porentru. "Eh! mes amis, leur dit mon parent, vous avez été à la messe en l'honneur de Barbe, vous avez rendu à Barbe ce qui lui appartient; rendez-moi ce que vous me devez cultivez mon champ, au lieu d'aller au cabaret. Ste Barbe ordonne-t-elle qu'on s'enivre pour lui faire honneur, et que je manque de blé cette année?" Le maÃtre-valet lui dit "Monsieur, vous voyez bien que je serais damné si je travaillais dans un si saint jour. Ste Barbe est la plus grande sainte du paradis; elle grava le signe de la croix sur une colonne de marbre avec le bout du doigt; et du même doigt, et du même signe, elle fit tomber toutes les dents d'un chien qui lui avait mordu les fesses je ne travaillerai point le jour de Ste Barbe." Mon parent envoya chercher des laboureurs luthériens, et son champ fut cultivé. L'évêque de Porentru l'excommunia. Mon parent en appela comme d'abus; le procès n'est pas encore jugé. Personne assurément n'est plus persuadé que mon parent qu'il faut honorer les saints; mais il prétend aussi qu'il faut cultiver la terre. Je suppose en France environ cinq millions d'ouvriers, soit manoeuvres, soit artisans, qui gagnent chacun, l'un portant l'autre, vingt sous par jour, et qu'on force saintement de ne rien gagner pendant trente jours de l'année, indépendamment des dimanches cela fait cent cinquante millions de moins dans la circulation, et cent cinquante millions de moins en main-d'oeuvre. Quelle prodigieuse supériorité ne doivent point avoir sur nous les royaumes voisins qui n'ont ni Ste Barbe, ni d'évêque de Porentru! On répondait à cette objection que les cabarets, ouverts les saints jours de fête, produisent beaucoup aux fermes générales. Mon parent en convenait; mais il prétendait que c'est un léger dédommagement; et que d'ailleurs, si on peut travailler après la messe, on peut aller au cabaret après le travail. Il soutient que cette affaire est purement de police, et point du tout épiscopale; il soutient qu'il vaut encore mieux labourer que de s'enivrer. J'ai bien peur qu'il ne perde son procès. XV Il y a quelques années qu'en passant par la Bourgogne avec monsieur Evrard, que vous connaissez tous, nous vÃmes un vaste palais, dont une partie commençait à s'élever. Je demandai à quel prince il appartenait. Un maçon me répondit que c'était à monseigneur l'abbé de CÃteaux; que le marché avait été fait à dix-sept cent mille livres, mais que probablement il en coûterait bien davantage. Je bénis Dieu qui avais mis son serviteur en état d'élever un si beau monument, et de répandre tant d'argent dans le pays. "Vous moquez-vous? dit monsieur Evrard; n'est-il pas abominable que l'oisiveté soit récompensée par deux cent cinquante mille livres de rente, et que la vigilance d'un pauvre curé de campagne soit punie par une portion congrue de cent écu? Cette inégalité n'est-elle pas la chose du monde la plus injuste et la plus odieuse? Qu'en reviendra-t-il à l'Etat quand un moine sera logé dans un palais de deux millions? Vingt familles de pauvres officiers, qui partageraient ces deux millions, auraient chacune un bien honnête, et donneraient au roi de nouveaux officiers. Les petits moines, qui sont aujourd'hui les sujets inutiles d'un de leurs moines élu par eux, deviendraient des membres de l'Etat au lieu qu'ils ne sont que des chancres qui le rongent." Je répondis à monsieur Evrard "Vous allez trop loin, et trop vite; ce que vous dites arrivera certainement dans deux ou trois cents ans; ayez patience. - Et c'est précisément, répondit-il, parce que la chose n'arrivera que dans deux ou trois siècles que je perds toute patience; je suis las de tous les abus que je vois il me semble que je marche dans les déserts de la Lybie, où notre sang est sucé par des insectes quand les lions ne nous dévorent pas. "J'avais, continua-t-il, une soeur assez imbécile pour être janséniste de bonne foi, et non par esprit de parti. La belle aventure des billets de confession, la fit mourir de désespoir. Mon frère avait un procès qu'il avait gagné en première instance; sa fortune en dépendait. Je ne sais comment il est arrivé que les juges ont cessé de rendre la justice, et mon frère a été ruiné. J'ai un vieil oncle criblé de blessures, qui faisait passer ses meubles et sa vaisselle d'une province à une autre; des commis alertes ont saisi le tout sur un petit manque de formalité; mon oncle n'a pu payer les trois vingtièmes, et il est mort en prison." Monsieur Evrard me conta des aventures de cette espèce pendant deux heures entières. Je lui dis "Mon cher monsieur Evrard, j'en ai essuyé plus que vous; les hommes sont ainsi faits d'un bout du monde à l'autre nous nous imaginons que les abus ne règnent que chez nous; nous sommes tous deux comme Astolphe et Joconde, qui pensaient d'abord qu'il n'y avait que leurs femmes d'infidèles; ils se mirent à voyager, et ils trouvèrent partout des gens de leur confrérie. - Oui, dit monsieur Evrard, mais ils eurent le plaisir de rendre partout ce qu'on avait eu la bonté de leur prêter chez eux. - Tâchez, lui dis-je, d'être seulement pendant trois ans directeur de..., ou de..., ou de..., ou de..., et vous vous vengerez avec usure." Monsieur Evrard me crut c'est à présent l'homme de France qui vole le roi, l'Etat et les particuliers, de la manière la plus dégagée et la plus noble qui fait la meilleure chère, et qui juge le plus fièrement d'une pièce nouvelle. Annexe Nous raisonnions ainsi, monsieur de Boucacous et moi, quand nous vÃmes passer Jean-Jacques Rousseau avec grande précipitation. "Eh! où allez-vous donc si vite, monsieur Jean-Jacques? - Je m'enfuis, parce que maÃtre Joly de Fleury a dit, dans un réquisitoire, que je prêchais contre l'intolérance et contre l'existence de la religion chrétienne. - Il a voulu dire évidence, lui répondis-je; il ne faut pas prendre feu pour un mot. - Eh! mon Dieu, je n'ai que trop pris feu, dit Jean-Jacques; on brûle partout mon livre. Je sors de Paris comme monsieur d'Assouci de Montpellier, de peur qu'on ne brûle ma personne. - Cela était bon, lui dis-je, du temps d'Anne Dubourg et de Michel Servet, mais à présent on est plus humain. Qu'est-ce donc que ce livre qu'on a brûlé? - J'élevais, dit-il, à ma manière un petit garçon en quatre tomes. Je sentais bien que j'ennuierais peut-être, et j'ai voulu, pour égayer la matière, glisser adroitement une cinquantaine de pages en faveur du théisme. J'ai cru qu'en disant des injures aux philosophes, mon théisme serait bien reçu, et je me suis trompé. - Qu'est-ce que théisme? fis-je. - C'est, me dit-il, l'adoration d'un Dieu, en attendant que je sois mieux instruit. - Ah! dis-je, si c'est là tout votre crime, consolez-vous. Mais pourquoi injurier les philosophes? - J'ai tort, fit-il. - Mais, monsieur Jean-Jacques, comment vous êtes-vous fait théiste? quelle cérémonie faut-il pour cela? - Aucune, nous dit Jean-Jacques. Je suis né protestant, j'ai retranché tout ce que les protestants condamnent dans la religion romaine. Ensuite, j'ai retranché tout ce que les autres religions condamnent dans le protestantisme il ne m'est resté que Dieu; je l'ai adoré, et maÃtre Joly de Fleury a présenté contre moi un réquisitoire." Nous parlâmes à fond du théisme avec Jean-Jacques, il m'apprit qu'il y avait trois cent mille théistes à Londres, et environ cinquante mille seulement à Paris, parce que les Parisiens n'arrivent jamais à rien que longtemps après les Anglais, témoin l'inoculation, la gravitation, le semoir, etc., etc. Il ajouta que le nord de l'Allemagne fourmillait de théistes et de gens qui se battent bien. Monsieur de Boucacous l'écouta attentivement, et promit de se faire théiste. Pour moi, je restai ferme. Je ne sais cependant si on ne brûlera pas ce petit écrit, comme une oeuvre de Jean-Jacques, ou comme un mandement d'évêque; mais un mal qui nous menace n'empêche pas toujours d'être sensible au mal d'autrui, et comme j'ai le coeur bon, je plaignis les tribulations de Jean-Jacques. L'Ingénu Chapitre premier. Comment le prieur de Notre-Dame de la Montagne et mademoiselle sa soeur rencontrèrent un huron Histoire véritable Tirée des manuscrits du père Quesnel Chapitre premier Comment le prieur de Notre-Dame de la Montagne et mademoiselle sa soeur rencontrèrent un huron Un jour saint Dunstan, Irlandais de nation et saint de profession, partit d'Irlande sur une petite montagne qui vogua vers les côtes de France, et arriva par cette voiture à la baie de Saint-Malo. Quand il fut à bord, il donna la bénédiction à sa montagne, qui lui fit de profondes révérences et s'en retourna en Irlande par le même chemin qu'elle était venue. Dunstan fonda un petit prieuré dans ces quartiers-là , et lui donna le nom de prieuré de la Montagne, qu'il porte encore, comme un chacun sait. En l'année 1689, le 15 juillet au soir, l'abbé de Kerkabon, prieur de Notre-Dame de la Montagne, se promenait sur le bord de la mer avec mademoiselle de Kerkabon, sa soeur, pour prendre le frais. Le prieur, déjà un peu sur l'âge, était un très bon ecclésiastique, aimé de ses voisins, après l'avoir été autrefois de ses voisines. Ce qui lui avait donné surtout une grande considération, c'est qu'il était le seul bénéficier du pays qu'on ne fût pas obligé de porter dans son lit quand il avait soupé avec ses confrères. Il savait assez honnêtement de théologie; et quand il était las de lire saint Augustin, il s'amusait avec Rabelais; aussi tout le monde disait du bien de lui. Mademoiselle de Kerkabon, qui n'avait jamais été mariée, quoiqu'elle eût grande envie de l'être, conservait de la fraÃcheur à l'âge de quarante-cinq ans; son caractère était bon et sensible; elle aimait le plaisir et était dévote. Le prieur disait à sa soeur, en regardant la mer "Hélas! c'est ici que s'embarqua notre pauvre frère avec notre chère belle-soeur madame de Kerkabon, sa femme, sur la frégate l'Hirondelle, en 1669, pour aller servir en Canada. S'il n'avait pas été tué, nous pourrions espérer de le revoir encore. - Croyez-vous, disait mademoiselle de Kerkabon, que notre belle-soeur ait été mangée par les Iroquois, comme on nous l'a dit? Il est certain que si elle n'avait pas été mangée, elle serait revenue au pays. Je la pleurerai toute ma vie c'était une femme charmante; et notre frère, qui avait beaucoup d'esprit, aurait fait assurément un grande fortune." Comme ils s'attendrissaient l'un et l'autre à ce souvenir, ils virent entrer dans la baie de Rance un petit bâtiment qui arrivait avec la marée c'étaient des Anglais qui venaient vendre quelques denrées de leur pays. Ils sautèrent à terre, sans regarder monsieur le prieur ni mademoiselle sa soeur, qui fut très choquée du peu d'attention qu'on avait pour elle. Il n'en fut pas de même d'un jeune homme très bien fait qui s'élança d'un saut par-dessus la tête de ses compagnons, et se trouva vis-à -vis mademoiselle. Il lui fit un signe de tête, n'étant pas dans l'usage de faire la révérence. Sa figure et son ajustement attirèrent les regards du frère et de la soeur. Il était nu-tête et nu-jambes, les pieds chaussés de petites sandales, le chef orné de longs cheveux en tresses, un petit pourpoint qui serrait une taille fine et dégagée; l'air martial et doux. Il tenait dans sa main une petite bouteille d'eau des Barbades, et dans l'autre une espèce de bourse dans laquelle était un gobelet et de très bon biscuit de mer. Il parlait français fort intelligiblement. Il présenta de son eau des Barbades à mademoiselle de Kerkabon et à monsieur son frère; il en but avec eux; il leur en fit reboire encore, et tout cela d'un air si simple et si naturel que le frère et la soeur en furent charmés. Ils lui offrirent leurs services, en lui demandant qui il était et où il allait. Le jeune homme leur répondit qu'il n'en savait rien, qu'il était curieux, qu'il avait voulu voir comment les côtes de France étaient faites, qu'il était venu, et allait s'en retourner. Monsieur le prieur, jugeant à son accent qu'il n'était pas anglais, prit la liberté de lui demander de quel pays il était. "Je suis Huron", lui répondit le jeune homme. Mademoiselle de Kerkabon, étonnée et enchantée de voir un Huron qui lui avait fait des politesses, pria le jeune homme à souper; il ne se fit pas prier deux fois, et tous trois allèrent de compagnie au prieuré de Notre-Dame de la Montagne. La courte et ronde demoiselle le regardait de tous ses petits yeux, et disait de temps en temps au prieur "Ce grand garçon-là a un teint de lis et de rose! qu'il a une belle peau pour un Huron! - Vous avez raison, ma soeur, disait le prieur." Elle faisait cent questions coup sur coup, et le voyageur répondait toujours fort juste. Le bruit se répandit bientôt qu'il y avait un Huron au prieuré. La bonne compagnie du canton s'empressa d'y venir souper. L'abbé de Saint-Yves y vint avec mademoiselle sa soeur, jeune basse-brette, fort jolie et très bien élevée. Le bailli, le receveur des tailles, et leurs femmes, furent du souper. On plaça l'étranger entre mademoiselle de Kerkabon et mademoiselle de Saint-Yves. Tout le monde le regardait avec admiration; tout le monde lui parlait et l'interrogeait à la fois; le Huron ne s'en émouvait pas. Il semblait qu'il eût pris pour sa devise celle de milord Bolingbroke nihil admirari. Mais à la fin, excédé de tant de bruit, il leur dit avec un peu de douceur, mais avec un peu de fermeté "Messieurs, dans mon pays on parle l'un après l'autre; comment voulez-vous que je vous réponde quand vous m'empêchez de vous entendre?" La raison fait toujours rentrer les hommes en eux-mêmes pour quelques moments il se fit un grand silence. Monsieur le bailli, qui s'emparait toujours des étrangers dans quelque maison qu'il se trouvât et qui était le plus grand questionneur de la province, lui dit en ouvrant la bouche d'un demi-pied "Monsieur, comment vous nommez-vous? - On m'a toujours appelé l'Ingénu, reprit le Huron, et on m'a confirmé ce nom en Angleterre, parce que je dis toujours naïvement ce que je pense, comme je fais tout ce que je veux. - Comment, étant né Huron, avez-vous pu, monsieur, venir en Angleterre? - C'est qu'on m'y a mené; j'ai été fait, dans un combat, prisonnier par les Anglais, après m'être assez bien défendu; et les Anglais, qui aiment la bravoure, parce qu'ils sont braves et qu'ils sont aussi honnêtes que nous, m'ayant proposé de me rendre à mes parents ou de venir en Angleterre, j'acceptai le dernier parti, parce que de mon naturel j'aime passionnément à voir du pays. - Mais, monsieur, dit le bailli avec son ton imposant, comment avez-vous pu abandonner ainsi père et mère? - C'est que je n'ai jamais connu ni père ni mère", dit l'étranger. La compagnie s'attendrit, et tout le monde répétait Ni père, ni mère! "Nous lui en servirons, dit la maÃtresse de la maison à son frère le prieur; que ce monsieur le Huron est intéressant!" L'Ingénu la remercia avec une cordialité noble et fière, et lui fit comprendre qu'il n'avait besoin de rien. "Je m'aperçois, monsieur l'Ingénu, dit le grave bailli, que vous parlez mieux français qu'il n'appartient à un Huron. - Un Français, dit-il, que nous avions pris dans ma grande jeunesse en Huronie, et pour qui je conçus beaucoup d'amitié, m'enseigna sa langue; j'apprends très vite ce que je veux apprendre. J'ai trouvé en arrivant à Plymouth un de vos Français réfugiés que vous appelez huguenots, je ne sais pourquoi; il m'a fait faire quelques progrès dans la connaissance de votre langue; et dès que j'ai pu m'exprimer intelligiblement, je suis venu voir votre pays, parce que j'aime assez les Français quand ils ne font pas trop de questions." L'abbé de Saint-Yves, malgré ce petit avertissement, lui demanda laquelle des trois langues lui plaisait davantage, la huronne, l'anglaise, ou la française. - La huronne, sans contredit, répondit l'Ingénu. - Est-il possible? s'écria mademoiselle de Kerkabon; j'avais toujours cru que le français était la plus belle de toutes les langues après le bas-breton." Alors ce fut à qui demanderait à l'Ingénu comment on disait en huron du tabac, et il répondait taya; comment on disait manger, et il répondait essenten. Mademoiselle de Kerkabon voulut absolument savoir comment on disait faire l'amour; il lui répondit trovander, et soutint, non sans apparence de raison, que ces mots-là valaient bien les mots français et anglais qui leur correspondaient. Trovander parut très joli à tous les convives. Monsieur le prieur, qui avait dans sa bibliothèque la grammaire huronne dont le révérend Père Sagar Théodat, récollet, fameux missionnaire, lui avait fait présent, sortit de table un moment pour l'aller consulter. Il revint tout haletant de tendresse et de joie; il reconnut l'Ingénu pour un vrai Huron. On disputa un peu sur la multiplicité des langues, et on convint que, sans l'aventure de la tour de Babel, toute la terre aurait parlé français. L'interrogant bailli, qui jusque-là s'était défié un peu du personnage, conçut pour lui un profond respect; il lui parla avec plus de civilité qu'auparavant, de quoi l'Ingénu ne s'aperçut pas. Mademoiselle de Saint-Yves était fort curieuse de savoir comment on faisait l'amour au pays des Hurons. "En faisant de belles actions, répondit-il, pour plaire aux personnes qui vous ressemblent." Tous les convives applaudirent avec étonnement. Mademoiselle de Saint-Yves rougit et fut fort aise. Mademoiselle de Kerkabon rougit aussi, mais elle n'était pas si aise elle fut un peu piquée que la galanterie ne s'adressât pas à elle; mais elle était si bonne personne que son affection pour le Huron n'en fut point du tout altérée. Elle lui demanda, avec beaucoup de bonté, combien il avait eu de maÃtresses en Huronie. "Je n'en ai jamais eu qu'une, dit l'Ingénu; c'était mademoiselle Abacaba, la bonne amie de ma chère nourrice; les joncs ne sont pas plus droits, l'hermine n'est pas plus blanche, les moutons sont moins doux, les aigles moins fiers, et les cerfs ne sont pas si légers que l'était Abacaba. Elle poursuivait un jour un lièvre dans notre voisinage, environ à cinquante lieues de notre habitation; un Algonquin mal élevé, qui habitait cent lieues plus loin, vint lui prendre son lièvre; je le sus, j'y courus, je terrassai l'Algonquin d'un coup de massue, je l'amenai aux pieds de ma maÃtresse, pieds et poings liés. Les parents d'Abacaba voulurent le manger; mais je n'eus jamais de goût pour ces sortes de festins; je lui rendis sa liberté, j'en fis un ami. Abacaba fut si touchée de mon procédé qu'elle me préféra à tous ses amants. Elle m'aimerait encore si elle n'avait pas été mangée par un ours j'ai puni l'ours, j'ai porté longtemps sa peau; mais cela ne m'a pas consolé." Mademoiselle de Saint-Yves, à ce récit, sentait un plaisir secret d'apprendre que l'Ingénu n'avait eu qu'une maÃtresse, et qu'Abacaba n'était plus; mais elle ne démêlait pas la cause de son plaisir. Tout le monde fixait les yeux sur l'Ingénu; on le louait beaucoup d'avoir empêché ses camarades de manger un Algonquin. L'impitoyable bailli, qui ne pouvait réprimer sa fureur de questionner, poussa enfin la curiosité jusqu'à s'informer de quelle religion était monsieur le Huron; s'il avait choisi la religion anglicane, ou la gallicane, ou la huguenote. "Je suis de ma religion, dit-il, comme vous de la vôtre. - Hélas! s'écria la Kerkabon, je vois bien que ces malheureux Anglais n'ont pas seulement songé à le baptiser. - Eh! mon Dieu, disait mademoiselle de Saint-Yves, comment se peut-il que les Hurons ne soient pas catholiques? Est-ce que les Révérends Pères jésuites ne les ont pas tous convertis?" L'Ingénu l'assura que dans son pays on ne convertissait personne; que jamais un vrai Huron n'avait changé d'opinion, et que même il n'y avait point dans sa langue de terme qui signifiât inconstance. Ces derniers mots plurent extrêmement à mademoiselle de Saint-Yves. "Nous le baptiserons, nous le baptiserons, disait la Kerkabon à monsieur le prieur; vous en aurez l'honneur, mon cher frère; je veux absolument être sa marraine monsieur l'abbé de Saint-Yves le présentera sur les fonts, ce sera une cérémonie bien brillante; il en sera parlé dans toute la Basse-Bretagne, et cela nous fera un honneur infini." Toute la compagnie seconda la maÃtresse de la maison; tous les convives criaient "Nous le baptiserons!" L'Ingénu répondit qu'en Angleterre on laissait vivre les gens à leur fantaisie. Il témoigna que la proposition ne lui plaisait point du tout, et que la loi des Hurons valait pour le moins la loi des Bas-Bretons; enfin il dit qu'il repartait le lendemain. On acheva de vider sa bouteille d'eau des Barbades, et chacun s'alla coucher. Quand on eut reconduit l'Ingénu dans sa chambre, mademoiselle de Kerkabon et son amie mademoiselle de Saint-Yves ne purent se tenir de regarder par le trou d'une large serrure pour voir comment dormait un Huron. Elles virent qu'il avait étendu la couverture du lit sur le plancher, et qu'il reposait dans la plus belle attitude du monde. Chapitre second. Le Huron, nommé l'Ingénu, reconnu de ses parents Le Huron, nommé l'Ingénu, reconnu de ses parents L'Ingénu, selon sa coutume, s'éveilla avec le soleil, au chant du coq, qu'on appelle en Angleterre et en Huronie la trompette du jour. Il n'était pas comme la bonne compagnie, qui languit dans son lit oiseux jusqu'à ce que le soleil ait fait la moitié de son tour, qui ne peut ni dormir ni se lever, qui perd tant d'heures précieuses dans cet état mitoyen entre la vie et la mort, et qui se plaint encore que la vie est trop courte. Il avait déjà fait deux ou trois lieues, il avait tué trente pièces de gibier à balle seule, lorsqu'en rentrant il trouva monsieur le prieur de Notre-Dame de la Montagne et sa discrète soeur, se promenant en bonnet de nuit dans leur petit jardin. Il leur présenta toute sa chasse, et en tirant de sa chemise une espèce de petit talisman qu'il portait toujours à son cou, il les pria de l'accepter en reconnaissance de leur bonne réception. "C'est ce que j'ai de plus précieux, leur dit-il; on m'a assuré que je serais toujours heureux tant que je porterais ce petit brimborion sur moi, et je vous le donne afin que vous soyez toujours heureux." Le prieur et mademoiselle sourirent avec attendrissement de la naïveté de l'Ingénu. Ce présent consistait en deux petits portraits assez mal faits, attachés ensemble avec une courroie fort grasse. Mademoiselle de Kerkabon lui demanda s'il y avait des peintres en Huronie. "Non, dit l'Ingénu; cette rareté me vient de ma nourrice; son mari l'avait eue par conquête, en dépouillant quelques Français du Canada qui nous avaient fait la guerre; c'est tout ce que j'en ai su." Le prieur regardait attentivement ces portraits; il changea de couleur, il s'émut, ses mains tremblèrent. "Par Notre-Dame de la Montagne, s'écria-t-il, je crois que voilà le visage de mon frère le capitaine et de sa femme!" Mademoiselle, après les avoir considérés avec la même émotion, en jugea de même. Tous deux étaient saisis d'étonnement et d'une joie mêlée de douleur; tous deux s'attendrissaient; tous deux pleuraient; leur coeur palpitait; ils poussaient des cris; ils s'arrachaient les portraits; chacun d'eux les prenait et les rendait vingt fois en une seconde; ils dévoraient des yeux les portraits et le Huron; ils lui demandaient l'un après l'autre, et tous deux à la fois, en quel lieu, en quel temps, comment ces miniatures étaient tombées entre les mains de sa nourrice; ils rapprochaient, ils comptaient les temps depuis le départ du capitaine; il se souvenaient d'avoir eu nouvelle qu'il avait été jusqu'au pays des Hurons, et que depuis ce temps ils n'en avaient jamais entendu parler. L'Ingénu leur avait dit qu'il n'avait connu ni père ni mère. Le prieur, qui était homme de sens, remarqua que l'Ingénu avait un peu de barbe; il savait très bien que les Hurons n'en ont point. "Son menton est cotonné, il est donc fils d'un homme d'Europe; mon frère et ma belle-soeur ne parurent plus après l'expédition contre les Hurons, en 1669; mon neveu devait alors être à la mamelle; la nourrice huronne lui a sauvé la vie et lui a servi de mère." Enfin, après cent questions et cent réponses, le prieur et sa soeur conclurent que le Huron était leur propre neveu. Ils l'embrassaient en versant des larmes; et l'Ingénu riait, ne pouvant s'imaginer qu'un Huron fût neveu d'un prieur bas-breton. Toute la compagnie descendit; monsieur de Saint-Yves, qui était grand physionomiste, compara les deux portraits avec le visage de l'Ingénu; il fit très habilement remarquer qu'il avait les yeux de sa mère, le front et le nez de feu monsieur le capitaine de Kerkabon, et des joues qui tenaient de l'un et de l'autre. Mademoiselle de Saint-Yves, qui n'avait jamais vu le père ni la mère, assura que l'Ingénu leur ressemblait parfaitement. Ils admiraient tous la Providence et l'enchaÃnement des événements de ce monde. Enfin on était si persuadé, si convaincu de la naissance de l'Ingénu, qu'il consentit lui-même à être neveu de monsieur le prieur, en disant qu'il aimait autant l'avoir pour son oncle qu'un autre. On alla rendre grâce à Dieu dans l'église de Notre-Dame de la Montagne, tandis que le Huron, d'un air indifférent, s'amusait à boire dans la maison. Les Anglais qui l'avaient amené, et qui étaient prêts à mettre à la voile, vinrent lui dire qu'il était temps de partir. "Apparemment, leur dit-il, que vous n'avez pas retrouvé vos oncles et vos tantes je reste ici; retournez à Plymouth, je vous donne toutes mes hardes, je n'ai plus besoin de rien au monde puisque je suis le neveu d'un prieur." Les Anglais mirent à la voile, en se souciant fort peu que l'Ingénu eût des parents ou non en Basse-Bretagne. Après que l'oncle, la tante et la compagnie eurent chanté le Te Deum, après que le bailli eut encore accablé l'Ingénu de questions; après qu'on eut épuisé tout ce que l'étonnement, la joie, la tendresse, peuvent faire dire, le prieur de la Montagne et l'abbé de Saint-Yves conclurent à faire baptiser l'Ingénu au plus vite. Mais il n'en était pas d'un grand Huron de vingt-deux ans comme d'un enfant qu'on régénère sans qu'il en sache rien. Il fallait l'instruire, et cela paraissait difficile car l'abbé de Saint-Yves supposait qu'un homme qui n'était pas né en France n'avait pas le sens commun. Le prieur fit observer à la compagnie que, si en effet monsieur l'Ingénu, son neveu, n'avait pas eu le bonheur de naÃtre en Basse-Bretagne, il n'en avait pas moins d'esprit; qu'on en pouvait juger par toutes ses réponses, et que sûrement la nature l'avait beaucoup favorisé, tant du côté paternel que du maternel. On lui demanda d'abord s'il avait jamais lu quelque livre. Il dit qu'il avait lu Rabelais traduit en anglais, et quelques morceaux de Shakespeare qu'il savait par coeur; qu'il avait trouvé ces livres chez le capitaine du vaisseau qui l'avait amené de l'Amérique à Plymouth, et qu'il en était fort content. Le bailli ne manqua pas de l'interroger sur ces livres. "Je vous avoue, dit l'Ingénu, que j'ai cru en deviner quelque chose, et que je n'ai pas entendu le reste." L'abbé de Saint-Yves, à ce discours, fit réflexion que c'était ainsi que lui-même avait toujours lu, et que la plupart des hommes ne lisaient guère autrement. "Vous avez sans doute lu la Bible? dit-il au Huron. - Point du tout, monsieur l'abbé; elle n'était pas parmi les livres de mon capitaine; je n'en ai jamais entendu parler. - Voilà comme sont ces maudits Anglais, criait mademoiselle de Kerkabon; ils feront plus de cas d'une pièce de Shakespeare, d'un plum-pudding et d'une bouteille rhum que du Pentateuque. Aussi n'ont-ils jamais converti personne en Amérique. Certainement ils sont maudits de Dieu; et nous leur prendrons la Jamaïque et la Virginie avant qu'il soit peu de temps." Quoi qu'il en soit, on fit venir le plus habile tailleur de Saint-Malo pour habiller l'Ingénu de pied en cap. La compagnie se sépara; le bailli alla faire ses questions ailleurs. Mademoiselle de Saint-Yves, en partant, se retourna plusieurs fois pour regarder l'Ingénu; et il lui fit des révérences plus profondes qu'il n'en avait jamais fait à personne en sa vie. Le bailli, avant de prendre congé, présenta à mademoiselle de Saint-Yves un grand nigaud de fils qui sortait du collège; mais à peine le regarda-t-elle, tant elle était occupée de la politesse du Huron. Chapitre troisième. Le Huron, nommé l'Ingénu, converti Le Huron, nommé l'Ingénu, converti Monsieur le prieur, voyant qu'il était un peu sur l'âge, et que Dieu lui envoyait un neveu pour sa consolation, se mit en tête qu'il pourrait lui résigner son bénéfice s'il réussissait à le baptiser et à le faire entrer dans les ordres. L'Ingénu avait une mémoire excellente. La fermeté des organes de Basse-Bretagne, fortifiée par le climat du Canada, avait rendu sa tête si vigoureuse que, quand on frappait dessus, à peine le sentait-il; et quand on gravait dedans, rien ne s'effaçait; il n'avait jamais rien oublié. Sa conception était d'autant plus vive et plus nette que, son enfance n'ayant point été chargée des inutilités et des sottises qui accablent la nôtre, les choses entraient dans sa cervelle sans nuage. Le prieur résolut enfin de lui faire lire le Nouveau Testament. L'Ingénu le dévora avec beaucoup de plaisir; mais, ne sachant ni dans quel temps ni dans quel pays toutes les aventures rapportées dans ce livre étaient arrivées, il ne douta point que le lieu de la scène ne fût en Basse-Bretagne; et il jura qu'il couperait le nez et les oreilles à Caïphe et à Pilate si jamais il rencontrait ces marauds-là . Son oncle, charmé de ces bonnes dispositions, le mit au fait en peu de temps il loua son zèle; mais il lui apprit que ce zèle était inutile, attendu que ces gens-là étaient morts il y avait environ seize cent quatre-vingt-dix années. L'Ingénu sut bientôt presque tout le livre par coeur. Il proposait quelquefois des difficultés qui mettaient le prieur fort en peine. Il était obligé souvent de consulter l'abbé de Saint-Yves, qui, ne sachant que répondre, fit venir un jésuite bas-breton pour achever la conversion du Huron. Enfin la grâce opéra; l'Ingénu promit de se faire chrétien; il ne douta pas qu'il ne dût commencer par être circoncis; "car, disait-il, je ne vois pas dans le livre qu'on m'a fait lire un seul personnage qui ne l'ait été; il est donc évident que je dois faire le sacrifice de mon prépuce le plus tôt c'est le mieux". Il ne délibéra point il envoya chercher le chirurgien du village, et le pria de lui faire l'opération, comptant réjouir infiniment mademoiselle de Kerkabon et toute la compagnie quand une fois la chose serait faite. Le frater, qui n'avait point encore fait cette opération, en avertit la famille, qui jeta les hauts cris. La bonne Kerkabon trembla que son neveu, qui paraissait résolu et expéditif, ne se fÃt lui-même l'opération très maladroitement, et qu'il n'en résultât de tristes effets auxquels les dames s'intéressent toujours par bonté d'âme. Le prieur redressa les idées du Huron; il lui remontra que la circoncision n'était plus de mode; que le baptême était beaucoup plus doux et plus salutaire; que la loi de grâce n'était pas comme la loi de rigueur. L'Ingénu, qui avait beaucoup de bon sens et de droiture, disputa, mais reconnut son erreur; ce qui est assez rare en Europe aux gens qui disputent; enfin il promit de se faire baptiser quand on voudrait. Il fallait auparavant se confesser; et c'était là le plus difficile. L'Ingénu avait toujours en poche le livre que son oncle lui avait donné. Il n'y trouvait pas qu'un seul apôtre se fût confessé, et cela le rendait très rétif. Le prieur lui ferma la bouche en lui montrant, dans l'épÃtre de saint Jacques le Mineur, ces mots qui font tant de peine aux hérétiques Confessez vos péchés les uns aux autres. Le Huron se tut, et se confessa à un récollet. Quand il eut fini, il tira le récollet du confessionnal, et, saisissant son homme d'un bras vigoureux, il se mit à sa place, et le fit mettre à genoux devant lui "Allons, mon ami, il est dit Confessez-vous les uns aux autres; je t'ai conté mes péchés, tu ne sortiras pas d'ici que tu ne m'aies conté les tiens." En parlant ainsi, il appuyait son large genou contre la poitrine de son adverse partie. Le récollet pousse des hurlements qui font retentir l'église. On accourt au bruit, on voit le catéchumène qui gourmait le moine au nom de saint Jacques le Mineur. La joie de baptiser un Bas-Breton huron et anglais était si grande qu'on passa par-dessus ces singularités. Il y eut même beaucoup de théologiens qui pensèrent que la confession n'était pas nécessaire, puisque le baptême tenait lieu de tout. On prit jour avec l'évêque de Saint-Malo, qui, flatté, comme on peut le croire, de baptiser un Huron, arriva dans un pompeux équipage, suivi de son clergé. Mademoiselle de Saint-Yves, en bénissant Dieu, mit sa plus belle robe et fit venir une coiffeuse de Saint-Malo pour briller à la cérémonie. L'interrogant bailli accourut avec toute la contrée. L'église était magnifiquement parée; mais quand il fallut prendre le Huron pour le mener aux fonts baptismaux, on ne le trouva point. L'oncle et la tante le cherchèrent partout. On crut qu'il était à la chasse, selon sa coutume. Tous les conviés à la fête parcoururent les bois et les villages voisins point de nouvelles du Huron. On commençait à craindre qu'il ne fût retourné en Angleterre. On se souvenait de lui avoir entendu dire qu'il aimait fort ce pays-là . Monsieur le prieur et sa soeur étaient persuadés qu'on n'y baptisait personne, et tremblaient pour l'âme de leur neveu. L'évêque était confondu et prêt à s'en retourner; le prieur et l'abbé de Saint-Yves se désespéraient; le bailli interrogeait tous les passants avec sa gravité ordinaire. Mademoiselle de Kerkabon pleurait. Mademoiselle de Saint-Yves ne pleurait pas, mais elle poussait de profonds soupirs qui semblaient témoigner son goût pour les sacrements. Elles se promenaient tristement le long des saules et des roseaux qui bordent la petite rivière de Rance, lorsqu'elles aperçurent au milieu de la rivière une grande figure assez blanche, les deux mains croisées sur la poitrine Elles jetèrent un grand cri et se détournèrent. Mais, la curiosité l'emportant bientôt sur toute autre considération, elles se coulèrent doucement entre les roseaux; et quand elles furent bien sûres de n'être point vues, elles voulurent voir de quoi il s'agissait. Chapitre quatrième. L'Ingénu baptisé L'Ingénu baptisé Le prieur et l'abbé, étant accourus, demandèrent à l'Ingénu ce qu'il faisait là . "Eh parbleu! Messieurs, j'attends le baptême il y a une heure que je suis dans l'eau jusqu'au cou, et il n'est pas honnête de me laisser morfondre. - Mon cher neveu, lui dit tendrement le prieur, ce n'est pas ainsi qu'on baptise en Basse-Bretagne; reprenez vos habits et venez avec nous." Mademoiselle de Saint-Yves, en entendant ce discours, disait tout bas à sa compagne "Mademoiselle, croyez-vous qu'il reprenne si tôt ses habits?" Le Huron cependant répartit au prieur "Vous ne m'en ferez pas accroire cette fois-ci comme l'autre; j'ai bien étudié depuis ce temps-là , et je suis très certain qu'on ne se baptise pas autrement. L'eunuque de la reine Candace fut baptisé dans un ruisseau; je vous défie de me montrer dans le livre que vous m'avez donné qu'on s'y soit jamais pris d'une autre façon. Je ne serai point baptisé du tout, ou je le serai dans la rivière." On eut beau lui remontrer que les usages avaient changé, l'Ingénu était têtu, car il était Breton et Huron. Il revenait toujours à l'eunuque de la reine Candace; et quoique mademoiselle sa tante et mademoiselle de Saint-Yves, qui l'avaient observé entre les saules, fussent en droit de lui dire qu'il ne lui appartenait pas de citer un pareil homme, elles n'en firent pourtant rien, tant était grande leur discrétion. L'évêque vint lui-même lui parler, ce qui est beaucoup; mais il ne gagna rien le Huron disputa contre l'évêque. "Montrez-moi, lui dit-il, dans le livre que m'a donné mon oncle, un seul homme qui n'ait pas été baptisé dans la rivière, et je ferai tout ce que vous voudrez." La tante, désespérée, avait remarqué que la première fois que son neveu avait fait la révérence, il en avait fait une plus profonde à mademoiselle de Saint-Yves qu'à aucune autre personne de la compagnie, qu'il n'avait pas même salué monsieur l'évêque avec ce respect mêlé de cordialité qu'il avait témoigné à cette belle demoiselle. Elle prit le parti de s'adresser à elle dans ce grand embarras; elle la pria d'interposer son crédit pour engager le Huron à se faire baptiser de la même manière que les Bretons, ne croyant pas que son neveu pût jamais être chrétien s'il persistait à vouloir être baptisé dans l'eau courante. Mademoiselle de Saint-Yves rougit du plaisir secret qu'elle sentait d'être chargée d'une si importante commission. Elle s'approcha modestement de l'Ingénu, et, lui serrant la main d'une manière tout à fait noble "Est-ce que vous ne ferez rien pour moi?" lui dit-elle; et en prononçant ces mots elle baissait les yeux, et les relevait avec une grâce attendrissante. "Ah! tout ce que vous voudrez, mademoiselle, tout ce que vous me commanderez baptême d'eau, baptême de feu, baptême de sang, il n'y a rien que je vous refuse." Mademoiselle de Saint-Yves eut la gloire de faire en deux paroles ce que si les empressements du prieur, ni les interrogations réitérées du bailli, ni les raisonnements même de monsieur l'évêque, n'avaient pu faire. Elle sentit son triomphe; mais elle n'en sentait pas encore toute l'étendue. Le baptême fut administré et reçu avec toute la décence, toute la magnificence, tout l'agrément possibles. L'oncle et la tante cédèrent à monsieur l'abbé de Saint-Yves et à sa soeur l'honneur de tenir l'Ingénu sur les fonts. Mademoiselle de Saint-Yves rayonnait de joie de se voir marraine. Elle ne savait pas à quoi ce grand titre l'asservissait; elle accepta cet honneur sans en connaÃtre les fatales conséquences. Comme il n'y a jamais eu de cérémonie qui ne fût suivie d'un grand dÃner, on se mit à table au sortir du baptême. Les goguenards de Basse-Bretagne dirent qu'il ne fallait pas baptiser son vin. Monsieur le prieur disait que le vin, selon Salomon, réjouit le coeur de l'homme. Monsieur l'évêque ajoutait que le patriarche Juda devait lier son ânon à la vigne, et tremper son manteau dans le sang du raisin, et qu'il était bien triste qu'on n'en pût faire autant en Basse-Bretagne, à laquelle Dieu a dénié les vignes. Chacun tâchait de dire un bon mot sur le baptême de l'Ingénu, et des galanteries à la marraine. Le bailli, toujours interrogant, demandait au Huron s'il serait fidèle à ses promesses. "Comment voulez-vous que je manque à mes promesses, répondit le Huron, puisque je les ai faites entre les mains de mademoiselle de Saint-Yves?" Le Huron s'échauffa; il but beaucoup à la santé de sa marraine. "Si j'avais été baptisé de votre main, dit-il, je sens que l'eau froide qu'on m'a versée sur le chignon m'aurait brûlé." Le bailli trouva cela trop poétique, ne sachant pas combien l'allégorie est familière au Canada. Mais la marraine en fut extrêmement contente. On avait donné le nom d'Hercule au baptisé. L'évêque de Saint-Malo demandait toujours quel était ce patron dont il n'avait jamais entendu parler. Le jésuite, qui était fort savant, lui dit que c'était un saint qui avait fait douze miracles. Il y en avait un treizième qui valait les douze autres; mais dont il ne convenait pas à un jésuite de parler c'était celui d'avoir changé cinquante filles en femmes en une seule nuit. Un plaisant qui se trouva là releva ce miracle avec énergie. Toutes les dames baissèrent les yeux, et jugèrent à la physionomie de l'Ingénu qu'il était digne du saint dont il portait le nom. Chapitre cinquième. L'Ingénu amoureux L'Ingénu amoureux Il faut avouer que depuis ce baptême et ce dÃner mademoiselle de Saint-Yves souhaita passionnément que monsieur l'évêque la fÃt encore participante de quelque beau sacrement avec monsieur Hercule l'Ingénu. Cependant, comme elle était bien élevée et fort modeste, elle n'osait convenir tout à fait avec elle-même de ses tendres sentiments; mais, s'il lui échappait un regard, un mot, un geste, une pensée, elle enveloppait tout cela d'un voile de pudeur infiniment aimable. Elle était tendre, vive et sage. Dès que monsieur l'évêque fut parti, l'Ingénu et mademoiselle de Saint-Yves se rencontrèrent sans avoir fait réflexion qu'ils se cherchaient. Ils se parlèrent sans avoir imaginé ce qu'ils se diraient. L'Ingénu lui dit d'abord qu'il l'aimait de tout son coeur, et que la belle Abacaba, dont il avait été fou dans son pays, n'approchait pas d'elle. Mademoiselle lui répondit, avec sa modestie ordinaire, qu'il fallait en parler au plus vite à monsieur le prieur son oncle et à mademoiselle sa tante, et que de son côté elle en dirait deux mots à son cher frère l'abbé de Saint-Yves, et qu'elle se flattait d'un consentement commun. L'Ingénu lui répond qu'il n'avait besoin du consentement de personne, qu'il lui paraissait extrêmement ridicule d'aller demander à d'autres ce qu'on devait faire; que, quand deux parties sont d'accord, on n'a pas besoin d'un tiers pour les accommoder. "Je ne consulte personne, dit-il, quand j'ai envie de déjeuner, ou de chasser, ou de dormir je sais bien qu'en amour il n'est pas mal d'avoir le consentement de la personne à qui on en veut; mais, comme ce n'est ni de mon oncle ni de ma tante que je suis amoureux, ce n'est pas à eux que je dois m'adresser dans cette affaire, et, si vous m'en croyez, vous vous passerez aussi de monsieur l'abbé de Saint-Yves." On peut juger que la belle Bretonne employa toute la délicatesse de son esprit à réduire son Huron aux termes de la bienséance. Elle se fâcha même, et bientôt se radoucit. Enfin on ne sait comment aurait fini cette conversation si, le jour baissant, monsieur l'abbé n'avait ramené sa soeur à son abbaye. L'Ingénu laissa coucher son oncle et sa tante, qui étaient un peu fatigués de la cérémonie et de leur long dÃner. Il passa une partie de la nuit à faire des vers en langue huronne pour sa bien-aimée car il faut savoir qu'il n'y a aucun pays de la terre où l'amour n'ait rendu les amants poètes. Le lendemain, son oncle lui parla ainsi après le déjeuner, en présence de mademoiselle Kerkabon, qui était tout attendrie "Le ciel soit loué de ce que vous avez l'honneur, mon cher neveu, d'être chrétien et Bas-Breton! Mais cela ne suffit pas; je suis un peu sur l'âge; mon frère n'a laissé qu'un petit coin de terre qui est très peu de chose; j'ai un bon prieuré; si vous voulez seulement vous faire sous-diacre, comme je l'espère, je vous résignerai mon prieuré, et vous vivrez fort à votre aise, après avoir été la consolation de ma vieillesse." L'Ingénu répondit "Mon oncle, grand bien vous fasse! vivez tant que vous pourrez. Je ne sais pas ce que c'est que d'être sous-diacre ni que de résigner; mais tout me sera bon pourvu que j'aie mademoiselle de Saint-Yves à ma disposition. - Eh! mon Dieu! mon neveu, que me dites-vous là ? Vous aimez donc cette belle demoiselle à la folie? - Oui, mon oncle. - Hélas! mon neveu, il est impossible que vous l'épousiez. - Cela est très possible, mon oncle; car non seulement elle m'a serré la main en me quittant, mais elle m'a promis qu'elle me demanderait en mariage; et assurément je l'épouserai. - Cela est impossible, vous dis-je; elle est votre marraine c'est un péché épouvantable à une marraine de serrer la main de son filleul; il n'est pas permis d'épouser sa marraine; les lois divines et humaines s'y opposent. - Morbleu! mon oncle, vous vous moquez de moi; pourquoi serait-il défendu d'épouser sa marraine, quand elle est jeune et jolie? Je n'ai point vu dans le livre que vous m'avez donné qu'il fût mal d'épouser les filles qui ont aidé les gens à être baptisés. Je m'aperçois tous les jours qu'on fait ici une infinité de choses qui ne sont point dans votre livre, et qu'on n'y fait rien de tout ce qu'il dit je vous avoue que cela m'étonne et me fâche. Si on me prive de la belle Saint-Yves, sous prétexte de mon baptême, je vous avertis que je l'enlève, et que je me débaptise." Le prieur fut confondu; sa soeur pleura. "Mon cher frère, dit-elle, il ne faut pas que notre neveu se damne; notre saint-père le pape peut lui donner dispense, et alors il pourra être chrétiennement heureux avec ce qu'il aime." L'Ingénu embrassa sa tante. "Quel est donc, dit-il, cet homme charmant qui favorise avec tant de bonté les garçons et les filles dans leurs amours? Je veux lui aller parler tout à l'heure." On lui expliqua ce que c'était que le pape; et l'Ingénu fut encore plus étonné qu'auparavant. "Il n'y a pas un mot de tout cela dans votre livre, mon cher oncle; j'ai voyagé, je connais la mer; nous sommes ici sur la côte de l'Océan; et je quitterai mademoiselle de Saint-Yves pour aller demander la permission de l'aimer à un homme qui demeure vers la Méditerranée, à quatre cents lieues d'ici, et dont je n'entends point la langue! Cela est d'un ridicule incompréhensible. Je vais sur-le-champ chez monsieur l'abbé de Saint-Yves, qui ne demeure qu'à une lieue de vous, et je vous réponds que j'épouserai ma maÃtresse dans la journée." Comme il parlait encore, entra le bailli, qui, selon sa coutume, lui demanda où il allait. "Je vais me marier", dit l'Ingénu en courant; et au bout d'un quart d'heure il était déjà chez sa belle et chère basse-brette, qui dormait encore. "Ah! mon frère! disait mademoiselle de Kerkabon au prieur, jamais vous ne ferez un sous-diacre de notre neveu." Le bailli fut très mécontent de ce voyage car il prétendait que son fils épousât la Saint-Yves et ce fils était encore plus sot et plus insupportable que son père. Chapitre sixième. L'Ingénu court chez sa maÃtresse et devient furieux L'Ingénu court chez sa maÃtresse et devient furieux A peine l'Ingénu était arrivé, qu'ayant demandé à une vieille servante où était la chambre de sa maÃtresse, il avait poussé fortement la porte mal fermée, et s'était élancé vers le lit. Mademoiselle de Saint-Yves, se réveillant en sursaut, s'était écriée "Quoi! c'est vous! ah! c'est vous! arrêtez-vous, que faites-vous?" Il avait répondu "Je vous épouse", et en effet il l'épousait, si elle ne s'était pas débattue avec toute l'honnêteté d'une personne qui a de l'éducation. L'Ingénu n'entendait pas raillerie; il trouvait toutes ces façons-là extrêmement impertinentes. "Ce n'était pas ainsi qu'en usait mademoiselle Abacaba, ma première maÃtresse; vous n'avez point de probité; vous m'avez promis mariage, et vous ne voulez point faire mariage c'est manquer aux premières lois de l'honneur; je vous apprendrai à tenir votre parole, et je vous remettrai dans le chemin de la vertu." L'Ingénu possédait une vertu mâle et intrépide, digne de son patron Hercule, dont on lui avait donné le nom à son baptême; il allait l'exercer dans toute son étendue, lorsqu'aux cris perçants de la demoiselle plus discrètement vertueuse accourut le sage abbé de Saint-Yves, avec sa gouvernante, un vieux domestique dévot, et un prêtre de la paroisse. Cette vue modéra le courage de l'assaillant. "Eh, mon Dieu! mon cher voisin, lui dit l'abbé, que faites-vous là ? - Mon devoir, répliqua le jeune homme; je remplis mes promesses, qui sont sacrées." Mademoiselle de Saint-Yves se rajusta en rougissant. On emmena l'Ingénu dans un autre appartement. L'abbé lui remontra l'énormité du procédé. L'Ingénu se défendit sur les privilèges de la loi naturelle, qu'il connaissait parfaitement. L'abbé voulut prouver que la loi positive devait avoir tout l'avantage, et que sans les conventions faites entre les hommes, la loi de nature ne serait presque jamais qu'un brigandage naturel. "Il faut, lui disait-il, des notaires, des prêtres, des témoins, des contrats, des dispenses." L'Ingénu lui répondit par la réflexion que les sauvages ont toujours faite "Vous êtes donc de bien malhonnêtes gens, puisqu'il faut entre vous tant de précautions." L'abbé eut de la peine à résoudre cette difficulté. "Il y a, dit-il, je l'avoue, beaucoup d'inconstants et de fripons parmi nous; et il y en aurait autant chez les Hurons s'ils étaient rassemblés dans une grande ville; mais aussi il y a des âmes sages, honnêtes, éclairées, et ce sont ces hommes-là qui ont fait les lois. Plus on est homme de bien, plus on doit s'y soumettre on donne l'exemple aux vicieux, qui respectent un frein que la vertu s'est donné elle-même." Cette réponse frappa l'Ingénu. On a déjà remarqué qu'il avait l'esprit juste. On l'adoucit par des paroles flatteuses; on lui donna des espérances ce sont les deux pièges où les hommes des deux hémisphères se prennent; on lui présenta même mademoiselle de Saint-Yves, quand elle eut fait sa toilette. Tout se passa avec la plus grande bienséance; mais, malgré cette décence, les yeux étincelants de l'Ingénu Hercule firent toujours baisser ceux de sa maÃtresse, et trembler la compagnie. On eut une peine extrême à le renvoyer chez ses parents. Il fallut encore employer le crédit de la belle Saint-Yves; plus elle sentait son pouvoir sur lui, et plus elle l'aimait. Elle le fit partir, et en fut très affligée; enfin, quand il fut parti, l'abbé, qui non seulement était le frère très aÃné de mademoiselle de Saint-Yves, mais qui était aussi son tuteur, prit le parti de soustraire sa pupille aux empressements de cet amant terrible. Il alla consulter le bailli, qui, destinant toujours son fils à la soeur de l'abbé, lui conseilla de mettre la pauvre fille dans une communauté. Ce fut un coup terrible une indifférente qu'on mettrait en couvent jetterait les hauts cris; mais une amante, et une amante aussi sage que tendre, c'était de quoi la mettre au désespoir. L'Ingénu, de retour chez le prieur, raconta tout avec sa naïveté ordinaire. Il essuya les mêmes remontrances, qui firent quelque effet sur son esprit, et aucun sur ses sens; mais le lendemain, quand il voulut retourner chez sa belle maÃtresse pour raisonner avec elle sur la loi naturelle et sur la loi de convention, monsieur le bailli lui apprit avec une joie insultante qu'elle était dans un couvent. "Eh bien! dit-il, j'irai raisonner dans ce couvent. - Cela ne se peut", dit le bailli. Il lui expliqua fort au long ce que c'était qu'un couvent ou un convent; que ce mot venait du latin conventus, qui signifie assemblée; et le Huron ne pouvait comprendre pourquoi il ne pouvait pas être admis dans l'assemblée. Sitôt qu'il fut instruit que cette assemblée était une espèce de prison où l'on tenait les filles renfermées, chose horrible, inconnue chez les Hurons et chez les Anglais, il devint aussi furieux que le fut son patron Hercule lorsque Euryte, roi d'Oechalie, non moins cruel que l'abbé de Saint-Yves, lui refusa la belle Iole sa fille, non moins belle que la soeur de l'abbé. Il voulait aller mettre le feu au couvent, enlever sa maÃtresse, ou se brûler avec elle. Mademoiselle de Kerkabon, épouvantée, renonçait plus que jamais à toutes les espérances de voir son neveu sous-diacre, et disait en pleurant qu'il avait le diable au corps depuis qu'il était baptisé. Chapitre septième. L'Ingénu repousse les Anglais L'Ingénu repousse les Anglais L'Ingénu, plongé dans une sombre et profonde mélancolie, se promena vers le bord de la mer, son fusil à deux coups sur l'épaule, son grand coutelas au côté, tirant de temps en temps sur quelques oiseaux, et souvent tenté de tirer sur lui-même; mais il aimait encore la vie, à cause de mademoiselle de Saint-Yves. Tantôt il maudissait son oncle, sa tante, et toute la Basse-Bretagne, et son baptême; tantôt il les bénissait, puisqu'ils lui avaient fait connaÃtre celle qu'il aimait. Il prenait sa résolution d'aller brûler le couvent, et il s'arrêtait tout court, de peur de brûler sa maÃtresse. Les flots de la Manche ne sont pas plus agités par les vents d'est et d'ouest que son coeur l'était par tant de mouvements contraires. Il marchait à grands pas, sans savoir où, lorsqu'il entendit le son du tambour. Il vit de loin tout un peuple dont une moitié courait au rivage, et l'autre s'enfuyait. Mille cris s'élèvent de tous côtés; la curiosité et le courage le précipitent à l'instant vers l'endroit d'où partaient ces clameurs il y vole en quatre bonds. Le commandant de la milice, qui avait soupé avec lui chez le prieur, le reconnut aussitôt; il court à lui, les bras ouverts "Ah! c'est l'Ingénu, il combattra pour nous." Et les milices, qui mouraient de peur, se rassurèrent et crièrent aussi "C'est l'Ingénu! c'est l'Ingénu! - Messieurs, dit-il, de quoi s'agit-il? Pourquoi êtes-vous si effarés? A-t-on mis vos maÃtresses dans des couvents?" Alors cent voix confuses s'écrient "Ne voyez-vous pas les Anglais qui abordent? - Eh bien! répliqua le Huron, ce sont de braves gens; ils ne m'ont jamais proposé de me faire sous-diacre; ils ne m'ont point enlevé ma maÃtresse." Le commandant lui fit entendre que les Anglais venaient piller l'abbaye de la Montagne, boire le vin de son oncle, et peut-être enlever mademoiselle de Saint-Yves; que le petit vaisseau sur lequel il avait abordé en Bretagne n'était venu que pour reconnaÃtre la côte; qu'ils faisaient des actes d'hostilité sans avoir déclaré la guerre au roi de France, et que la province était exposée. "Ah! si cela est, ils violent la loi naturelle; laissez-moi faire; j'ai demeuré longtemps parmi eux, je sais leur langue, je leur parlerai; je ne crois pas qu'ils puissent avoir un si méchant dessein." Pendant cette conversation, l'escadre anglaise approchait; voilà le Huron qui court vers elle, se jette dans un petit bateau, arrive, monte au vaisseau amiral, et demande s'il est vrai qu'ils viennent ravager le pays sans avoir déclaré la guerre honnêtement. L'amiral et tout son bord firent de grand éclats de rire, lui firent boire du punch, et le renvoyèrent. L'Ingénu, piqué, ne songea plus qu'à se bien battre contre ses anciens amis, pour ses compatriotes et pour monsieur le prieur. Les gentilshommes du voisinage accouraient de toutes parts; il se joint à eux on avait quelques canons; il les charge, il les pointe, il les tire l'un après l'autre. Les Anglais débarquent; il court à eux, il en tue trois de sa main, il blesse même l'amiral, qui s'était moqué de lui. Sa valeur anime le courage de toute la milice; les Anglais se rembarquent, et toute la côte retentissait des cris de victoire "Vive le roi, vive l'Ingénu!" Chacun l'embrassait, chacun s'empressait d'étancher le sang de quelques blessures légères qu'il avait reçues. "Ah! disait-il, si mademoiselle de Saint-Yves était là , elle me mettrait une compresse." Le bailli, qui s'était caché dans sa cave pendant le combat, vint lui faire compliment comme les autres. Mais il fut bien surpris quand il entendit Hercule l'Ingénu dire à une douzaine de jeunes gens de bonne volonté, dont il était entouré "Mes amis, ce n'est rien d'avoir délivré l'abbaye de la Montagne; il faut délivrer une fille." Toute cette bouillante jeunesse prit feu à ces seules paroles. On le suivait déjà en foule, on courait au couvent. Si le bailli n'avait pas sur-le-champ averti le commandant, si on n'avait pas couru après la troupe joyeuse, c'en était fait. On ramena l'Ingénu chez son oncle et sa tante, qui le baignèrent de larmes de tendresse. "Je vois bien que vous ne serez jamais ni sous-diacre ni prieur, lui dit l'oncle; vous serez un officier encore plus brave que mon frère le capitaine, et probablement aussi gueux." Et mademoiselle de Kerkabon pleurait toujours en l'embrassant, et en disant "Il se fera tuer comme mon frère; il vaudrait bien mieux qu'il fût sous-diacre." L'Ingénu, dans le combat, avait ramassé une grosse bourse remplie de guinées, que probablement l'amiral avait laissé tomber. Il ne douta pas qu'avec cette bourse il ne pût acheter toute la Basse-Bretagne, et surtout faire mademoiselle de Saint-Yves grande dame. Chacun l'exhorta de faire le voyage de Versailles pour y recevoir le prix de ses services. Le commandant, les principaux officiers le comblèrent de certificats. L'oncle et la tante approuvèrent le voyage du neveu. Il devait être, sans difficulté, présenté au roi cela seul lui donnerait un prodigieux relief dans la province. Ces deux bonnes gens ajoutèrent à la bourse anglaise un présent considérable de leurs épargnes. L'Ingénu disait en lui-même "Quand je verrai le roi, je lui demanderai mademoiselle de Saint-Yves en mariage et certainement il ne me refusera pas." Il partit donc aux acclamations de tout le canton, étouffé d'embrassements, baigné des larmes de sa tante, béni par son oncle, et se recommandant à la belle Saint-Yves. Chapitre huitième. L'Ingénu va en cour. Il soupe en chemin avec des huguenots L'Ingénu va en cour. Il soupe en chemin avec des huguenots L'Ingénu prit le chemin de Saumur par le coche, parce qu'il n'y avait point alors d'autre commodité. Quand il fut à Saumur, il s'étonna de trouver la ville presque déserte; et de voir plusieurs familles qui déménageaient. On lui dit que, six ans auparavant, Saumur contenait plus de quinze mille âmes, et qu'à présent il n'y en avait pas six mille. Il ne manqua pas d'en parler à souper dans son hôtellerie. Plusieurs protestants étaient à table les uns se plaignaient amèrement, d'autres frémissaient de colère, d'autres disaient en pleurant Nos dulcia linquimus arva, Nos patriam fugimus. L'Ingénu, qui ne savait pas le latin, se fit expliquer ces paroles, qui signifient "nous abandonnons nos douces campagnes, nous fuyons notre patrie". "Et pourquoi fuyez-vous votre patrie, messieurs? - C'est qu'on veut que nous reconnaissions le pape. - Et pourquoi ne le reconnaÃtriez-vous pas? Vous n'avez donc point de marraines que vous vouliez épouser? Car on m'a dit que c'était lui qui en donnait la permission. - Ah! monsieur, ce pape dit qu'il est le maÃtre du domaine des rois. - Mais, messieurs, de quelle profession êtes-vous? - Monsieur, nous sommes pour la plupart des drapiers et des fabricants. - Si votre pape dit qu'il est le maÃtre de vos draps et de vos fabriques, vous faites très bien de ne le pas reconnaÃtre; mais pour les rois, c'est leur affaire; de quoi vous mêlez-vous?" Alors un petit homme noir prit la parole, et exposa très savamment les griefs de la compagnie. Il parla de la révocation de l'édit de Nantes avec tant d'énergie, il déplora d'une manière si pathétique le sort de cinquante mille familles fugitives et de cinquante mille autres converties par les dragons, que l'Ingénu à son tour versa des larmes. "D'où vient donc, disait-il, qu'un si grand roi, dont la gloire s'étend jusque chez les Hurons, se prive ainsi de tant de coeurs qui l'auraient aimé, et de tant de bras qui l'auraient servi? - C'est qu'on l'a trompé comme les autres grands rois, répondit, l'homme noir. On lui a fait croire que, dès qu'il aurait dit un mot, tous les hommes penseraient comme lui; et qu'il nous ferait changer de religion comme son musicien Lulli fait changer en un moment les décorations de ses opéras. Non seulement il perd déjà cinq à six cent mille sujets très utiles, mais il s'en fait des ennemis; et le roi Guillaume, qui est actuellement maÃtre de l'Angleterre, a composé plusieurs régiments de ces mêmes Français qui auraient combattu pour leur monarque. "Un tel désastre est d'autant plus étonnant que le pape régnant, à qui Louis XIV sacrifie une partie de son peuple, est son ennemi déclaré. Ils ont encore tous deux, depuis neuf ans, une querelle violente. Elle a été poussée si loin que la France a espéré enfin de voir briser le joug qui la soumet depuis tant de siècles à cet étranger et surtout de ne lui plus donner d'argent, ce qui est le premier mobile des affaires de ce monde. Il paraÃt donc évident qu'on a trompé ce grand roi sur ses intérêts comme sur l'étendue de son pouvoir, et qu'on a donné atteinte à la magnanimité de son coeur." L'Ingénu, attendri de plus en plus, demanda quels étaient les Français qui trompaient ainsi un monarque si cher aux Hurons. "Ce sont les jésuites, lui répondit-on; c'est surtout le père de La Chaise, confesseur de Sa Majesté. Il faut espérer que Dieu les en punira un jour, et qu'ils seront chassés comme ils nous chassent. Y a-t-il un malheur égal aux nôtres? Mons de Louvois nous envoie de tous côtés des jésuites et des dragons. - Oh bien! messieurs, répliqua l'Ingénu, qui ne pouvait plus se contenir, je vais à Versailles recevoir la récompense due à mes services; je parlerai à ce mons de Louvois on m'a dit que c'est lui qui fait la guerre, de son cabinet. Je verrai le roi, je lui ferai connaÃtre la vérité; il est impossible qu'on ne se rende pas à cette vérité quand on la sent. Je reviendrai bientôt pour épouser mademoiselle de Saint-Yves, et je vous prie à la noce." Ces bonnes gens le prirent alors pour un grand seigneur qui voyageait incognito par le coche. Quelques-uns le prirent pour le fou du roi. Il y avait à table un jésuite déguisé qui servait d'espion au révérend père de La Chaise. Il lui rendait compte de tout, et le père de La Chaise en instruisait mons de Louvois. L'espion écrivit. L'Ingénu et la lettre arrivèrent presque en même temps à Versailles. Chapitre neuvième. Arrivée de l'Ingénu à Versailles. Sa réception à la cour Arrivée de l'Ingénu à Versailles. Sa réception à la cour L'Ingénu débarque en pot de chambre dans la cour des cuisines. Il demande aux porteurs de chaise à quelle heure on peut voir le roi. Les porteurs lui rient au nez, tout comme avait fait l'amiral anglais. Il les traita de même, il les battit; ils voulurent le lui rendre, et la scène allait être sanglante s'il n'eût passé un garde du corps, gentilhomme breton, qui écarta la canaille. "Monsieur, lui dit le voyageur, vous me paraissez un brave homme; je suis le neveu de monsieur le prieur de Notre-Dame de la Montagne; j'ai tué des Anglais, je viens parler au roi; je vous prie de me mener dans sa chambre." Le garde, ravi de trouver un brave de sa province, qui ne paraissait pas au fait des usages de la cour, lui apprit qu'on ne parlait pas ainsi au roi, et qu'il fallait être présenté par monseigneur de Louvois. "Eh bien! menez-moi donc chez ce monseigneur de Louvois, qui sans doute me conduira chez Sa Majesté. - Il est encore plus difficile, répliqua le garde, de parler à monseigneur de Louvois qu'à Sa Majesté; mais je vais vous conduire chez monsieur Alexandre, le premier commis de la guerre c'est comme si vous parliez au ministre." Ils vont donc chez ce monsieur Alexandre, premier commis, et ils ne purent être introduits; il était en affaire avec une dame de la cour, et il y avait ordre de ne laisser entrer personne. "Eh bien! dit le garde, il n'y a rien de perdu; allons chez le premier commis de monsieur Alexandre c'est comme si vous parliez à monsieur Alexandre lui-même." Le Huron, tout étonné, le suit; ils restent ensemble une demi-heure dans une petite antichambre. "Qu'est-ce donc que tout ceci? dit l'Ingénu; est-ce que tout le monde est invisible dans ce pays-ci? Il est bien plus aisé de se battre en Basse-Bretagne contre des Anglais que de rencontrer à Versailles les gens à qui on a affaire." Il se désennuya en racontant ses amours à son compatriote. Mais l'heure en sonnant rappela le garde du corps à son poste. Il se promirent de se revoir le lendemain, et l'Ingénu resta encore une autre demi-heure dans l'antichambre, en rêvant à mademoiselle de Saint-Yves, et à la difficulté de parler aux rois et aux premiers commis. Enfin le patron parut. "Monsieur, lui dit l'Ingénu, si j'avais attendu pour repousser les Anglais aussi longtemps que vous m'avez fait attendre mon audience, ils ravageraient actuellement la Basse-Bretagne tout à leur aise." Ces paroles frappèrent le commis. Il dit enfin au Breton "Que demandez-vous? - Récompense, dit l'autre; voici mes titres." Il lui étala tous ses certificats. Le commis lut, et lui dit que probablement on lui accorderait la permission d'acheter une lieutenance. "Moi! que je donne de l'argent pour avoir repoussé les Anglais? que je paye le droit de me faire tuer pour vous, pendant que vous donnez ici vos audiences tranquillement? Je crois que vous voulez rire. Je veux une compagnie de cavalerie pour rien; je veux que le roi fasse sortir mademoiselle de Saint-Yves du couvent,. et qu'il me la donne par mariage; je veux parler au roi en faveur de cinquante mille familles que je prétends lui rendre. En un mot, je veux être utile; qu'on m'emploie et qu'on m'avance. - Comment vous nommez-vous, monsieur; qui parlez si haut? - Oh! oh! reprit l'Ingénu, vous n'avez donc pas lu mes certificats? C'est donc ainsi qu'on en use? Je m'appelle Hercule de Kerkabon; je suis baptisé, je loge au Cadran bleu, et je me plaindrai de vous au roi." Le commis conclut comme les gens de Saumur, qu'il n'avait pas la tête bien saine, et n'y fit pas grande attention. Ce même jour, le révérend père La Chaise, confesseur de Louis XIV, avait reçu la lettre de son espion, qui accusait le Breton Kerkabon de favoriser dans son coeur les huguenots, et de condamner la conduite des jésuites. Monsieur de Louvois, de son côté, avait reçu une lettre de l'interrogant bailli, qui dépeignait l'Ingénu comme un garnement qui voulait brûler les couvents et enlever les filles. L'Ingénu, après s'être promené dans les jardins de Versailles, où il s'ennuya, après avoir soupé en Huron et en Bas-Breton, s'était couché dans la douce espérance de voir le roi le lendemain, d'obtenir mademoiselle de Saint-Yves en mariage, d'avoir au moins une compagnie de cavalerie, et de faire cesser la persécution contre les huguenots. Il se berçait de ces flatteuses idées, quand la maréchaussée entra dans sa chambre. Elle se saisit d'abord de son fusil à deux coups et de son grand sabre. On fit un inventaire de son argent comptant, et on le mena dans le château que fit construire le roi Charles V, fils de Jean II, auprès de la rue St Antoine, à la porte des Tournelles. Quel était en chemin l'étonnement de l'Ingénu, je vous le laisse à penser. Il crut d'abord que c'était un rêve. Il resta dans l'engourdissement, puis tout à coup transporté d'une fureur qui redoublait ses forces, il prend à la gorge deux de ses conducteurs; qui étaient avec lui dans le carrosse, les jette par la portière, se jette après eux, et entraÃne le troisième, qui voulait le retenir. Il tombe de l'effort, on le lie, on le remonte dans la voiture. "Voilà donc, disait-il, ce que l'on gagne à chasser les Anglais de la Basse-Bretagne! Que dirais-tu, belle Saint-Yves, si tu me voyais dans cet état?" On arrive enfin au gÃte qui lui était destiné. On le porte en silence dans la chambre où il devait être enfermé, comme un mort qu'on porte dans un cimetière. Cette chambre était déjà occupée par un vieux solitaire de Port-Royal, nommé Gordon, qui y languissait depuis deux ans. "Tenez, lui dit le chef des sbires, voilà de la compagnie que je vous amène"; et sur-le-champ on referma les énormes verrous de la porte épaisse, revêtue de larges barres. Les deux captifs restèrent séparés de l'univers entier. Chapitre dixième. L'Ingénu enfermé à la bastille avec un janséniste L'Ingénu enfermé à la bastille avec un janséniste M. Gordon était un vieillard frais et serein, qui savait deux grandes choses supporter l'adversité, et consoler les malheureux. Il s'avança d'un air ouvert et compatissant vers son compagnon, et lui dit en l'embrassant "Qui que vous soyez, qui venez partager mon tombeau, soyez sûr que je m'oublierai toujours moi-même pour adoucir vos tourments dans l'abÃme infernal où nous sommes plongés. Adorons la Providence qui nous y a conduits, souffrons en paix, et espérons." Ces paroles firent sur l'âme de l'Ingénu l'effet des gouttes d'Angleterre, qui rappellent un mourant à la vie, et lui font entr'ouvrir des yeux étonnés. Après les premiers compliments, Gordon, sans le presser de lui apprendre la cause de son malheur, lui inspira, par la douceur de son entretien, et par cet intérêt que prennent deux malheureux l'un à l'autre, le désir d'ouvrir son coeur et de déposer le fardeau qui l'accablait, mais il ne pouvait deviner le sujet de son malheur; cela lui paraissait un effet sans cause, et le bonhomme Gordon était aussi étonné que lui-même. "Il faut, dit le janséniste au Huron, que Dieu ait de grands desseins sur vous, puisqu'il vous a conduit du lac Ontario en Angleterre et en France, qu'il vous a fait baptiser en Basse-Bretagne, et qu'il vous a mis ici pour votre salut. - Ma foi, répondit l'Ingénu, je crois que le diable s'est mêlé seul de ma destinée. Mes compatriotes d'Amérique ne m'auraient jamais traité avec la barbarie que j'éprouve ils n'en ont pas d'idée. On les appelle sauvages; ce sont des gens de bien grossiers, et les hommes de ce pays-ci sont des coquins raffinés. Je suis, à la vérité, bien surpris d'être venu d'un autre monde pour être enfermé dans celui-ci sous quatre verrous avec un prêtre; mais je fais réflexion au nombre prodigieux d'hommes qui partent d'un hémisphère pour aller se faire tuer dans l'autre, ou qui font naufrage en chemin, et qui sont mangés des poissons. Je ne vois pas les gracieux desseins de Dieu sur tous ces gens-là ." On leur apporta à dÃner par un guichet. La conversation roula sur la Providence, sur les lettres de cachet, et sur l'art de ne pas succomber aux disgrâces auxquelles tout homme est exposé dans ce monde. "Il y a deux ans que je suis ici, dit le vieillard, sans autre consolation que moi-même et des livres; je n'ai pas eu un moment de mauvaise humeur. - Ah! monsieur Gordon, s'écria l'Ingénu, vous n'aimez donc pas votre marraine? Si vous connaissiez comme moi mademoiselle de Saint-Yves, vous seriez au désespoir." A ces mots il ne put retenir ses larmes, et il se sentit alors un peu moins oppressé. "Mais, dit-il, pourquoi donc les larmes soulagent-elles? Il me semble qu'elles devraient faire un effet contraire. - Mon fils, tout est physique en nous, dit le bon vieillard; toute sécrétion fait du bien au corps; et tout ce qui le soulage soulage l'âme; nous sommes les machines de la Providence." L'Ingénu, qui, comme nous l'avons dit plusieurs fois, avait un grand fonds d'esprit, fit de profondes réflexions sur cette idée, dont il semblait qu'il avait la semence en lui-même. Après quoi il demanda à son compagnon pourquoi sa machine était depuis deux ans sous quatre verrous. "Par la grâce efficace, répondit Gordon; je passe pour janséniste j'ai connu Arnauld et Nicole; les jésuites nous ont persécutés. Nous croyons que le pape n'est qu'un évêque comme un autre; et c'est pour cela que le père de La Chaise a obtenu du roi, son pénitent, un ordre de me ravir, sans aucune formalité de justice, le bien le plus précieux des hommes, la liberté. - Voilà qui est bien étrange, dit l'Ingénu; tous les malheureux que j'ai rencontrés ne le sont qu'à cause du pape. A l'égard de votre grâce efficace, je vous avoue que je n'y entends rien; mais je regarde comme une grande grâce que Dieu m'ait fait trouver dans mon malheur un homme comme vous, qui verse dans mon coeur des consolations dont je me croyais incapable." Chaque jour la conversation devenait plus intéressante et plus instructive. Les âmes des deux captifs s'attachaient l'une à l'autre. Le vieillard savait beaucoup, et le jeune homme voulait beaucoup apprendre. Au bout d'un mois il étudia la géométrie; il la dévorait. Gordon lui fit lire la Physique de Rohault, qui était encore à la mode, et il eut le bon esprit de n'y trouver que des incertitudes. Ensuite il lut le premier volume de la Recherche de la vérité. Cette nouvelle lumière l'éclaira. "Quoi! dit-il, notre imagination et nos sens nous trompent à ce point! quoi! les objets ne forment point nos idées, et nous ne pouvons nous les donner nous-mêmes!" Quand il eut lu le second volume, il ne fut plus si content, et il conclut qu'il est plus aisé de détruire que de bâtir. Son confrère, étonné qu'un jeune ignorant fÃt cette réflexion, qui n'appartient qu'aux âmes exercées, conçut une grande idée de son esprit, et s'attacha à lui davantage. "Votre Malebranche, lui dit un jour l'Ingénu, me paraÃt avoir écrit la moitié de son livre avec sa raison, et l'autre avec son imagination et ses préjugés." Quelques jours après, Gordon lui demanda "Que pensez-vous donc de l'âme, de la manière dont nous recevons nos idées? de notre volonté, de la grâce, du libre arbitre? - Rien, lui repartit l'Ingénu; si je pensais quelque chose, c'est que nous sommes sous la puissance de l'Etre éternel comme les astres et les éléments; qu'il fait tout en nous, que nous sommes de petites roues de la machine immense dont il est l'âme; qu'il agit par des lois générales, et non par des vues particulières cela seul me paraÃt intelligible; tout le reste est pour moi un abÃme de ténèbres. - Mais, mon fils, ce serait faire Dieu auteur du péché! - Mais, mon père, votre grâce efficace ferait Dieu auteur du péché aussi car il est certain que tous ceux à qui cette grâce serait refusée pécheraient; et qui nous livre au mal n'est-il pas l'auteur du mal?" Cette naïveté embarrassait fort le bonhomme; il sentait qu'il faisait de vains efforts pour se tirer de ce bourbier; et il entassait tant de paroles qui paraissaient avoir du sens et qui n'en avaient point dans le goût de la prémotion physique, que l'Ingénu en avait pitié. Cette question tenait évidemment à l'origine du bien et du mal; et alors il fallait que le pauvre Gordon passât en revue la boÃte de Pandore, l'oeuf d'Orosmade percé par Arimane, l'inimitié entre Typhon et Osiris, et enfin le péché originel, et ils couraient l'un et l'autre dans cette nuit profonde, sans jamais se rencontrer. Mais enfin ce roman de l'âme détournait leur vue de la contemplation de leur propre misère, et, par un charme étrange, la foule des calamités répandues sur l'univers diminuait la sensation de leurs peines ils n'osaient se plaindre quand tout souffrait. Mais, dans le repos de la nuit, l'image de la belle Saint-Yves effaçait dans l'esprit de son amant toutes les idées de métaphysique et de morale. Il se réveillait les yeux mouillés de larmes; et le vieux janséniste oubliait sa grâce efficace, et l'abbé de Saint-Cyran, et Jansénius, pour consoler un jeune homme qu'il croyait en péché mortel. Après leurs lectures, après leurs raisonnements, ils parlaient encore de leurs aventures; et, après en avoir inutilement parlé, ils lisaient ensemble ou séparément. L'esprit du jeune homme se fortifiait de plus en plus. Il serait surtout allé très loin en mathématiques sans les distractions que lui donnait mademoiselle de Saint-Yves. Il lut des histoires, elles l'attristèrent. Le monde lui parut trop méchant et trop misérable. En effet, l'histoire n'est que le tableau des crimes et des malheurs. La foule des hommes innocents et paisibles disparaÃt toujours sur ces vastes théâtres. Les personnages ne sont que des ambitieux pervers. Il semble que l'histoire ne plaise que comme la tragédie, qui languit si elle n'est animée par les passions, les forfaits et les grandes infortunes. Il faut armer Clio du poignard comme Melpomène. Quoique l'histoire de France soit remplie d'horreurs, ainsi que toutes les autres, cependant elle lui parut si dégoûtante dans ses commencements, si sèche dans son milieu, si petite enfin, même du temps de Henri IV, toujours si dépourvue de grands monuments, si étrangère à ces belles découvertes qui ont illustré d'autres nations, qu'il était obligé de lutter contre l'ennui pour lire tous ces détails de calamités obscures resserrées dans un coin du monde. Gordon pensait comme lui. Tous deux riaient de pitié quand il était question des souverains de Fezensac, de Fesansaguet, et d'Astarac. Cette étude en effet en serait bonne que pour leurs héritiers, s'ils en avaient. Les beaux siècles de la république romaine le rendirent quelque temps indifférent pour le reste de la terre. Le spectacle de Rome victorieuse et législatrice des nations occupait son âme entière. Il s'échauffait en contemplant ce peuple qui fut gouverné sept cents ans par l'enthousiasme de la liberté et de la gloire. Ainsi se passaient les jours, les semaines, les mois; et il se serait cru heureux dans le séjour du désespoir, s'il n'avait point aimé. Son bon naturel s'attendrissait encore sur le bon prieur de Notre-Dame de la Montagne, et sur la sensible Kerkabon. "Que penseront-ils, répétait-il souvent quand ils n'auront point de mes nouvelles? Ils me croiront un ingrat." Cette idée le tourmentait; il plaignait ceux qui l'aimaient, beaucoup plus qu'il ne se plaignait lui-même. Chapitre onzième. Comment l'Ingénu développe son génie Comment l'Ingénu développe son génie La lecture agrandit l'âme, et un ami éclairé la console. Notre captif jouissait de ces deux avantages qu'il n'avait pas soupçonnés auparavant. "Je serais tenté, dit-il, de croire aux métamorphoses, car j'ai été changé de brute en homme." Il se forma une bibliothèque choisie d'une partie de son argent dont on lui permettait de disposer. Son ami l'encouragea à mettre par écrit ses réflexions. Voici ce qu'il écrivit sur l'histoire ancienne "Je m'imagine que les nations ont été longtemps comme moi, qu'elles ne se sont instruites que fort tard, qu'elles n'ont été occupées pendant des siècles que du moment présent qui coulait, très peu du passé, et jamais de l'avenir. J'ai parcouru cinq ou six cents lieues du Canada, je n'y ai pas trouvé un seul monument; personne n'y sait rien de ce qu'a fait son bisaïeul. Ne serait-ce pas là l'état naturel de l'homme? L'espèce de ce continent-ci me paraÃt supérieure à celle de l'autre. Elle a augmenté son être depuis plusieurs siècles par les arts et par les connaissances. Est-ce parce qu'elle a de la barbe au menton, et que Dieu a refusé la barbe aux Américains? Je ne le crois pas car je vois que les Chinois n'ont presque point de barbe, et qu'ils cultivent les arts depuis plus de cinq mille années. En effet, s'ils ont plus de quatre mille ans d'annales, il faut bien que la nation ait été rassemblée et florissante depuis plus de cinq cents siècles. "Une chose me frappe surtout dans cette ancienne histoire de la Chine, c'est que presque tout y est vraisemblable et naturel. Je l'admire en ce qu'il n'y a rien de merveilleux. "Pourquoi toutes les autres nations se sont-elles donné des origines fabuleuses? Les anciens chroniqueurs de l'histoire de France, qui ne sont pas fort anciens, font venir les Français d'un Francus, fils d'Hector; les Romains se disaient issus d'un Phrygien, quoiqu'il n'y eût pas dans leur langue un seul mot qui eût le moindre rapport à la langue de Phrygie; les dieux avaient habité dix mille ans en Egypte, et les diables, en Scythie, où ils avaient engendré les Huns. Je ne vois avant Thucydide que des romans semblables aux Amadis, et beaucoup moins amusants. Ce sont partout des apparitions, des oracles, des prodiges, des sortilèges, des métamorphoses, des songes expliqués, et qui font la destinée des plus grands empires et des plus petits Etats ici des bêtes qui parlent, là des bêtes qu'on adore, des dieux transformés en hommes, et des hommes transformés en dieux. Ah! s'il nous faut des fables, que ces fables soient du moins l'emblème de la vérité! J'aime les fables des philosophes, je ris de celles des enfants, et je hais celles des imposteurs." Il tomba un jour sur une histoire de l'empereur Justinien. On y lisait que des apédeutes de Constantinople avaient donné, en très mauvais grec, un édit contre le plus grand capitaine du siècle, parce que ce héros avait prononcé ces paroles dans la chaleur de la conversation "La vérité luit de sa propre lumière, et on n'éclaire pas les esprits avec les flammes des bûchers." Les apédeutes assurèrent que cette proposition était hérétique, sentant l'hérésie, et que l'axiome contraire était catholique, universel, et grec "On n'éclaire les esprits qu'avec la flamme des bûchers, et la vérité ne saurait luire de sa propre lumière." Ces linostoles condamnèrent ainsi plusieurs discours du capitaine, et donnèrent un édit. "Quoi! s'écria l'Ingénu, des édits rendus par ces gens-là ! - Ce ne sont point des édits, répliqua Gordon, ce sont des contrédits dont tout le monde se moquait à Constantinople, et l'empereur tout le premier c'était un sage prince, qui avait su réduire les apédeutes linostoles à ne pouvoir faire que du bien. Il savait que ces messieurs-là et plusieurs autres pastophores avaient lassé de contrédits la patience des empereurs ses prédécesseurs en matière plus grave. - Il fit fort bien, dit l'Ingénu; on doit soutenir les pastophores et les contenir." Il mit par écrit beaucoup d'autres réflexions qui épouvantèrent le vieux Gordon. "Quoi! dit-il en lui-même, j'ai consumé cinquante ans à m'instruire, et je crains de ne pouvoir atteindre au bon sens naturel de cet enfant presque sauvage! je tremble d'avoir laborieusement fortifié des préjugés; il n'écoute que la simple nature." Le bonhomme avait quelques-uns de ces petits livres de critique, de ces brochures périodiques où des hommes incapables de rien produire dénigrent les productions des autres, où les Visé insultent aux Racine, et les Faydit aux Fénelon. L'Ingénu en parcourut quelques-uns. "Je les compare, disait-il, à certains moucherons qui vont déposer leurs oeufs dans le derrière des plus beaux chevaux cela ne les empêche pas de courir." A peine les deux philosophes daignèrent jeter les yeux sur ces excréments de la littérature. Ils lurent bientôt ensemble les éléments de l'astronomie; l'Ingénu fit venir des sphères ce grand spectacle le ravissait. "Qu'il est dur, disait-il, de ne commencer à connaÃtre le ciel que lorsqu'on me ravit le droit de le contempler! Jupiter et Saturne roulent dans ces espaces immenses; des millions de soleils éclairent des milliards de mondes; et dans le coin de terre où je suis jeté, il se trouve des êtres qui me privent, moi être voyant et pensant, de tous ces mondes où ma vue pourrait atteindre, et de celui où Dieu m'a fait naÃtre! La lumière faite pour tout l'univers est perdue pour moi. On ne me la cachait pas dans l'horizon septentrional où j'ai passé mon enfance et ma jeunesse. Sans vous, mon cher Gordon, je serais ici dans le néant." Chapitre douzième. Ce que l'Ingénu pense des pièces de théâtre Ce que l'Ingénu pense des pièces de théâtre Le jeune Ingénu ressemblait à un de ces arbres vigoureux qui, nés dans un sol ingrat, étendent en peu de temps leurs racines et leurs branches quand ils sont transplantés dans un terrain favorable; et il était bien extraordinaire qu'une prison fût ce terrain. Parmi les livres qui occupaient le loisir des deux captifs, il se trouva des poésies, des traductions de tragédies grecques, quelques pièces du théâtre français. Les vers qui parlaient d'amour portèrent à la fois dans l'âme de l'Ingénu le plaisir et la douleur. Ils lui parlaient tous de sa chère Saint-Yves. La fable des Deux pigeons lui perça le coeur; il était bien loin de pouvoir revenir à son colombier. Molière l'enchanta. Il lui faisait connaÃtre les moeurs de Paris et du genre humain. "A laquelle de ses comédies donnez-vous la préférence? - Au Tartuffe, sans difficulté. - Je pense comme vous, dit Gordon; c'est un tartuffe qui m'a plongé dans ce cachot, et peut-être ce sont des tartuffes qui ont fait votre malheur. Comment trouvez-vous ces tragédies grecques? - Bonnes pour des Grecs, dit l'Ingénu." Mais quand il lut l'Iphigénie moderne, Phèdre, Andromaque, Athalie, il fut en extase, il soupira, il versa des larmes, il les sut par coeur sans avoir envie de les apprendre. "Lisez Rodogune, lui dit Gordon; on dit que c'est le chef-d'oeuvre du théâtre; les autres pièces qui vous ont fait tant de plaisir sont peu de chose en comparaison." Le jeune homme, dès la première page, lui dit "Cela n'est pas du même auteur. - A quoi le voyez-vous? - Je n'en sais rien encore; mais ces vers-là ne vont ni à mon oreille ni à mon coeur. - Oh! ce n'est rien que les vers", répliqua Gordon. L'Ingénu répondit "Pourquoi donc en faire?" Après avoir lu très attentivement la pièce, sans autre dessein que celui d'avoir du plaisir, il regardait son ami avec des yeux secs et étonnés, et ne savait que dire. Enfin, pressé de rendre compte de ce qu'il avait senti, voici ce qu'il répondit "Je n'ai guère entendu le commencement; j'ai été révolté du milieu; la dernière scène m'a beaucoup ému, quoiqu'elle me paraisse peu vraisemblable je ne me suis intéressé pour personne, et je n'ai pas retenu vingt vers, moi qui les retiens tous quand ils me plaisent. - Cette pièce passe pourtant pour la meilleure que nous ayons. - Si cela est, répliqua-t-il, elle est peut-être comme bien des gens qui ne méritent pas leurs places. Après tout, c'est ici une affaire de goût; le mien ne doit pas encore être formé; je peux me tromper; mais vous savez que je suis accoutumé à dire ce que je pense, ou plutôt ce que je sens. Je soupçonne qu'il y a souvent de l'illusion; de la mode, du caprice, dans les jugements des hommes. J'ai parlé d'après la nature; il se peut que chez moi la nature soit très imparfait; mais il se peut aussi qu'elle soit quelquefois peu consultée par la plupart des hommes." Alors il récita des vers d'Iphigénie, dont il état plein; et quoiqu'il ne déclamât pas bien, il y mit tant de vérité et d'onction qu'il fit pleurer le vieux janséniste. Il lut ensuite Cinna; il ne pleura point, mais il admira. Chapitre treizième. La belle Saint-Yves va à Versailles La belle Saint-Yves va à Versailles Pendant que notre infortuné s'éclairait plus qu'il ne se consolait; pendant que son génie, étouffé depuis si longtemps, se déployait avec tant de rapidité et de force; pendant que la nature, qui se perfectionnait en lui, le vengeait des outrages de la fortune, que devinrent monsieur le prieur et sa bonne soeur, et la belle recluse Saint-Yves? Le premier mois, on fut inquiet; et au troisième on fut plongé dans la douleur. Les fausses conjectures, les bruits mal fondés, alarmèrent. Au bout de six mois, on le crut mort. Enfin monsieur et mademoiselle de Kerkabon apprirent, par une ancienne lettre qu'un garde du roi avait écrite en Bretagne, qu'un jeune homme, semblable à l'Ingénu était arrivé un soir à Versailles, mais qu'il avait été enlevé pendant la nuit, et que depuis ce temps personne n'en avait entendu parler. "Hélas! dit mademoiselle de Kerkabon, notre neveu aura fait quelque sottise, et se sera attiré de fâcheuses affaires. Il est jeune, il est Bas-Breton, il ne peut savoir comme on doit se comporter à la cour. Mon cher frère, je n'ai jamais vu Versailles ni Paris; voici une belle occasion, nous retrouverons peut-être notre pauvre neveu c'est le fils de notre frère; notre devoir est de le secourir. Qui sait si nous ne pourrons point parvenir enfin à le faire sous-diacre, quand la fougue de la jeunesse sera amortie? Il avait beaucoup de dispositions pour les sciences. Vous souvenez-vous comme il raisonnait sur l'Ancien et sur le Nouveau Testament? Nous sommes responsables de son âme; c'est nous qui l'avons fait baptiser; sa chère maÃtresse Saint-Yves passe les journées à pleurer. En vérité il faut aller à Paris. S'il est caché dans quelqu'une de ces vilaines maisons de joie dont on m'a fait tant de récits, nous l'en tirerons." Le prieur fut touché des discours de sa soeur. Il alla trouver l'évêque de Saint-Malo; qui avait baptisé le Huron, et lui demanda sa protection et ses conseils. Le prélat approuva le voyage. Il donna au prieur des lettres de recommandation pour le père de La Chaise, confesseur du roi, qui avait la première dignité du royaume, pour l'archevêque de Paris Harlay, et pour l'évêque de Meaux Bossuet. Enfin le frère et la soeur partirent; mais, quand ils furent arrivés à Paris, ils se trouvèrent égarés comme dans un vaste labyrinthe, sans fil et sans issue. Leur fortune était médiocre, il leur fallait tous les jours des voitures pour aller à la découverte, et ils ne découvraient rien. Le prieur se présenta chez le révérend père de La Chaise il était avec mademoiselle Du Tron, et ne pouvait donner audience à des prieurs. Il alla à la porte de l'archevêque le prélat était enfermé avec la belle madame de Lesdiguières pour les affaires de l'Eglise. Il courut à la maison de campagne de l'évêque de Meaux celui-ci examinait, avec mademoiselle de Mauléon, l'amour mystique de madame Guyon. Cependant il parvint à se faire entendre de ces deux prélats; tous deux lui déclarèrent qu'ils ne pouvaient se mêler de son neveu, attendu qu'il n'était pas sous-diacre. Enfin il vit le jésuite; celui-ci le reçut à bras ouverts, lui protesta qu'il avait toujours eu pour lui une estime particulière, ne l'ayant jamais connu. Il jura que la Société avait toujours été attachée aux Bas-Bretons. "Mais, dit-il, votre neveu n'aurait-il pas le malheur d'être huguenot? - Non, assurément, mon révérend père. - Serait-il point janséniste? - Je puis assurer à Votre Révérence qu'à peine est-il chrétien il y a environ onze mois que nous l'avons baptisé. - Voilà qui est bien, voilà qui est bien; nous aurons soin de lui. Votre bénéfice est-il considérable? - Oh! fort peu de chose, et mon neveu nous coûte beaucoup. - Y a-t-il quelques jansénistes dans le voisinage? Prenez bien garde, mon cher monsieur le prieur; ils sont plus dangereux que les huguenots et les athées. - Mon révérend père, nous n'en avons point; on ne sait ce que c'est que le jansénisme à Notre-Dame de la Montagne. - Tant mieux; allez, il n'y a rien que je ne fasse pour vous." Il congédia affectueusement le prieur, et n'y pensa plus. Le temps s'écoulait, le prieur et la bonne soeur se désespéraient. Cependant le maudit bailli pressait le mariage de son grand benêt de fils avec la belle Saint-Yves, qu'on avait fait sortir exprès du couvent. Elle aimait toujours son cher filleul autant qu'elle détestait le mari qu'on lui présentait. L'affront d'avoir été mise dans un couvent augmentait sa passion; l'ordre d'épouser le fils du bailli y mettait le comble. Les regrets, la tendresse, et l'horreur bouleversaient son âme. L'amour, comme on sait, est bien plus ingénieux et plus hardi dans une jeune fille que l'amitié ne l'est dans un vieux prieur et dans une tante de quarante-cinq ans passés. De plus, elle s'était bien formée dans son couvent par les romans qu'elle avait lus à la dérobée. La belle Saint-Yves se souvenait de la lettre qu'un garde du corps avait écrite en Basse-Bretagne, et dont on avait parlé dans la province. Elle résolut d'aller elle-même prendre des informations à Versailles; de se jeter aux pieds des ministres si son mari était en prison, comme on le disait, et d'obtenir justice pour lui. Je ne sais quoi l'avertissait secrètement qu'à la cour on ne refuse rien à une jolie fille. Mais elle ne savait pas ce qu'il en coûtait. Sa résolution prise, elle est consolée, elle est tranquille, elle ne rebute plus son sot prétendu; elle accueille le détestable beau-père, caresse son frère, répand l'allégresse dans la maison; puis, le jour destiné à la cérémonie, elle part secrètement à quatre heures du matin avec ses petits présents de noce, et tout ce qu'elle a pu rassembler. Ses mesures étaient si bien prises qu'elle était déjà à plus de dix lieues lorsqu'on entra dans sa chambre, vers le midi. La surprise et la consternation furent grandes. L'interrogant bailli fit ce jour-là plus de questions qu'il n'en avait faites dans toute la semaine; le mari resta plus sot qu'il ne l'avait jamais été. L'abbé de Saint-Yves, en colère, prit le parti de courir après sa soeur. Le bailli et son fils voulurent l'accompagner. Ainsi la destinée conduisait à Paris presque tout ce canton de la Basse-Bretagne. La belle Saint-Yves se doutait bien qu'on la suivrait. Elle était à cheval; elle s'informait adroitement des courriers s'ils n'avaient point rencontré un gros abbé, un énorme bailli, et un jeune benêt, qui couraient sur le chemin de Paris. Ayant appris au troisième jour qu'ils n'étaient pas loin, elle prit une route différente, et eut assez d'habileté et de bonheur pour arriver à Versailles tandis qu'on la cherchait inutilement dans Paris. Mais comment se conduire à Versailles? Jeune, belle, sans conseil, sans appui, inconnue, exposée à tout, comment oser chercher un garde du roi? Elle imagina de s'adresser à un jésuite du bas étage; il y en avait pour toutes les conditions de la vie, comme Dieu, disaient-ils, a donné différentes nourritures aux diverses espèces d'animaux. Il avait donné au roi son confesseur, que tous les solliciteurs de bénéfices appelaient le chef de l'Eglise gallicane; ensuite venaient les confesseurs des princesses; les ministres n'en avaient point ils n'étaient pas si sots. Il y avait les jésuites du grand commun, et surtout les jésuites des femmes de chambre par lesquelles on savait les secrets des maÃtresses; et ce n'était pas un petit emploi. La belle Saint-Yves s'adressa à un de ces derniers, qui s'appelait le père Tout-à -tous. Elle se confessa à lui, lui exposa ses aventures, son état, son danger, et le conjura de la loger chez quelque bonne dévote qui la mÃt à l'abri des tentations. Le père Tout-à -tous l'introduisit chez la femme d'un officier du gobelet, l'une de ses plus affidées pénitentes. Dès qu'elle y fut, elle s'empressa de gagner la confiance et l'amitié de cette femme; elle s'informa du garde breton, et le fit prier de venir chez elle. Ayant su de lui que son amant avait été enlevé après avoir parlé à un premier commis, elle court chez ce commis; la vue d'une belle femme l'adoucit, car il faut convenir que Dieu n'a créé les femmes que pour apprivoiser les hommes. Le plumitif attendri lui avoua tout. "Votre amant est à la Bastille depuis près d'un an, et sans vous il y serait peut-être toute sa vie." La tendre Saint-Yves s'évanouit. Quand elle eut repris ses sens, le plumitif lui dit "Je suis sans crédit pour faire du bien; tout mon pouvoir se borne à faire du mal quelquefois. Croyez-moi, allez chez monsieur de Saint-Pouange, qui fait le bien et le mal, cousin et favori de monseigneur de Louvois. Ce ministre a deux âmes monsieur de Saint-Pouange en est une; madame du Belloy, l'autre; mais elle n'est pas à présent à Versailles; il ne vous reste que de fléchir le protecteur que je vous indique." La belle Saint-Yves, partagée entre un peu de joie et d'extrêmes douleurs, entre quelque espérance et de tristes craintes, poursuivie par son frère, adorant son amant, essuyant ses larmes et en versant encore, tremblante, affaiblie, et reprenant courage, courut vite chez monsieur de Saint-Pouange. Chapitre quatorzième. Progrès de l'esprit de l'Ingénu Progrès de l'esprit de l'Ingénu L'Ingénu faisait des progrès rapides dans les sciences, et surtout dans la science de l'homme. La cause du développement rapide de son esprit était due à son éducation sauvage presque autant qu'à la trempe de son âme car, n'ayant rien appris dans son enfance, il n'avait point appris de préjugés. Son entendement, n'ayant point été courbé par l'erreur, était demeuré dans toute sa rectitude. Il voyait les choses comme elles sont, au lieu que les idées qu'on nous donne dans l'enfance nous les font voir toute notre vie comme elles ne sont point. "Vos persécuteurs sont abominables, disait-il à son ami Gordon. Je vous plains d'être opprimé, mais je vous plains d'être janséniste. Toute secte me paraÃt le ralliement de l'erreur. Dites-moi s'il y a des sectes en géométrie? - Non, mon cher enfant, lui dit en soupirant le bon Gordon; tous les hommes sont d'accord sur la vérité quand elle est démontrée, mais ils sont trop partagés sur les vérités obscures. - Dites sur les faussetés obscures. S'il y avait eu une seule vérité cachée dans vos amas d'arguments qu'on ressasse depuis tant de siècles, on l'aurait découverte sans doute; et l'univers aurait été d'accord au moins sur ce point-là . Si cette vérité était nécessaire comme le soleil l'est à la terre, elle serait brillante comme lui. C'est une absurdité, c'est un outrage au genre humain, c'est un attentat contre l'Etre infini et suprême de dire il y a une vérité essentielle à l'homme, et Dieu l'a cachée." Tout ce que disait ce jeune ignorant instruit par la nature faisait une impression profonde sur l'esprit du vieux savant infortuné. "Serait-il bien vrai, s'écria-t-il, que je me fusse rendu réellement malheureux pour des chimères? Je suis bien plus sûr de mon malheur que de la grâce efficace. J'ai consumé mes jours à raisonner sur la liberté de Dieu et du genre humain; mais j'ai perdu la mienne; ni saint Augustin ni saint Prosper ne me tireront de l'abÃme où je suis." L'Ingénu, livré à son caractère, dit enfin "Voulez-vous que je vous parle avec une confiance hardie? Ceux qui se font persécuter pour ces vaines disputes de l'école me semblent peu sages; ceux qui persécutent me paraissent des monstres." Les deux captifs étaient fort d'accord sur l'injustice de leur captivité. "Je suis cent fois plus à plaindre que vous, disait l'Ingénu; je suis né libre comme l'air; j'avais deux vies, la liberté et l'objet de mon amour on me les ôte. Nous sommes tous deux dans les fers, sans savoir qui nous y a mis, sans pouvoir même le demander. J'ai vécu Huron vingt ans; on dit que ce sont des barbares, parce qu'ils se vengent de leurs ennemis; mais ils n'ont jamais opprimé leurs amis. A peine ai-je mis le pied en France, que j'ai versé mon sang pour elle; j'ai peut-être sauvé une province, et pour récompense je suis englouti dans ce tombeau des vivants, où je serais mort de rage sans vous. Il n'y a donc point de lois dans ce pays? On condamne les hommes sans les entendre! Il n'en est pas ainsi en Angleterre. Ah! ce n'était pas contre les Anglais que je devais me battre." Ainsi sa philosophie naissante ne pouvait dompter la nature outragée dans le premier de ses droits, et laissait un libre cours à sa juste colère. Son compagnon ne le contredit point. L'absence augmente toujours l'amour qui n'est pas satisfait, et la philosophie ne le diminue pas. Il parlait aussi souvent de sa chère Saint-Yves que de morale et de métaphysique. Plus ses sentiments s'épuraient, et plus il aimait. Il lut quelques romans nouveaux; il en trouva peu qui lui peignissent la situation de son âme. Il sentait que son coeur allait toujours au-delà de ce qu'il lisait. "Ah! disait-il, presque tous ces auteurs-là n'ont que de l'esprit et de l'art." Enfin le bon prêtre janséniste devenait insensiblement le confident de sa tendresse. Il ne connaissait l'amour auparavant que comme un péché dont on s'accuse en confession. Il apprit à le connaÃtre comme un sentiment aussi noble que tendre, qui peut élever l'âme autant que l'amollir, et produire même quelquefois des vertus. Enfin, pour dernier prodige, un Huron convertissait un janséniste. Chapitre quinzième. La belle Saint-Yves résiste à des propositions délicates La belle Saint-Yves résiste à des propositions délicates La belle Saint-Yves, plus tendre encore que son amant, alla donc chez monsieur de Saint-Pouange, accompagnée de l'amie chez qui elle logeait, toutes deux cachées dans leurs coiffes. La première chose qu'elle vit à la porte ce fut l'abbé de Saint-Yves, son frère, qui en sortait. Elle fut intimidée; mais la dévote amie la rassura. "C'est précisément parce qu'on a parlé contre vous qu'il faut que vous parliez. Soyez sûre que dans ce pays les accusateurs ont toujours raison si on ne se hâte de les confondre. Votre présence d'ailleurs, ou je me trompe fort, fera plus d'effet que les paroles de votre frère." Pour peu qu'on encourage une amante passionnée, elle est intrépide. La Saint-Yves se présente à l'audience. Sa jeunesse, ses charmes, ses yeux tendres, mouillés de quelques pleurs, attirèrent tous les regards. Chaque courtisan du sous-ministre oublia un moment l'idole du pouvoir pour contempler celle de la beauté. Le Saint-Pouange la fit entrer dans un cabinet; elle parla avec attendrissement et avec grâce. Saint-Pouange se sentit touché. Elle tremblait, il la rassura. "Revenez ce soir, lui dit-il; vos affaires méritent qu'on y pense et qu'on en parle à loisir; il y a ici trop de monde; on expédie les audiences trop rapidement il faut que je vous entretienne à fond de tout ce qui vous regarde." Ensuite, ayant fait l'éloge de sa beauté et de ses sentiments, il lui recommanda de venir à sept heures du soir. Elle n'y manqua pas; la dévote amie l'accompagna encore, mais elle se tint dans le salon, et lut le Pédagogue chrétien, pendant que le Saint-Pouange et la belle Saint-Yves étaient dans l'arrière-cabinet. "Croiriez-vous bien, mademoiselle, lui dit-il d'abord, que votre frère est venu me demander une lettre de cachet contre vous? En vérité j'en expédierais plutôt une pour le renvoyer en basse-Bretagne. - Hélas! monsieur, on est donc bien libéral de lettres de cachet dans vos bureaux, puisqu'on en vient solliciter du fond du royaume, comme des pensions. Je suis bien loin d'en demander une contre mon frère. J'ai beaucoup à me plaindre de lui, mais je respecte la liberté des hommes; je demande celle d'un homme que je veux épouser, d'un homme à qui le roi doit la conservation d'une province, qui peut le servir utilement, et qui est fils d'un officier tué à son service. De quoi est-il accusé? Comment a-t-on pu le traiter si cruellement sans l'entendre?" Alors le sous-ministre lui montra la lettre du jésuite espion et celle du perfide bailli. "Quoi! il y a de pareils monstres sur la terre! et on veut me forcer ainsi à épouser le fils ridicule d'un homme ridicule et méchant! et c'est sur de pareils avis qu'on décide ici de la destinée des citoyens!" Elle se jeta à genoux, elle demanda avec des sanglots la liberté du brave homme qui l'adorait. Ses charmes dans cet état parurent dans leur plus grand avantage. Elle était si belle que le Saint-Pouange, perdant toute honte, lui insinua qu'elle réussirait si elle commençait par lui donner les prémices de ce qu'elle réservait à son amant. La Saint-Yves, épouvantée et confuse, feignit longtemps de ne le pas entendre; il fallut s'expliquer plus clairement. Un mot lâché d'abord avec retenue en produisait un plus fort, suivi d'un autre plus expressif. On offrit non seulement la révocation de la lettre de cachet, mais des récompenses, de l'argent, des honneurs, des établissements; et plus on promettait, plus le désir de n'être pas, refusé augmentait. La Saint-Yves pleurait, elle était suffoquée, à demi renversée sur un sofa, croyant à peine ce qu'elle voyait, ce qu'elle entendait. Le Saint-Pouange, à son tour, se jeta à ses genoux. Il n'était pas sans agréments, et aurait pu ne pas effaroucher un coeur moins prévenu; mais Saint-Yves adorait son amant, et croyait que c'était un crime horrible de le trahir pour le servir. Saint-Pouange redoublait les prières et les promesses enfin la tête lui tourna au point qu'il lui déclara que c'était le seul moyen de tirer de sa prison l'homme auquel elle prenait un intérêt si violent et si tendre. Cet étrange entretien se prolongeait. La dévote de l'antichambre, en lisant son Pédagogue chrétien, disait "Mon Dieu! que peuvent-ils faire là depuis deux heures? Jamais monseigneur de Saint-Pouange, n'a donné une si longue audience; peut-être qu'il a tout refusé à cette pauvre fille, puisqu'elle le prie encore." Enfin sa compagne sortit de l'arrière-cabinet tout éperdue, sans pouvoir parler, réfléchissant profondément sur le caractère des grands et des demi-grands qui sacrifient si légèrement la liberté des hommes et l'honneur des femmes. Elle ne dit pas un mot pendant tout le chemin. Arrivée chez l'amie, elle éclata, elle lui conta tout. La dévote fit de grands signes de croix. "Ma chère amie, il faut consulter dès demain le père Tout-à -tous, notre directeur; il a beaucoup de crédit auprès de monsieur de Saint-Pouange; il confesse plusieurs servantes de sa maison; c'est un homme pieux et accommodant, qui dirige aussi des femmes de qualité. Abandonnez-vous à lui, c'est ainsi que j'en use, je m'en suis toujours bien trouvée. Nous autres, pauvres femmes, nous avons besoin d'être conduites par un homme. - Eh bien donc! ma chère amie, j'irai trouver demain le père Tout-à -tous." Chapitre seizième. Elle consulte un jésuite Elle consulte un jésuite Dès que la belle et désolée Saint-Yves fut avec son bon confesseur, elle lui confia qu'un homme puissant et voluptueux lui proposait de faire sortir de prison celui qu'elle devait épouser légitimement, et qu'il demandait un grand prix de son servie; qu'elle avait une répugnance horrible pour un telle infidélité, et que, s'il ne s'agissait que de sa propre vie, elle la sacrifierait plutôt que de succomber. "Voilà un abominable pécheur! lui dit le père Tout-à -tous. Vous devriez bien me dire le nom de ce vilain homme c'est à coup sûr quelque janséniste; je le dénoncerai à sa révérence le père de La Chaise, qui le fera mettre dans le gÃte où est à présent la chère personne que vous devez épouser." La pauvre fille, après un long embarras et de grandes irrésolutions, lui nomma enfin Saint-Pouange. "Monseigneur de Saint-Pouange! s'écria le jésuite; ah! ma fille, c'est tout autre chose; il est cousin du plus grand ministre que nous ayons jamais eu, homme de bien, protecteur de la bonne cause, bon chrétien; il ne peut avoir eu une telle pensée; il faut que vous ayez mal entendu. - Ah! mon père, je n'ai entendu que trop bien; je suis perdue, quoi que je fasse; je n'ai que le choix du malheur et de la honte il faut que mon amant reste enseveli tout vivant, ou que je me rende indigne de vivre. Je ne puis le laisser périr, et je ne puis le sauver." Le père Tout-à -tous tâcha de la calmer par ces douces paroles "Premièrement, ma fille, ne dites jamais ce mot mon amant; il y a quelque chose de mondain, qui pourrait offenser Dieu. Dites mon mari; car, bien qu'il ne le soit pas encore, vous le regardez comme tel; et rien n'est plus honnête. Secondement, bien qu'il soit votre époux en idée, en espérance, il ne l'est pas en effet ainsi vous ne commettriez pas un adultère, péché énorme qu'il faut toujours éviter autant qu'il est possible. Troisièmement, les actions ne sont pas d'une malice de couple, quand l'intention est pure, et rien n'est plus pur que de délivrer votre mari. Quatrièmement, vous avez des exemples dans la sainte antiquité, qui peuvent merveilleusement servir à votre conduite. Saint Augustin rapporte que sous le proconsulat de Septimius Acyndinus, en l'an 340 de notre salut, un pauvre homme, ne pouvant payer à César ce qui appartenait à César, fut condamné à la mort, comme il est juste, malgré la maxime Où il n'y a rien le roi perd ses droits. Il s'agissait d'une livre d'or; le condamné avait une femme en qui Dieu avait mis la beauté et la prudence. Un vieux richard promit de donner une livre d'or, et même plus, à la dame, à condition qu'il commettrait avec elle le péché immonde. La dame ne crut point mal faire en sauvant la vie à son mari. Saint Augustin approuve fort sa généreuse résignation. Il est vrai que le vieux richard la trompa, et peut-être même son mari n'en fut pas moins pendu; mais elle avait fait tout ce qui était en elle pour sauver sa vie. Soyez sûre, ma fille, que quand un jésuite vous cite saint Augustin, il faut bien que ce saint ait pleinement raison. Je ne vous conseille rien, vous êtes sage; il est à présumer que vous serez utile à votre mari. Monseigneur de Saint-Pouange est un honnête homme, il ne vous trompera pas c'est tout ce que je puis vous dire; je prierai Dieu pour vous, et j'espère que tout se passera à sa plus grande gloire." La belle Saint-Yves, non moins effrayée des discours du jésuite que des propositions du sous-ministre, s'en retourna éperdue chez son amie. Elle était tentée de se délivrer, par là mort, de l'horreur de laisser dans une captivité affreuse l'amant qu'elle adorait, et de la honte de le délivrer au prix de ce qu'elle avait de plus cher, et qui ne devait appartenir qu'à cet amant infortuné. Chapitre dix-septième. Elle consulte un jésuite Elle succombe par vertu Elle priait son amie de la tuer; mais cette femme, non moins indulgente que le jésuite, lui parla plus clairement encore. "Hélas! dit-elle, les affaires ne se font guère autrement dans cette cour si aimable, si galante, et si renommée. Les places les plus médiocres et les plus considérables n'ont souvent été données qu'au prix qu'on exige de vous. Ecoutez, vous m'avez inspiré de l'amitié et de la confiance; je vous avouerai que si j'avais été aussi difficile que vous l'êtes, mon mari ne jouirait pas du petit poste qui le fait vivre; il le sait, et loin d'en être fâché, il voit en moi sa bienfaitrice, et il se regarde comme ma créature. Pensez-vous que tous ceux qui ont été à la tête des provinces, ou même des armées, aient dû leurs honneurs et leur fortune à leurs seuls services? Il en est qui en sont redevables à mesdames leurs femmes. Les dignités de la guerre ont été sollicitées par l'amour, et la place a été donnée au mari de la plus belle. Vous êtes dans une situation bien plus intéressante il s'agit de rendre votre amant au jour et de l'épouser; c'est un devoir sacré qu'il vous faut remplir. On n'a point blâmé les belles et grandes dames dont je vous parle; on vous applaudira, on dira que vous ne vous êtes permise une faiblesse que par un excès de vertu. - Ah! quelle vertu! s'écria la belle Saint-Yves; quel labyrinthe d'iniquités! quel pays! et que j'apprends à connaÃtre les hommes! Un père de La Chaise et un bailli ridicule font mettre mon amant en prison, ma famille me persécute, on ne me tend la main dans mon désastre que pour me déshonorer. Un jésuite a perdu un brave homme, un autre jésuite veut me perdre; je ne suis entourée que de pièges, et je touche au moment de tomber dans la misère. Il faut que je me tue, ou que je parle au roi; je me jetterai à ses pieds sur son passage, quand il ira à la messe ou à la comédie. - On ne vous laissera pas approcher, lui dit sa bonne amie; et si vous aviez le malheur de parler, mons de Louvois et le révérend père de La Chaise pourraient vous enterrer dans le fond d'un couvent pour le reste de vos jours." Tandis que cette brave personne augmentait ainsi les perplexités de cette âme désespérée, et enfonçait le poignard dans son coeur, arrive un exprès de monsieur de Saint-Pouange avec une lettre et deux beaux pendants d'oreilles. Saint-Yves rejeta le tout en pleurant; mais l'amie s'en chargea. Dès que le messager fut parti, notre confidente lit la lettre dans laquelle on propose un petit souper aux deux amies pour le soir. Saint-Yves jure qu'elle n'ira point. La dévote veut lui essayer les deux boucles de diamants. Saint-Yves ne le put souffrir. Elle combattit la journée entière. Enfin, n'ayant en vue que son amant, vaincue, entraÃnée, ne sachant où on la mène, elle se laisse conduire au souper fatal. Rien n'avait pu la déterminer à se parer de ses pendants d'oreilles; la confidente les apporta, elle les lui ajusta malgré elle avant qu'on se mÃt à table. Saint-Yves était si confuse, si troublée, qu'elle se laissait tourmenter; et le patron en tirait un augure très favorable. Vers la fin du repas, la confidente se retira discrètement. Le patron montra alors la révocation de la lettre de cachet, le brevet d'une gratification considérable, celui d'une compagnie, et n'épargna pas les promesses. "Ah! lui dit Saint-Yves, que je vous aimerais si vous ne vouliez pas être tant aimé!" Enfin, après une longue résistance, après des sanglots, des cris, des larmes, affaiblie du combat, éperdue, languissante, il fallut se rendre. Elle n'eut d'autre ressource que de se promettre de ne penser qu'à l'Ingénu; tandis que le cruel jouirait impitoyablement de la nécessité où elle était réduite. Chapitre dix-huitième. Elle délivre son amant et un janséniste Elle délivre son amant et un janséniste Au point du jour elle vole à Paris, munie de l'ordre du ministre. Il est difficile de peindre ce qui se passait dans son coeur pendant ce voyage. Qu'on imagine une âme vertueuse et noble, humiliée de son opprobre; enivrée de tendresse, déchirée des remords d'avoir trahi son amant, pénétrée du plaisir de délivrer ce qu'elle adore! Ses amertumes, ses combats, son succès partageaient toutes ses réflexions. Ce n'était plus cette fille simple dont une éducation provinciale avait rétréci les idées. L'amour et le malheur l'avaient formée. Le sentiment avait fait autant de progrès en elle que la raison en avait fait dans l'esprit de son amant infortuné. Les filles apprennent à sentir plus aisément que les hommes n'apprennent à penser. Son aventure était plus instructive que quatre ans de couvent. Son habit était d'une simplicité extrême. Elle voyait avec horreur les ajustements sous lesquels elle avait paru devant son funeste bienfaiteur; elle avait laissé ses boucles de diamants à sa compagne sans même les regarder. Confuse et charmée, idolâtre de l'Ingénu, et se haïssant elle-même, elle arrive enfin à la porte. De cet affreux château, palais de la vengeance, Qui renferma souvent le crime et l'innocence. Quand il fallut descendre du carrosse, les forces lui manquèrent; on l'aida; elle entra, le coeur palpitant, les yeux humides, le front consterné. On la présente au gouverneur; elle veut lui parler, sa voix expire; elle montre son ordre en articulant à peine quelques paroles. Le gouverneur aimait son prisonnier; il fut très aise de sa délivrance. Son coeur n'était pas endurci comme celui de quelques honorables geôliers ses confrères, qui, ne pensant qu'à la rétribution attachée à la garde de leurs captifs, fondant leurs revenus sur leurs victimes, et vivant du malheur d'autrui, se faisaient en secret une joie affreuse des larmes des infortunés. Il fait venir le prisonnier dans son appartement. Les deux amants se voient, et tous deux s'évanouissent. La belle Saint-Yves resta longtemps sans mouvement et sans vie l'autre rappela bientôt son courage. "C'est apparemment là madame votre femme, lui dit le gouverneur; vous ne m'aviez point dit que vous fussiez marié. On me mande que c'est à ses soins généreux que vous devez votre délivrance - Ah! je ne suis pas digne d'être sa femme," dit la belle Saint-Yves d'une voix tremblante; et elle retomba encore en faiblesse. Quand elle eut repris ses sens, elle présenta, toujours tremblante, le brevet de la gratification, et la promesse par écrit d'une compagnie. L'Ingénu, aussi étonné qu'attendri, s'éveillait d'un songe pour retomber dans un autre. "Pourquoi ai-je été enfermé ici? comment avez-vous pu m'en tirer? où sont les monstres qui m'y ont plongé? Vous êtes une divinité qui descendez du ciel à mon secours." La belle Saint-Yves baissait la vue, regardait son amant, rougissait et détournait, le moment d'après, ses yeux mouillés de pleurs. Elle lui apprit enfin tout ce qu'elle savait, et tout ce qu'elle avait éprouvé, excepté ce qu'elle aurait voulu se cacher pour jamais, et ce qu'un autre que l'Ingénu, plus accoutumé au monde et plus instruit des usages de la cour, aurait deviné facilement. "Est-il possible qu'un misérable comme ce bailli ait eu le pouvoir de me ravir ma liberté? Ah! je vois bien qu'il en est des hommes comme des plus vils animaux; tous peuvent nuire. Mais est-il possible qu'un moine, un jésuite confesseur du roi, ait contribué à mon infortune autant que ce bailli, sans que je puisse imaginer sous quel prétexte ce détestable fripon m'a persécuté? M'a-t-il fait passer pour un janséniste? Enfin, comment vous êtes-vous souvenue de moi? je ne le méritais pas, je n'étais alors qu'un sauvage. Quoi? vous avez pu, sans conseil, sans secours, entreprendre le voyage de Versailles! Vous y avez paru, et on a brisé mes fers! Il est donc dans la beauté et dans la vertu un charme invincible qui fait tomber les portes de fer, et qui amollit les coeurs de bronze!" A ce mot de vertu, des sanglots échappèrent à la belle Saint-Yves. Elle ne savait pas combien elle était vertueuse dans le crime qu'elle se reprochait. Son amant continua ainsi "Ange qui avez rompu mes liens, si vous avez eu ce que je ne comprends pas encore assez de crédit pour me faire rendre justice, faites-la donc rendre aussi à un vieillard qui m'a le premier appris à penser, comme vous m'avez appris à aimer. La calamité nous a unis; je l'aime comme un père, je ne peux vivre ni sans vous ni sans lui. - Moi! que je sollicite le même homme qui... - Oui, je veux tout vous devoir, et je ne veux devoir jamais rien qu'à vous écrivez à cet homme puissant; comblez-moi de vos bienfaits, achevez ce que vous avez commencé, achevez vos prodiges." Elle sentait qu'elle devait faire tout ce que son amant exigeait elle voulut écrire, sa main ne pouvait obéir. Elle recommença trois fois sa lettre, la déchira trois fois; elle écrivit enfin, et les deux amants sortirent après avoir embrassé le vieux martyr de la grâce efficace. L'heureuse et désolée Saint-Yves savait dans quelle maison logeait son frère; elle y alla; son amant prit un appartement dans la même maison. A peine y furent-ils arrivés que son protecteur lui envoya l'ordre de l'élargissement du bonhomme Gordon, et lui demanda un rendez-vous pour le lendemain. Ainsi, à chaque action honnête et généreuse qu'elle faisait, son déshonneur en était le prix. Elle regardait avec exécration cet usage de vendre le malheur et le bonheur des hommes. Elle donna l'ordre de l'élargissement à son amant, et refusa le rendez-vous d'un bienfaiteur qu'elle ne pouvait plus voir sans expirer de douleur et de honte. L'Ingénu ne pouvait se séparer d'elle que pour aller délivrer un ami il y vola. Il remplit ce devoir en réfléchissant sur les étranges événements de ce monde, et en admirant la vertu courageuse d'une jeune fille à qui deux infortunés devaient plus que la vie. Chapitre dix-neuvième. L'Ingénu, la belle Saint-Yves, et leurs parents sont rassemblés L'Ingénu, la belle Saint-Yves, et leurs parents sont rassemblés La généreuse et respectable infidèle était avec son frère abbé de Saint-Yves, le bon prieur de la Montagne, et la dame de Kerkabon. Tous étaient également étonnés; mais leur situation et leurs sentiments étaient bien différents. L'abbé de Saint-Yves pleurait ses torts aux pieds de sa soeur, qui lui pardonnait. Le prieur et sa tendre soeur pleuraient aussi, mais de joie; le vilain bailli et son insupportable fils ne troublaient point cette scène touchante. Ils étaient partis au premier bruit de l'élargissement de leur ennemi; ils couraient ensevelir dans leur province leur sottise et leur crainte. Les quatre personnages, agités de cent mouvements divers, attendaient que le jeune homme revÃnt avec l'ami qu'il devait délivrer. L'abbé de Saint-Yves n'osait lever les yeux devant sa soeur; la bonne Kerkabon disait "Je reverrai donc mon cher neveu! - Vous le reverrez, dit la charmante Saint-Yves, mais ce n'est plus le même homme; son maintien, son ton, ses idées, son esprit, tout est changé; il est devenu aussi respectable qu'il était naïf et étranger à tout. Il sera l'honneur et la consolation de votre famille que ne puis-je être aussi l'honneur de la mienne! - Vous n'êtes point non plus la même, dit le prieur; que vous est-il donc arrivé qui ait fait en vous un si grand changement?" Au milieu de cette conversation l'Ingénu arrive, tenant par la main son janséniste. La scène alors devint plus neuve et plus intéressante. Elle commença par les tendres embrassements de l'oncle et de la tante. L'abbé de Saint-Yves se mettait presque aux genoux de l'Ingénu, qui n'était plus l'Ingénu. Les deux amants se parlaient par des regards qui exprimaient tous les sentiments dont ils étaient pénétrés. On voyait éclater la satisfaction, la reconnaissance, sur le front de l'un; l'embarras était peint dans les yeux tendres et un peu égarés de l'autre. On était étonné qu'elle mêlât de la douleur à tant de joie. Le vieux Gordon devint en peu de moments cher à toute la famille. Il avait été malheureux avec le jeune prisonnier, et c'était un grand titre. Il devait sa délivrance aux deux amants, cela seul le réconciliait avec l'amour; l'âpreté de ses anciennes opinions sortait de son coeur, il était changé en homme, ainsi que le Huron. Chacun raconta ses aventures avant le souper. Les deux abbés, la tante, écoutaient comme des enfants qui entendent des histoires de revenants, et comme des hommes qui s'intéressaient tous à tant de désastres. "Hélas! dit Gordon, il y a peut-être plus de cinq cents personnes vertueuses qui sont à présent dans les mêmes fers que mademoiselle de Saint-Yves a brisés leurs malheurs sont inconnus. On trouve assez de mains qui frappent sur la foule des malheureux, et rarement une secourable." Cette réflexion si vraie augmentait sa sensibilité et sa reconnaissance tout redoublait le triomphe de la belle Saint-Yves; on admirait la grandeur et la fermeté de son âme. L'admiration était mêlée de ce respect qu'on sent malgré soi pour une personne qu'on croit avoir du crédit à la cour. Mais l'abbé de Saint-Yves disait quelquefois "Comment ma soeur a-t-elle pu faire pour obtenir si tôt ce crédit?" On allait se mettre à table de très bonne heure. Voilà que la bonne amie de Versailles arrive sans rien savoir de tout ce qui s'était passé; elle était en carrosse à six chevaux, et on voit bien à qui appartenait l'équipage. Elle entre avec l'air imposant d'une personne de cour qui a de grandes affaires, salue très légèrement la compagnie, et tirant la belle Saint-Yves à l'écart "Pourquoi vous faire tant attendre? Suivez-moi; voilà vos diamants que vous aviez oubliés." Elle ne put dire ces paroles si bas que l'Ingénu ne les entendÃt il vit les diamants; le frère fut interdit; l'oncle et la tante n'éprouvèrent qu'une surprise de bonnes gens qui n'avaient jamais vu une telle magnificence. Le jeune homme, qui s'était formé par un an de réflexions, en fit malgré lui, et parut troublé un moment. Son amante s'en aperçut; une pâleur mortelle se répandit sur son beau visage, un frisson la saisit, elle se soutenait à peine. "Ah! madame, dit-elle à la fatale amie, vous m'avez perdue! vous me donnez la mort!" Ces paroles percèrent le coeur de l'Ingénu; mais il avait déjà appris à se posséder; il ne les releva point, de peur d'inquiéter sa maÃtresse devant son frère; mais il pâlit comme elle. Saint-Yves, éperdue de l'altération qu'elle apercevait sur le visage de son amant, entraÃne cette femme hors de la chambre dans un petit passage, jette les diamants à terre devant elle. "Ah! ce ne sont pas eux qui m'ont séduite, vous le savez; mais celui qui les a donnés ne me reverra jamais." L'amie les ramassait, et Saint-Yves ajoutait "Qu'il les reprenne ou qu'il vous les donne; allez, ne me rendez plus honteuse de moi-même." L'ambassadrice enfin, s'en retourna, ne pouvant comprendre les remords dont elle était témoin. La belle Saint-Yves, oppressée, éprouvant dans son corps une révolution qui la suffoquait, fut obligée de se mettre au lit; mais pour n'alarmer personne elle ne parla point de ce qu'elle souffrait, et, ne prétextant que sa lassitude, elle demanda la permission de prendre du repos; mais ce fut après avoir rassuré la compagnie par des paroles consolantes et flatteuses, et jeté sur son amant des regards qui portaient le feu dans son âme. Le souper, qu'elle n'animait pas, fut triste dans le commencement, mais de cette tristesse intéressante qui fournit des conversations attachantes et utiles, si supérieures à la frivole joie qu'on recherche, et qui n'est d'ordinaire qu'un bruit importun. Gordon fit en peu de mots l'histoire du jansénisme et du molinisme, des persécutions dont un parti accablait l'autre, et de l'opiniâtreté de tous les deux. L'Ingénu en fit la critique, et plaignit les hommes qui, non contents de tant de discorde que leurs intérêts allument, se font de nouveaux maux pour des intérêts chimériques, et pour des absurdités inintelligibles. Gordon racontait, l'autre jugeait; les convives écoutaient avec émotion, et s'éclairaient d'une lumière nouvelle. On parla de la longueur de nos infortunes et de la brièveté de la vie. On remarqua que chaque profession a un vice et un danger qui lui sont attachés, et que, depuis le Prince jusqu'au dernier des mendiants, tout semble accuser la nature. Comment se trouve-t-il tant d'hommes qui, pour si peu d'argent, se font les persécuteurs, les satellites, les bourreaux des autres hommes? Avec quelle indifférence inhumaine un homme en place signe la destruction d'une famille, et avec quelle joie plus barbare des mercenaires l'exécutent! "J'ai vu dans ma jeunesse, dit le bonhomme Gordon, un parent du maréchal de Marillac, qui, étant poursuivi dans sa province pour la cause de cet illustre malheureux, se cachait dans Paris sous un nom supposé. C'était un vieillard de soixante et douze ans. Sa femme, qui l'accompagnait, était à peu près de son âge. Ils avaient eu un fils libertin qui, à l'âge de quatorze ans, s'était enfui de la maison paternelle devenu soldat, puis déserteur, il avait passé par tous les degrés de la débauche et de la misère; enfin, ayant pris un nom de terre, il était dans les gardes du cardinal de Richelieu car ce prêtre, ainsi que le Mazarin, avait des gardes; il avait obtenu un bâton d'exempt dans cette compagnie de satellites. Cet aventurier fut chargé d'arrêter le vieillard et son épouse, et s'en acquitta avec toute la dureté d'un homme qui voulait plaire à son maÃtre. Comme il les conduisait, il entendit ces deux victimes déplorer la longue suite des malheurs qu'elles avaient éprouvés depuis leur berceau. Le père et la mère comptaient parmi leurs plus grandes infortunes les égarements et la perte de leur fils. Il les reconnut; il ne les conduisit pas moins en prison, en les assurant que Son Eminence devait être servie de préférence à tout. Son Eminence récompensa son zèle. "J'ai vu un espion du père de La Chaise trahir son propre frère, dans l'espérance d'un petit bénéfice qu'il n'eut point; et je l'ai vu mourir, non de remords, mais de douleur d'avoir été trompé par le jésuite. L'emploi de confesseur que j'ai longtemps exercé m'a fait connaÃtre l'intérieur des familles; je n'en ai guère vu qui ne fussent plongées dans l'amertume, tandis qu'au dehors, couvertes du masque du bonheur, elles paraissaient nager dans la joie; et j'ai toujours remarqué que les grands chagrins étaient le fruit de notre cupidité effrénée. - Pour moi, dit l'Ingénu, je pense qu'une âme noble, reconnaissante et sensible, peut vivre heureuse; et je compte bien jouir d'une félicité sans mélange avec la belle et généreuse Saint-Yves. Car je me flatte, ajouta-t-il, en s'adressant à son frère avec le sourire de l'amitié, que vous ne me refuserez pas, comme l'année passée, et que je m'y prendrai d'une manière plus décente." L'abbé se confondit en excuses du passé et en protestations d'un attachement éternel. L'oncle Kerkabon dit que ce serait le plus beau jour de sa vie. La bonne tante, en s'extasiant et en pleurant de joie, s'écriait "Je vous l'avais bien dit que vous ne seriez jamais sous-diacre! ce sacrement-ci vaut bien mieux que l'autre; plût à Dieu que j'en eusse été honorée! mais je vous servirai de mère." Alors ce fut à qui renchérirait sur les louanges de tendre Saint-Yves. Son amant avait le coeur trop plein de ce qu'elle avait fait pour lui, il l'aimait trop pour que l'aventure des diamants eût fait sur son coeur une impression dominante. Mais ces mots qu'il avait trop entendus, vous me donnez la mort, l'effrayaient encore en secret et corrompaient toute sa joie, tandis que les éloges de sa belle maÃtresse augmentaient encore son amour. Enfin on n'était plus occupé que d'elle; on ne parlait que du bonheur que ces deux amants méritaient; on s'arrangeait pour vivre tous ensemble dans Paris; on faisait des projets de fortune et d'agrandissement; on se livrait à toutes ces espérances que la moindre lueur de félicité fait naÃtre si aisément. Mais l'Ingénu, dans le fond de son coeur, éprouvait un sentiment secret qui repoussait cette illusion. Il relisait ces promesses signées Saint-Pouange, et les brevets signés Louvois; on lu dépeignit ces deux hommes tels qu'ils étaient, ou qu'on les croyait être. Chacun parla des ministres et du ministère avec cette liberté de table regardée en France comme la plus précieuse liberté qu'on puisse goûter sur la terre. "Si j'étais roi de France, dit l'Ingénu, voici le ministre de la guerre que je choisirais je voudrais un homme de la plus haute naissance, par la raison qu'il donne des ordres à la noblesse. J'exigerais qu'il eût été lui-même officier, qu'il eût passé par tous les grades, qu'il fût au moins lieutenant général des armées, et digne d'être maréchal de France car n'est-il pas nécessaire qu'il ait servi lui-même pour mieux connaÃtre les détails du service? et les officiers n'obéiront-ils pas avec cent fois plus d'allégresse à un homme de guerre, qui aura comme eux signalé son courage, qu'à un homme de cabinet qui ne peut que deviner tout au plus les opérations d'une campagne, quelque esprit qu'il puisse avoir? Je ne serais pas fâché que mon ministre fût généreux, quoique mon garde du trésor royal en fût quelquefois un peu embarrassé. J'aimerais qu'il eût un travail facile, et que même il se distinguât par cette gaieté d'esprit, partage d'un homme supérieur aux affaires, qui plaÃt tant à la nation, et qui rend tous les devoirs moins pénibles." Il désirait qu'un ministre eût ce caractère; parce qu'il avait toujours remarqué que cette belle humeur est incompatible avec la cruauté. Mons de Louvois n'aurait peut-être pas été satisfait des souhaits de l'Ingénu; il avait une autre sorte de mérite. Mais pendant qu'on était à table, la maladie de cette fille malheureuse prenait un caractère funeste; son sang s'était allumé, une fièvre dévorante s'était déclarée, elle souffrait et ne se plaignait point, attentive à ne pas troubler la joie des convives. Son frère, sachant qu'elle ne dormait pas, alla au chevet de son lit; il fut surpris de l'état où elle était. Tout le monde accourut; l'amant se présentait à la suite du frère. Il était, sans doute, le plus alarmé et le plus attendri de tous; mais il avait appris à joindre la discrétion à tous les dons heureux que la nature lui avait prodigués, et le sentiment prompt des bienséances commençait à dominer dans lui. On fit venir aussitôt un médecin du voisinage. C'était un de ceux qui visitent leurs malades en courant, qui confondent la maladie qu'ils viennent de voir avec celles qu'ils voient, qui mettent une pratique aveugle dans une science à laquelle toute la maturité d'un discernement sain et réfléchi ne peut ôter son incertitude et ses dangers. Il redoubla le mal par sa précipitation à prescrire un remède alors à la mode. De la mode jusque dans la médecine! Cette manie était trop commune dans Paris. La triste Saint-Yves contribuait encore plus que son médecin à rendre sa maladie dangereuse. Son âme tuait son corps. La foule des pensées qui l'agitaient portait dans ses veines un poison plus dangereux que celui de la fièvre la plus brûlante. Chapitre vingtième. La belle Saint-Yves meurt, et ce qui en arrive La belle Saint-Yves meurt, et ce qui en arrive On appela un autre médecin celui-ci, au lieu d'aider la nature et de la laisser agir dans une jeune personne dans qui tous les organes rappelaient la vie, ne fut occupé que de contrecarrer son confrère. La maladie devint mortelle en deux jours. Le cerveau, qu'on croit le siège de l'entendement, fut attaqué aussi violemment que le coeur, qui est, dit-on, le siège des passions. Quelle mécanique incompréhensible a soumis les organes au sentiment et à la pensée? Comment une seule idée douloureuse dérange-t-elle le cours du sang? Et comment le sang à son tour porte-t-il ses irrégularités dans l'entendement humain? Quel est ce fluide inconnu et dont l'existence est certaine, qui, plus prompt, plus actif que la lumière, vole, en moins d'un clin d'oeil, dans tous les canaux de la vie, produit les sensations, la mémoire, la tristesse ou la joie, la raison ou le vertige, rappelle avec horreur ce qu'on voudrait oublier, et fait d'un animal pensant ou un objet d'admiration, ou un sujet de pitié et de larmes? C'était là ce que disait le bon Gordon; et cette réflexion si naturelle, que rarement font les hommes, ne dérobait rien à son attendrissement; car il n'était pas de ces malheureux philosophes qui s'efforcent d'être insensibles. Il était touché du sort de cette jeune fille, comme un père qui voit mourir lentement son enfant chéri. L'abbé de Saint-Yves était désespéré, le prieur et sa soeur répandaient des ruisseaux de larmes. Mais qui pourrait peindre l'état de son amant? Nulle langue n'a des expressions qui répondent à ce comble des douleurs; les langues sont trop imparfaites. La tante, presque sans vie, tenait la tête de la mourante dans ses faibles bras; son frère était à genoux au pied du lit; son amant pressait sa main, qu'il baignait de pleurs, et éclatait en sanglots il la nommait sa bienfaitrice; son espérance, sa vie, la moitié de lui-même, sa maÃtresse, son épouse. A ce mot d'épouse elle soupira, le regarda avec une tendresse inexprimable, et soudain jeta un cri d'horreur; puis, dans un de ces intervalles où l'accablement, et l'oppression des sens, et les souffrances suspendues, laissent à l'âme sa liberté et sa force, elle s'écria "Moi, votre épouse! Ah! cher amant, ce nom, ce bonheur, ce prix, n'étaient plus faits pour moi; je meurs, et je le mérite. O dieu de mon coeur! ô vous que j'ai sacrifié à des démons infernaux, c'en est fait, je suis punie, vivez heureux." Ces paroles tendres et terribles ne pouvaient être comprises; mais elles portaient dans tous les coeurs l'effroi et l'attendrissement; elle eut le courage de s'expliquer. Chaque mot fit frémir d'étonnement, de douleur et de pitié tous les assistants. Tous se réunissaient à détester l'homme puissant qui n'avait réparé une horrible injustice que par un crime, et qui avait forcé la plus respectable innocence à être sa complice. "Qui? vous coupable! lui dit son amant; non, vous ne l'êtes pas; le crime ne peut être que dans le coeur, le vôtre est à la vertu et à moi." Il confirmait ce sentiment par des paroles qui semblaient ramener à la vie la belle Saint-Yves. Elle se sentit consolée, et s'étonnait d'être aimée encore. Le vieux Gordon l'aurait condamnée dans le temps qu'il n'était que janséniste; mais, étant devenu sage, il l'estimait, et il pleurait. Au milieu de tant de larmes et de craintes, pendant que le danger de cette fille si chère remplissait tous les coeurs, que tout était consterné, on annonce un courrier de la cour. Un courrier! et de qui? et pourquoi? C'était de la part du confesseur du roi pour le prieur de la Montagne; ce n'était pas le père de La Chaise qui écrivait, c'était le frère Vadbled, son valet de chambre, homme très important dans ce temps-là , lui qui mandait aux archevêques les volontés du révérend père, lui qui donnait audience, lui qui promettait des bénéfices, lui qui faisait quelquefois expédier des lettres de cachet. Il écrivait à l'abbé de la Montagne que "Sa Révérence était informée des aventures de son neveu, que sa prison n'était qu'une méprise, que ces petites disgrâces arrivaient fréquemment, qu'il ne fallait pas y faire attention, et qu'enfin il convenait que lu prieur vÃnt lui présenter son neveu le lendemain, qu'il devait amener avec lui le bonhomme Gordon, que lui frère Vadbled les introduirait chez Sa Révérence et chez mons de Louvois, lequel leur dirait un mot dans son antichambre." Il ajoutait que l'histoire de l'Ingénu et son combat contre les Anglais avaient été contés au roi, que sûrement le roi daignerait le remarquer quand il passerait dans la galerie, et peut-être même lui ferait un signe de tête. La lettre finissait par l'espérance dont on le flattait que toutes les dames de la cour s'empresseraient de faire venir son neveu à leurs toilettes, que plusieurs d'entre elles lui diraient "Bonjour, monsieur l'Ingénu"; et qu'assurément il serait question de lui au souper du roi. La lettre était signée "Votre affectionné, Vadbled frère jésuite." Le prieur ayant lu la lettre tout haut, son neveu furieux, et commandant un moment à sa colère, ne dit rien au porteur; mais se tournant vers le compagnon de ses infortunes, il lui demanda ce qu'il pensait de ce style. Gordon lui répondit "C'est donc ainsi qu'on traite les hommes comme des singes! On les bat et on les fait danser." L'Ingénu, reprenant son caractère, qui revient toujours dans les grands mouvements de l'âme, déchira la lettre par morceaux, et les jeta au nez du courrier "Voilà ma réponse." Son oncle, épouvanté, crut voir le tonnerre et vingt lettres de cachet tomber sur lui. Il alla vite écrire et excuser, comme il put; ce qu'il prenait pour l'emportement d'un jeune homme, et qui était la saillie d'une grande âme. Mais des soins plus douloureux s'emparaient de tous les coeurs. La belle et infortunée Saint-Yves sentait déjà sa fin approcher; elle était dans le calme, mais dans ce calme affreux de la nature affaissée qui n'a plus la force de combattre. "O mon cher amant! dit-elle d'une voix tombante, la mort me punit de ma faiblesse; mais j'expire avec la consolation de vous savoir libre. Je vous ai adoré en vous trahissant, et je vous adore en vous disant un éternel adieu." Elle ne se parait pas d'une vaine fermeté; elle ne concevait pas cette misérable gloire de faire dire à quelques voisins "Elle est morte avec courage." Qui peut perdre à vingt ans son amant, sa vie, et ce qu'on appelle l'honneur, sans regrets et sans déchirements? Elle sentait toute l'horreur de son état, et le faisait sentir par ces mots et par ces regards mourants qui parlent avec tant d'empire. Enfin elle pleurait comme les autres dans les moments où elle eut la force de pleurer. Que d'autres cherchent à louer les morts fastueuses de ceux qui entrent dans la destruction avec insensibilité c'est le sort de tous les animaux. Nous ne mourons comme eux que quand l'âge ou la maladie nous rend semblables à eux par la stupidité de nos organes. Quiconque fait une grande perte a de grands regrets; s'il les étouffe, c'est qu'il porte la vanité jusque dans les bras de la mort. Lorsque le moment fatal fut arrivé, tous les assistants jetèrent des larmes et des cris. L'Ingénu perdit l'usage de ses sens. Les âmes fortes ont des sentiments bien plus violents que les autres quand elles sont tendres. Le bon Gordon le connaissait assez pour craindre qu'étant revenu à lui il ne se donnât la mort. On écarta toutes les armes; le malheureux jeune homme s'en aperçut; il dit à ses parents et à Gordon, sans pleurer, sans gémir, sans s'émouvoir "Pensez-vous donc qu'il y ait quelqu'un sur la terre qui ait le droit et le pouvoir de m'empêcher de finir ma vie?" Gordon se garda bien de lui étaler ces lieux communs fastidieux par lesquels on essaye de prouver qu'il n'est pas permis d'user de sa liberté pour cesser d'être quand on est horriblement mal, qu'il ne faut pas sortir de sa maison quand on ne peut plus y demeurer, que l'homme est sur la terre comme un soldat à son poste comme s'il importait à l'Etre des êtres que l'assemblage de quelques parties de matière fût dans un lieu ou dans un autre; raisons impuissantes qu'un désespoir ferme et réfléchi dédaigne d'écouter, et auxquelles Caton ne répondit que par un coup de poignard. Le morne et terrible silence de l'Ingénu; ses yeux sombres, ses lèvres tremblantes, les frémissements de son corps, portaient dans l'âme de tous ceux qui le regardaient ce mélange de compassion et d'effroi qui enchaÃne toutes les puissances de l'âme, qui exclut tout discours, et qui ne se manifeste que par des mots entrecoupés. L'hôtesse et sa famille étaient accourues; on tremblait de son désespoir, on le gardait à vue, on observait tous ses mouvements. Déjà le corps glacé de la belle Saint-Yves avait été porté dans une salle basse, loin des yeux de son amant, qui semblait la chercher encore, quoiqu'il ne fût plus en état de rien voir. Au milieu de ce spectacle de la mort, tandis que le corps est exposé à la porte de la maison, que deux prêtres à côté d'un bénitier récitent des prières d'un air distrait, que des passants jettent quelques gouttes d'eau bénite sur la bière par oisiveté, que d'autres poursuivent leur chemin avec indifférence, que les parents pleurent, et que les amants croient ne pas survivre à leur perte, le Saint-Pouange arrive avec l'amie de Versailles. Son goût passager, n'ayant été satisfait qu'une fois, était devenu de l'amour. Le refus de ses bienfaits l'avait piqué. Le père de La Chaise n'aurait jamais pensé à venir dans cette maison; mais Saint-Pouange ayant tous les jours devant les yeux l'image de la belle Saint-Yves, brûlant d'assouvir une passion qui par une seule jouissance avait enfoncé dans son coeur l'aiguillon des désirs, ne balança pas à venir lui-même chercher celle qu'il n'aurait pas peut-être voulu revoir trois fois si elle était venue d'elle-même. Il descend de carrosse; le premier objet qui se présente à lui est une bière; il détourne les yeux avec ce simple dégoût d'un homme nourri dans les plaisirs, qui pense qu'on doit lui épargner tout spectacle qui pourrait le ramener à la contemplation de la misère humaine. Il veut monter. La femme de Versailles demande par curiosité qui on va enterrer; on prononce le nom de mademoiselle de Saint-Yves. A ce nom, elle pâlit et poussa un cri affreux; Saint-Pouange se retourne; la surprise et la douleur remplissent son âme. Le bon Gordon était là , les yeux remplis de larmes. Il interrompt ses tristes prières pour apprendre à l'homme de cour toute cette horrible catastrophe. Il lui parle avec cet empire que donnent la douleur et la vertu. Saint-Pouange n'était point né méchant; le torrent des affaires et des amusements avait emporté son âme qui ne se connaissait pas encore. Il ne touchait point à la vieillesse, qui endurcit d'ordinaire le coeur des ministres; il écoutait Gordon les yeux baissés, et il en essuyait quelques pleurs qu'il était étonné de répandre il connut le repentir. "Je veux voir absolument, dit-il, cet homme extraordinaire dont vous m'avez parlé; il m'attendrit presque autant que cette innocente victime dont j'ai causé la mort." Gordon le suit jusqu'à la chambre où le prieur, la Kerkabon, l'abbé de Saint-Yves et quelques voisins rappelaient à la vie le jeune homme retombé en défaillance. "J'ai fait votre malheur, lui dit le sous-ministre, j'emploierai ma vie à le réparer." La première idée qui vint à l'Ingénu fut de le tuer, et de se tuer lui-même après. Rien n'était plus à sa place; mais il était sans armes et veillé de près. Saint-Pouange ne se rebuta point des refus accompagnés du reproche, du mépris, et de l'horreur qu'il avait mérités, et qu'on lui prodigua. Le temps adoucit tout. Mons de Louvois vint enfin à bout de faire un excellent officier de l'Ingénu, qui a paru sous un autre nom à Paris et dans les armées, avec l'approbation de tous les honnêtes gens, et qui a été à la fois un guerrier et un philosophe intrépide. Il ne parlait jamais de cette aventure sans gémir; et cependant sa consolation était d'en parler. Il chérit la mémoire de la tendre Saint-Yves jusqu'au dernier moment de sa vie. L'abbé de Saint-Yves et le prieur eurent chacun un bon bénéfice; la bonne Kerkabon aima mieux voir son neveu dans les honneurs militaires que dans le sous-diaconat. La dévote de Versailles garda les boucles de diamants, et reçut encore un beau présent. Le père Tout-à -tous eut des boÃtes de chocolat, de café, de sucre candi, de citrons confits, avec les Méditations du révérend père Croiset et la Fleur des saints reliées en maroquin. Le bon Gordon vécut avec l'Ingénu jusqu'à sa mort dans la plus intime amitié; il eut un bénéfice aussi, et oublia pour jamais la grâce efficace et le concours concomitant. Il prit pour sa devise malheur est bon à quelque chose. Combien d'honnêtes gens dans le monde ont pu dire malheur n'est bon à rien! La Princesse de Babylone I Le vieux Bélus, roi de Babylone, se croyait le premier homme de la terre car tous ses courtisans le lui disaient, et ses historiographes le lui prouvaient. Ce qui pouvait excuser en lui ce ridicule, c'est qu'en effet ses prédécesseurs avaient bâti Babylone plus de trente mille ans avant lui, et qu'il l'avait embellie. On sait que son palais et son parc, situés à quelques parasanges de Babylone, s'étendaient entre l'Euphrate et le Tigre, qui baignaient ces rivages enchantés. Sa vaste maison, de trois mille pas de façade, s'élevait jusqu'aux nues. La plate-forme étaient entourée d'une balustrade de marbre blanc de cinquante pieds de hauteur, qui portait les statues colossales de tous les rois et de tous les grands hommes de l'empire. Cette plate-forme, composée de deux rangs de briques couvertes d'une épaisse surface de plomb d'une extrémité à l'autre, était chargée de douze pieds de terre, et sur cette terre on avait élevé des forêts d'oliviers, d'orangers, de citronniers, de palmiers, de gérofliers, de cocotiers, de cannelliers, qui formaient des allées impénétrables aux rayons du soleil. Les eaux de l'Euphrate, élevées par des pompes dans cent colonnes creusées, venaient dans ces jardins remplir de vastes bassins de marbre, et, retombant ensuite par d'autres canaux, allaient former dans le parc des cascades de six mille pieds de longueur, et cent mille jets d'eau dont la hauteur pouvait à peine être aperçue elles retournaient ensuite dans l'Euphrate, dont elles étaient parties. Les jardins de Sémiramis, qui étonnèrent l'Asie plusieurs siècles après, n'étaient qu'une faible imitation de ces antiques merveilles car, du temps de Sémiramis, tout commençait à dégénérer chez les hommes et chez les femmes. Mais ce qu'il y avait de plus admirable à Babylone, ce qui éclipsait tout le reste, était la fille unique du roi, nommée Formosante. Ce fut d'après ses portraits et ses statues que dans la suite des siècles Praxitèle sculpta son Aphrodite, et celle qu'on nomma la Vénus aux belles fesses. Quelle différence, ô ciel! de l'original aux copies! Aussi Bélus était plus fier de sa fille que de son royaume. Elle avait dix-huit ans il lui fallait un époux digne d'elle; mais où le trouver? Un ancien oracle avait ordonné que Formosante ne pourrait appartenir qu'à celui qui tendrait l'arc de Nembrod. Ce Nembrod, le fort chasseur devant le Seigneur, avait laissé un arc de sept pieds babyloniques de haut, d'un bois d'ébène plus dur que le fer du mont Caucase qu'on travaille dans les forges de Derbent; et nul mortel, depuis Nembrod, n'avait pu bander cet arc merveilleux. Il était dit encore que le bras qui aurait tendu cet arc tuerait le lion le plus terrible et le plus dangereux qui serait lâché dans le cirque de Babylone. Ce n'était pas tout le bandeur de l'arc, le vainqueur du lion devait terrasser tous ses rivaux; mais il devait surtout avoir beaucoup d'esprit, être le plus magnifique des hommes, le plus vertueux, et posséder la chose la plus rare qui fût dans l'univers entier. Il se présenta trois rois qui osèrent disputer Formosante le pharaon d'Egypte, le shac des Indes, et le grand kan des Scythes. Bélus assigna le jour, et le lieu du combat à l'extrémité de son parc, dans le vaste espace bordé par les eaux de l'Euphrate et du Tigre réunies. On dressa autour de la lice un amphithéâtre de marbre qui pouvait contenir cinq cent mille spectateurs. Vis-à -vis l'amphithéâtre était le trône du roi, qui devait paraÃtre avec Formosante, accompagnée de toute la cour; et à droite et à gauche, entre le trône et l'amphithéâtre, étaient d'autres trônes et d'autres sièges pour les trois rois et pour tous les autres souverains qui seraient curieux de venir voir cette auguste cérémonie. Le roi d'Egypte arriva le premier, monté sur le boeuf Apis, et tenant en main le sistre d'Isis. Il était suivi de deux mille prêtres vêtus de robes de lin plus blanches que la neige, de deux mille eunuques, de deux mille magiciens, et de deux mille guerriers. Le roi des Indes arriva bientôt après dans un char traÃné par douze éléphants. Il avait une suite encore plus nombreuse et plus brillante que le pharaon d'Egypte. Le dernier qui parut était le roi des Scythes. Il n'avait auprès de lui que des guerriers choisis, armés d'arcs et de flèches. Sa monture était un tigre superbe qu'il avait dompté, et qui était aussi haut que les plus beaux chevaux de Perse. La taille de ce monarque, imposante et majestueuse, effaçait celle de ses rivaux; ses bras nus, aussi nerveux que blancs, semblaient déjà tendre l'arc de Nembrod. Les trois princes se prosternèrent d'abord devant Bélus et Formosante. Le roi d'Egypte offrit à la princesse les deux plus beaux crocodiles du Nil, deux hippopotames, deux zèbres, deux rats d'Egypte, et deux momies, avec les livres du grand Hermès, qu'il croyait être ce qu'il y avait de plus rare sur la terre. Le roi des Indes lui offrit cent éléphants qui portaient chacun une tour de bois doré, et mit à ses pieds le Veidam, écrit de la main de Xaca lui-même. Le roi des Scythes, qui ne savait ni lire ni écrire, présenta cent chevaux de bataille couverts de housses de peaux de renards noirs. La princesse baissa les yeux devant ses amants, et s'inclina avec des grâces aussi modestes que nobles. Bélus fit conduire ces monarques sur les trônes qui leur étaient préparés. "Que n'ai-je trois filles! leur dit-il, je rendrais aujourd'hui six personnes heureuses." Ensuite il fit tirer au sort à qui essayerait le premier l'arc de Nembrod. On mit dans un casque d'or les noms des trois prétendants. Celui du roi d'Egypte sortit le premier; ensuite parut le nom du roi des Indes. Le roi scythe, en regardant l'arc et ses rivaux, ne se plaignit point d'être le troisième. Tandis qu'on préparait ces brillantes épreuves, vingt mille pages et vingt mille jeunes filles distribuaient sans confusion des rafraÃchissements aux spectateurs entre les rangs des sièges. Tout le monde avouait que les dieux n'avaient établi les rois que pour donner tous les jours des fêtes, pourvu qu'elles fussent diversifiées; que la vie est trop courte pour en user autrement; que les procès, les intrigues, la guerre, les disputes des prêtres, qui consument la vie humaine, sont des choses absurdes et horribles; que l'homme n'est né que pour la joie; qu'il n'aimerait pas les plaisirs passionnément et continuellement s'il n'était pas formé pour eux; que l'essence de la nature humaine est de se réjouir, et que tout le reste est folie. Cette excellente morale n'a jamais été démentie que par les faits. Comme on allait commencer ces essais, qui devaient décider de la destinée de Formosante, un jeune inconnu monté sur une licorne, accompagné de son valet monté de même, et portant sur le poing un gros oiseau, se présente à la barrière. Les gardes furent surpris de voir en cet équipage une figure qui avait l'air de la divinité. C'était, comme on a dit depuis, le visage d'Adonis sur le corps d'Hercule; c'était la majesté avec les grâces. Ses sourcils noirs et ses longs cheveux blonds, mélange de beauté inconnu à Babylone, charmèrent l'assemblée tout l'amphithéâtre se leva pour le mieux regarder; toutes les femmes de la cour fixèrent sur lui des regards étonnés. Formosante elle-même, qui baissait toujours les yeux, les releva et rougit; les trois rois pâlirent; tous les spectateurs, en comparant Formosante avec l'inconnu, s'écriaient "Il n'y a dans le monde que ce jeune homme qui soit aussi beau que la princesse." Les huissiers, saisis d'étonnement, lui demandèrent s'il était roi. L'étranger répondit qu'il n'avait pas cet honneur, mais qu'il était venu de fort loin par curiosité pour voir s'il y avait des rois qui fussent dignes de Formosante. On l'introduisit dans le premier rang de l'amphithéâtre, lui, son valet, ses deux licornes, et son oiseau. Il salua profondément Bélus, sa fille, les trois rois, et toute l'assemblée. Puis il prit place en rougissant. Ses deux licornes se couchèrent à ses pieds, son oiseau se percha sur son épaule, et son valet, qui portait un petit sac, se mit à côté de lui. Les épreuves commencèrent. On tira de son étui d'or l'arc de Nembrod. Le grand maÃtre des cérémonies, suivi de cinquante pages et précédé de vingt trompettes, le présenta au roi d'Egypte, qui le fit bénir par ses prêtres; et, l'ayant posé sur la tête du boeuf Apis, il ne douta pas de remporter cette première victoire. Il descend au milieu de l'arène, il essaie, il épuise ses forces, il fait des contorsions qui excitent le rire de l'amphithéâtre, et qui font même sourire Formosante. Son grand aumônier s'approcha de lui "Que Votre Majesté, lui dit-il, renonce à ce vain honneur, qui n'est que celui des muscles et des nerfs; vous triompherez dans tout le reste. Vous vaincrez le lion, puisque vous avez le sabre d'Osiris. La princesse de Babylone doit appartenir au prince qui a le plus d'esprit, et vous avez deviné des énigmes. Elle doit épouser le plus vertueux, vous l'êtes, puisque vous avez été élevé par les prêtres d'Egypte. Le plus généreux doit l'emporter, et vous avez donné les deux plus beaux crocodiles et les deux plus beaux rats qui soient dans le Delta. Vous possédez le boeuf Apis et les livres d'Hermès, qui sont la chose la plus rare de l'univers. Personne ne peut vous disputer Formosante. - Vous avez raison, dit le roi d'Egypte", et il se remit sur son trône. On alla mettre l'arc entre les mains du roi des Indes. Il en eut des ampoules pour quinze jours, et se consola en présumant que le roi des Scythes ne serait pas plus heureux que lui. Le Scythe mania l'arc à son tour. Il joignait l'adresse à la force l'arc parut prendre quelque élasticité entre ses mains; il le fit un peu plier, mais jamais il ne put venir à bout de le tendre. L'amphithéâtre, à qui la bonne mine de ce prince inspirait des inclinations favorables, gémit de son peu de succès, et jugea que la belle princesse ne serait jamais mariée. Alors le jeune inconnu descendit d'un saut dans l'arène, et, s'adressant au roi des Scythes "Que Votre Majesté, lui dit-il, ne s'étonne point de n'avoir pas entièrement réussi. Ces arcs d'ébène se font dans mon pays; il n'y a qu'un certain tour à donner. Vous avez beaucoup plus de mérite à l'avoir fait plier que je n'en peux avoir à le tendre." Aussitôt il prit une flèche, l'ajusta sur la corde, tendit l'arc de Membrod, et fit voler la flèche bien au-delà des barrières. Un million de mains applaudit à ce prodige. Babylone retentit d'acclamations, et toutes les femmes disaient "Quel bonheur qu'un si beau garçon ait tant de force!" Il tira ensuite de sa poche une petite lame d'ivoire, écrivit sur cette lame avec une aiguille d'or, attacha la tablette d'ivoire à l'arc, et présenta le tout à la princesse avec une grâce qui ravissait tous les assistants. Puis il alla modestement se remettre à sa place entre son oiseau et son valet. Babylone entière était dans la surprise; les trois rois étaient confondus, et l'inconnu ne paraissait pas s'en apercevoir. Formosante fut encore plus étonnée en lisant sur la tablette d'ivoire attachée à l'arc ces petits vers en beau langage chaldéen L'arc de Nembrod est celui de la guerre; L'arc de l'amour est celui du bonheur; Vous le portez. Par vous ce dieu vainqueur Est devenu le maÃtre de la terre. Trois rois puissants, trois rivaux aujourd'hui, Osent prétendre à l'honneur de vous plaire. Je ne sais pas qui votre coeur préfère, Mais l'univers sera jaloux de lui. Ce petit madrigal ne fâcha point la princesse. Il fut critiqué par quelques seigneurs de la vieille cour, qui dirent qu'autrefois dans le bon temps on aurait comparé Bélus au soleil, et Formosante à la lune, son cou à une tour, et sa gorge à un boisseau de froment. Ils dirent que l'étranger n'avait point d'imagination, et qu'il s'écartait des règles de la véritable poésie; mais toutes les dames trouvèrent les vers fort galants. Elles s'émerveillèrent qu'un homme qui bandait si bien un arc eût tant d'esprit. La dame d'honneur de la princesse lui dit "Madame, voilà bien des talents en pure perte. De quoi servira à ce jeune homme son esprit et l'arc de Bélus? - A le faire admirer, répondit Formosante. - Ah! dit la dame d'honneur entre ses dents, encore un madrigal, et il pourrait bien être aimé." Cependant Bélus, ayant consulté ses mages, déclara qu'aucun des trois rois n'ayant pu bander l'arc de Nembrod, il n'en fallait pas moins marier sa fille, et qu'elle appartiendrait à celui qui viendrait à bout d'abattre le grand lion qu'on nourrissait exprès dans sa ménagerie. Le roi d'Egypte, qui avait été élevé dans toute la sagesse de son pays, trouva qu'il était fort ridicule d'exposer un roi aux bêtes pour le marier. Il avouait que la possession de Formosante était d'un grand prix; mais il prétendait que, si le lion l'étranglait, il ne pourrait jamais épouser cette belle Babylonienne. Le roi des Indes entra dans les sentiments de l'Egyptien; tous deux conclurent que le roi de Babylone se moquait d'eux; qu'il fallait faire venir des armées pour le punir; qu'ils avaient assez de sujets qui se tiendraient fort honorés de mourir au service de leurs maÃtres, sans qu'il en coûtât un cheveu à leurs têtes sacrées; qu'ils détrôneraient aisément le roi de Babylone, et qu'ensuite ils tireraient au sort la belle Formosante. Cet accord étant fait, les deux rois dépêchèrent chacun dans leur pays un ordre exprès d'assembler une armée de trois cent mille hommes pour enlever Formosante. Cependant le roi des Scythes descendit seul dans l'arène, le cimeterre à la main. Il n'était pas éperdument épris des charmes de Formosante; la gloire avait été jusque-là sa seule passion; elle l'avait conduit à Babylone. Il voulait faire voir que si les rois de l'Inde et de l'Egypte étaient assez prudents pour ne se pas compromettre avec des lions, il était assez courageux pour ne pas dédaigner ce combat, et qu'il réparerait l'honneur du diadème. Sa rare valeur ne lui permit pas seulement de se servir du secours de son tigre. Il s'avance seul, légèrement armé, couvert d'un casque d'acier garni d'or, ombragé de trois queues de cheval blanches comme la neige. On lâche contre lui le plus énorme lion qui ait jamais été nourri dans les montagnes de l'Anti-Liban. Ses terribles griffes semblaient capables de déchirer les trois rois à la fois, et sa vaste gueule de les dévorer. Ses affreux rugissements faisaient retentir l'amphithéâtre. Les deux fiers champions se précipitent l'un contre l'autre d'une course rapide. Le courageux Scythe enfonce son épée dans le gosier du lion, mais la pointe, rencontrant une de ces épaisses dents que rien ne peut percer, se brise en éclats, et le monstre des forêts, furieux de sa blessure, imprimait déjà ses ongles sanglants dans les flancs du monarque. Le jeune inconnu, touché du péril d'un si brave prince, se jette dans l'arène plus prompt qu'un éclair; il coupe la tête du lion avec la même dextérité qu'on a vu depuis dans nos carrousels de jeunes chevaliers adroits enlever des têtes de maures ou des bagues. Puis, tirant une petite boÃte, il la présente au roi scythe, en lui disant "Votre Majesté trouvera dans cette petite boÃte le véritable dictame qui croÃt dans mon pays. Vos glorieuses blessures seront guéries en un moment. Le hasard seul vous a empêché de triompher du lion; votre valeur n'en est pas moins admirable." Le roi scythe, plus sensible à la reconnaissance qu'à la jalousie, remercia son libérateur, et, après l'avoir tendrement embrassé, rentra dans son quartier pour appliquer le dictame sur ses blessures. L'inconnu donna la tête du lion à son valet; celui-ci, après l'avoir lavée à la grande fontaine qui était au-dessous de l'amphithéâtre, et en avoir fait écoule tout le sang, tira un fer de son petit sac, arracha les quarante dents du lion, et mit à leur place quarante diamants d'une égale grosseur. Son maÃtre, avec sa modestie ordinaire, se remit à sa place; il donna la tête du lion à son oiseau "Bel oiseau, dit-il, allez porter aux pieds de Formosante ce faible hommage." L'oiseau part, tenant dans une de ses serres le terrible trophée; il le présente à la princesse en baissant humblement le cou, et en s'aplatissant devant elle. Les quarante brillants éblouirent tous les yeux. On ne connaissait pas encore cette magnificence dans la superbe Babylone l'émeraude, la topaze, le saphir et le pyrope étaient regardés encore comme les plus précieux ornements. Bélus et toute la cour étaient saisis d'admiration. L'oiseau qui offrait ce présent les surprit encore davantage. Il était de la taille d'un aigle, mais ses yeux étaient aussi doux et aussi tendres que ceux de l'aigle sont fiers et menaçants. Son bec était couleur de rose, et semblait tenir quelque chose de la belle bouche de Formosante. Son cou rassemblait toutes les couleurs de l'iris, mais plus vives et plus brillantes. L'or en mille nuances éclatait sur son plumage. Ses pieds paraissaient un mélange d'argent et de pourpre; et la queue des beaux oiseaux qu'on attela depuis au char de Junon n'approchait pas de la sienne. L'attention, la curiosité, l'étonnement, l'extase de toute la cour se partageaient entre les quarante diamants et l'oiseau. Il s'était perché sur la balustrade, entre Bélus et sa fille Formosante; elle le flattait, le caressait, le baisait. Il semblait recevoir ses caresses avec un plaisir mêlé de respect. Quand la princesse lui donnait des baisers, il les rendait, et la regardait ensuite avec des yeux attendris. Il recevait d'elle des biscuits et des pistaches, qu'il prenait de sa patte purpurine et argentée, et qu'il portait à son bec avec des grâces inexprimables. Bélus, qui avait considéré les diamants avec attention, jugeait qu'une de ses provinces pouvait à peine payer un présent si riche. Il ordonna qu'on préparât pour l'inconnu des dons encore plus magnifiques que ceux qui étaient destinés aux trois monarques. "Ce jeune homme, disait-il, est sans doute le fils du roi de la Chine, ou de cette partie du monde qu'on nomme Europe, dont j'ai entendu parler, ou de l'Afrique, qui est, dit-on, voisine du royaume d'Egypte." Il envoya sur-le-champ son grand écuyer complimenter l'inconnu, et lui demander s'il était souverain ou fils du souverain d'un de ces empires, et pourquoi, possédant de si étonnants trésors, il était venu avec un valet et un petit sac. Tandis que le grand écuyer avançait vers l'amphithéâtre pour s'acquitter de sa commission, arriva un autre valet sur une licorne. Ce valet, adressant la parole au jeune homme, lui dit "Ormar, votre père touche à l'extrémité de sa vie, et je suis venu vous en avertir." L'inconnu leva les yeux au ciel, versa des larmes, et ne répondit que par ce mot "Partons." Le grand écuyer, après avoir fait les compliments de Bélus au vainqueur du lion, au donneur des quarante diamants, au maÃtre du bel oiseau, demanda au valet de quel royaume était souverain le père de ce jeune héros. Le valet répondit "Son père est un vieux berger qui est fort aimé dans le canton." Pendant ce court entretien l'inconnu était déjà monté sur sa licorne. Il dit au grand écuyer "Seigneur, daignez me mettre aux pieds de Bélus et de sa fille. J'ose la supplier d'avoir grand soin de l'oiseau que je lui laisse; il est unique comme elle." En achevant ces mots, il partit comme un éclair; les deux valets le suivirent, et on les perdit de vue. Formosante ne put s'empêcher de jeter un grand cri. L'oiseau, se retournant vers l'amphithéâtre où son maÃtre avait été assis, parut très affligé de ne le plus voir. Puis regardant fixement la princesse, et frottant doucement sa belle main de son bec; il sembla se vouer à son service. Bélus, plus étonné que jamais, apprenant que ce jeune homme si extraordinaire était le fils d'un berger, ne put le croire. Il fit courir après lui; mais bientôt on lui rapporta que les licornes sur lesquelles ces trois hommes couraient ne pouvaient être atteintes, et qu'au galop dont elles allaient elles devaient faire cent lieues par jour. II Tout le monde raisonnait sur cette aventure étrange, et s'épuisait en vaines conjectures. Comment le fils d'un berger peut-il donner quarante gros diamants? Pourquoi est-il monté sur une licorne? On s'y perdait; et Formosante, en caressant son oiseau, était plongée dans une rêverie profonde. La princesse Aldée, sa cousine issue de germaine, très bien faite, et presque aussi belle que Formosante, lui dit "Ma cousine, je ne sais pas si ce jeune demi-dieu est le fils d'un berger; mais il me semble qu'il a rempli toutes les conditions attachées à votre mariage. Il a bandé l'arc de Nembrod, il a vaincu le lion, il a beaucoup d'esprit puisqu'il a fait pour vous un assez joli impromptu. Après les quarante énormes diamants qu'il vous a donnés, vous ne pouvez nier qu'il ne soit le plus généreux des hommes. Il possédait dans son oiseau ce qu'il y a de plus rare sur la terre. Sa vertu n'a point d'égale, puisque, pouvant demeurer auprès de vous, il est parti sans délibérer dès qu'il a su que son père était malade. L'oracle est accompli dans tous ses points, excepté dans celui qui exige qu'il terrasse ses rivaux; mais il fait plus, il a sauvé la vie du seul concurrent qu'il pouvait craindre; et, quand il s'agira de battre les deux autres, je crois que vous ne doutez pas qu'il n'en vienne à bout aisément. - Tout ce que vous dites est bien vrai, répondit Formosante; mais est-il possible que le plus grand des hommes, et peut-être même le plus aimable, soit le fils d'un berger?" La dame d'honneur, se mêlant de la conversation, dit que très souvent ce mot de berger était appliqué aux rois; qu'on les appelait bergers, parce qu'ils tondent de fort près leur troupeau; que c'était sans doute une mauvaise plaisanterie de son valet; que ce jeune héros n'était venu si mal accompagné que pour faire voir combien son seul mérite était au-dessus du faste des rois, et pour ne devoir Formosante qu'à lui-même. La princesse ne répondit qu'en donnant à son oiseau mille tendres baisers. On préparait cependant un grand festin pour les trois rois et pour tous les princes qui étaient venus à la fête. La fille et la nièce du roi devaient en faire les honneurs. On portait chez les rois des présents dignes de la magnificence de Babylone. Bélus, en attendant qu'on servÃt, assembla son conseil sur le mariage de la belle Formosante, et voici comme il parla en grand politique "Je suis vieux, je ne sais plus que faire, ni à qui donner ma fille. Celui qui la méritait n'est qu'un vil berger, le roi des Indes et celui d'Egypte sont des poltrons; le roi des Scythes me conviendrait assez, mais il n'a rempli aucune des conditions imposées. Je vais encore consulter l'oracle. En attendant, délibérez, et nous conclurons suivant ce que l'oracle aura dit car un roi ne doit se conduire que par l'ordre exprès des dieux immortels." Alors il va dans sa chapelle; l'oracle lui répond en peu de mots, suivant sa coutume "Ta fille ne sera mariée que quand elle aura couru le monde." Bélus, étonné, revient au conseil, et rapporte cette réponse. Tous les ministres avaient un profond respect pour les oracles; tous convenaient ou feignaient de convenir qu'ils étaient le fondement de la religion; que la raison doit se taire devant eux; que c'est par eux que les rois règnent sur les peuples, et les mages sur les rois; que sans les oracles il n'y aurait ni vertu ni repos sur la terre. Enfin, après avoir témoigné la plus profonde vénération pour eux, presque tous conclurent que celui-ci était impertinent, qu'il ne fallait pas lui obéir; que rien n'était plus indécent pour une fille, et surtout pour celle du grand roi de Babylone, que d'aller courir sans savoir où; que c'était le vrai moyen de n'être point mariée, ou de faire un mariage clandestin, honteux et ridicule; qu'en un mot cet oracle n'avait pas le sens commun. Le plus jeune des ministres, nommé Onadase, qui avait plus d'esprit qu'eux, dit que l'oracle entendait sans doute quelque pèlerinage de dévotion, et qu'il s'offrait à être le conducteur de la princesse. Le conseil revint à son avis, mais chacun voulut servir d'écuyer. Le roi décida que la princesse pourrait aller à trois cents parasanges sur le chemin de l'Arabie, à un temple dont le saint avait la réputation de procurer d'heureux mariages aux filles, et que ce serait le doyen du conseil qui l'accompagnerait. Après cette décision on alla souper. III Au milieu des jardins, entre deux cascades, s'élevait un salon ovale de trois cents pieds de diamètre, dont la voûte d'azur semée d'étoiles d'or représentait toutes les constellations avec les planètes, chacune à leur véritable place, et cette voûte tournait, ainsi que le ciel, par des machines aussi invisibles que le sont celles qui dirigent les mouvements célestes. Cent mille flambeaux enfermés dans des cylindres de cristal de roche éclairaient les dehors et l'intérieur de la salle à manger. Un buffet en gradins portait vingt mille vases ou plats d'or; et vis-à -vis le buffet d'autres gradins étaient remplis de musiciens. Deux autres amphithéâtres étaient chargés, l'un, des fruits de toutes les saisons; l'autre, d'amphores de cristal où brillaient tous les vins de la terre. Les convives prirent leurs places autour d'une table de compartiments qui figuraient des fleurs et des fruits, tous en pierres précieuses. La belle Formosante fut placée entre le roi des Indes et celui d'Egypte. La belle Aldée auprès du roi des Scythes. Il y avait une trentaine de princes, et chacun d'eux était à côté d'une des plus belles dames du palais. Le roi de Babylone au milieu, vis-à -vis de sa fille, paraissait partagé entre le chagrin de n'avoir pu la marier et le plaisir de la garder encore. Formosante lui demanda la permission de mettre son oiseau sur la table à côté d'elle. Le roi le trouva très bon. La musique, qui se fit entendre, donna une pleine liberté à chaque prince d'entretenir sa voisine. Le festin parut aussi agréable que magnifique. On avait servi devant Formosante un ragoût que le roi son père aimait beaucoup. La princesse dit qu'il fallait le porter devant Sa Majesté; aussitôt l'oiseau se saisit du plat avec une dextérité merveilleuse et va le présenter au roi. Jamais on ne fut plus étonné à souper. Bélus lui fit autant de caresses que sa fille. L'oiseau reprit ensuite son vol pour retourner auprès d'elle. Il déployait en volant une si belle queue, ses ailes étendues étalaient tant de brillantes couleurs, l'or de son plumage jetait un éclat si éblouissant, que tous les yeux ne regardaient que lui. Tous les concertants cessèrent leur musique et demeurèrent immobiles. Personne ne mangeait, personne ne parlait, on n'entendait qu'un murmure d'admiration. La princesse de Babylone le baisa pendant tout le souper, sans songer seulement s'il y avait des rois dans le monde. Ceux des Indes et d'Egypte sentirent redoubler leur dépit et leur indignation, et chacun d'eux se promit bien de hâter la marche de ses trois cent mille hommes pour se venger. Pour le roi des Scythes, il était occupé à entretenir la belle Aldée son coeur altier, méprisant sans dépit les inattentions de Formosante, avait conçu pour elle plus d'indifférence que de colère. "Elle est belle, disait-il, je l'avoue; mais elle me paraÃt de ces femmes qui ne sont occupées que de leur beauté, et qui pensent que le genre humain doit leur être bien obligé quand elles daignent se laisser voir en public. On n'adore point des idoles dans mon pays. J'aimerais mieux une laideron complaisante et attentive que cette belle statue. Vous avez, madame, autant de charmes qu'elle, et vous daignez au moins faire conversation avec les étrangers. Je vous avoue, avec la franchise d'un Scythe, que je vous donne la préférence sur votre cousine." Il se trompait pourtant sur le caractère de Formosante elle n'était pas si dédaigneuse qu'elle le paraissait; mais son compliment fut très bien reçu de la princesse Aldée. Leur entretien devint fort intéressant ils étaient très contents, et déjà sûrs l'un de l'autre avant qu'on sortÃt de table. Après le souper, on alla se promener dans les bosquets. Le roi des Scythes et Aldée ne manquèrent pas de chercher un cabinet solitaire. Aldée, qui était la franchise même, parla ainsi à ce prince "Je ne hais point ma cousine, quoiqu'elle soit plus belle que moi, et qu'elle soit destinée au trône de Babylone l'honneur de vous plaire me tient lieu d'attraits. Je préfère la Scythie avec vous à la couronne de Babylone sans vous; mais cette couronne m'appartient de droit, s'il y a des droits dans le monde car je suis de la branche aÃnée de Nembrod; et Formosante n'est que de la cadette. Son grand-père détrôna le mien, et le fit mourir. - Telle est donc la force du sang dans la maison de Babylone! dit le Scythe. Comment s'appelait votre grand-père? - Il se nommait Aldée, comme moi. Mon père avait le même nom il fut relégué au fond de l'empire avec ma mère; et Bélus, après leur mort, ne craignant rien de moi, voulut bien m'élever auprès de sa fille; mais il a décidé que je ne serais jamais mariée. - Je veux venger votre père, et votre grand-père, et vous, dit le roi des Scythes. Je vous réponds que vous serez mariée; je vous enlèverai après-demain de grand matin, car il faut dÃner demain avec le roi de Babylone, et je reviendrai soutenir vos droits avec une armée de trois cent mille hommes. - Je le veux bien", dit la belle Aldée; et, après s'être donné leur parole d'honneur, ils se séparèrent. Il y avait longtemps que l'incomparable Formosante s'était allée coucher. Elle avait fait placer à côté de son lit un petit oranger dans une caisse d'argent pour y faire reposer son oiseau. Ses rideaux étaient fermés; mais elle n'avait nulle envie de dormir. Son coeur et son imagination étaient trop éveillés. Le charmant inconnu était devant ses yeux; elle le voyait tirant une flèche avec l'arc de Nembrod; elle le contemplait coupant la tête du lion; elle récitait son madrigal; enfin elle le voyait s'échapper de la foule, monté sur sa licorne; alors elle éclatait en sanglots; elle s'écriait avec larmes "Je ne le reverrai donc plus; il ne reviendra pas. - Il reviendra, madame, lui répondit l'oiseau du haut de son oranger; peut-on vous avoir vue, et ne pas vous revoir? - O ciel! ô puissances éternelles! mon oiseau parle le pur chaldéen!" En disant ces mots, elle tire ses rideaux, lui tend les bras; se met à genoux sur son lit "Etes-vous un dieu descendu sur la terre? êtes-vous le grand Orosmade caché sous ce beau plumage? Si vous êtes un dieu, rendez-moi ce beau jeune homme. - Je ne suis qu'une volatile, répliqua l'autre; mais je naquis dans le temps que toutes les bêtes parlaient encore, et que les oiseaux, les serpents, les ânesses, les chevaux, et les griffons s'entretenaient familièrement avec les hommes. Je n'ai pas voulu parler devant le monde, de peur que vos dames d'honneur ne me prissent pour un sorcier je ne veux me découvrir qu'à vous." Formosante, interdite, égarée, enivrée de tant de merveilles, agitée de l'empressement de faire cent questions à la fois, lui demanda d'abord quel âge il avait. "Vingt-sept mille neuf cents ans et six mois, madame; je suis de l'âge de la petite révolution du ciel que vos mages appellent la précession des équinoxes et qui s'accomplit en près de vingt-huit mille de vos années. Il y a des révolutions infiniment plus longues aussi nous avons des êtres beaucoup plus vieux que moi. Il y a vingt-deux mille ans que j'appris le chaldéen dans un de mes voyages. J'ai toujours conservé beaucoup de goût pour la langue chaldéenne; mais les autres animaux mes confrères ont renoncé à parler dans vos climats. - Et pourquoi cela, mon divin oiseau? - Hélas! c'est parce que les hommes ont pris enfin l'habitude de nous manger, au lieu de converser et de s'instruire avec nous. Les barbares! ne devaient-ils pas être convaincus qu'ayant les mêmes organes qu'eux, les mêmes sentiments, les mêmes besoins, les mêmes désirs, nous avions ce qui s'appelle une âme tout comme eux; que nous étions leurs frères, et qu'il ne fallait cuire et manger que les méchants? Nous sommes tellement vos frères que le grand Etre, l'Etre éternel et formateur, ayant fait un pacte avec les hommes, nous comprit expressément dans le traité. Il vous défendit de vous nourrir de notre sang, et à nous, de sucer le vôtre. "Les fables de votre ancien Locman, traduites en tant de langues, seront un témoignage éternellement subsistant de l'heureux commerce que vous avez eu autrefois avec nous. Elles commencent toutes par ces mots Du temps que les bêtes parlaient. Il est vrai qu'il y a beaucoup de femmes parmi vous qui parlent toujours à leurs chiens; mais ils ont résolu de ne point répondre depuis qu'on les a forcés à coups de fouet d'aller à la chasse, et d'être les complices du meurtre de nos anciens amis communs, les cerfs, les daims, les lièvres et les perdrix. Vous avez encore d'anciens poèmes dans lesquels les chevaux parlent, et vos cochers leur adressent la parole tous les jours; mais c'est avec tant de grossièreté, et en prononçant des mots si infâmes, que les chevaux, qui vous aimaient tant autrefois, vous détestent aujourd'hui. Le pays où demeure votre charmant inconnu, le plus parfait des hommes, est demeuré le seul où votre espèce sache encore aimer la nôtre et lui parler; et c'est la seule contrée de la terre où les hommes soient justes. - Et où est-il ce pays de mon cher inconnu? quel est le nom de ce héros? comment se nomme son empire? car je ne croirai pas plus qu'il est un berger que je ne crois que vous êtes une chauve-souris. - Son pays, madame, est celui des Gangarides, peuple vertueux et invincible qui habite la rive orientale du Gange. Le nom de mon ami est Amazan. Il n'est pas roi, et je ne sais même s'il voudrait s'abaisser à l'être; il aime trop ses compatriotes il est berger comme eux. Mais n'allez pas vous imaginer que ces bergers ressemblent aux vôtres, qui, couverts à peine de lambeaux déchirés, gardent des moutons infiniment mieux habillés qu'eux; qui gémissent sous le fardeau de la pauvreté, et qui payent à un exacteur la moitié des gages chétifs qu'ils reçoivent de leurs maÃtres. Les bergers gangarides, nés tous égaux, sont les maÃtres des troupeaux innombrables qui couvrent leurs prés éternellement fleuris. On ne les tue jamais c'est un crime horrible vers le Gange de tuer et de manger son semblable. Leur laine, plus fine et plus brillante que la plus belle soie, est le plus grand commerce de l'Orient. D'ailleurs la terre des Gangarides produit tout ce qui peut flatter les désirs de l'homme. Ces gros diamants qu'Amazan a eu l'honneur de vous offrir sont d'une mine qui lui appartient. Cette licorne que vous l'avez vu monter est la monture ordinaire des Gangarides. C'est le plus bel animal, le plus fier, le plus terrible, et le plus doux qui orne la terre. Il suffirait de cent Gangarides et de cent licornes pour dissiper des armées innombrables. Il y a environ deux siècles qu'un roi des Indes fut assez fou pour vouloir conquérir cette nation il se présenta suivi de dix mille éléphants et d'un million de guerriers. Les licornes percèrent les éléphants; comme j'ai vu sur votre table des mauviettes enfilées dans des brochettes d'or. Les guerriers tombaient sous le sabre des Gangarides comme les moissons de riz sont coupées par les mains des peuples de l'Orient. On prit le roi prisonnier avec plus de six cent mille hommes. On le baigna dans les eaux salutaires du Gange; on le mit au régime du pays, qui consiste à ne se nourrir que de végétaux prodigués par la nature pour nourrir tout ce qui respire. Les hommes alimentés de carnage et abreuvés de liqueurs fortes ont tous un sang aigri et aduste qui les rend fous en cent manières différentes. Leur principale démence est la fureur de verser le sang de leurs frères, et de dévaster des plaines fertiles pour régner sur des cimetières. On employa six mois entiers à guérir le roi des Indes de sa maladie. Quand les médecins eurent enfin jugé qu'il avait le pouls plus tranquille et l'esprit plus rassis, ils en donnèrent le certificat au conseil des Gangarides. Ce conseil, ayant pris l'avis des licornes, renvoya humainement le roi des Indes, sa sotte cour et ses imbéciles guerriers dans leur pays. Cette leçon les rendit sages, et, depuis ce temps, les Indiens respectèrent les Gangarides, comme les ignorants qui voudraient s'instruire respectent parmi vous les philosophes chaldéens, qu'ils ne peuvent égaler. - A propos, mon cher oiseau, lui dit la princesse, y a-t-il une religion chez les Gangarides? - S'il y en a une? Madame, nous nous assemblons pour rendre grâces à Dieu, les jours de la pleine lune, les hommes dans un grand temple de cèdre, les femmes dans un autre, de peur des distractions; tous les oiseaux dans un bocage, les quadrupèdes sur une belle pelouse. Nous remercions Dieu de tous les biens qu'il nous a faits. Nous avons surtout des perroquets qui prêchent à merveille. "Telle est la patrie de mon cher Amazan; c'est là que je demeure; j'ai autant d'amitié pour lui qu'il vous a inspiré d'amour. Si vous m'en croyez, nous partirons ensemble, et vous irez lui rendre sa visite. - Vraiment, mon oiseau, vous faites là un joli métier, répondit en souriant la princesse, qui brûlait d'envie de faire le voyage, et qui n'osait le dire. - Je sers mon ami, dit l'oiseau; et, après le bonheur de vous aimer, le plus grand est celui de servir vos amours." Formosante ne savait plus où elle en était; elle se croyait transportée hors de la terre. Tout ce qu'elle avait vu dans cette journée, tout ce qu'elle voyait, tout ce qu'elle entendait, et surtout ce qu'elle sentait dans son coeur, la plongeait dans un ravissement qui passait de bien loin celui qu'éprouvent aujourd'hui les fortunés musulmans quand, dégagés de leurs liens terrestres, ils se voient dans le neuvième ciel entre les bras de leurs houris, environnés et pénétrés de la gloire et de la félicité célestes. IV Elle passa toute la nuit à parler d'Amazan. Elle ne l'appelait plus que son berger; et c'est depuis ce temps-là que les noms de berger et d'amant sont toujours employés l'un pour l'autre chez quelques nations. Tantôt elle demandait à l'oiseau si Amazan avait eu d'autres maÃtresses. Il répondait que non, et elle était au comble de la joie. Tantôt elle voulait savoir à quoi il passait sa vie; et elle apprenait avec transport qu'il l'employait à faire du bien, à cultiver les arts, à pénétrer les secrets de la nature, à perfectionner son être. Tantôt elle voulait savoir si l'âme de son oiseau était de la même nature que celle de son amant; pourquoi il avait vécu près de vingt-huit mille ans, tandis que son amant n'en avait que dix-huit ou dix-neuf. Elle faisait cent questions pareilles, auxquelles l'oiseau répondait avec une discrétion qui irritait sa curiosité. Enfin, le sommeil ferma leurs yeux, et livra Formosante à la douce illusion des songes envoyés par les dieux, qui surpassent quelquefois la réalité même, et que toute la philosophie des Chaldéens a bien de la peine à expliquer. Formosante ne s'éveilla que très tard. Il était petit jour chez elle quand le roi son père entra dans sa chambre. L'oiseau reçut Sa Majesté avec une politesse respectueuse, alla au-devant de lui, battit des ailes, allongea son cou, et se remit sur son oranger. Le roi s'assit sur le lit de sa fille, que ses rêves avaient encore embellie. Sa grande barbe s'approcha de ce beau visage, et après lui avoir donné deux baisers, il lui parla en ces mots "Ma chère fille, vous n'avez pu trouver hier un mari, comme je l'espérais; il vous en faut un pourtant le salut de mon empire l'exige. J'ai consulté l'oracle, qui, comme vous savez, ne ment jamais, et qui dirige toute ma conduite. Il m'a ordonné de vous faire courir le monde. Il faut que vous voyagiez. - Ah! chez les Gangarides sans doute", dit la princesse; et en prononçant ces mots, qui lui échappaient, elle sentit bien qu'elle disait une sottise. Le roi, qui ne savait pas un mot de géographie, lui demanda ce qu'elle entendait par des Gangarides. Elle trouva aisément une défaite. Le roi lui apprit qu'il fallait faire un pèlerinage; qu'il avait nommé les personnes de sa suite, le doyen des conseillers d'Etat, le grand aumônier, une dame d'honneur, un médecin, un apothicaire, et son oiseau, avec tous les domestiques convenables. Formosante, qui n'était jamais sortie du palais du roi son père, et qui jusqu'à la journée des trois rois et d'Amazan n'avait mené qu'une vie très insipide dans l'étiquette du faste et dans l'apparence des plaisirs, fut ravie d'avoir un pèlerinage à faire. "Qui sait, disait-elle tout bas à son coeur, si les dieux n'inspireront pas à mon cher Gangaride le même désir d'aller à la même chapelle, et si je n'aurai pas le bonheur de revoir le pèlerin?" Elle remercia tendrement son père, en lui disant qu'elle avait eu toujours une secrète dévotion pour le saint chez lequel on l'envoyait. Bélus donna un excellent dÃner à ses hôtes; il n'y avait que des hommes. C'étaient tous gens fort mal assortis rois, princes, ministres, pontifes, tous jaloux les uns des autres, tous pesant leurs paroles, tous embarrassés de leurs voisins et d'eux-mêmes. Le repas fut triste, quoiqu'on y bût beaucoup. Les princesses restèrent dans leurs appartements, occupées chacune de leur départ. Elles mangèrent à leur petit couvert. Formosante ensuite alla se promener dans les jardins avec son cher oiseau, qui, pour l'amuser, vola d'arbre en arbre en étalant sa superbe queue et son divin plumage. Le roi d'Egypte, qui était chaud de vin, pour ne pas dire ivre, demanda un arc et des flèches à un de ses pages. Ce prince était à la vérité l'archer le plus maladroit de son royaume. Quand il tirait au blanc, la place où l'on était le plus en sûreté était le but où il visait. Mais le bel oiseau, en volant aussi rapidement que la flèche, se présenta lui-même au coup, et tomba tout sanglant entre les bras de Formosante. L'Egyptien, en riant d'un sot rire, se retira dans son quartier. La princesse perça le ciel de ses cris, fondit en larmes, se meurtrit les joues et la poitrine. L'oiseau mourant lui dit tout bas "Brûlez-moi, et ne manquez pas de porter mes cendres vers l'Arabie Heureuse, à l'orient de l'ancienne ville d'Aden ou d'Eden, et de les exposer au soleil sur un petit bûcher de gérofle et de cannelle." Après avoir proféré ces paroles, il expira. Formosante resta longtemps évanouie et ne revit le jour que pour éclater en sanglots. Son père, partageant sa douleur et faisant des imprécations contre le roi d'Egypte, ne douta pas que cette aventure n'annonçât un avenir sinistre. Il alla vite consulter l'oracle de sa chapelle. L'oracle répondit "Mélange de tout; mort vivant, infidélité et constance, perte et gain, calamités et bonheur." Ni lui ni son conseil n'y purent rien comprendre; mais enfin il était satisfait d'avoir rempli ses devoirs de dévotion. Sa fille, éplorée, pendant qu'il consultait l'oracle, fit rendre à l'oiseau les honneurs funèbres qu'il avait ordonnés, et résolut de le porter en Arabie au péril de ses jours. Il fut brûlé dans du lin incombustible avec l'oranger sur lequel il avait couché; elle en recueillit la cendre dans un petit vase d'or tout entouré d'escarboucles et des diamants qu'on ôta de la gueule du lion. Que ne put-elle, au lieu d'accomplir ce devoir funeste, brûler tout en vie le détestable roi d'Egypte! C'était là tout son désir. Elle fit tuer, dans son dépit, les deux crocodiles, ses deux hippopotames, ses deux zèbres, ses deux rats, et fit jeter ses deux momies dans l'Euphrate; si elle avait tenu son boeuf Apis, elle ne l'aurait pas épargné. Le roi d'Egypte, outré de cet affront, partit sur-le-champ pour faire avancer ses trois cent mille hommes. Le roi des Indes, voyant partir son allié, s'en retourna le jour même, dans le ferme dessein de joindre ses trois cent mille Indiens à l'armée égyptienne. Le roi de Scythie délogea dans la nuit avec la princesse Aldée, bien résolu de venir combattre pour elle à la tête de trois cent mille Scythes, et de lui rendre l'héritage de Babylone, qui lui était dû, puisqu'elle descendait de la branche aÃnée. De son côté la belle Formosante se mit en route à trois heures du matin avec sa caravane de pèlerins, se flattant bien qu'elle pourrait aller en Arabie exécuter les dernières volontés de son oiseau, et que la justice des dieux immortels lui rendrait son cher Amazan sans qui elle ne pouvait plus vivre. Ainsi, à son réveil, le roi de Babylone ne trouva plus personne. "Comme les grandes fêtes se terminent, disait-il, et comme elles laissent un vide étonnant dans l'âme, quand le fracas est passé." Mais il fut transporté d'une colère vraiment royale lorsqu'il apprit qu'on avait enlevé la princesse Aldée. Il donna ordre qu'on éveillât tous ses ministres, et qu'on assemblât le conseil. En attendant qu'ils vinssent, il ne manqua pas de consulter son oracle; mais il ne put jamais en tirer que ces paroles si célèbres depuis dans tout l'univers Quand on ne marie pas les filles, elles se marient elles-mêmes. Aussitôt l'ordre fut donné de faire marcher trois cent mille hommes contre le roi des Scythes. Voilà donc la guerre la plus terrible allumée de tous les côtés; et elle fut produite par les plaisirs de la plus belle fête qu'on ait jamais donnée sur la terre. L'Asie allait être désolée par quatre armées de trois cent mille combattants chacune. On sent bien que la guerre de Troie, qui étonna le monde quelques siècles après, n'était qu'un jeu d'enfants en comparaison; mais aussi on doit considérer que dans la querelle des Troyens il ne s'agissait que d'une vieille femme fort libertine qui s'était fait enlever deux fois, au lieu qu'ici il s'agissait de deux filles et d'un oiseau. Le roi des Indes allait attendre son armée sur le grand et magnifique chemin qui conduisait alors en droiture de Babylone à Cachemire. Le roi des Scythes courait avec Aldée par la belle route qui menait au mont Immaüs. Tous ces chemins ont disparu dans la suite par le mauvais gouvernement. Le roi d'Egypte avait marché à l'occident, et côtoyait la petite mer Méditerranée, que les ignorants Hébreux ont depuis nommée la Grande Mer. A l'égard de la belle Formosante, elle suivait le chemin de Bassora, planté de hauts palmiers qui fournissaient un ombrage éternel et des fruits dans toutes les saisons. Le temple où elle allait en pèlerinage était dans Bassora même. Le saint à qui ce temple avait été dédié était à peu près dans le goût de celui qu'on adora depuis à Lampsaque. Non seulement il procurait des maris aux filles, mais il tenait lieu souvent de mari. C'était le saint le plus fêté de toute l'Asie. Formosante ne se souciait point du tout du saint de Bassora elle n'invoquait que son cher berger gangaride, son bel Amazan. Elle comptait s'embarquer à Bassora, et entrer dans l'Arabie Heureuse pour faire ce que l'oiseau mort avait ordonné. A la troisième couchée, à peine était-elle entrée dans une hôtellerie où se fourriers avaient tout préparé pour elle, qu'elle apprit que le roi d'Egypte y entrait aussi. Instruit de la marche de la princesse par ses espions, il avait sur-le-champ changé de route, suivi d'une nombreuse escorte. Il arrive; il fait placer des sentinelles à toutes les portes; il monte dans la chambre de la belle Formosante, et lui dit "Mademoiselle, c'est vous précisément que je cherchais; vous avez fait très peu de cas de moi lorsque j'étais à Babylone; il est juste de punir les dédaigneuses et les capricieuses vous aurez, s'il vous plaÃt, la bonté de souper avec moi ce soir; vous n'aurez point d'autre lit que le mien, et je me conduirai avec vous selon que j'en serai content." Formosante vit bien qu'elle n'était pas la plus forte; elle savait que le bon esprit consiste à se conformer à sa situation; elle prit le parti de se délivrer du roi d'Egypte par une innocente adresse elle le regarda du coin de l'oeil, ce qui plusieurs siècles après s'est appelé lorgner; et voici comme elle lui parla avec une modestie, une grâce, une douceur, un embarras, et une foule de charmes qui auraient rendu fou le plus sage des hommes, et aveuglé le plus clairvoyant "Je vous avoue, monsieur, que je baissai toujours les yeux devant vous quand vous fÃtes l'honneur au roi mon père de venir chez lui. Je craignais mon coeur, je craignais ma simplicité trop naïve je tremblais que mon père et vos rivaux ne s'aperçussent de la préférence que je vous donnais, et que vous méritez si bien. Je puis à présent me livrer à mes sentiments. Je jure par le boeuf Apis, qui est, après vous, tout ce que je respecte le plus au monde, que vos propositions m'ont enchantée. J'ai déjà soupé avec vous chez le roi mon père; j'y souperai encore bien ici sans qu'il soit de la partie; tout ce que je vous demande, c'est que votre grand aumônier boive avec nous; il m'a paru à Babylone un très bon convive; j'ai d'excellent vin de Chiras, je veux vous en faire goûter à tous deux A l'égard de votre seconde proposition, elle est très engageante; mais il ne convient pas à une fille bien née d'en parler qu'il vous suffise de savoir que je vous regarde comme le plus grand des rois et le plus aimable des hommes." Ce discours fit tourner la tête au roi d'Egypte; il voulut bien que l'aumônier fût en tiers. "J'ai encore une grâce à vous demander, lui dit la princesse; c'est de permettre que mon apothicaire vienne me parler les filles ont toujours de certaines petites incommodités qui demandent de certains soins, comme vapeurs de tête, battements de coeur, coliques, étouffements, auxquels il faut mettre un certain ordre dans de certaines circonstances; en un mot, j'ai un besoin pressant de mon apothicaire, et j'espère que vous ne me refuserez pas cette légère marque d'amour. - Mademoiselle, lui répondit le roi d'Egypte, quoiqu'un apothicaire ait des vues précisément opposées aux miennes, et que les objets de son art soient le contraire de ceux du mien, je sais trop bien vivre pour vous refuser une demande si juste je vais ordonner qu'il vienne vous parler en attendant le souper; je conçois que vous devez être un peu fatiguée du voyage; vous devez aussi avoir besoin d'une femme de chambre, vous pourrez faire venir celle qui vous agréera davantage; j'attendrai ensuite vos ordres et votre commodité." Il se retira; l'apothicaire et la femme de chambre nommée Irla arrivèrent. La princesse avait en elle une entière confiance; elle lui ordonna de faire apporter six bouteilles de vin de Chiras pour le souper, et d'en faire boire de pareil à tous les sentinelles qui tenaient ses officiers aux arrêts; puis elle recommanda à l'apothicaire de faire mettre dans toutes les bouteilles certaines drogues de sa pharmacie qui faisaient dormir les gens vingt-quatre heures, et dont il était toujours pourvu. Elle fut ponctuellement obéie. Le roi revint avec le grand aumônier au bout d'une demi-heure; le souper fut très gai; le roi et le prêtre vidèrent les six bouteilles, et avouèrent qu'il n'y avait pas de si bon vin en Egypte; la femme de chambre eut soin d'en faire boire aux domestiques qui avaient servi. Pour la princesse, elle eut grande attention de n'en point boire, disant que son médecin l'avait mise au régime. Tout fut bientôt endormi. L'aumônier du roi d'Egypte avait la plus belle barbe que pût porter un homme de sa sorte. Formosante la coupa très adroitement; puis, l'ayant fait coudre à un petit ruban, elle l'attacha à son menton. Elle s'affubla de la robe du prêtre et de toutes les marques de sa dignité, habilla sa femme de chambre en sacristain de la déesse Isis; enfin, s'étant munie de son urne et de ses pierreries, elle sortit de l'hôtellerie à travers les sentinelles, qui dormaient comme leur maÃtre. La suivante avait eu soin de faire tenir à la porte deux chevaux prêts. La princesse ne pouvait mener avec elle aucun des officiers de sa suite ils auraient été arrêtés par les grandes gardes. Formosante et Irla passèrent à travers des haies de soldats qui, prenant la princesse pour le grand prêtre, l'appelaient mon révérendissime père en Dieu, et lui demandaient sa bénédiction. Les deux fugitives arrivent en vingt-quatre heures à Bassora, avant que le roi fût éveillé. Elles quittèrent alors leur déguisements; qui eût pu donner des soupçons. Elles frétèrent au plus vite un vaisseau qui les porta, par le détroit d'Ormus, au beau rivage d'Eden, dans l'Arabie Heureuse. C'est cet Eden dont les jardins furent si renommés qu'on en fit depuis la demeure des justes; ils furent le modèle des Champs Elysées, des jardins des Hespérides, et de ceux des Ãles Fortunées car, dans ces climats chauds, les hommes n'imaginèrent point de plus grande béatitude que les ombrages et les murmures de eaux. Vivre éternellement dans les cieux avec l'Etre suprême, ou aller se promener dans le jardin, dans le paradis, fut la même chose pour les hommes, qui parlent toujours sans s'entendre, et qui n'ont pu guère avoir encore d'idées nettes ni d'expressions justes. Dès que la princesse se vit dans cette terre, son premier soin fut de rendre à son cher oiseau les honneurs funèbres qu'il avait exigés d'elle. Ses belles mains dressèrent un petit bûcher de gérofle et de cannelle. Quelle fut sa surprise lorsqu'ayant répandu les cendres de l'oiseau sur ce bûcher, elle le vit s'enflammer de lui-même! Tout fut bientôt consumé. Il ne parut, à la place des cendres, qu'un gros oeuf dont elle vit sortir son oiseau plus brillant qu'il ne l'avait jamais été. Ce fut le plus beau des moments que la princesse eût éprouvés dans toute sa vie; il n'y en avait qu'un qui pût lui être plus cher elle le désirait, mais elle ne l'espérait pas. "Je vois bien, dit-elle à l'oiseau, que vous êtes le phénix dont on m'avait tant parlé. Je suis prête à mourir d'étonnement et de joie. Je ne croyais point à la résurrection; mais mon bonheur m'en a convaincue. - La résurrection, madame, lui dit le phénix, est la chose du monde la plus simple. Il n'est pas plus surprenant de naÃtre deux fois qu'une. Tout est résurrection dans ce monde; les chenilles ressuscitent en papillons; un noyau mis en terre ressuscite en arbre; tous les animaux ensevelis dans la terre ressuscitent en herbes, en plantes, et nourrissent d'autres animaux dont ils font bientôt une partie de la substance toutes les particules qui composaient les corps sont changées en différents êtres. Il est vrai que je suis le seul à qui le puissant Orosmade ait fait la grâce de ressusciter dans sa propre nature." Formosante, qui, depuis le jour qu'elle vit Amazan et le phénix pour la première fois, avait passé toutes ses heures à s'étonner, lui dit "Je conçois bien que le grand Etre ait pu former de vos cendres un phénix à peu près semblable à vous; mais que vous soyez précisément la même personne, que vous ayez la même âme, j'avoue que je ne le comprends pas bien clairement. Qu'est devenue votre âme pendant que je vous portais dans ma poche après votre mort? - Eh! mon Dieu! madame, n'est-il pas aussi facile au grand Orosmade de continuer son action sur une petite étincelle de moi-même que de commencer cette action? Il m'avait accordé auparavant le sentiment, la mémoire et la pensée; il me les accorde encore; qu'il ait attaché cette faveur à un atome de feu élémentaire caché dans moi, ou à l'assemblage de mes organes, cela ne fait rien au fond les phénix et les homme ignoreront toujours comment la chose se passe; mais la plus grande grâce que l'Etre suprême m'ait accordée est de me faire renaÃtre pour vous. Que ne puis-je passer les vingt-huit mille ans que j'ai encore à vivre jusqu'à ma prochaine résurrection entre vous et mon cher Amazan! - Mon phénix, lui repartit la princesse, songez que les premières paroles que vous me dÃtes à Babylone, et que je n'oublierai jamais, me flattèrent de l'espérance de revoir ce cher berger que j'idolâtre il faut absolument que nous allions ensemble chez les Gangarides, et que je le ramène à Babylone. - C'est bien mon dessein, dit le phénix; il n'y a pas un moment à perdre. Il faut aller trouver Amazan par le plus court chemin, c'est-à -dire par les airs. Il y a dans l'Arabie Heureuse deux griffons, mes amis intimes, qui ne demeurent qu'à cent cinquante milles d'ici je vais leur écrire par la poste aux pigeons; ils viendront avant la nuit. Nous aurons tout le temps de vous faire travailler un petit canapé commode avec des tiroirs où l'on mettra vos provisions de bouche. Vous serez très à votre aise dans cette voiture avec votre demoiselle. Les deux griffons sont les plus vigoureux de leur espèce; chacun d'eux tiendra un des bras du canapé entre ses griffes. Mais, encore une fois, les moments sont chers." Il alla sur-le champ avec Formosante commander le canapé à un tapissier de sa connaissance. Il fut achevé en quatre heures. On mit dans le tiroirs des petits pains à la reine, des biscuits meilleurs que ceux de Babylone, des poncires, des ananas, des cocos, des pistaches, et du vin d'Eden, qui l'emporte sur le vin de Chiras autant que celui de Chiras est au-dessus de celui de Suresne. Le canapé était aussi léger que commode et solide. Les deux griffons arrivèrent dans Eden à point nommé. Formosante et Irla se placèrent dans la voiture. Les deux griffons l'enlevèrent comme une plume. Le phénix tantôt volait auprès, tantôt se perchait sur le dossier. Les deux griffons cinglèrent vers le Gange avec la rapidité d'une flèche qui fend les airs. On ne se reposait que la nuit pendant quelques moments pour manger, et pour faire boire un coup aux deux voituriers. On arriva enfin chez les Gangarides. Le coeur de la princesse palpitait d'espérance, d'amour et de joie. Le phénix fit arrêter la voiture devant la maison d'Amazan il demande à lui parler; mais il y avait trois heures qu'il en était parti, sans qu'on sût où il était allé. Il n'y a point de termes dans la langue même des Gangarides qui puissent exprimer le désespoir dont Formosante fut accablée. "Hélas! voilà ce que j'avais craint, dit le phénix; les trois heures que vous avez passées dans votre hôtellerie sur le chemin de Bassora avec ce malheureux roi d'Egypte vous ont enlevé peut-être pour jamais le bonheur de votre vie; j'ai bien peur que nous n'ayons perdu Amazan sans retour." Alors il demanda aux domestiques si on pouvait saluer madame sa mère. Ils répondirent que son mari était mort l'avant-veille et qu'elle ne voyait personne. Le phénix, qui avait crédit dans la maison, ne laissa pas de faire entrer la princesse de Babylone dans un salon dont les murs étaient revêtus de bois d'oranger à filets d'ivoire; les sous-bergers et les sous-bergères, en longues robes blanches ceintes de garnitures aurore, lui servirent dans cent corbeilles de simple porcelaine cent mets délicieux, parmi lesquels on ne voyait aucun cadavre déguisé c'était du riz, du sago, de la semoule, du vermicelle, des macaronis, de omelettes, des oeufs au lait, des fromages à la crème, des pâtisseries de toute espèce, des légumes, des fruits d'un parfum et d'un goût dont on n'a point d'idée dans les autres climats; c'était une profusion de liqueurs rafraÃchissantes, supérieures aux meilleurs vins. Pendant que la princesse mangeait, couchée sur un lit de roses, quatre pavons, ou paons, ou pans, heureusement muets, l'éventaient de leurs brillantes ailes; deux cents oiseaux, cent bergers et cent bergères lui donnèrent un concert à deux choeurs; les rossignols, les serins, les fauvettes, les pinsons, chantaient le dessus avec les bergères; les bergers faisaient la haute contre et la basse c'était en tout la belle et simple nature. La princesse avoua que, s'il y avait plus de magnificence à Babylone, la nature était mille fois plus agréable chez les Gangarides; mais, pendant qu'on lui donnait cette musique si consolante et si voluptueuse, elle versait des larmes; elle disait à la jeune Irla sa compagne "Ces bergers et ces bergères; ces rossignols et ces serins font l'amour, et moi, je suis privée du héros gangaride, digne objet de mes très tendres et très impatients désirs." Pendant qu'elle faisait ainsi collation, qu'elle admirait et qu'elle pleurait, le phénix disait à la mère d'Amazan "Madame, vous ne pouvez vous dispenser de voir la princesse de Babylone; vous savez... - Je sais tout, dit-elle, jusqu'à son aventure dans l'hôtellerie sur le chemin de Bassora; un merle m'a tout conté ce matin; et ce cruel merle est cause que mon fils, au désespoir, est devenu fou, et a quitté la maison paternelle. - Vous ne savez donc pas, reprit le phénix, que la princesse m'a ressuscité? - Non, mon cher enfant; je savais par le merle que vous étiez mort, et j'en étais inconsolable. J'étais si affligée de cette perte, de la mort de mon mari, et du départ précipité de mon fils, que j'avais fait défendre ma porte. Mais puisque la princesse de Babylone me fait l'honneur de me venir voir, faites-la entrer au plus vite; j'ai des choses de la dernière conséquence à lui dire, et je veux que vous y soyez présent." Elle alla aussitôt dans un autre salon au-devant de la princesse. Elle ne marchait pas facilement c'était une dame d'environ trois cents années; mais elle avait encore de beaux restes, et on voyait bien que vers les deux cent trente à quarante ans elle avait été charmante. Elle reçut Formosante avec une noblesse respectueuse, mêlée d'un air d'intérêt et de douleur qui fit sur la princesse une vive impression. Formosante lui fit d'abord ses tristes compliments sur la mort de son mari. "Hélas! dit la veuve, vous devez vous intéresser à sa perte plus que vous ne pensez. - J'en suis touchée sans doute, dit Formosante; il était le père de..." A ces mots elle pleura. "Je n'étais venue que pour lui et à travers bien des dangers. J'ai quitté pour lui mon père et la plus brillante cour de l'univers; j'ai été enlevée par un roi d'Egypte que je déteste. Echappée à ce ravisseur, j'ai traversé les airs pour venir voir ce que j'aime; j'arrive, et il me fuit!" Les pleurs et les sanglots l'empêchèrent d'en dire davantage. La mère lui dit alors "Madame, lorsque le roi d'Egypte vous ravissait, lorsque vous soupiez avec lui dans un cabaret sur le chemin de Bassora, lorsque vos belles mains lui versaient du vin de Chiras, vous souvenez-vous d'avoir vu un merle qui voltigeait dans la chambre? - Vraiment oui, vous m'en rappelez la mémoire; je n'y avais pas fait d'attention; mais, en recueillant mes idées, je me souviens très bien qu'au moment que le roi d'Egypte se leva de table pour me donner un baiser, le merle s'envola par la fenêtre en jetant un grand cri, et ne reparut plus. - Hélas! madame, reprit la mère d'Amazan, voilà ce qui fait précisément le sujet de nos malheurs; mon fils avait envoyé ce merle s'informer de l'état de votre santé et de tout ce qui se passait à Babylone; il comptait revenir bientôt se mettre à vos pieds et vous consacrer sa vie. Vous ne savez pas à quel excès il vous adore. Tous les Gangarides sont amoureux et fidèles; mais mon fils est le plus passionné et le plus constant de tous. Le merle vous rencontra dans un cabaret; vous buviez très gaiement avec le roi d'Egypte et un vilain prêtre; il vous vit enfin donner un tendre baiser à ce monarque, qui avait tué le phénix, et pour qui mon fils conserve une horreur invincible. Le merle à cette vue fut saisi d'une juste indignation; il s'envola en maudissant vos funestes amours; il est revenu aujourd'hui, il a tout conté; mais dans quels moments, juste ciel! dans le temps où mon fils pleurait avec moi la mort de son père et celle du phénix; dans le temps qu'il apprenait de moi qu'il est votre cousin issu de germain! - O ciel! mon cousin! madame, est-il possible? par quelle aventure? comment? quoi! je serais heureuse à ce point! et je serais en même temps assez infortunée pour l'avoir offensé! - Mon fils est votre cousin, vous dis-je, reprit la mère, et je vais bientôt vous en donner la preuve; mais en devenant ma parente vous m'arrachez mon fils; il ne pourra survivre à la douleur que lui a causée votre baiser donné au roi d'Egypte. - Ah! ma tante, s'écria la belle Formosante, je jure par lui et par le puissant Orosmade que ce baiser funeste, loin d'être criminel, était la plus forte preuve d'amour que je pusse donner à votre fils. Je désobéissais à mon père pour lui. J'allais pour lui de l'Euphrate au Gange. Tombée entre les mains de l'indigne pharaon d'Egypte, je ne pouvais lui échapper qu'en le trompant. J'en atteste les cendres et l'âme du phénix, qui étaient alors dans ma poche; il peut me rendre justice; mais comment votre fils, né sur les bords du Gange, peut-il être mon cousin, moi dont la famille règne sur les bords de l'Euphrate depuis tant de siècles? - Vous savez, lui dit la vénérable Gangaride, que votre grand-oncle Aldée était roi de Babylone, et qu'il fut détrôné par le père de Bélus. - Oui madame. - Vous savez que son fils Aldée avait eu de son mariage la princesse Aldée, élevée dans votre cour. C'est ce prince, qui, étant persécuté par votre père, vint se réfugier dans notre heureuse contrée, sous un autre nom; c'est lui qui m'épousa; j'en ai eu le jeune prince Aldée-Amazan, le plus beau, le plus fort, le plus courageux, le plus vertueux des mortels, et aujourd'hui le plus fou. Il alla aux fêtes de Babylone sur la réputation de votre beauté depuis ce temps-là il vous idolâtre, et peut-être je ne reverrai jamais mon cher fils." Alors elle fit déployer devant la princesse tous les titres de la maison des Aldées; à peine Formosante daigna les regarder. "Ah! madame, s'écria-t-elle, examine-t-on ce qu'on désire? Mon coeur vous en croit assez. Mais où est Aldée-Amazan? où est mon parent, mon amant, mon roi? où est ma vie? quel chemin a-t-il pris? J'irais le chercher dans tous les globes que l'Eternel a formés, et dont il est le plus bel ornement. J'irais dans l'étoile Canope, dans Sheat, dans Aldébaran; j'irais le convaincre de mon amour et de mon innocence." Le phénix justifia la princesse du crime que lui imputait le merle d'avoir donné par amour un baiser au roi d'Egypte; mais il fallait détromper Amazan et le ramener. Il envoie des oiseaux sur tous les chemins; il met en campagne les licornes on lui rapporte enfin qu'Amazan a pris la route de la Chine. "Eh bien! allons à la Chine, s'écria la princesse; le voyage n'est pas long; j'espère bien vous ramener votre fils dans quinze jours au plus tard." A ces mots, que de larmes de tendresse versèrent la mère gangaride et la princesse de Babylone! que d'embrassements! que d'effusion de coeur! Le phénix commanda sur-le-champ un carrosse à six licornes. La mère fournit deux cents cavaliers, et fit présent à la princesse, sa nièce, de quelques milliers des plus beaux diamants du pays. Le phénix, affligé du mal que l'indiscrétion du merle avait causé, fit ordonner à tous les merles de vider le pays; et c'est depuis ce temps qu'il ne s'en trouve plus sur les bords du Gange. V Les licornes, en moins de huit jours, amenèrent Formosante, Irla et le phénix à Cambalu, capitale de la Chine. C'était une ville plus grande que Babylone, et d'une espèce de magnificence toute différente. Ces nouveaux objets, ces moeurs nouvelles, auraient amusé Formosante si elle avait pu être occupée d'autre chose que d'Amazan. Dès que l'empereur de la Chine eut appris que la Princesse de Babylone était à une porte de la ville, il lui dépêcha quatre mille mandarins en robes de cérémonie; tous se prosternèrent devant elle, et lui présentèrent chacun un compliment écrit en lettres d'or sur une feuille de soie pourpre. Formosante leur dit que si elle avait quatre mille langues, elle ne manquerait pas de répondre sur-le-champ à chaque mandarin; mais que, n'en ayant qu'une, elle le priait de trouver bon qu'elle s'en servÃt pour les remercier tous en général. Ils la conduisirent respectueusement chez l'empereur. C'était le monarque de la terre le plus juste, le plus poli, et le plus sage. Ce fut lui qui, le premier, laboura un petit champ de ses mains impériales, pour rendre l'agriculture respectable à son peuple. Il établit, le premier, des prix pour la vertu. Les lois, partout ailleurs, étaient honteusement bornées à punir les crimes. Cet empereur venait de chasser de ses Etats une troupe de bonzes étrangers qui étaient venus du fond de l'Occident, dans l'espoir insensé de forcer toute la Chine à penser comme eux, et qui, sous prétexte d'annoncer des vérités, avaient acquis déjà des richesses et des honneurs. Il leur avait dit, en les chassant, ces propres paroles enregistrées dans les annales de l'empire "Vous pourriez faire ici autant de mal que vous en avez fait ailleurs vous êtes venus prêcher des dogmes d'intolérance chez la nation la plus tolérante de la terre. Je vous renvoie pour n'être jamais forcé de vous punir. Vous serez reconduits honorablement sur mes frontières; on vous fournira tout pour retourner aux bornes de l'hémisphère dont vous êtes partis. Allez en paix si vous pouvez être en paix, et ne revenez plus." La princesse de Babylone apprit avec joie ce jugement et ce discours; elle en était plus sûre d'être bien reçue à la cour, puisqu'elle était très éloignée d'avoir des dogmes intolérants. L'empereur de la Chine, en dÃnant avec elle tête à tête, eut la politesse de bannir l'embarras de toute étiquette gênante; elle lui présenta le phénix, qui fut très caressé de l'empereur, et qui se percha sur son fauteuil. Formosante, sur la fin du repas, lui confia ingénument le sujet de son voyage, et le pria de faire chercher dans Cambalu le bel Amazan, dont elle lui conta l'aventure, sans lui rien cacher de la fatale passion dont son coeur était enflammé pour ce jeune héros. "A qui en parlez-vous? lui dit l'empereur de la Chine; il m'a fait le plaisir de venir dans ma cour; il m'a enchanté; cet aimable Amazan il est vrai qu'il est profondément affligé; mais ses grâces n'en sont que plus touchantes; aucun de mes favoris n'a plus d'esprit que lui; nul mandarin de robe n'a de plus vastes connaissances; nul mandarin d'épée n'a l'air plus martial et plus héroïque; son extrême jeunesse donne un nouveau prix à tous ses talents; si j'étais assez malheureux, assez abandonné du Tien et du Changti pour vouloir être conquérant, je prierais Amazan de se mettre à la tête de mes armées, et je serais sûr de triompher de l'univers entier. C'est bien dommage que son chagrin lui dérange quelquefois l'esprit. - Ah! monsieur, lui dit Formosante avec un air enflammé et un ton de douleur, de saisissement et de reproche, pourquoi ne m'avez-vous pas fait dÃner avec lui? Vous me faites mourir; envoyez-le prier tout à l'heure. - Madame il est parti ce matin, et il n'a point dit dans quelle contrée il portait ses pas." Formosante se tourna vers le phénix "Eh bien; dit-elle, phénix, avez-vous jamais vu une fille plus malheureuse que moi? Mais, monsieur, continua-t-elle, comment, pourquoi a-t-il pu quitter si brusquement une cour aussi polie que la vôtre, dans laquelle il me semble qu'on voudrait passer sa vie? - Voici, madame, ce qui est arrivé. Une princesse du sang, des plus aimables, s'est éprise de passion pour lui, et lui a donné un rendez-vous chez elle à midi; il est parti au point du jour, et il a laissé ce billet, qui a coûté bien des larmes à ma parente. "Belle princesse du sang de la Chine, vous méritez un coeur qui n'ait jamais été qu'à vous; j'ai juré aux dieux immortels de n'aimer jamais que Formosante, princesse de Babylone, et de lui apprendre comment on peut dompter ses désirs dans ses voyages; elle a eu le malheur de succomber avec un indigne roi d'Egypte je suis le plus malheureux des hommes; j'ai perdu mon père et le phénix, et l'espérance d'être aimé de Formosante; j'ai quitté ma mère affligée, ma patrie, ne pouvant vivre un moment dans les lieux où j'ai appris que Formosante en aimait un autre que moi; j'ai juré de parcourir la terre et d'être fidèle. Vous me mépriseriez, et les dieux me puniraient, si je violais mon serment; prenez un amant, madame, et soyez aussi fidèle que moi." - Ah! laissez-moi cette étonnante lettre, dit la belle Formosante, elle fera ma consolation; je suis heureuse dans mon infortune. Amazan m'aime; Amazan renonce pour moi à la possession des princesses de la Chine; il n'y a que lui sur la terre capable de remporter une telle victoire; il me donne un grand exemple; le phénix sait que je n'en avais pas besoin; il est bien cruel d'être privée de son amant pour le plus innocent des baisers donné par pure fidélité. Mais enfin où est-il allé? quel chemin a-t-il pris? daignez me l'enseigner, et je pars." L'empereur de la Chine lui répondit qu'il croyait, sur les rapports qu'on lui avait faits, que son amant avait suivi une route qui menait en Scythie. Aussitôt les licornes furent attelées, et la princesse, après les plus tendres compliments, prit congé de l'empereur avec le phénix, sa femme de chambre Irla et toute sa suite. Dès qu'elle fut en Scythie, elle vit plus que jamais combien les hommes et les gouvernements diffèrent, et différeront toujours jusqu'au temps où quelque peuple plus éclairé que les autres communiquera la lumière de proche en proche après mille siècles de ténèbres, et qu'il se trouvera dans des climats barbares des âmes héroïques qui auront la force et la persévérance de changer les brutes en hommes. Point de villes en Scythie, par conséquent point d'arts agréables. On ne voyait que de vastes prairies et des nations entières sous des tentes et sur des chars. Cet aspect imprimait la terreur. Formosante demanda dans quelle tente ou dans quelle charrette logeait le roi. On lui dit que depuis huit jours il s'était mis en marche à la tête de trois cent mille hommes de cavalerie pour aller à la rencontre du roi de Babylone, dont il avait enlevé la nièce, la belle princesse Aldée. "Il a enlevé ma cousine! s'écria Formosante; je ne m'attendais pas à cette nouvelle aventure. Quoi! ma cousine, qui était trop heureuse de me faire la cour, est devenue reine, et je ne suis pas encore mariée!" Elle se fit conduire incontinent aux tentes de la reine. Leur réunion inespérée dans ces climats lointains, les choses singulières qu'elles avaient mutuellement à s'apprendre, mirent dans leur entrevue un charme qui leur fit oublier qu'elles ne s'étaient jamais aimées; elles se revirent avec transport; une douce illusion se mit à la place de la vraie tendresse; elles s'embrassèrent en pleurant, et il y eut même entre elles de la cordialité et de la franchise, attendu que l'entrevue ne se faisait pas dans un palais. Aldée reconnut le phénix et la confidente Irla; elle donna des fourrures de zibeline à sa cousine, qui lui donna des diamants. On parla de la guerre que les deux rois entreprenaient; on déplora la condition des hommes que des monarques envoient par fantaisie s'égorger pour des différends que deux honnêtes gens pourraient concilier en une heure; mais surtout on s'entretint du bel étranger vainqueur des lions, donneur des plus gros diamants de l'univers, faiseur de madrigaux, possesseur du phénix, devenu le plus malheureux des hommes sur le rapport d'un merle. "C'est mon cher frère, disait Aldée. - C'est mon amant! s'écriait Formosante; vous l'avez vu sans doute, il est peut-être encore ici; car, ma cousine, il sait qu'il est votre frère; il ne vous aura pas quittée brusquement comme il a quitté le roi de la Chine. - Si je l'ai vu, grands dieux! reprit Aldée; il a passé quatre jours entiers avec moi. Ah! ma cousine, que mon frère est à plaindre! Un faux rapport l'a rendu absolument fou; il court le monde sans savoir où il va. Figurez-vous qu'il a poussé la démence jusqu'à refuser les faveurs de la plus belle Scythe de toute la Scythie. Il partit hier après lui avoir écrit une lettre dont elle a été désespérée. Pour lui, il est allé chez les Cimmériens. - Dieu soit loué! s'écria Formosante; encore un refus en ma faveur! mon bonheur a passé mon espoir, comme mon malheur a surpassé toutes mes craintes. Faites-moi donner cette lettre charmante, que je parte, que je le suive, les mains pleines de ses sacrifices. Adieu, ma cousine; Amazan est chez les Cimmériens, j'y vole." Aldée trouva que la princesse sa cousine était encore plus folle que son frère Amazan. Mais comme elle avait senti elle-même les atteintes de cette épidémie, comme elle avait quitté les délices et la magnificence de Babylone pour le roi des Scythes, comme les femmes s'intéressent toujours aux folies dont l'amour est cause, elle s'attendrit véritablement pour Formosante, lui souhaita un heureux voyage, et lui promit de servir sa passion si jamais elle était assez heureuse pour revoir son frère. VI Bientôt la princesse de Babylone et le phénix arrivèrent dans l'empire des Cimmériens, bien moins peuplé, à la vérité, que la Chine, mais deux fois plus étendu; autrefois semblable à la Scythie, et devenu depuis quelque temps aussi florissant que les royaumes qui se vantaient d'instruire les autres Etats. Après quelques jours de marche on entra dans une très grande ville que l'impératrice régnante faisait embellir; mais elle n'y était pas elle voyageait alors des frontières de l'Europe à celles de l'Asie pour connaÃtre ses Etats par ses yeux, pour juger des maux et porter les remèdes, pour accroÃtre les avantages, pour semer l'instruction. Un des principaux officiers de cette ancienne capitale, instruit de l'arrivée de la Babylonienne et du phénix, s'empressa de rendre ses hommages à la princesse, et de lui faire les honneurs du pays, bien sûr que sa maÃtresse, qui était la plus polie et la plus magnifique des reines, lui saurait gré d'avoir reçu une si grande dame avec les mêmes égards qu'elle aurait prodigués elle-même. On logea Formosante au palais, dont on écarta une foule importune de peuple; on lui donna des fêtes ingénieuses. Le seigneur cimmérien, qui était un grand naturaliste, s'entretint beaucoup avec le phénix dans les temps où la princesse était retirée dans son appartement. Le phénix lui avoua qu'il avait autrefois voyagé chez les Cimmériens, et qu'il ne reconnaissait plus le pays. "Comment de si prodigieux changements, disait-il, ont-ils pu être opérés dans un temps si court? Il n'y a pas trois cents ans que je vis ici la nature sauvage dans toute son horreur; j'y trouve aujourd'hui les arts, la splendeur, la gloire et la politesse. - Un seul homme a commencé ce grand ouvrage, répondit le Cimmérien; une femme l'a perfectionné; une femme a été meilleure législatrice que l'Isis des Egyptiens et la Cérès des Grecs. La plupart des législateurs ont eu un génie étroit et despotique qui a resserré leurs vues dans le pays qu'ils ont gouverné; chacun a regardé son peuple comme étant seul sur la terre, ou comme devant être l'ennemi du reste de la terre. Ils ont formé des institutions pour ce seul peuple, introduit des usages pour lui seul, établi une religion pour lui seul. C'est ainsi que les Egyptiens, si fameux par des monceaux de pierres, se sont abrutis et déshonorés par leurs superstitions barbares. Ils croient les autres nations profanes, ils ne communiquent point avec elles; et, excepté la cour, qui s'élève quelquefois au-dessus des préjugés vulgaires, il n'y a pas un Egyptien qui voulût manger dans un plat dont un étranger se serait servi. Leurs prêtres sont cruels et absurdes. Il vaudrait mieux n'avoir point de lois, et n'écouter que la nature, qui a gravé dans nos coeurs les caractères du juste et de l'injuste, que de soumettre la société à des lois si insociables. "Notre impératrice embrasse des projets entièrement opposés elle considère son vaste Etat, sur lequel tous les méridiens viennent se joindre, comme devant correspondre à tous les peuples qui habitent sous ces différents méridiens. La première de ses lois a été la tolérance de toutes les religions, et la compassion pour toutes les erreurs. Son puissant génie a connu que si les cultes sont différents, la morale est partout la même par ce principe elle a lié sa nation à toutes les nations du monde, et les Cimmériens vont regarder le Scandinavien et le Chinois comme leurs frères. Elle a fait plus elle a voulu que cette précieuse tolérance, le premier lien des hommes, s'établÃt chez ses voisins; ainsi elle a mérité le titre de mère de la patrie, et elle aura celui de bienfaitrice du genre humain, si elle persévère. "Avant elle, des hommes malheureusement puissants envoyaient des troupes de meurtriers ravir à des peuplades inconnues et arroser de leur sang les héritages de leurs pères on appelait ces assassins des héros; leur brigandage était de la gloire. Notre souveraine a une autre gloire elle a fait marcher des armées pour apporter la paix, pour empêcher les hommes de se nuire, pour les forcer à se supporter les uns les autres; et ses étendards ont été ceux de la concorde publique." Le phénix, enchanté de tout ce que lui apprenait ce seigneur, lui dit "Monsieur, il y a vingt-sept mille neuf cents années et sept mois que je suis au monde; je n'ai encore rien vu de comparable à ce que vous me faites entendre." Il lui demanda des nouvelles de son ami Amazan; le Cimmérien lui conta les mêmes choses qu'on avait dites à la princesse chez les Chinois et chez les Scythes. Amazan s'enfuyait de toutes les cours qu'il visitait sitôt qu'une dame lui avait donné un rendez-vous auquel il craignait de succomber. Le phénix instruisit bientôt Formosante de cette nouvelle marque de fidélité qu'Amazan lui donnait, fidélité d'autant plus étonnante qu'il ne pouvait pas soupçonner que sa princesse en fût jamais informée. Il était parti pour la Scandinavie. Ce fut dans ces climats que des spectacles nouveaux frappèrent encore ses yeux. Ici la royauté et la liberté subsistaient ensemble par un accord qui paraÃt impossible dans d'autres Etats les agriculteurs avaient part à la législation, aussi bien que les grands du royaume; et un jeune prince donnait les plus grandes espérances d'être digne de commander à une nation libre. Là c'était quelque chose de plus étrange le seul roi qui fût despotique de droit sur la terre par un contrat formel avec son peuple était en même temps le plus jeune et le plus juste des rois. Chez les Sarmates, Amazan vit un philosophe sur le trône on pouvait l'appeler le roi de l'anarchie, car il était le chef de cent mille petits rois dont un seul pouvait d'un mot anéantir les résolutions de tous les autres. Eole n'avait pas plus de peine à contenir tous les vents qui se combattent sans cesse, que ce monarque n'en avait à concilier les esprits c'était un pilote environné d'un éternel orage; et cependant le vaisseau ne se brisait pas, car le prince était un excellent pilote. En parcourant tous ces pays si différents de sa patrie, Amazan refusait constamment toutes les bonnes fortunes qui se présentaient à lui, toujours désespéré du baiser que Formosante avait donné au roi d'Egypte, toujours affermi dans son inconcevable résolution de donner à Formosante l'exemple d'une fidélité unique et inébranlable. La princesse de Babylone avec le phénix le suivait partout à la piste; et ne le manquait jamais que d'un jour ou deux, sans que l'un se lassât de courir, et sans que l'autre perdÃt un moment à le suivre. Ils traversèrent ainsi toute la Germanie; ils admirèrent les progrès que la raison et la philosophie faisaient dans le Nord tous les princes y étaient instruits, tous autorisaient la liberté de penser; leur éducation n'avait point été confiée à des hommes qui eussent intérêt de les tromper, ou qui fussent trompés eux-mêmes on les avait élevés dans la connaissance de la morale universelle, et dans le mépris des superstitions; on avait banni dans tous ces Etats un usage insensé, qui énervait et dépeuplait plusieurs pays méridionaux cette coutume était d'enterrer tout vivants, dans de vastes cachots, un nombre infini des deux sexes éternellement séparés l'un de l'autre, et de leur faire jurer de n'avoir jamais de communication ensemble. Cet excès de démence, accrédité pendant des siècles, avait dévasté la terre autant que les guerres les plus cruelles. Les princes du Nord avaient à la fin compris que, si on voulait avoir des haras, il ne fallait pas séparer les plus forts chevaux des cavales. Ils avaient détruit aussi des erreurs non moins bizarres et non moins pernicieuses. Enfin les hommes osaient être raisonnables dans ces vastes pays, tandis qu'ailleurs on croyait encore qu'on ne peut les gouverner qu'autant qu'ils sont imbéciles. VII Amazan arriva chez les Bataves; son coeur éprouva une douce satisfaction dans son chagrin d'y retrouver quelque faible image du pays des heureux Gangarides; la liberté, l'égalité, la propreté, l'abondance, la tolérance; mais les dames du pays étaient si froides qu'aucune ne lui fit d'avances comme on lui en avait fait partout ailleurs; il n'eut pas la peine de résister. S'il avait voulu attaquer ces dames, il les aurait toutes subjuguées l'une après l'autre, sans être aimé d'aucune; mais il était bien éloigné de songer à faire des conquêtes. Formosante fut sur le point de l'attraper chez cette nation insipide il ne s'en fallut que d'un moment. Amazan avait entendu parler chez les Bataves avec tant d'éloges d'une certaine Ãle, nommée Albion, qu'il s'était déterminé à s'embarquer, lui et ses licornes, sur un vaisseau qui, par un vent d'orient favorable, l'avait porté en quatre heures au rivage de cette terre plus célèbre que Tyr et que l'Ãle Atlantide. La belle Formosante, qui l'avait suivi au bord de la Duina, de la Vistule, de l'Elbe, du Véser, arrive enfin aux bouches du Rhin, qui portait alors ses eaux rapides dans la mer Germanique. Elle apprend que son cher amant a vogué aux côtes d'Albion; elle croit voir son vaisseau; elle pousse des cris de joie dont toutes les dames bataves furent surprises, n'imaginant pas qu'un jeune homme pût causer tant de joie. Et à l'égard du phénix, elles n'en firent pas grand cas, parce qu'elles jugèrent que ses plumes ne pourraient probablement se vendre aussi bien que celles des canards et des oisons de leurs marais. La princesse de Babylone loua ou nolisa deux vaisseaux pour la transporter avec tout son monde dans cette bienheureuse Ãle qui allait posséder l'unique objet de tous ses désirs, l'âme de sa vie, le dieu de son coeur. Un vent funeste d'occident s'éleva tout à coup dans le moment même où le fidèle et malheureux Amazan mettait pied à terre en Albion; les vaisseaux de la princesse de Babylone ne purent démarrer. Un serrement de coeur, une douleur amère, une mélancolie profonde, saisirent Formosante; elle se mit au lit, dans sa douleur, en attendant que le vent changeât; mais il souffla huit jours entiers avec une violence désespérante. La princesse, pendant ce siècle de huit jours, se faisait lire par Irla des romans ce n'est pas que les Bataves en sussent faire; mais, comme ils étaient les facteurs de l'univers, ils vendaient l'esprit des autres nations ainsi que leurs denrées. La princesse fit acheter chez Marc-Michel Rey tous les contes que l'on avait écrits chez les Ausoniens et chez les Velches, et dont le débit était défendu sagement chez ces peuples pour enrichir les Bataves; elle espérait qu'elle trouverait dans ces histoires quelque aventure qui ressemblerait à la sienne, et qui charmerait sa douleur. Irla lisait, le phénix disait son avis, et la princesse ne trouvait rien dans la Paysanne parvenue, ni dans Tansaï, ni dans le Sopha, ni dans les Quatre Facardins, qui eût le moindre rapport à ses aventures; elle interrompait à tout moment la lecture pour demander de quel côté venait le vent. VIII Cependant Amazan était déjà sur le chemin de la capitale d'Albion, dans son carrosse à six licornes, et rêvait à sa princesse. Il aperçut un équipage versé dans un fossé; les domestiques s'étaient écartés pour aller chercher du secours; le maÃtre de l'équipage restait tranquillement dans sa voiture, ne témoignant pas la plus légère impatience, et s'amusant à fumer, car on fumait alors il se nommait milord What-then, ce qui signifie à peu près milord Qu'importe en la langue dans laquelle je traduis ces mémoires. Amazan se précipita pour lui rendre service; il releva tout seul la voiture, tant sa force était supérieure à celle des autres hommes. Milord Qu'importe se contenta de dire "Voilà un homme bien vigoureux." Des rustres du voisinage; étant accourus, se mirent en colère de ce qu'on les avait fait venir inutilement, et s'en prirent à l'étranger ils le menacèrent en l'appelant chien d'étranger, et ils voulurent le battre. Amazan en saisit deux de chaque main, et les jeta à vingt pas; les autres le respectèrent, le saluèrent, lui demandèrent pour boire il leur donna plus d'argent qu'ils n'en avaient jamais vu. Milord Qu'importe lui dit "Je vous estime; venez dÃner avec moi dans ma maison de campagne, qui n'est qu'à trois milles"; il monta dans la voiture d'Amazan, parce que la sienne était dérangée par la secousse. Après un quart d'heure de silence, il regarda un moment Amazan, et lui dit How dye do; à la lettre Comment faites-vous faire? et dans la langue du traducteur Comment vous portez-vous? ce qui ne veut rien dire du tout en aucune langue; puis il ajouta "Vous avez là six jolies licornes"; et il se remit à fumer. Le voyageur lui dit que ses licornes étaient à son service; qu'il venait avec elles du pays des Gangarides; et il en prit occasion de lui parler de la princesse de Babylone, et du fatal baiser qu'elle avait donné au roi d'Egypte; à quoi l'autre ne répliqua rien du tout, se souciant très peu qu'il y eût dans le monde un roi d'Egypte et une princesse de Babylone. Il fut encore un quart d'heure sans parler; après quoi il redemanda à son compagnon comment il faisait faire, et si on mangeait du bon roast-beef dans le pays des Gangarides. Le voyageur lui répondit avec sa politesse ordinaire qu'on ne mangeait point ses frères sur les bords du Gange. Il lui expliqua le système qui fut, après tant de siècles, celui de Pythagore, de Porphyre, de Iamblique. Sur quoi milord s'endormit, et ne fit qu'un somme jusqu'à ce qu'on fût arrivé à sa maison. Il avait une femme jeune et charmante, à qui la nature avait donné une âme aussi vive et aussi sensible que celle de son mari était indifférente. Plusieurs seigneurs albioniens étaient venus ce jour-là dÃner avec elle. Il y avait des caractères de toutes les espèces car le pays n'ayant presque jamais été gouverné que par des étrangers, les familles venues avec ces princes avaient toutes apporté des moeurs différentes. Il se trouva dans la compagnie des gens très aimables, d'autres d'un esprit supérieur, quelques-uns d'une science profonde. La maÃtresse de la maison n'avait rien de cet air emprunté et gauche, de cette roideur, de cette mauvaise honte qu'on reprochait alors aux jeunes femmes d'Albion; elle ne cachait point, par un maintien dédaigneux et par un silence affecté, la stérilité de ses idées et l'embarras humiliant de n'avoir rien à dire nulle femme n'était plus engageante. Elle reçut Amazan avec la politesse et les grâces qui lui étaient naturelles. L'extrême beauté de ce jeune étranger, et la comparaison soudaine qu'elle fit entre lui et son mari, la frappèrent d'abord sensiblement. On servit. Elle fit asseoir Amazan à côté d'elle, et lui fit manger des poudings de toute espèce, ayant su de lui que les Gangarides ne se nourrissaient de rien qui eût reçu des dieux le don céleste de la vie. Sa beauté, sa force, les moeurs des Gangarides, les progrès des arts, la religion et le gouvernement furent le sujet d'une conversation aussi agréable qu'instructive pendant le repas, qui dura jusqu'à la nuit, et pendant lequel milord Qu'importe but beaucoup et ne dit mot. Après le dÃner, pendant que milady versait du thé et qu'elle dévorait des yeux le jeune homme, il s'entretenait avec un membre du parlement car chacun sait que dès lors il y avait un parlement, et qu'il s'appelait wittenagemot, ce qui signifie l'assemblée des gens d'esprit. Amazan s'informait de la constitution, des moeurs, des lois, des forces, des usages, des arts, qui rendaient ce pays si recommandable; et ce seigneur lui parlait en ces termes "Nous avons longtemps marché tout nus, quoique le climat ne soit pas chaud. Nous avons été longtemps traités en esclaves par des gens venus de l'antique terre de Saturne, arrosée des eaux du Tibre; mais nous nous sommes fait nous-mêmes beaucoup plus de maux que nous n'en avions essuyés de nos premiers vainqueurs. Un de nos rois poussa la bassesse jusqu'à se déclarer sujet d'un prêtre qui demeurait aussi sur les bords du Tibre, et qu'on appelait le Vieux des sept montagnes tant la destinée de ces sept montagnes a été longtemps de dominer sur une grande partie de l'Europe habitée alors par des brutes! Après ces temps d'avilissement sont venus des siècles de férocité et d'anarchie. Notre terre, plus orageuse que les mers qui l'environnent, a été saccagée et ensanglantée par nos discordes; plusieurs têtes couronnées ont péri par le dernier supplice. Plus de cent princes du sang des rois ont fini leurs jours sur l'échafaud. On a arraché le coeur de tous leurs adhérents, et on en a battu leurs joues. C'était au bourreau qu'il appartenait d'écrire l'histoire de notre Ãle, puisque c'était lui qui avait terminé toutes les grandes affaires. Il n'y a pas longtemps que, pour comble d'horreur, quelques personnes portant un manteau noir, et d'autres qui mettaient une chemise blanche par-dessus leur jaquette, ayant été mordues par des chiens enragés, communiquèrent la rage à la nation entière. Tous les citoyens furent ou meurtriers ou égorgés, ou bourreaux ou suppliciés, ou déprédateurs ou esclaves, au nom du ciel et en cherchant le Seigneur. Qui croirait que de cet abÃme épouvantable, de ce chaos de dissensions, d'atrocités, d'ignorance et de fanatisme, il est enfin résulté le plus parfait gouvernement peut-être qui soit aujourd'hui dans le monde? Un roi honoré et riche, tout-puissant pour faire le bien, impuissant pour faire le mal, est à la tête d'une nation libre, guerrière, commerçante et éclairée. Les grands d'un côté, et les représentants des villes de l'autre, partagent la législation avec le monarque. On avait vu; par une fatalité singulière, le désordre, les guerres civiles, l'anarchie et la pauvreté désoler le pays quand les rois affectaient le pouvoir arbitraire. La tranquillité, la richesse, la félicité publique, n'ont régné chez nous que quand les rois ont reconnu qu'ils n'étaient pas absolus. Tout était subverti quand on disputait sur des choses inintelligibles; tout a été dans l'ordre quand on les a méprisées. Nos flottes victorieuses portent notre gloire sur toutes les mers; et les lois mettent en sûreté nos fortunes jamais un juge ne peut les expliquer arbitrairement; jamais on ne rend un arrêt qui ne soit motivé. Nous punirions comme des assassins des juges qui oseraient envoyer à la mort un citoyen sans manifester les témoignages qui l'accusent et la loi qui le condamne. Il est vrai qu'il y a toujours chez nous deux partis qui se combattent avec la plume et avec des intrigues; mais aussi ils se réunissent toujours quand il s'agit de prendre les armes pour défendre la patrie et la liberté. Ces deux partis veillent l'un sur l'autre; ils s'empêchent mutuellement de violer le dépôt sacré des lois; ils se haïssent, mais ils aiment l'Etat ce sont des amants jaloux qui servent à l'envi la même maÃtresse. Du même fonds d'esprit qui nous a fait connaÃtre et soutenir les droits de la nature humaine, nous avons porté les sciences au plus haut point où elles puissent parvenir chez les hommes. Vos Egyptiens, qui passent pour de si grands mécaniciens; vos Indiens, qu'on croit de si grands philosophes; vos Babyloniens, qui se vantent d'avoir observé les astres pendant quatre cent trente mille années; les Grecs, qui ont écrit tant de phrases et si peu de choses, ne savent précisément rien en comparaison de nos moindres écoliers qui ont étudié les découvertes de nos grands maÃtres. Nous avons arraché plus de secrets à la nature dans l'espace de cent années que le genre humain n'en avait découvert dans la multitude des siècles. Voilà au vrai l'état où nous sommes. Je ne vous ai caché ni le bien, ni le mal, ni nos opprobres, ni notre gloire; et je n'ai rien exagéré." Amazan, à ce discours, se sentit pénétré du désir de s'instruire dans ces sciences sublimes dont on lui parlait; et si sa passion pour la princesse de Babylone, son respect filial pour sa mère, qu'il avait quittée, et l'amour de sa patrie, n'eussent fortement parlé à son coeur déchiré, il aurait voulu passer sa vie dans l'Ãle d'Albion. Mais ce malheureux baiser donné par sa princesse au roi d'Egypte ne lui laissait pas assez de liberté dans l'esprit pour étudier les hautes sciences. "Je vous avoue, dit-il, que m'ayant imposé la loi de courir le monde et de m'éviter moi-même, je serais curieux de voir cette antique terre de Saturne, ce peuple du Tibre et des sept montagnes à qui vous avez obéi autrefois; il faut, sans doute, que ce soit le premier peuple de la terre. - Je vous conseille de faire ce voyage, lui répondit l'Albionien, pour peu que vous aimiez la musique et la peinture. Nous allons très souvent nous-mêmes porter quelquefois notre ennui vers les sept montagnes. Mais vous serez bien étonné en voyant les descendants de nos vainqueurs." Cette conversation fut longue. Quoique le bel Amazan eût la cervelle un peu attaquée, il parlait avec tant d'agréments, sa voix était si touchante, son maintien si noble et si doux, que la maÃtresse de la maison ne put s'empêcher de l'entretenir à son tour tête à tête. Elle lui serra tendrement la main en lui parlant, et ne le regardant avec des yeux humides et étincelants qui portaient les désirs dans tous les ressorts de la vie. Elle le retint à souper et à coucher. Chaque instant, chaque parole, chaque regard, enflammèrent sa passion. Dès que tout le monde fut retiré, elle lui écrivit un petit billet, ne doutant pas qu'il ne vÃnt lui faire la cour dans son lit, tandis que milord Qu'importe dormait dans le sien. Amazan eut encore le courage de résister tant un grain de folie produit d'effets miraculeux dans une âme forte et profondément blessée. Amazan, selon sa coutume, fit à la dame une réponse respectueuse, par laquelle il lui représentait la sainteté de son serment, et l'obligation étroite où il était d'apprendre à la princesse de Babylone à dompter ses passions; après quoi il fit atteler ses licornes, et repartit pour la Batavie, laissant toute la compagnie émerveillée de lui, et la dame du logis désespérée. Dans l'excès de sa douleur, elle laissa traÃner la lettre d'Amazan; milord Qu'importe la lut le lendemain matin. "Voilà , dit-il en levant les épaules, de bien plates niaiseries"; et il alla chasser au renard avec quelques ivrognes du voisinage. Amazan voguait déjà sur la mer; muni d'une carte géographique dont lui avait fait présent le savant Albionien qui s'était entretenu avec lui chez milord Qu'importe. Il voyait avec surprise une grande partie de la terre sur une feuille de papier. Ses yeux et son imagination s'égaraient dans ce petit espace; il regardait le Rhin, le Danube, les Alpes du Tyrol, marqués alors par d'autres noms, et tous les pays par où il devait passer avant d'arriver à la ville des sept montagnes; mais surtout il jetait les yeux sur la contrée des Gangarides, sur Babylone, où il avait vu sa chère princesse, et sur le fatal pays de Bassora, où elle avait donné un baiser au roi d'Egypte. Il soupirait, il versait des larmes; mais il convenait que l'Albionien, qui lui avait fait présent de l'univers en raccourci, n'avait pas eu tort en disant qu'on était mille fois plus instruit sur les bords de la Tamise que sur ceux du Nil, de l'Euphrate et du Gange. Comme il retournait en Batavie, Formosante volait vers Albion avec ses deux vaisseaux qui cinglaient à pleines voiles; celui d'Amazan et celui de la princesse se croisèrent, se touchèrent presque les deux amants étaient près l'un de l'autre, et ne pouvaient s'en douter ah, s'ils l'avaient su! mais l'impérieuse destinée ne le permit pas. IX Sitôt qu'Amazan fut débarqué sur le terrain égal et fangeux de la Batavie, il partit comme un éclair pour la ville aux sept montagnes. Il fallut traverser la partie méridionale de la Germanie. De quatre milles en quatre milles on trouvait un prince et une princesse, des filles d'honneur, et des gueux. Il était étonné des coquetteries que ces dames et ces filles d'honneur lui faisaient partout avec la bonne foi germanique, et il n'y répondait que par de modestes refus. Après avoir franchi les Alpes, il s'embarqua sur la mer de Dalmatie, et aborda dans une ville qui ne ressemblait à rien du tout de ce qu'il avait vu jusqu'alors. La mer formait les rues, les maisons étaient bâties dans l'eau. Le peu de places publiques qui ornaient cette ville était couvert d'hommes et de femmes qui avaient un double visage, celui que la nature leur avait donné et une face de carton mal peint qu'ils appliquaient par-dessus en sorte que la nation semblait composée de spectres. Les étrangers qui venaient dans cette contrée commençaient par acheter un visage, comme on se pourvoit ailleurs de bonnets et de souliers. Amazan dédaigna cette mode contre nature; il se présenta tel qu'il était. Il y avait dans la ville douze mille filles enregistrées dans le grand livre de la république; filles utiles à l'Etat, chargées du commerce le plus avantageux et le plus agréable qui ait jamais enrichi une nation. Les négociants ordinaires envoyaient à grands frais et à grands risques des étoffes dans l'Orient; ces belles négociantes faisaient sans aucun risque un trafic toujours renaissant de leurs attraits. Elles vinrent toutes se présenter au bel Amazan et lui offrir le choix. Il s'enfuit au plus vite en prononçant le nom de l'incomparable princesse de Babylone, et en jurant par les dieux immortels qu'elle était plus belle que toutes les douze mille filles vénitiennes. "Sublime friponne, s'écriait-il dans ses transports, je vous apprendrai à être fidèle!" Enfin les ondes jaunes du Tibre, des marais empestés, des habitants hâves, décharnés et rares, couverts de vieux manteaux troués qui laissaient voir leur peau sèche et tannée, se présentèrent à ses yeux, et lui annoncèrent qu'il était à la porte de la ville aux sept montagnes, de cette ville de héros et de législateurs qui avaient conquis et policé une grande partie du globe. Il s'était imaginé qu'il verrait à la porte triomphale cinq cents bataillons commandés par des héros, et, dans le sénat, une assemblée de demi-dieux, donnant des lois à la terre; il trouva, pour toute armée, une trentaine de gredins montant la garde avec un parasol, de peur du soleil. Ayant pénétré jusqu'à un temple qui lui parut très beau, mais moins que celui de Babylone, il fut assez surpris d'y entendre une musique exécutée par des hommes qui avaient des voix de femmes. "Voilà , dit-il, un plaisant pays que cette antique terre de Saturne! J'ai vu une ville où personne n'avait son visage; en voici une autre où les hommes n'ont ni leur voix ni leur barbe." On lui dit que ces chantres n'étaient plus hommes, qu'on les avait dépouillés de leur virilité afin qu'ils chantassent plus agréablement les louanges d'une prodigieuse quantité de gens de mérite. Amazan ne comprit rien à ce discours. Ces messieurs le prièrent de chanter; il chanta un air gangaride avec sa grâce ordinaire. Sa voix était une très belle haute-contre. "Ah! monsignor, lui dirent-ils, quel charmant soprano vous auriez! Ah! si... - Comment, si? Que prétendez-vous dire? - Ah! monsignor!... - Eh bien? - Si vous n'aviez point de barbe!" Alors ils lui expliquèrent très plaisamment, et avec des gestes fort comiques, selon leur coutume, de quoi il était question. Amazan demeura tout confondu. "J'ai voyagé, dit-il, et jamais je n'ai entendu parler d'une telle fantaisie." Lorsqu'on eut bien chanté, le Vieux des sept montagnes alla en grand cortège à la porte du temple; il coupa l'air en quatre avec le pouce élevé, deux doigts étendus et deux autres pliés, en disant ces mots dans une langue qu'on ne parlait plus A la ville et à l'univers. Le Gangaride ne pouvait comprendre que deux doigts pussent atteindre si loin. Il vit bientôt défiler toute la cour du maÃtre du monde elle était composée de graves personnages, les uns en robes rouges, les autres en violet; presque tous regardaient le bel Amazan en adoucissant les yeux; ils lui faisaient des révérences; et se disaient l'un à l'autre San Martino, che bel ragazzo! San Pancratio, che bel fanciullo! Les ardents, dont le métier était de montrer aux étrangers les curiosités de la ville, s'empressèrent de lui faire voir des masures où un muletier ne voudrait pas passer la nuit, mais qui avaient été autrefois de dignes monuments de la grandeur d'un peuple roi. Il vit encore des tableaux de deux cents ans, et des statues de plus de vingt siècles, qui lui parurent des chefs-d'oeuvre. "Faites-vous encore de pareils ouvrages? - Non, Votre Excellence, lui répondit un des ardents; mais nous méprisons le reste de la terre; parce que nous conservons ces raretés. Nous sommes des espèces de fripiers qui tirons notre gloire des vieux habits qui restent dans nos magasins." Amazan voulut voir le palais du prince on l'y conduisit. Il vit des hommes en violet qui comptaient l'argent des revenus de l'Etat tant d'une terre située sur le Danube, tant d'une autre sur la Loire, ou sur le Guadalquivir, ou sur la Vistule "Oh! oh! dit Amazan après avoir consulté sa carte de géographie, votre maÃtre possède donc toute l'Europe comme ces anciens héros des sept montagnes? - Il doit posséder l'univers entier de droit divin, lui répondit un violet; et même il a été un temps où ses prédécesseurs ont approché de la monarchie universelle; mais leurs successeurs ont la bonté de se contenter aujourd'hui de quelque argent que les rois leurs sujets leur font payer en forme de tribut. - Votre maÃtre est donc en effet le roi des rois? C'est donc là son titre? dit Amazan. - Non, Votre Excellence; son titre est serviteur des serviteurs; il est originairement poissonnier et portier, et c'est pourquoi les emblèmes de sa dignité sont des clefs et des filets; mais il donne toujours des ordres à tous les rois. Il n'y a pas longtemps qu'il envoya cent et un commandements à un roi du pays des Celtes, et le roi obéit. - Votre poissonnier, dit Amazan, envoya donc cinq ou six cent mille hommes pour faire exécuter ses cent et une volontés? - Point du tout, Votre Excellence; notre saint maÃtre n'est point assez riche pour soudoyer dix mille soldats; mais il a quatre à cinq cent mille prophètes divins distribués dans les autres pays. Ces prophètes de toutes couleurs sont, comme de raison, nourris aux dépens des peuples; ils annoncent de la part du ciel que mon maÃtre peut avec ses clefs ouvrir et fermer toutes les serrures, et surtout celles des coffres-forts. Un prêtre normand, qui avait auprès du roi dont je vous parle la charge de confident de ses pensées, le convainquit qu'il devait obéir sans réplique aux cent et une pensées de mon maÃtre car il faut que vous sachiez qu'une des prérogatives du Vieux des sept montagnes est d'avoir toujours raison, soit qu'il daigne parler, soit qu'il daigne écrire. - Parbleu, dit Amazan, voilà un singulier homme! je serais curieux de dÃner avec lui. - Votre Excellence; quand vous seriez roi, vous ne pourriez manger à sa table; tout ce qu'il pourrait faire pour vous, ce serait de vous en faire servir une à côté de lui plus petite et plus basse que la sienne. Mais, si vous voulez avoir l'honneur de lui parler, je lui demanderai audience pour vous, moyennant la buona mancia que vous aurez la bonté de me donner. - Très volontiers", dit le Gangaride. Le violet s'inclina. "Je vous introduirai demain, dit-il; vous ferez trois génuflexions, et vous baiserez les pieds du Vieux des sept montagnes." A ces mots, Amazan fit de si prodigieux éclats de rire qu'il fut près de suffoquer; il sortit en se tenant les côtés, et rit aux larmes pendant tout le chemin, jusqu'à ce qu'il fût arrivé à son hôtellerie, où il rit encore très longtemps. A son dÃner, il se présenta vingt hommes sans barbe et vingt violons qui lui donnèrent un concert. Il fut courtisé le reste de la journée par les seigneurs les plus importants de la ville ils lui firent des propositions encore plus étranges que celle de baiser les pieds du Vieux des sept montagnes. Comme il était extrêmement poli, il crut d'abord que ces messieurs le prenaient pour une dame, et les avertit de leur méprise avec l'honnêteté la plus circonspecte. Mais, étant pressé un peu vivement par deux ou trois des plus déterminés violets, il les jeta par les fenêtres, sans croire faire un grand sacrifice à la belle Formosante. Il quitta au plus vite cette ville des maÃtres du monde, où il fallait baiser un vieillard à l'orteil, comme si sa joue était à son pied, et où l'on n'abordait les jeunes gens qu'avec des cérémonies encore plus bizarres. X De province en province, ayant toujours repoussé les agaceries de toute espèce, toujours fidèle à la princesse de Babylone, toujours en colère contre le roi d'Egypte, ce modèle de constance parvint à la capitale nouvelle des Gaules. Cette ville avait passé, comme tant d'autres, par tous les degrés de la barbarie, de l'ignorance, de la sottise et de la misère. Son premier nom avait été la boue et la crotte; ensuite elle avait pris celui d'Isis, du culte d'Isis parvenu jusque chez elle. Son premier sénat avait été une compagnie de bateliers. Elle avait été longtemps esclave des héros déprédateurs des sept montagnes; et, après quelques siècles, d'autres héros brigands, venus de la rive ultérieure du Rhin, s'étaient emparés de son petit terrain. Le temps, qui change tout, en avait fait une ville dont la moitié était très noble et très agréable, l'autre un peu grossière et ridicule c'était l'emblème de ses habitants. Il y avait dans son enceinte environ cent mille personnes au moins qui n'avaient rien à faire qu'à jouer et à se divertir. Ce peuple d'oisifs jugeait des arts que les autres cultivaient. Ils ne savaient rien de ce qui se passait à la cour; quoiqu'elle ne fût qu'à quatre petits milles d'eux, il semblait qu'elle en fût à six cents milles au moins. La douceur de la société, la gaieté, la frivolité, étaient leur importante et leur unique affaire; on les gouvernait comme des enfants à qui l'on prodigue des jouets pour les empêcher de crier. Si on leur parlait des horreurs qui avaient, deux siècles auparavant, désolé leur patrie, et des temps épouvantables où la moitié de la nation avait massacré l'autre pour des sophismes, ils disaient qu'en effet cela n'était pas bien, et puis ils se mettaient à rire et à chanter des vaudevilles. Plus les oisifs étaient polis, plaisants et aimables, plus on observait un triste contraste entre eux et des compagnies d'occupés. Il était, parmi ces occupés, ou qui prétendaient l'être, une troupe de sombres fanatiques, moitié absurdes, moitié fripons, dont le seul aspect contristait la terre, et qui l'auraient bouleversée, s'ils l'avaient pu, pour se donner un peu de crédit; mais la nation des oisifs, en dansant et en chantant, les faisait rentrer dans leurs cavernes, comme les oiseaux obligent les chats-huants à se replonger dans les trous des masures. D'autres occupés, en plus petit nombre, étaient les conservateurs d'anciens usages barbares contre lesquels la nature effrayée réclamait à haute voix; ils ne consultaient que leurs registres rongés des vers. S'ils y voyaient une coutume insensée et horrible, ils la regardaient comme une loi sacrée. C'est par cette lâche habitude de n'oser penser par eux-mêmes, et de puiser leurs idées dans les débris des temps où l'on ne pensait pas, que, dans la ville des plaisirs, il était encore des moeurs atroces. C'est par cette raison qu'il n'y avait nulle proportion entre les délits et les peines. On faisait quelquefois souffrir mille morts à un innocent pour lui faire avouer un crime qu'il n'avait pas commis. On punissait une étourderie de jeune homme comme on aurait puni un empoisonnement ou un parricide. Les oisifs en poussaient des cris perçants, et le lendemain ils n'y pensaient plus, et ne parlaient que de modes nouvelles. Ce peuple avait vu s'écouler un siècle entier pendant lequel les beaux-arts s'élevèrent à un degré de perfection qu'on n'aurait jamais osé espérer; les étrangers venaient alors, comme à Babylone, admirer les grands monuments d'architecture, les prodiges des jardins, les sublimes efforts de la sculpture et de la peinture. Ils étaient enchantés d'une musique qui allait à l'âme sans étonner les oreilles. La vraie poésie, c'est-à -dire celle qui est naturelle et harmonieuse, celle qui parle au coeur autant qu'à l'esprit, ne fut connue de la nation que dans cet heureux siècle. De nouveaux genres d'éloquence déployèrent des beautés sublimes. Les théâtres surtout retentirent de chefs-d'oeuvre dont aucun peuple n'approcha jamais. Enfin le bon goût se répandit dans toutes les professions, au point qu'il y eut de bons écrivains même chez les druides. Tant de lauriers, qui avaient levé leurs têtes jusqu'aux nues, se séchèrent bientôt dans une terre épuisée. Il n'en resta qu'un très petit nombre dont les feuilles étaient d'un vert pâle et mourant. La décadence fut produite par la facilité de faire et par la paresse de bien faire, par la satiété du beau et par le goût du bizarre. La vanité protégea des artistes qui ramenaient les temps de la barbarie; et cette même vanité, en persécutant les talents véritables, les força de quitter leur patrie; les frelons firent disparaÃtre les abeilles. Presque plus de véritables arts, presque plus de génie; le mérite consistait à raisonner à tort et à travers sur le mérite du siècle passé le barbouilleur des murs d'un cabaret critiquait savamment les tableaux des grands peintres; les barbouilleurs de papier défiguraient les ouvrages des grands écrivains. L'ignorance et le mauvais goût avaient d'autres barbouilleurs à leurs gages; on répétait les mêmes choses dans cent volumes sous des titres différents. Tout était ou dictionnaire ou brochure. Un gazetier druide écrivait deux fois par semaine les annales obscures de quelques énergumènes ignorés de la nation, et de prodiges célestes opérés dans des galetas par de petits gueux et de petites gueuses; d'autres ex-druides, vêtus de noir, prêts de mourir de colère et de faim, se plaignaient dans cent écrits qu'on ne leur permÃt plus de tromper les hommes, et qu'on laissât ce droit à des boucs vêtus de gris. Quelques archi-druides imprimaient des libelles diffamatoires. Amazan ne savait rien de tout cela; et, quand il l'aurait su, il ne s'en serait guère embarrassé, n'ayant la tête remplie que de la princesse de Babylone, du roi de l'Egypte, et de son serment inviolable de mépriser toutes les coquetteries des dames, dans quelque pays que le chagrin conduisÃt ses pas. Toute la populace légère, ignorante, et toujours poussant à l'excès cette curiosité naturelle au genre humain, s'empressa longtemps autour de ses licornes; les femmes, plus sensées; forcèrent les portes de son hôtel pour contempler sa personne. Il témoigna d'abord à son hôte quelque désir d'aller à la cour; mais des oisifs de bonne compagnie, qui se trouvèrent là par hasard, lui dirent que ce n'était plus la mode, que les temps étaient bien changés, et qu'il n'y avait plus de plaisir qu'à la ville. Il fut invité le soir même à souper par une dame dont l'esprit et les talents étaient connus hors de sa patrie, et qui avait voyagé dans quelques pays où Amazan avait passé. Il goûta fort cette dame et la société rassemblée chez elle. La liberté y était décente, la gaieté n'y était point bruyante, la science n'y avait rien de rebutant, et l'esprit rien d'apprêté. Il vit que le nom de bonne compagnie n'est pas un vain nom, quoiqu'il soit souvent usurpé. Le lendemain il dÃna dans une société non moins aimable, mais beaucoup plus voluptueuse. Plus il fut satisfait des convives, plus on fut content de lui. Il sentait son âme s'amollir et se dissoudre comme les aromates de son pays se fondent doucement à un feu modéré, et s'exhalent en parfums délicieux. Après le dÃner, on le mena à un spectacle enchanteur, condamné par les druides parce qu'il leur enlevait les auditeurs dont ils étaient les plus jaloux. Ce spectacle était un composé de vers agréables, de chants délicieux, de danses qui exprimaient les mouvements de l'âme, et de perspectives qui charmaient les yeux en les trompant. Ce genre de plaisir, qui rassemblait tant de genres, n'était connu que sous un nom étranger il s'appelait Opéra, ce qui signifiait autrefois dans la langue des sept montagnes, travail, soin, occupation, industrie, entreprise, besogne, affaire. Cette affaire l'enchanta. Une fille surtout le charma par sa voix mélodieuse et par les grâces qui l'accompagnaient cette fille d'affaire, après le spectacle, lui fut présentée par ses nouveaux amis. Il lui fit présent d'une poignée de diamants. Elle en fut si reconnaissante qu'elle ne put le quitter du reste du jour. Il soupa avec elle, et, pendant le repas, il oublia sa sobriété; et, après le repas, il oublia son serment d'être toujours insensible à la beauté, et inexorable aux tendres coquetteries. Quel exemple de la faiblesse humaine! La belle princesse de Babylone arrivait alors avec le phénix, sa femme de chambre Irla, et ses deux cents cavaliers gangarides montés sur leurs licornes. Il fallut attendre assez longtemps pour qu'on ouvrÃt les portes. Elle demanda d'abord si le plus beau des hommes, le plus courageux, le plus spirituel et le plus fidèle, était encore dans cette ville. Les magistrats virent bien qu'elle voulait parler d'Amazan. Elle se fit conduire à son hôtel; elle entra, le coeur palpitant d'amour toute son âme était pénétrée de l'inexprimable joie de revoir enfin dans son amant le modèle de la constance. Rien ne put l'empêcher d'entrer dans sa chambre; les rideaux étaient ouverts; elle vit le bel Amazan dormant entre les bras d'une jolie brune Ils avaient tous deux un très grand besoin de repos. Formosante jeta un cri de douleur qui retentit dans toute la maison, mais qui ne put éveiller ni son cousin ni la fille d'affaire. Elle tomba pâmée entre les bras d'Irla Dès qu'elle eut repris ses sens, elle sortit de cette chambre fatale avec une douleur mêlée de rage. Irla s'informa quelle était cette jeune demoiselle qui passait des heures si douces avec le bel Amazan. On lui dit que c'était une fille d'affaire fort complaisante, qui joignait à ses talents celui de chanter avec assez de grâce. "O juste ciel, ô puissant Orosmade! s'écriait la belle princesse de Babylone tout en pleurs, par qui suis-je trahie, et pour qui! Ainsi donc celui qui a refusé pour moi tant de princesses m'abandonne pour une farceuse des Gaules! Non, je ne pourrai survivre à cet affront. - Madame, lui dit Irla, voilà comme sont faits tous les jeunes gens d'un bout du monde à l'autre fussent-ils amoureux d'une beauté descendue du ciel, ils lui feraient, dans de certains moments, des infidélités pour une servante de cabaret. - C'en est fait, dit la princesse, je ne le reverrai de ma vie; partons dans l'instant même, et qu'on attelle mes licornes." Le phénix la conjura d'attendre au moins qu'Amazan fût éveillé, et qu'il pût lui parler. "Il ne le mérite pas, dit la princesse; vous m'offenseriez cruellement il croirait que je vous ai prié de lui faire des reproches, et que je veux me raccommoder avec lui. Si vous m'aimez, n'ajoutez pas cette injure à l'injure qu'il m'a faite." Le phénix, qui après tout devait la vie à la fille du roi de Babylone, ne put lui désobéir. Elle repartit avec tout son monde. "Où allons-nous, madame? lui demandait Irla. - Je n'en sais rien, répondait la princesse; nous prendrons le premier chemin que nous trouverons pourvu que je fuie Amazan pour jamais, je suis contente." Le phénix, qui était plus sage que Formosante, parce qu'il était sans passion, la consolait en chemin; il lui remontrait avec douceur qu'il était triste de se punir pour les fautes d'un autre; qu'Amazan lui avait donné des preuves assez éclatantes et assez nombreuses de fidélité pour qu'elle pût lui pardonner de s'être oublié un moment; que c'était un juste à qui la grâce d'Orosmade avait manqué; qu'il n'en serait que plus constant désormais dans l'amour et dans la vertu; que le désir d'expier sa faute le mettrait au-dessus de lui-même; qu'elle n'en serait que plus heureuse que plusieurs grandes princesses avant elle avaient pardonné de semblables écarts, et s'en étaient bien trouvées; il lui en rapportait des exemples, et il possédait tellement l'art de conter que le coeur de Formosante fut enfin plus calme et plus paisible; elle aurait voulu n'être point si tôt partie; elle trouvait que ses licornes allaient trop vite, mais elle n'osait revenir sur ses pas; combattue entre l'envie de pardonner et celle de montrer sa colère, entre son amour et sa vanité, elle laissait aller ses licornes; elle courait le monde selon la prédiction de l'oracle de son père. Amazan, à son réveil, apprend l'arrivée et le départ de Formosante et du phénix; il apprend le désespoir et le courroux de la princesse; on lui dit qu'elle a juré de ne lui pardonner jamais. "Il ne me reste plus, s'écria-t-il, qu'à la suivre et à me tuer à ses pieds." Ses amis de la bonne compagnie des oisifs accoururent au bruit de cette aventure; tous lui remontrèrent qu'il valait infiniment mieux demeurer avec eux; que rien n'était comparable à la douce vie qu'ils menaient dans le sein des arts et d'une volupté tranquille et délicate; que plusieurs étrangers et des rois mêmes avaient préféré ce repos, si agréablement occupé et si enchanteur, à leur patrie et à leur trône; que d'ailleurs sa voiture était brisée, et qu'un sellier lui en faisait une à la nouvelle mode; que le meilleur tailleur de la ville lui avait déjà coupé une douzaine d'habits du dernier goût; que les dames les plus spirituelles et les plus aimables de la ville, chez qui on jouait très bien la comédie, avaient retenu chacune leur jour pour lui donner des fêtes. La fille d'affaire, pendant ce temps-là , prenait son chocolat à sa toilette, riait, chantait, et faisait des agaceries au bel Amazan, qui s'aperçut enfin qu'elle n'avait pas le sens d'un oison. Comme la sincérité, la cordialité, la franchise, ainsi que la magnanimité et le courage, composaient le caractère de ce grand prince, il avait conté ses malheurs et ses voyages à ses amis; ils savaient qu'il était cousin issu de germain de la princesse; ils étaient informés du baiser funeste donné par elle au roi d'Egypte. "On se pardonne, lui dirent-ils, ces petites frasques entre parents, sans quoi il faudrait passer sa vie dans d'éternelles querelles." Rien n'ébranla son dessein de courir après Formosante; mais, sa voiture n'étant pas prête, il fut obligé de passer trois jours parmi les oisifs dans les fêtes et dans les plaisirs; enfin il prit congé d'eux en les embrassant, en leur faisant accepter les diamants de son pays les mieux montés, en leur recommandant d'être toujours légers et frivoles, puisqu'ils n'en étaient que plus aimables et plus heureux. "Les Germains, disait-il, sont les vieillards de l'Europe; les peuples d'Albion sont les hommes faits; les habitants de la Gaule sont les enfants, et j'aime à jouer avec eux." XI Ses guides n'eurent pas de peine à suivre la route de la princesse; on ne parlait que d'elle et de son gros oiseau. Tous les habitants étaient encore dans l'enthousiasme de l'admiration. Les peuples de la Dalmatie et de la Marche d'Ancône éprouvèrent depuis une surprise moins délicieuse quand ils virent une maison voler dans les airs; les bords de la Loire, de la Dordogne, de la Garonne, de la Gironde, retentissaient encore d'acclamations. Quand Amazan fut au pied des Pyrénées, les magistrats et les druides du pays lui firent danser malgré lui un tambourin; mais sitôt qu'il eut franchi les Pyrénées, il ne vit plus de gaieté et de joie. S'il entendit quelques chansons de loin à loin, elles étaient toutes sur un ton triste les habitants marchaient gravement avec des grains enfilés et un poignard à leur ceinture. La nation, vêtue de noir, semblait être en deuil. Si les domestiques d'Amazan interrogeaient les passants, ceux-ci répondaient par signes; si on entrait dans une hôtellerie, le maÃtre de la maison enseignait aux gens en trois paroles qu'il n'y avait rien dans la maison, et qu'on pouvait envoyer chercher à quelques milles les choses dont on avait un besoin pressant. Quand on demandait à ces silenciaires s'ils avaient vu passer la belle princesse de Babylone, il répondaient avec moins de brièveté "Nous l'avons vue, elle n'est pas si belle il n'y a de beau que les teints basanés; elle étale une gorge d'albâtre qui est la chose du monde la plus dégoûtante, et qu'on ne connaÃt presque point dans nos climats." Amazan avançait vers la province arrosée du Bétis. Il ne s'était pas écoulé plus de douze mille années depuis que ce pays avait été découvert par les Tyriens, vers le même temps qu'il firent la découverte de la grande Ãle Atlantique, submergé quelques siècles après. Les Tyriens cultivèrent la Bétique, que les naturels du pays laissaient en friche, prétendant qu'ils ne devaient se mêler de rien, et que c'était aux Gaulois leurs voisins à venir cultiver leurs terres. Les Tyriens avaient amené avec eux des Palestins, qui, dès ce temps-là , couraient dans tous les climats, pour peu qu'il y eût de l'argent à gagner. Ces Palestins, en prêtant sur gages à cinquante pour cent, avaient attiré à eux presque toutes les richesses du pays. Cela fit croire aux peuples de la Bétique que les Palestins étaient sorciers; et tous ceux qui étaient accusés de magie étaient brûlés sans miséricorde par une compagnie de druides qu'on appelait les rechercheurs, ou les anthropokaies. Ces prêtres les revêtaient d'abord d'un habit de masque, s'emparaient de leurs biens, et récitaient dévotement les propres prières des Palestins, tandis qu'on les cuisait à petit feu por l'amor de Dios. La princesse de Babylone avait mis pied à terre dans la ville qu'on appela depuis Sevilla. Son dessein était de s'embarquer sur le Bétis pour retourner par Tyr à Babylone revoir le roi Bélus son père, et oublier, si elle pouvait, son infidèle amant, ou bien le demander en mariage. Elle fit venir chez elle deux Palestins qui faisaient toutes les affaires de la cour. Ils devaient lui fournir trois vaisseaux. Le phénix fit avec eux tous les arrangements nécessaires, et convint du prix après avoir un peu disputé. L'hôtesse était fort dévote, et son mari, non moins dévot, était familier, c'est-à -dire espion des druides rechercheurs anthropokaies; il ne manqua pas de les avertir qu'il avait dans sa maison une sorcière et deux Palestins qui faisaient un pacte avec le diable, déguisé en gros oiseau doré. Les rechercheurs, apprenant que la dame avait une prodigieuse quantité de diamants, la jugèrent incontinent sorcière; ils attendirent la nuit pour enfermer les deux cents cavaliers et les licornes, qui dormaient dans de vastes écuries car les rechercheurs sont poltrons. Après avoir bien barricadé les portes, ils se saisirent de la princesse et d'Irla; mais ils ne purent prendre le phénix, qui s'envola à tire d'ailes il se doutait bien qu'il trouverait Amazan sur le chemin des Gaules à Sevilla. Il le rencontra sur la frontière de la Bétique, et lui apprit le désastre de la princesse. Amazan ne put parler il était trop saisi, trop en fureur. Il s'arme d'une cuirasse d'acier damasquinée d'or, d'une lance de douze pieds, de deux javelots, et d'une épée tranchante, appelée la fulminante, qui pouvait fendre d'un seul coup des arbres, des rochers et des druides; il couvre sa belle tête d'un casque d'or ombragé de plumes de héron et d'autruche. C'était l'ancienne armure de Magog, dont sa soeur Aldée lui avait fait présent dans son voyage en Scythie; le peu de suivants qui l'accompagnaient montent comme lui chacun sur sa licorne. Amazan, en embrassant son cher phénix, ne lui dit que ces tristes paroles "Je suis coupable; si je n'avais pas couché avec une fille d'affaire dans la ville des oisifs, la belle princesse de Babylone ne serait pas dans cet état épouvantable; courons aux anthropokaies." Il entre bientôt dans Sevilla quinze cents alguazils gardaient les portes de l'enclos où les deux cents Gangarides et leurs licornes étaient renfermés sans avoir à manger; tout était préparé pour le sacrifice qu'on allait faire de la princesse de Babylone, de sa femme de chambre Irla, et des deux riches Palestins. Le grand anthropokaie, entouré de ses petits anthropokaies, était déjà sur son tribunal sacré; une foule de Sévillois portant des grains enfilés à leurs ceintures joignaient les deux mains sans dire un mot, et l'on amenait la belle princesse, Irla, et les deux Palestins, les mains liées derrière le dos et vêtus d'un habit de masque. Le phénix entre par une lucarne dans la prison où les Gangarides commençaient déjà à enfoncer les portes. L'invincible Amazan les brisait en dehors. Ils sortent tout armés, tous sur leurs licornes; Amazan se met à leur tête. Il n'eut pas de peine à renverser les alguazils, les familiers, les prêtres anthropokaies; chaque licorne en perçait des douzaines à la fois. La fulminante d'Amazan coupait en deux tous ceux qu'il rencontrait; le peuple fuyait en manteau noir et en fraise sale, toujours tenant à la main ses grains bénits por l'amor de Dios. Amazan saisit de sa main le grand rechercheur sur son tribunal, et le jette sur le bûcher qui était préparé à quarante pas; il y jeta aussi les autres petits rechercheurs l'un après l'autre. Il se prosterne ensuite aux pieds de Formosante. "Ah! que vous êtes aimable, dit-elle, et que je vous adorerais si vous ne m'aviez pas fait une infidélité avec une fille d'affaire!" Tandis qu'Amazan faisait sa paix avec la princesse, tandis que ses Gangarides entassaient dans le bûcher les corps de tous les anthropokaies, et que les flammes s'élevaient juqu'aux nues, Amazan vit de loin comme une armée qui venait à lui. Un vieux monarque, la couronne en tête, s'avançait sur un char traÃné par huit mules attelées avec des cordes; cent autres chars suivaient. Ils étaient accompagnés de graves personnages en manteau noir et en fraise, montés sur de très beaux chevaux; une multitude de gens à pied suivait en cheveux gras et en silence. D'abord Amazan fit ranger autour de lui ses Gangarides, et s'avança, la lance en arrêt. Dès que le roi l'aperçut, il ôta sa couronne, descendit de son char, embrassa l'étrier d'Amazan, et lui dit "Homme envoyé de Dieu, vous êtes le vengeur du genre humain, le libérateur de ma patrie, mon protecteur. Ces monstres sacrés dont vous avez purgé la terre étaient mes maÃtres au nom du Vieux des sept montagnes; j'étais forcé de souffrir leur puissance criminelle. Mon peuple m'aurait abandonné si j'avais voulu seulement modérer leurs abominables atrocités. D'aujourd'hui je respire, je règne, et je vous le dois." Ensuite il baisa respectueusement la main de Formosante, et la supplia de vouloir bien monter avec Amazan, Irla, et le phénix, dans son carrosse à huit mules. Les deux Palestins, banquiers de la cour, encore prosternés à terre de frayeur et de reconnaissance, se relevèrent, et la troupe des licornes suivit le roi de la Bétique dans son palais. Comme la dignité du roi d'un peuple grave exigeait que ses mules allassent au petit pas, Amazan et Formosante eurent le temps de lui conter leurs aventures. Il entretint aussi le phénix; il l'admira et le baisa cent fois. Il comprit combien les peuples d'Occident, qui mangeaient les animaux, et qui n'entendaient plus leur langage, étaient ignorants, brutaux et barbares; que les seuls Gangarides avaient conservé la nature et la dignité primitive de l'homme; mais il convenait surtout que les plus barbares des mortels étaient ces rechercheurs anthropokaies, dont Amazan venait de purger le monde. Il ne cessait de le bénir et de le remercier. La belle Formosante oubliait déjà l'aventure de la fille d'affaire, et n'avait l'âme remplie que de la valeur du héros qui lui avait sauvé la vie. Amazan, instruit de l'innocence du baiser donné au roi d'Egypte, et de la résurrection du phénix, goûtait une joie pure, et était enivré du plus violent amour. On dÃna au palais, et on y fit assez mauvaise chère. Les cuisiniers de la Bétique étaient les plus mauvais de l'Europe. Amazan conseilla d'en faire venir des Gaules. Les musiciens du roi exécutèrent pendant le repas cet air célèbre qu'on appela dans la suite des siècles les Folies d'Espagne. Après le repas on parla d'affaires. Le roi demanda au bel Amazan, à la belle Formosante et au beau phénix ce qu'ils prétendaient devenir. "Pour moi, dit Amazan, mon intention est de retourner à Babylone, dont je suis l'héritier présomptif, et de demander à mon oncle Bélus ma cousine issue de germaine, l'incomparable Formosante, à moins qu'elle n'aime mieux vivre avec moi chez les Gangarides. - Mon dessein, dit la princesse, est assurément de ne jamais me séparer de mon cousin issu de germain. Mais je crois qu'il convient que je me rende auprès du roi mon père, d'autant plus qu'il ne m'a donné permission que d'aller en pèlerinage à Bassora, et que j'ai couru le monde. - Pour moi, dit le phénix, je suivrai partout ces deux tendres et généreux amants. - Vous avez raison, dit le roi de la Bétique; mais le retour à Babylone n'est pas si aisé que vous le pensez. Je sais tous les jours des nouvelles de ce pays-là par les vaisseaux tyriens, et par mes banquiers palestins, qui sont en correspondance avec tous les peuples de la terre. Tout est en armes vers l'Euphrate et le Nil. Le roi de Scythie redemande l'héritage de sa femme, à la tête de trois cent mille guerriers tous à cheval. Le roi d'Egypte et le roi des Indes désolent aussi les bords du Tigre et de l'Euphrate, chacun à la tête de trois cent mille hommes, pour se venger de ce qu'on s'est moqué d'eux. Pendant que le roi d'Egypte est hors de son pays, son ennemi le roi d'Ethiopie ravage l'Egypte avec trois cent mille hommes, et le roi de Babylone n'a encore que six cent mille hommes sur pied pour se défendre. "Je vous avoue, continua le roi, que lorsque j'entends parler de ces prodigieuses armées que l'Orient vomit de son sein, et de leur étonnante magnificence; quand je les compare à nos petits corps de vingt à trente mille soldats, qu'il est si difficile de vêtir et de nourrir, je suis tenté de croire que l'Orient a été fait bien longtemps avant l'Occident. Il semble que nous soyons sortis avant-hier du chaos, et hier de la barbarie. - Sire, dit Amazan, les derniers venus l'emportent quelquefois sur ceux qui sont entrés les premiers dans la carrière. On pense dans mon pays que l'homme est originaire de l'Inde, mais je n'en ai aucune certitude. - Et vous, dit le roi de la Bétique au phénix, qu'en pensez-vous? - Sire, répondit le phénix, je suis encore trop jeune pour être instruit de l'antiquité. Je n'ai vécu qu'environ vingt-sept mille ans; mais mon père, qui avait vécu cinq fois cet âge, me disait qu'il avait appris de son père que les contrées de l'Orient avaient toujours été plus peuplées et plus riches que les autres. Il tenait de ses ancêtres que les générations de tous les animaux avaient commencé sur les bords du Gange. Pour moi, je n'ai pas la vanité d'être de cette opinion. Je ne puis croire que les renards d'Albion, les marmottes des Alpes et les loups de la Gaule viennent de mon pays; de même que je ne crois pas que les sapins et les chênes de vos contrées descendent des palmiers et des cocotiers des Indes. - Mais d'où venons-nous donc? dit le roi. - Je n'en sais rien, dit le phénix; je voudrais seulement savoir où la belle princesse de Babylone et mon cher ami Amazan pourront aller. - Je doute fort, repartit le roi, qu'avec ses deux cents licornes il soit en état de percer à travers tant d'armées de trois cent mille hommes chacune. - Pourquoi non?", dit Amazan. Le roi de la Bétique sentit le sublime du Pourquoi non; mais il crut que le sublime seul ne suffisait pas contre des armées innombrables. "Je vous conseille; dit-il, d'aller trouver le roi d'Ethiopie; je suis en relation avec ce prince noir par le moyen de mes Palestins. Je vous donnerai des lettres pour lui. Puisqu'il est l'ennemi du roi d'Egypte, il sera trop heureux d'être fortifié par votre alliance. Je puis vous aider de deux mille hommes très sobres et très braves; il ne tiendra qu'à vous d'en engager autant chez les peuples qui demeurent, ou plutôt qui sautent au pied des Pyrénées, et qu'on appelle Vasques ou Vascons. Envoyez un de vos guerriers sur une licorne avec quelques diamants il n'y a point de Vascon qui ne quitte le castel, c'est-à -dire la chaumière de son père, pour vous servir. Ils sont infatigables, courageux et plaisants; vous en serez très satisfait. En attendant qu'ils soient arrivés, nous vous donnerons des fêtes et nous vous préparerons des vaisseaux. Je ne puis trop reconnaÃtre le service que vous m'avez rendu." Amazan jouissait du bonheur d'avoir retrouvé Formosante, et de goûter en paix dans sa conversation tous les charmes de l'amour réconcilié, qui valent presque ceux de l'amour naissant. Bientôt une troupe fière et joyeuse de Vascons arriva en dansant un tambourin; l'autre troupe fière et sérieuse de Bétiquois était prête. Le vieux roi tanné embrassa tendrement les deux amants; il fit charger leurs vaisseaux d'armes, de lits, de jeux d'échecs, d'habits noirs, de golilles, d'oignons, de moutons, de poules, de farine et de beaucoup d'ail, en leur souhaitant une heureuse traversée, un amour constant et des victoires. La flotte aborda le rivage où l'on dit que tant de siècles après la Phénicienne Didon, soeur d'un Pygmalion, épouse d'un Sichée, ayant quitté cette ville de Tyr, vint fonder la superbe ville de Carthage, en coupant un cuir de boeuf en lanières, selon le témoignage des plus graves auteurs de l'antiquité, lesquels n'ont jamais conté de fables, et selon les professeurs qui ont écrit pour les petits garçons; quoique après tout il n'y ait jamais eu personne à Tyr qui se soit appelé Pygmalion, ou Didon, ou Sichée, qui sont des noms entièrement grecs, et quoique enfin il n'y eût point de roi à Tyr en ces temps-là . La superbe Carthage n'était point encore un port de mer; il n'y avait là que quelques Numides qui faisaient sécher des poissons au soleil. On côtoya la Byzacène et les Syrtes, les bords fertiles où furent depuis Cyrène et la grande Chersonèse. Enfin on arriva vers la première embouchure du fleuve sacré du Nil. C'est à l'extrémité de cette terre fertile que le port de Canope recevait déjà les vaisseaux de toutes les nations commerçantes, sans qu'on sût si le dieu Canope avait fondé le port, ou si les habitants avaient fabriqué le dieu, ni si l'étoile Canope avait donné son nom à la ville, ou si la ville avait donné le sien à l'étoile. Tout ce qu'on en savait, c'est que la ville et l'étoile étaient fort anciennes, et c'est tout ce qu'on peut savoir de l'origine des choses, de quelque nature qu'elles puissent être. Ce fut là que le roi d'Ethiopie, ayant ravagé toute l'Egypte, vit débarquer l'invincible Amazan et l'adorable Formosante. Il prit l'un pour le dieu des combats, et l'autre pour la déesse de la beauté. Amazan lui présenta la lettre de recommandation d'Espagne. Le roi d'Ethiopie donna d'abord des fêtes admirables, suivant la coutume indispensable des temps héroïques; ensuite on parla d'aller exterminer les trois cent mille hommes du roi d'Egypte, les trois cent mille de l'empereur des Indes, et les trois cent mille du grand kan des Scythes, qui assiégeaient l'immense, l'orgueilleuse, la voluptueuse ville de Babylone. Les deux mille Espagnols qu'Amazan avait amenés avec lui dirent qu'ils n'avaient que faire du roi d'Ethiopie pour secourir Babylone; que c'était assez que leur roi leur eût ordonné d'aller la délivrer; qu'il suffisait d'eux pour cette expédition. Les Vascons dirent qu'ils en avaient bien fait d'autres; qu'ils battraient tout seuls les Egyptiens, les Indiens et les Scythes, et qu'ils ne voulaient marcher avec les Espagnols qu'à condition que ceux-ci seraient à l'arrière-garde. Les deux cents Gangarides se mirent à rire des prétentions de leurs alliés, et ils soutinrent qu'avec cent licornes seulement ils feraient fuir tous les rois de la terre. La belle Formosante les apaisa par sa prudence et par ses discours enchanteurs. Amazan présenta au monarque noir ses Gangarides, ses licornes, les Espagnols, les Vascons, et son bel oiseau. Tout fut prêt bientôt pour marcher par Memphis, par Héliopolis, par Arsinoé, par Pétra, par Artémite, par Sora, par Apamée, pour aller attaquer les trois rois, et pour faire cette guerre mémorable devant laquelle toutes les guerres que les hommes ont fait depuis n'ont été que des combats de coqs et de cailles. Chacun sait comment le roi d'Ethiopie devint amoureux de la belle Formosante, et comment il la surprit au lit, lorsqu'un doux sommeil fermait ses longues paupières. On se souvient qu'Amazan, témoin de ce spectacle, crut voir le jour et la nuit couchant ensemble. On n'ignore pas qu'Amazan, indigné de l'affront, tira soudain sa fulminante, qu'il coupa la tête perverse du nègre insolent, et qu'il chassa tous les Ethiopiens d'Egypte. Ces prodiges ne sont-ils pas écrits dans le livre des chroniques d'Egypte? La renommée a publié de ses cent bouches les victoires qu'il remporta sur les trois rois avec ses Espagnols, ses Vascons et ses licornes. Il rendit la belle Formosante à son père; il délivra toute la suite de sa maÃtresse, que le roi d'Egypte avait réduite en esclavage. Le grand kan des Scythes se déclara son vassal, et son mariage avec la princesse Aldée fut confirmé. L'invincible et généreux Amazan, reconnu pour héritier du royaume de Babylone, entra dans la ville en triomphe avec le phénix, en présence de cent rois tributaires. La fête de son mariage surpassa en tout celle que le roi Bélus avait donnée. On servit à table le boeuf Apis rôti. Le roi d'Egypte et celui des Indes donnèrent à boire aux deux époux, et ces noces furent célébrées par cinq cents grands poètes de Babylone. O muses! qu'on invoque toujours au commencement de son ouvrage, je ne vous implore qu'à la fin. C'est en vain qu'on me reproche de dire grâces sans avoir dit benedicte. Muses! vous n'en serez pas moins mes protectrices. Empêchez que des continuateurs téméraires ne gâtent par leurs fables les vérités que j'ai enseignées aux mortels dans ce fidèle récit, ainsi qu'ils ont osé falsifier Candide, l'Ingénu, et les chastes aventures de la chaste Jeanne; qu'un ex-capucin a défigurées par des vers dignes des capucins; dans des éditions bataves. Qu'ils ne fassent pas ce tort à mon typographe, chargé d'une nombreuse famille, et qui possède à peine de quoi avoir des caractères, du papier et de l'encre. O muses! imposez silence au détestable Coger, professeur de bavarderie au collège Mazarin, qui n'a pas été content des discours moraux de Bélisaire et de l'empereur Justinien, et qui a écrit de vilains libelles diffamatoires contre ces deux grands hommes. Mettez un bâillon au pédant Larcher, qui, sans savoir un mot de l'ancien babylonien, sans avoir voyagé comme moi sur les bords de l'Euphrate et du Tigre, a eu l'imprudence de soutenir que la belle Formosante, fille du plus grand roi du monde, et la princesse Aldée, et toutes les femmes de cette respectable cour, allaient coucher avec tous les palefreniers de l'Asie pour de l'argent, dans le grand temple de Babylone, par principe de religion. Ce libertin de collège, votre ennemi et celui de la pudeur, accuse les belles Egyptiennes de Mendès de n'avoir aimé que des boucs, se proposant en secret, par cet exemple, de faire un tour en Egypte pour avoir enfin de bonnes aventures. Comme il ne connaÃt pas plus le moderne que l'antique, il insinue, dans l'espérance de s'introduire auprès de quelque vieille, que notre incomparable Ninon, à l'âge de quatre-vingts ans, coucha avec l'abbé Gédoin, de l'Académie française et de celle des inscriptions et belles-lettres. Il n'a jamais entendu parler de l'abbé de Châteauneuf, qu'il prend pour l'abbé Gédoin. Il ne connaÃt pas plus Ninon que les filles de Babylone. Muses, filles du ciel, votre ennemi Larcher fait plus il se répand en éloges sur la pédérastie; il ose dire que tous les bambins de mon pays sont sujets à cette infamie. Il croit se sauver en augmentant le nombre des coupables. Nobles et chastes muses, qui détestez également le pédantisme et la pédérastie, protégez-moi contre maÃtre Larcher! Et vous, maÃtre Aliboron, dit Fréron, ci-devant soi-disant jésuite, vous dont le Parnasse est tantôt à Bicêtre et tantôt au cabaret du coin; vous à qui l'on a rendu tant de justice sur tous les théâtres de l'Europe dans l'honnête comédie de L'Ecossaise; vous, digne fils du prêtre Desfontaines, qui naquÃtes de ses amours avec un de ces beaux enfants qui portent un fer et un bandeau comme le fils de Vénus, et qui s'élancent comme lui dans les airs, quoiqu'ils n'aillent jamais qu'au haut des cheminées; mon cher Aliboron, pour qui j'ai toujours eu tant de tendresse, et qui m'avez fait rire un mois de suite du temps de cette Ecossaise, je vous recommande ma princesse de Babylone; dites-en bien du mal afin qu'on la lise. Je ne vous oublierai point ici, gazetier ecclésiastique, illustre orateur des convulsionnaires, père de l'Eglise fondée par l'abbé Bécherand et par Abraham Chaumeix, ne manquez pas de dire dans vos feuilles, aussi pieuses qu'éloquentes et sensées, que la Princesse de Babylone est hérétique, déiste et athée. Tâchez surtout d'engager le sieur Riballier à faire condamner la Princesse de Babylone par la Sorbonne; vous ferez grand plaisir à mon libraire, à qui j'ai donné cette petite histoire pour ses étrennes. L'Homme aux quarante écus Un vieillard,... Un vieillard, qui toujours plaint le présent et vante le passé, me disait "Mon ami, la France n'est pas aussi riche qu'elle l'a été sous Henri IV. Pourquoi? C'est que les terres ne sont pas si bien cultivées; c'est que les hommes manquent à la terre, et que le journalier ayant enchéri son travail, plusieurs colons laissent leurs héritages en friche. - D'où vient cette disette de manoeuvres? - De ce que quiconque s'est senti un peu d'industrie a embrassé les métiers de brodeur, de ciseleur, d'horloger, d'ouvrier en soie, de procureur, ou de théologien. C'est que la révocation de l'édit de Nantes a laissé un très grand vide dans le royaume; que les religieuses et les mendiants se sont multipliés, et qu'enfin chacun a fui, autant qu'il a pu, le travail pénible de la culture, pour laquelle Dieu nous a fait naÃtre, et que nous avons rendue ignominieuse, tant nous sommes sensés! "Une autre cause de notre pauvreté est dans nos besoins nouveaux. Il faut payer à nos voisins quatre millions d'un article, et cinq ou six d'un autre, pour mettre dans notre nez une poudre puante venue de l'Amérique; le café, le thé, le chocolat, la cochenille, l'indigo, les épiceries, nous coûtent plus de soixante millions par an. Tout cela était inconnu du temps de Henri IV, aux épiceries près, dont la consommation était bien moins grande. Nous brûlons cent fois plus de bougie, et nous tirons plus de la moitié de notre cire de l'étranger, parce que nous négligeons les ruches. Nous voyons cent fois plus de diamants aux oreilles, au cou, aux mains de nos citoyennes de Paris et de nos grandes villes qu'il n'y en avait chez toutes les dames de la cour de Henri IV, en comptant la reine. Il a fallu payer presque toutes ces superfluités argent comptant. Observez surtout que nous payons plus de quinze millions de rentes sur l'Hôtel de Ville aux étrangers; et que Henri IV, à son avènement, en ayant trouvé pour deux millions en tout sur cet hôtel imaginaire, en remboursa sagement une partie pour délivrer l'Etat de ce fardeau. Considérez que nos guerres civiles avaient fait verser en France les trésors du Mexique, lorsque don Phelippo el discreto voulait acheter la France, et que depuis ce temps-là les guerres étrangères nous ont débarrassés de la moitié de notre argent. Voilà en partie les causes de notre pauvreté. Nous la cachons sous des lambris vernis, et par l'artifice des marchandes de modes nous sommes pauvres avec goût. Il y a des financiers, des entrepreneurs, des négociants très riches; leurs enfants, leurs gendres, sont très riches; en général la nation ne l'est pas." Le raisonnement de ce vieillard, bon ou mauvais, fit sur moi une impression profonde car le curé de ma paroisse, qui a toujours eu de l'amitié pour moi, m'a enseigné un peu de géométrie et d'histoire, et je commence à réfléchir, ce qui est très rare dans ma province. Je ne sais s'il avait raison en tout; mais, étant fort pauvre, je n'eus pas grand peine à croire que j'avais beaucoup de compagnons. Désastre de l'Homme aux quarante écus Je suis bien aise d'apprendre à l'univers que j'ai une terre qui me vaudrait net quarante écus de rente, n'était la taxe à laquelle elle est imposée. Il parut plusieurs édits de quelques personnes qui, se trouvant de loisir, gouvernent l'Etat au coin de leur feu. Le préambule de ces édits était que la puissance législatrice et exécutrice est née de droit divin copropriétaire de ma terre, et que je lui dois au moins la moitié de ce que je mange. L'énormité de l'estomac de la puissance législatrice et exécutrice me fit faire un grand signe de croix. Que serait-ce si cette puissance, qui préside à l'ordre essentiel des sociétés, avait ma terre en entier! L'un est encore plus divin que l'autre. Monsieur le contrôleur général sait que je ne payais en tout que douze livres; que c'était un fardeau très pesant pour moi, et que j'y aurais succombé si Dieu ne m'avait donné le génie de faire des paniers d'osier, qui m'aidaient à supporter ma misère. Comment donc pourrai-je tout d'un coup donner au roi vingt écus? Les nouveaux ministres disaient encore dans leur préambule qu'on ne doit taxer que les terres, parce que tout vient de la terre, jusqu'à la pluie, et que par conséquent il n'y a que les fruits de la terre qui doivent l'impôt. Un de leurs huissiers vint chez moi dans la dernière guerre; il me demanda pour ma quote-part trois setiers de blé et un sac de fèves, le tout valant vingt écus, pour soutenir la guerre qu'on faisait, et dont je n'ai jamais su la raison, ayant seulement entendu dire que, dans cette guerre, il n'y avait rien à gagner du tout pour mon pays, et beaucoup à perdre. Comme je n'avais alors ni blé, ni fèves, ni argent, la puissance législatrice et exécutrice me fit traÃner en prison, et on fit la guerre comme on put. En sortant de mon cachot, n'ayant que la peau sur les os, je rencontrai un homme joufflu et vermeil dans un carrosse à six chevaux; il avait six laquais, et donnait à chacun d'eux pour gages le double de mon revenu. Son maÃtre d'hôtel, aussi vermeil que lui, avait deux mille francs d'appointements, et lui en volait par an vingt mille. Sa maÃtresse lui coûtait quarante mille écus en six mois; je l'avais connu autrefois dans le temps qu'il était moins riche que moi il m'avoua, pour me consoler, qu'il jouissait de quatre cent mille livres de rente. "Vous en payez donc deux cent mille à l'Etat, lui dis-je, pour soutenir la guerre avantageuse que nous avons; car moi, qui n'ai juste que mes cent vingt livres, il faut que j'en paye la moitié. - Moi, dit-il, que je contribue aux besoins de l'Etat! Vous voulez rire, mon ami; j'ai hérité d'un oncle qui avait gagné huit millions à Cadix et à Surate; je n'ai pas un pouce de terre, tout mon bien est en contrats, en billets sur la place je ne dois rien à l'Etat; c'est à vous de donner la moitié de votre subsistance, vous qui êtes un seigneur terrien. Ne voyez-vous pas que, si le ministre des finances exigeait de moi quelques secours pour la patrie, il serait un imbécile qui ne saurait pas calculer? Car tout vient de la terre; l'argent et les billets ne sont que des gages d'échange au lieu de mettre sur une carte au pharaon cent setiers de blé, cent boeufs, mille moutons, et deux cents sacs d'avoine, je joue des rouleaux d'or qui représentent ces denrées dégoûtantes. Si, après avoir mis l'impôt unique sur ces denrées, on venait encore me demander de l'argent, ne voyez-vous pas que ce serait un double emploi? que ce serait demander deux fois la même chose? Mon oncle vendit à Cadix pour deux millions de votre blé, et pour deux millions d'étoffes fabriquées avec votre laine il gagna plus de cent pour cent dans ces deux affaires. Vous concevez bien que ce profit fut fait sur des terres déjà taxées ce que mon oncle achetait dix sous de vous, il le revendait plus de cinquante francs au Mexique; et, tous frais faits, il est revenu avec huit millions. Vous sentez bien qu'il serait d'une horrible injustice de lui redemander quelques oboles sur les dix sous qu'il vous donna. Si vingt neveux comme moi, dont les oncles auraient gagné dans le bon temps chacun huit millions au Mexique, à Buenos-Ayres, à Lima, à Surate ou à Pondichéry, prêtaient seulement à l'Etat chacun deux cent mille franc dans les besoins urgents de la patrie, cela produirait quatre millions quelle horreur! Payez mon ami, vous qui jouissez en paix d'un revenu clair et net de quarante écus; servez bien la patrie, et venez quelquefois dÃner avec ma livrée." Ce discours plausible me fit beaucoup réfléchir, et ne me consola guère. Entretien avec un géomètre Il arrive quelquefois qu'on ne peut rien répondre, et qu'on n'est pas persuadé. On est atterré sans pouvoir être convaincu. On sent dans le fond de son âme un scrupule, une répugnance qui nous empêche de croire ce qu'on nous a prouvé. Un géomètre vous démontre qu'entre un cercle et une tangente vous pouvez faire passer une infinité de lignes courbes, et que vous n'en pouvez faire passer une droite vos yeux, votre raison, vous disent le contraire. Le géomètre vous répond gravement que c'est là un infini du second ordre. Vous vous taisez, et vous vous en retournez tout stupéfait, sans avoir aucune idée nette, sans rien comprendre, et sans rien répliquer. Vous consultez un géomètre de meilleure foi, qui vous explique le mystère. "Nous supposons, dit-il, ce qui ne peut être dans la nature, des lignes qui ont de la longueur sans largeur il est impossible, physiquement parlant, qu'une ligne réelle en pénètre une autre. Nulle courbe, ni nulle droite réelle ne peut passer entre deux lignes réelles qui se touchent ce ne sont là que des jeux de l'entendement, des chimères idéales; et la véritable géométrie est l'art de mesurer les choses existantes." Je fus très content de l'aveu de ce sage mathématicien, et je me mis à rire, dans mon malheur, d'apprendre qu'il y avait de la charlatanerie jusque dans la science qu'on appelle la haute science. Mon géomètre était un citoyen philosophe qui avait daigné quelquefois causer avec moi dans ma chaumière. Je lui dis "Monsieur, vous avez tâché d'éclairer les badauds de Paris sur le plus grand intérêt des hommes, la durée de la vie humaine. Le ministère a connu par vous seul ce qu'il doit donner aux rentiers viagers, selon leurs différents âges. Vous avez proposé de donner aux maisons de la ville l'eau qui leur manque, et de nous sauver enfin de l'opprobre et du ridicule d'entendre toujours crier à l'eau, et de voir des femmes enfermées dans un cerceau oblong porter deux seaux d'eau, pesant ensemble trente livres, à un quatrième étage auprès d'un privé. Faites-moi, je vous prie, l'amitié de me dire combien il y a d'animaux à deux mains et à deux pieds en France. Le géomètre On prétend qu'il y en a environ vingt millions, et je veux bien adopter ce calcul très probable, en attendant qu'on le vérifie; ce qui serait très aisé, et qu'on n'a pas encore fait, parce qu'on ne s'avise jamais de tout. L'homme aux quarante écus Combien croyez-vous que le territoire de France contienne d'arpents? Le géomètre Cent trente millions, dont presque la moitié est en chemins, en villes, villages, landes, bruyères, marais, sables, terres stériles, couvents inutiles, jardins de plaisance plus agréables qu'utiles, terrains incultes, mauvais terrains mal cultivés. On pourrait réduire les terres d'un bon rapport à soixante et quinze millions d'arpents carrés; mais comptons-en quatre-vingt millions on ne saurait trop faire pour sa patrie. L'homme aux quarante écus Combien croyez-vous que chaque arpent rapporte l'un dans l'autre, année commune, en blés, en semence de toute espèce, vins, étangs, bois, métaux, bestiaux, fruits, laines, soies, lait, huiles, tous frais faits, sans compter l'impôt? Le géomètre Mais, s'ils produisent chacun vingt-cinq livres, c'est beaucoup; cependant mettons trente livres, pour ne pas décourager nos concitoyens. Il y a des arpents qui produisent des valeurs renaissantes estimées trois cents livres; il y en a qui produisent trois livres. La moyenne proportionnelle entre trois et trois cents est trente car vous voyez bien que trois est à trente comme trente est à trois cents. Il est vrai que, s'il y avait beaucoup d'arpents à trente livres, et très peu à trois cents livres, notre compte ne s'y trouverait pas; mais, encore une fois, je ne veux point chicaner. L'homme aux quarante écus Eh bien! monsieur, combien les quatre-vingt millions d'arpents donneront-ils de revenu, estimé en argent? Le géomètre Le compte est tout fait cela produit par an deux milliards quatre cents millions de livres numéraires au cours de ce jour. L'homme aux quarante écus J'ai lu que Salomon possédait lui seul vingt-cinq milliards d'argent comptant; et certainement il n'y a pas deux milliards quatre cents millions d'espèces circulantes dans la France, qu'on m'a dit être beaucoup plus grande et plus riche que le pays de Salomon. Le géomètre C'est là le mystère il y a peut-être à présent environ neuf cents millions d'argent circulant dans le royaume, et cet argent, passant de main en main, suffit pour payer toutes les denrées et tous les travaux; le même écu peut passer mille fois de la poche du cultivateur dans celle du cabaretier et du commis des aides. L'homme aux quarante écus J'entends. Mais vous m'avez dit que nous sommes vingt millions d'habitants, hommes et femmes, vieillards et enfants combien pour chacun, s'il vous plaÃt? Le géomètre Cent vingt livres, ou quarante écus. L'homme aux quarante écus Vous avez deviné tout juste mon revenu j'ai quatre arpents qui, en comptant les années de repos mêlées avec les années de produit, me valent cent vingt livres; c'est peu de chose. Quoi! si chacun avait une portion égale, comme dans l'âge d'or, chacun n'aurait que cinq louis d'or par an? Le géomètre Pas davantage, suivant notre calcul, que j'ai un peu enflé. Tel est l'état de la nature humaine. La vie et la fortune sont bien bornées on ne vit à Paris, l'un portant l'autre, que vingt-deux à vingt-trois ans; et l'un portant l'autre, on n'a tout au plus que cent vingt livres par an à dépenser c'est-à -dire que votre nourriture, votre vêtement, votre logement, vos meubles, sont représentés par la somme de cent vingt livres. L'homme aux quarante écus Hélas! que vous ai-je fait pour m'ôter ainsi la fortune et la vie? Est-il vrai que je n'aie que vingt-trois ans à vivre, à moins que je ne vole la part de mes camarades? Le géomètre Cela est incontestable dans la bonne ville de Paris; mais de ces vingt-trois ans il en faut retrancher au moins dix de votre enfance car l'enfance n'est pas une jouissance de la vie, c'est une préparation, c'est le vestibule de l'édifice, c'est l'arbre qui n'a pas encore donné de fruits, c'est le crépuscule d'un jour. Retranchez des treize années qui vous restent le temps du sommeil et celui de l'ennui, c'est au moins la moitié reste six ans et demi que vous passez dans le chagrin, les douleurs, quelques plaisirs, et l'espérance. L'homme aux quarante écus Miséricorde! votre compte ne va pas à trois ans d'une existence supportable. Le géomètre Ce n'est pas ma faute. La nature se soucie fort peu des individus. Il y a d'autres insectes qui ne vivent qu'un jour, mais dont l'espèce dure à jamais. La nature est comme ces grands princes qui comptent pour rien la perte de quatre cent mille hommes, pourvu qu'ils viennent à bout de leurs augustes desseins. L'homme aux quarante écus Quarante écus, et trois ans à vivre! quelle ressource imagineriez-vous contre ces deux malédictions? Le géomètre Pour la vie, il faudrait rendre dans Paris l'air plus pur, que les hommes mangeassent moins, qu'ils fissent plus d'exercice, que les mères allaitassent leurs enfants, qu'on ne fût plus assez malavisé pour craindre l'inoculation c'est ce que j'ai déjà dit, et pour la fortune, il n'y a qu'à se marier, et faire des garçons et des filles. L'homme aux quarante écus Quoi! le moyen de vivre commodément est d'associer ma misère à celle d'un autre? Le géomètre Cinq ou six misères ensemble font un établissement très tolérable. Ayez une brave femme, deux garçons et deux filles seulement, cela fait sept cent vingt livres pour votre petit ménage, supposé que justice soit faite, et que chaque individu ait cent vingt livres de rente. Vos enfants en bas âge ne vous coûtent presque rien; devenus grands, ils vous soulagent; leurs secours mutuels vous sauvent presque toutes les dépenses, et vous vivez très heureusement en philosophe, pourvu que ces messieurs qui gouvernent l'Etat n'aient pas la barbarie de vous extorquer à chacun vingt écus par an; mais le malheur est que nous ne sommes plus dans l'âge d'or, où les hommes, nés tous égaux, avaient également part aux productions succulentes d'une terre non cultivée. Il s'en faut beaucoup aujourd'hui que chaque être à deux mains et à deux pieds possède un fonds de cent vingt livres de revenu. L'homme aux quarante écus Ah! vous nous ruinez. Vous nous disiez tout à l'heure que dans un pays où il y a quatre-vingt millions d'arpents de terre assez bonne, et vingt millions d'habitants, chacun doit jouir de cent vingt livres de rente, et vous nous les ôtez! Le géomètre Je comptais suivant les registres du siècle d'or, et il faut compter suivant le siècle de fer. Il y a beaucoup d'habitants qui n'ont que la valeur de dix écus de rente, d'autres qui n'en ont que quatre ou cinq, et plus de six millions d'hommes qui n'ont absolument rien. L'homme aux quarante écus Mais ils mourraient de faim au bout de trois jours. Le géomètre Point du tout les autres qui possèdent leurs portions les font travailler, et partagent avec eux; c'est ce qui paye le théologien, le confiturier, l'apothicaire, le prédicateur, le comédien, le procureur et le fiacre. Vous vous êtes cru à plaindre de n'avoir que cent vingt livres à dépenser par an, réduites à cent huit livres à cause de votre taxe de douze francs; mais regardez les soldats qui donnent leur sang pour la patrie ils ne disposent, à quatre sous par jour, que de soixante et treize livres, et ils vivent gaiement en s'associant par chambrées. L'homme aux quarante écus Ainsi donc un ex-jésuite a plus de cinq fois la paye de soldat. Cependant les soldats ont rendu plus de services à l'Etat sous les yeux du roi à Fontenoy, à Laufelt, au siège de Fribourg, que n'en a jamais rendu le révérend père La Valette. Le géomètre Rien n'est plus vrai; et même chaque jésuite devenu libre a plus à dépenser qu'il ne coûtait à son couvent il y en a même qui ont gagné beaucoup d'argent à faire des brochures contre les parlements, comme le révérend père Patouiller et le révérend père Nonotte. Chacun s'ingénie dans ce monde l'un est à la tête d'une manufacture d'étoffes; l'autre de porcelaine; un autre entreprend l'opéra; celui-ci fait la gazette ecclésiastique; cet autre, une tragédie bourgeoise, ou un roman dans le goût anglais; il entretient le papetier, le marchand d'encre, le libraire, le colporteur, qui sans lui demanderaient l'aumône. Ce n'est enfin que la restitution de cent vingt livres à ceux qui n'ont rien qui fait fleurir l'Etat. L'homme aux quarante écus Parfaite manière de fleurir! Le géomètre Il n'y en a point d'autre par tout pays le riche fait vivre le pauvre. Voilà l'unique source de l'industrie du commerce. Plus la nation est industrieuse, plus elle gagne sur l'étranger. Si nous attrapions de l'étranger dix millions par an pour la balance du commerce, il y aurait dans vingt ans deux cents millions de plus dans l'Etat ce serait dix francs de plus à répartir loyalement sur chaque tête, c'est-à -dire que les négociants feraient gagner à chaque pauvre dix francs de plus dans l'espérance de faire des gains encore plus considérables; mais le commerce a ses bornes, comme la fertilité de la terre autrement la progression irait à l'infini; et puis il n'est pas sûr que la balance de notre commerce nous soit toujours favorable il y a des temps où nous perdons. L'homme aux quarante écus J'ai entendu parler beaucoup de population. Si nous nous avisions de faire le double d'enfants de ce que nous en faisons, si notre patrie était peuplée du double, si nous avions quarante millions d'habitants au lieu de vingt, qu'arriverait-il? Le géomètre Il arriverait que chacun n'aurait à dépenser que vingt écus, l'un portant l'autre, ou qu'il faudrait que la terre rendÃt le double de ce qu'elle rend, ou qu'il y aurait le double de pauvres, ou qu'il faudrait avoir le double d'industrie, et gagner le double sur l'étranger, ou envoyer la moitié de la nation en Amérique, ou que la moitié de la nation mangeât l'autre. L'homme aux quarante écus Contentons-nous donc de nos vingt millions d'hommes et de nos cent vingt livres par tête, réparties comme il plaÃt à Dieu; mais cette situation est triste, et votre siècle de fer est bien dur. Le géomètre Il n'y a aucune nation qui soit mieux, et il en est beaucoup qui sont plus mal. Croyez-vous qu'il y ait dans le Nord de quoi donner la valeur de cent vingt de mes livres à chaque habitant? S'ils avaient eu l'équivalent, les Huns, les Goths, les Vandales et les Francs n'auraient pas déserté leur patrie pour aller s'établir ailleurs, le fer et la flamme à la main. L'homme aux quarante écus Si je vous laissais dire, vous me persuaderiez bientôt que je suis heureux avec mes cent vingt francs. Le géomètre Si vous pensiez être heureux, en ce cas vous le seriez. L'homme aux quarante écus On ne peut s'imaginer être ce qu'on n'est pas, à moins qu'on ne soit fou. Le géomètre Je vous ai déjà dit que, pour être plus à votre aise et plus heureux que vous n'êtes, il faut que vous preniez une femme; mais j'ajouterai qu'elle doit avoir comme vous cent vingt livres de rente, c'est-à -dire quatre arpents à dix écus l'arpent. Les anciens Romains n'en avaient chacun que trois. Si vos enfants sont industrieux, ils pourront en gagner chacun autant en travaillant pour les autres. L'homme aux quarante écus Ainsi ils ne pourront avoir de l'argent sans que d'autres en perdent. Le géomètre C'est la loi de toutes les nations; on ne respire qu'à ce prix. L'homme aux quarante écus Et il faudra que ma femme et moi nous donnions chacun la moitié de notre récolte à la puissance législatrice et exécutrice, et que les nouveaux ministres d'Etat nous enlèvent la moitié du prix de nos sueurs et de la substance de nos pauvres enfants avant qu'ils puissent gagner leur vie! Dites-moi, je vous prie, combien nos nouveaux ministres font entrer d'argent de droit divin dans les coffres du roi. Le géomètre Vous payez vingt écus pour quatre arpents qui vous en rapportent quarante. L'homme riche qui possède quatre cents arpents payera deux mille écus par ce nouveau tarif, et les quatre-vingt millions d'arpents rendront au roi douze cents millions de livres par année, ou quatre cents millions d'écus. L'homme aux quarante écus Cela me paraÃt impraticable et impossible. Le géomètre Vous avez très grande raison, et cette impossibilité est une démonstration géométrique qu'il y a un vice fondamental de raisonnement dans nos nouveaux ministres. L'homme aux quarante écus N'y a-t-il pas aussi une prodigieuse injustice démontrée à me prendre la moitié de mon blé, de mon chanvre, de la laine de mes moutons, etc., et de n'exiger aucun secours de ceux qui auront gagné dix ou vingt, ou trente mille livres de rente avec mon chanvre, dont ils ont tissu de la toile; avec ma laine, dont ils ont fabriqué des draps; avec mon blé, qu'ils auront vendu plus cher qu'ils ne l'ont acheté? Le géomètre L'injustice de cette administration est aussi évidente que son calcul est erroné. Il faut que l'industrie soit favorisée; mais il faut que l'industrie opulente secoure l'Etat. Cette industrie vous a certainement ôté une partie de vos cent vingt livres, et se les est appropriées en vous vendant vos chemises et votre habit vingt fois plus cher qu'ils ne vous auraient coûté si vous les aviez faits vous-même. Le manufacturier, qui s'est enrichi à vos dépens, a, je l'avoue, donné un salaire à ses ouvriers, qui n'avaient rien par eux-mêmes; mais il a retenu pour lui, chaque année, une somme qui lui a valu enfin trente mille livres de rente; il a donc acquis cette fortune à vos dépens; vous ne pourrez jamais lui vendre vos denrées assez cher pour vous rembourser de ce qu'il a gagné sur vous; car, si vous tentiez ce surhaussement, il en ferait venir de l'étranger à meilleur prix. Une preuve que cela est ainsi, c'est qu'il reste toujours possesseur de ses trente mille livres de rente, et vous restez avec vos cent vingt livres, qui diminuent souvent, bien loin d'augmenter. Il est donc nécessaire et équitable que l'industrie raffinée du négociant paye plus que l'industrie grossière du laboureur. Il en est de même des receveurs des deniers publics. Votre taxe avait été jusqu'ici de douze francs avant que nos grands ministres vous eussent pris vingt écus. Sur ces douze francs, le publicain retenait dix sols pour lui. Si dans votre province il y a cinq cent mille âmes, il aura gagné deux cent cinquante mille francs par an. Qu'il en dépense cinquante, il est clair qu'au bout de dix ans il aura deux millions de bien. Il est très juste qu'il contribue à proportion, sans quoi tout serait perverti et bouleversé. L'homme aux quarante écus Je vous remercie d'avoir taxé ce financier, cela soulage mon imagination; mais puisqu'il a si bien augmenté son superflu, comment puis-je faire pour accroÃtre aussi ma petite fortune? Le géomètre Je vous l'ai déjà dit, en vous mariant, en travaillant, en tâchant de tirer de votre terre quelques gerbes de plus que ce qu'elle vous produisait. L'homme aux quarante écus Je suppose que j'aie bien travaillé; que toute la nation en ait fait autant; que la puissance législatrice et exécutrice en ait reçu un plus gros tribut combien la nation a-t-elle gagné au bout de l'année? Le géomètre Rien du tout; à moins qu'elle n'ait fait un commerce étranger utile; mais elle aura vécu plus commodément. Chacun aura eu à proportion plus d'habits, de chemises, de meubles, qu'il n'en avait auparavant. Il y aura eu dans l'Etat une circulation plus abondante; les salaires auront été augmentés avec le temps à peu près en proportion du nombre de gerbes de blé, de toisons de moutons, de cuirs de boeufs, de cerfs et de chèvres qui auront été employés, de grappes de raisin qu'on aura foulées dans le pressoir. On aura payé au roi plus de valeurs de denrées en argent, et le roi aura rendu plus de valeurs à tous ceux qu'il aura fait travailler sous ses ordres; mais il n'y aura pas un écu de plus dans le royaume. L'homme aux quarante écus Que restera-t-il donc à la puissance au bout de l'année? Le géomètre Rien, encore une fois; c'est ce qui arrive à toute puissance elle ne thésaurise pas; elle a été nourrie, vêtue, logée, meublée; tout le monde l'a été aussi, chacun suivant son état; et, si elle thésaurise, elle a arraché à la circulation autant d'argent qu'elle en a entassé; elle a fait autant de malheureux qu'elle a mis de fois quarante écus dans ses coffres. L'homme aux quarante écus Mais ce grand Henri IV n'était donc qu'un vilain, un ladre, un pillard car on m'a conté qu'il avait encaqué dans la Bastille plus de cinquante millions de notre monnaie d'aujourd'hui? Le géomètre C'était un homme aussi bon, aussi prudent que valeureux. Il allait faire une juste guerre, et en amassant dans ses coffres vingt-deux millions de son temps, en ayant encore à recevoir plus de vingt autres qu'il laissait circuler, il épargnait à son peuple plus de cent millions qu'il en aurait coûté s'il n'avait pas pris ces utiles mesures. Il se rendait moralement sûr du succès contre un ennemi qui n'avait pas les mêmes précautions. Le calcul des probabilités était prodigieusement en sa faveur. Ces vingt-deux millions encaissés prouvaient qu'il y avait alors dans le royaume la valeur de vingt-deux millions d'excédent dans les biens de la terre ainsi personne ne souffrait. L'homme aux quarante écus Mon vieillard me l'avait bien dit qu'on était à proportion plus riche sous l'administration du duc de Sully que sous celle des nouveaux ministres, qui ont mis l'impôt unique, et qui m'ont pris vingt écus sur quarante. Dites-moi, je vous prie, y a-t-il une nation au monde qui jouisse de ce beau bénéfice de l'impôt unique? Le géomètre Pas une nation opulente. Les Anglais, qui ne rient guère, se sont mis à rire quand ils ont appris que des gens d'esprit avaient proposé parmi nous cette administration. Les Chinois exigent une taxe de tous les vaisseaux marchands qui abordent à Canton; les Hollandais payent à Nangasaki, quand ils sont reçus au Japon sous prétexte qu'ils ne sont pas chrétiens; les Lapons et les Samoyèdes, à la vérité, sont soumis à un impôt unique en peaux de martres; la république de Saint-Marin ne paye que des dÃmes pour entretenir l'Etat dans sa splendeur. Il y a dans notre Europe une nation célèbre par son équité et par sa valeur qui ne paye aucune taxe c'est le peuple helvétien. Mais voici ce qui est arrivé ce peuple s'est mis à la place des ducs d'Autriche et de Zeringue, les petits cantons sont démocratiques et très pauvres; chaque habitant y paye une somme très modique pour les besoins de la petite république. Dans les cantons riches, on est chargé envers l'Etat des redevances que les archiducs d'Autriche et les seigneurs fonciers exigeaient les cantons protestants sont à proportion du double plus riches que les catholiques, parce que l'Etat y possède les biens des moines. Ceux qui étaient sujets des archiducs d'Autriche, des ducs de Zeringue, et des moines, le sont aujourd'hui de la patrie; ils payent à cette patrie les mêmes dÃmes, les mêmes droits, les mêmes lods et ventes qu'ils payent à leurs anciens maÃtres; et, comme les sujets en général ont très peu de commerce, le négoce n'est assujetti à aucune charge, excepté de petits droits d'entrepôt les hommes trafiquent de leur valeur avec les puissances étrangères, et se vendent pour quelques années, ce qui fait entrer quelque argent dans leur pays à nos dépens; et c'est un exemple aussi unique dans le monde policé que l'est l'impôt établi par vos nouveaux législateurs. L'homme aux quarante écus Ainsi, monsieur, les Suisses ne sont pas de droit divin dépouillés de la moitié de leurs biens; et celui qui possède quatre vaches n'en donne pas deux à l'Etat? Le géomètre Non, sans doute. Dans un canton, sur treize tonneaux de vin on en donne un et on en boit douze. Dans un autre canton, on paye la douzième partie et on en boit onze. L'homme aux quarante écus Ah! qu'on me fasse Suisse! Le maudit impôt que l'impôt unique et inique qui m'a réduit à demander l'aumône! Mais trois ou quatre cents impôts, dont les noms même me sont impossibles à retenir et à prononcer, sont-ils plus justes et plus honnêtes? Y a-t-il jamais eu un législateur qui, en fondant un Etat, ait imaginé de créer des conseillers du roi mesureurs de charbons, jaugeurs de vin, mouleurs de bois, langueyeurs de porcs, contrôleurs de beurre salé? d'entretenir une armée de faquins deux fois plus nombreuse que celle d'Alexandre, commandée par soixante généraux qui mettent le pays à contribution, qui remportent des victoires signalées tous les jours, qui font des prisonniers, et qui quelquefois les sacrifient en l'air ou sur un petit théâtre de planches, comme faisaient les anciens Scythes, à ce que m'a dit mon curé? Une telle législation, contre laquelle tant de cris s'élevaient, et qui faisait verser tant de larmes, valait-elle mieux que celle qui m'ôte tout d'un coup nettement et paisiblement la moitié de mon existence? J'ai peur qu'à bien compter on ne m'en prÃt en détail les trois quarts sous l'ancienne finance. Le géomètre Iliacos intra muros peccatur et extra. Est modus in rebus. Caveas ne quid nimis. L'homme aux quarante écus J'ai appris un peu d'histoire et de géométrie, mais je ne sais pas le latin. Le géomètre Cela signifie à peu près "On a tort des deux côtés. Gardez le milieu en tout. Rien de trop." L'homme aux quarante écus. Oui, rien de trop, c'est ma situation; mais je n'ai pas assez. Le géomètre Je conviens que vous périrez de faim, et moi aussi, et l'Etat aussi, supposé que la nouvelle administration dure seulement deux ans; mais il faut espérer que Dieu aura pitié de nous. L'homme aux quarante écus On passe sa vie à espérer, et on meurt en espérant. Adieu, monsieur; vous m'avez instruit, mais j'ai le coeur navré. Le géomètre C'est souvent le fruit de la science. Aventure avec un carme. Quand j'eus bien remercié l'académicien de l'Académie des Science de m'avoir mis au fait, je m'en allai tout pantois, louant la Providence, mais grommelant entre mes dents ces tristes paroles "Vingt écus de rente seulement pour vivre, et n'avoir que vingt-deux ans à vivre! Hélas! puisse notre vie être encore plus courte, puisqu'elle est si malheureuse!" Je me trouvai bientôt vis-à -vis d'une maison superbe. Je sentais déjà la faim; je n'avais pas seulement la cent vingtième partie de la somme qui appartient de droit à chaque individu; mais dès qu'on m'eut appris que ce palais était le couvent des révérends pères carmes déchaussés, je conçus de grandes espérances, et je dis "Puisque ces saints sont assez humbles pour marcher pieds nus, ils seront assez charitables pour me donner à dÃner." Je sonnai; un carme vint "Que voulez-vous, mon fils? - Du pain, mon révérend père; les nouveaux édits m'ont tout ôté. - Mon fils, nous demandons nous-mêmes l'aumône; nous ne la faisons pas. - Quoi! votre saint institut vous ordonne de n'avoir pas de souliers, et vous avez une maison de prince! et vous me refusez à manger! - Mon fils, il est vrai que nous sommes sans souliers et sans bas c'est une dépense de moins; mais nous n'avons pas plus froid aux pieds qu'aux mains; et si notre saint institut nous avait ordonné d'aller cul nu, nous n'aurions point froid au derrière. A l'égard de notre belle maison, nous l'avons aisément bâtie, parce que nous avons cent mille livres de rente en maisons dans la même rue. - Ah! ah! vous me laissez mourir de faim, et vous avez cent mille livres de rente! Vous en rendez donc cinquante mille au nouveau gouvernement? - Dieu nous préserve de payer une obole! Le seul produit de la terre cultivée par des mains laborieuses, endurcies de calus et mouillées de larmes, doit des tributs à la puissance législatrice et exécutrice. Les aumônes qu'on nous a données nous ont mis en état de faire bâtir ces maisons, dont nous tirons cent mille livres par an; mais ces aumônes venant des fruits de la terre, ayant déjà payé le tribut, elles ne doivent pas payer deux fois elles ont sanctifié les fidèles qui se sont appauvris en nous enrichissant, et nous continuons à demander l'aumône et à mettre à contribution le faubourg St-Germain pour sanctifier encore les fidèles." Ayant dit ces mots, le carme me ferma la porte au nez. Je passai par-devant l'hôtel des mousquetaires gris; je contai la chose à un de ces messieurs ils me donnèrent un bon dÃner et un écu. L'un d'eux proposa d'aller brûler le couvent; mais un mousquetaire plus sage lui montra que le temps n'était pas encore venu, et le pria d'attendre encore deux ou trois ans. Audience de M. le Contrôleur général J'allai, avec mon écu, présenter un placet à M. le Contrôleur général, qui donnait audience ce jour-là . Son antichambre était remplie de gens de toute espèce. Il y avait surtout des visages encore plus pleins, des ventres plus rebondis, des mines plus fières que mon homme aux huit millions. Je n'osais m'approcher; je les voyais, et ils ne me voyaient pas. Un moine, gros décimateur, avait intenté un procès à des citoyens qu'il appelait ses paysans. Il avait déjà plus de revenu que la moitié de ses paroissiens ensemble, et de plus il était seigneur de fief. Il prétendait que ses vassaux, ayant converti avec des peines extrêmes leurs bruyères en vignes, ils lui devaient la dixième partie de leur vin, ce qui faisait, en comptant le prix du travail et des échalas, et des futailles, et du cellier, plus du quart de la récolte. "Mais comme les dÃmes, disait-il, sont de droit divin, je demande le quart de la substance de mes paysans au nom de Dieu." Le ministre lui dit "Je vois combien vous êtes charitable!" Un fermier général, fort intelligent dans les aides, lui dit alors "Monseigneur, ce village ne peut rien donner à ce moine car, ayant fait payer aux paroissiens l'année passée trente-deux impôts pour leur vin, et les ayant fait condamner ensuite à payer le trop bu, ils sont entièrement ruinés. J'ai fait vendre leurs bestiaux et leurs meubles, ils sont encore mes redevables. Je m'oppose aux prétentions du révérend père. - Vous avez raison d'être son rival, repartit le ministre; vous aimez l'un et l'autre également votre prochain, et vous m'édifiez tous deux." Un troisième, moine et seigneur, dont les paysans sont mainmortables, attendait aussi un arrêt du conseil qui le mÃt en possession de tout le bien d'un badaud de Paris, qui, ayant par inadvertance demeuré un an et un jour dans une maison sujette à cette servitude et enclavée dans les Etats de ce prêtre, y était mort au bout de l'année. Le moine réclamait tout le bien du badaud, et cela de droit divin. Le ministre trouva le coeur du moine aussi juste et aussi tendre que les deux premiers. Un quatrième, qui était contrôleur du domaine, présenta un beau mémoire par lequel il se justifiait d'avoir réduit vingt familles à l'aumône. Elles avaient hérité de leurs oncles ou tantes, ou frères, ou cousins; il avait fallu payer les droits. Le domanier leur avait prouvé généreusement qu'elles n'avaient pas assez estimé leurs héritages, qu'elles étaient beaucoup plus riches qu'elles ne croyaient; et, en conséquence, les ayant condamnées à l'amende du triple, les ayant ruinées en frais, et fait mettre en prison les pères de famille, il avait acheté leurs meilleures possessions sans bourse délier. Le Contrôleur général lui dit d'un ton un peu amer à la vérité "Euge! contrôleur bone et fidelis; quia supra pauca fuisti fidelis, fermier général te constituam." Cependant il dit tout bas à un maÃtre des requêtes qui était à côté de lui "Il faudra bien faire rendre gorge à ces sangsues sacrées et à ces sangsues profanes il est temps de soulager le peuple, qui, sans nos soins et notre équité, n'aurait jamais de quoi vivre que dans l'autre monde." Des hommes d'un génie profond lui présentèrent des projets. L'un avait imaginé de mettre des impôts sur l'esprit. "Tout le monde, disait-il, s'empressera de payer, personne ne voulant passer pour un sot." Le ministre lui dit "Je vous déclare exempt de la taxe." Un autre proposa d'établir l'impôt unique sur les chansons et sur le rire, attendu que la nation était la plus gaie du monde, et qu'une chanson la consolait de tout; mais le ministre observa que depuis quelque temps on ne faisait plus guère de chansons plaisantes, et il craignit que, pour échapper à la taxe, on ne devÃnt trop sérieux. Vint un sage et brave citoyen qui offrit de donner au roi trois fois plus, en faisant payer par la nation trois fois moins. Le ministre lui conseilla d'apprendre l'arithmétique. Un cinquième prouvait au roi, par amitié, qu'il ne pouvait recueillir que soixante et quinze millions; mais qu'il allait lui en donner deux cent vingt-cinq. "Vous me ferez plaisir, dit le ministre, quand nous aurons payé les dettes de l'Etat." Enfin arriva un commis de l'auteur nouveau qui fait la puissance législatrice copropriétaire de toutes nos terres par le droit divin, et qui donnait au roi douze cents millions de rente. Je reconnus l'homme qui m'avait mis en prison pour n'avoir pas payé mes vingt écus. Je me jetai aux pieds de monsieur le contrôleur général, et je lui demandai justice; il fit un grand éclat de rire, et me dit que c'était un tour qu'on m'avait joué. Il ordonna à ces mauvais plaisants de me donner cent écus de dédommagement, et m'exempta de taille pour le reste de ma vie. Je lui dis "Monseigneur, Dieu vous bénisse!" Lettre à l'Homme aux quarante écus Quoique je sois trois fois aussi riche que vous, c'est-à -dire quoique je possède trois cent soixante livres ou francs de revenu, je vous écris cependant comme d'égal à égal, sans affecter l'orgueil des grandes fortunes. J'ai lu l'histoire de votre désastre et de la justice que M. le Contrôleur général vous a rendue; je vous en fais mon compliment; mais par malheur je viens de lire. Le Financier citoyen, malgré la répugnance que m'avait inspirée le titre, qui paraÃt contradictoire à bien des gens. Ce citoyen vous ôte vingt francs de vos rentes, et à moi soixante il n'accorde que cent francs à chaque individu sur la totalité des habitants; mais, en récompense, un homme non moins illustre enfle nos rentes jusqu'à cent cinquante livres; je vois que votre géomètre a pris un juste milieu. Il n'est point de ces magnifiques seigneurs qui d'un trait de plume peuplent Paris d'un million d'habitants, et vous font rouler quinze cents millions d'espèces sonnantes dans le royaume, après tout ce que nous en avons perdu dans nos guerres dernières. Comme vous êtes grand lecteur, je vous prêterai le Financier citoyen; mais n'allez pas le croire en tout il cite le testament du grand ministre Colbert, et il ne sait pas que c'est une rapsodie ridicule faite par un Gatien de Courtilz; il cite la DÃme du maréchal de Vauban, et il ne sait pas qu'elle est d'un Boisguilbert; il cite le testament du cardinal de Richelieu, et il ne sait pas qu'il est de l'abbé de Bourzeis. Il suppose que ce cardinal assure que quand la viande enchérit, on donne une paye plus forte au soldat. Cependant la viande enchérit beaucoup sous son ministère, et la paye du soldat n'augmenta point ce qui prouve, indépendamment de cent autres preuves, que ce livre reconnu pour supposé dès qu'il parut, et ensuite attribué au cardinal même, ne lui appartient pas plus que les testaments du cardinal Albertoni et du maréchal de Belle-Isle ne leur appartiennent. Défiez-vous toute votre vie des testaments et des systèmes j'en ai été la victime comme vous. Si les Solons et les Lycurgues modernes se sont moqués de vous, les nouveaux Triptolèmes se sont encore plus moqués de moi, et, sans une petite succession qui m'a ranimé, j'étais mort de misère. J'ai cent vingt arpents labourables dans le plus beau pays de la nature, et le sol le plus ingrat. Chaque arpent ne rend, tous frais faits, dans mon pays, qu'un écu de trois livres. Dès que j'eus lu dans les journaux qu'un célèbre agriculteur avait inventé un nouveau semoir, et qu'il labourait sa terre par planches, afin qu'en semant moins il recueillÃt davantage, j'empruntai vite de l'argent, j'achetai un semoir, je labourai par planches; je perdis ma peine et mon argent, aussi bien que l'illustre agriculteur qui ne sème plus par planches. Mon malheur voulut que je lusse le Journal économique, qui se vend à Paris chez Boudot. Je tombai sur l'expérience d'un Parisien ingénieux qui, pour se réjouir, avait fait labourer son parterre quinze fois, et y avait semé du froment, au lieu d'y planter des tulipes; il eut une récolte très abondante. J'empruntai encore de l'argent. "Je n'ai qu'à donner trente labours, me disais-je, j'aurai le double de la récolte de ce digne Parisien, qui s'est formé des principes d'agriculture à l'Opéra et à la Comédie; et me voilà enrichi par ses leçons et par son exemple." Labourer seulement quatre fois dans mon pays est une chose impossible; la rigueur et les changements soudains des saisons ne le permettent pas; et d'ailleurs le malheur que j'avais eu de semer par planches, comme l'illustre agriculteur dont j'ai parlé, m'avait forcé à vendre mon attelage. Je fais labourer trente fois mes cent vingt arpents par toutes les charrues qui sont à quatre lieues à la ronde. Trois labours pour chaque arpent coûtent douze livres, c'est un prix fait; il fallut donner trente façons par arpent; le labour de chaque arpent me coûta cent vingt livres la façon de mes cent vingt arpents me revint à quatorze mille quatre cents livres. Ma récolte, qui se monte, année commune, dans mon maudit pays, à trois cents setiers, monta, il est vrai, à trois cent trente, qui, à vingt livres le setier, me produisirent six mille six cents livres je perdis sept mille huit cents livres; il est vrai, que j'eus la paille. J'étais ruiné, abÃmé, sans une vieille tante qu'un grand médecin dépêcha dans l'autre monde, en raisonnant aussi bien en médecine que moi en agriculture. Qui croirait que j'eus encore la faiblesse de me laisser séduire par le Journal de Boudot? Cet homme-là , après tout, n'avait pas juré ma perte. Je lis dans son recueil qu'il n'y a qu'à faire une avance de quatre mille francs pour avoir quatre mille livres de rente en artichauts certainement Boudot me rendra en artichauts ce qu'il m'a fait perdre en blé. Voilà mes quatre mille francs dépensés, et mes artichauts mangés par des rats de campagne. Je fus hué dans mon canton comme le diable de Papefiguière. J'écrivais une lettre de reproche fulminante à Boudot. Pour toute réponse le traÃtre s'égaya dans son Journal à mes dépens. Il me nia impudemment que les Caraïbes fussent nés rouges; je fus obligé de lui envoyer une attestation d'un ancien procureur du roi de la Guadeloupe, comme quoi Dieu a fait les Caraïbes rouges ainsi que les Nègres noirs. Mais cette petite victoire ne m'empêcha pas de perdre jusqu'au dernier sou toute la succession de ma tante, pour avoir trop cru les nouveaux systèmes. Mon cher monsieur, encore une fois, gardez-vous des charlatans. Nouvelles douleurs occasionnées par les nouveaux systèmes Ce petit morceau est tiré des manuscrits d'un vieux solitaire. Je vois que si de bons citoyens se sont amusés à gouverner les Etats, et à se mettre à la place des rois; si d'autres se sont crus des Triptolèmes et des Cérès, il y en a de plus fiers qui se sont mis sans façon à la place de Dieu, et qui ont créé l'univers avec leur plume, comme Dieu le créa autrefois par la parole. Un des premiers qui se présenta à mes adorations fut un descendant de Thalès, nommé Telliamed, qui m'apprit que les montagnes et les hommes sont produits par les eaux de la mer. Il y eut d'abord de beaux hommes marins qui ensuite devinrent amphibies. Leur belle queue fourchue se changea en cuisses et en jambes. J'étais encore tout plein des Métamorphoses d'Ovide, et d'un livre où il était démontré que la race des hommes était bâtarde d'une race de babouins j'aimais autant descendre d'un poisson que d'un singe. Avec le temps j'eus quelques doutes sur cette généalogie, et même sur la formation des montagnes. "Quoi! me dit-il, vous ne savez pas que les courants de la mer, qui jettent toujours du sable à droite et à gauche à dix ou douze pieds de hauteur, tout au plus, ont produit, dans une suite infinie de siècles, des montagnes de vingt mille pieds de haut, lesquelles ne sont pas de sable? Apprenez que la mer a nécessairement couvert tout le globe. La preuve en est qu'on a vu des ancres de vaisseau sur le mont Saint-Bernard, qui étaient là plusieurs siècles avant que les hommes eussent dès vaisseaux. Figurez-vous que la terre est un globe de verre qui a été longtemps tout couvert d'eau." Plus il m'endoctrinait, plus je devenais incrédule. "Quoi donc! me dit-il, n'avez-vous pas vu le falun de Touraine à trente-six lieues de la mer? C'est un amas de coquilles avec lesquelles on engraisse la terre comme avec du fumier. Or, si la mer a déposé dans la succession des temps une mine entière de coquilles à trente-six lieues de l'Océan, pourquoi n'aura-t-elle pas été jusqu'à trois mille lieues pendant plusieurs siècles sur notre globe de verre?" Je lui répondis "Monsieur Telliamed, il y a des gens qui font quinze lieues par jour à pied; mais ils ne peuvent en faire cinquante. Je ne crois pas que mon jardin soit de verre; et quant à votre falun, je doute encore qu'il soit un lit de coquilles de mer. Il se pourrait bien que ce ne fût qu'une mine de petites pierres calcaires qui prennent aisément la forme des fragments de coquilles, comme il y a des pierres qui sont figurées en langues, et qui ne sont point des langues; en étoiles, et qui ne sont point des astres; en serpents roulés sur eux-mêmes, et qui ne sont point des serpents; en parties naturelles du beau sexe, et qui ne sont point pourtant les dépouilles des dames. On voit des dendrites, des pierres figurées, qui représentent des arbres et des maisons, sans que jamais ces petites pierres aient été des maisons et des chênes. "Si la mer avait déposé tant de lits de coquilles en Touraine, pourquoi aurait-elle négligé la Bretagne, la Normandie, la Picardie, et toutes les autres côtes? J'ai bien peur que ce falun tant vanté ne vienne pas plus de la mer que les hommes. Et quand la mer se serait répandue à trente-six lieues, ce n'est pas à dire qu'elle ait été jusqu'à trois mille, et même jusqu'à trois cents, et que toutes les montagnes aient été produites par les eaux. J'aimerais autant dire que le Caucase a formé la mer, que de prétendre que la mer a fait le Caucase. - Mais, monsieur l'incrédule; que répondrez-vous aux huÃtres pétrifiées qu'on a trouvées sur le sommet des Alpes? - Je répondrai, monsieur le créateur, que je n'ai pas vu plus d'huÃtres pétrifiées que d'ancres de vaisseau sur le haut du mont Cenis. Je répondrai ce qu'on a déjà dit, qu'on a trouvé des écailles d'huÃtres qui se pétrifient aisément à de très grandes distances de la mer, comme on a déterré des médailles romaines à cent lieus de Rome; et j'aime mieux croire que des pèlerins de Saint-Jacques ont laissé quelques coquilles vers Saint-Maurice que d'imaginer que la mer a formé le mont Saint-Bernard. "Il y a des coquillages partout; mais est-il bien sûr qu'ils ne soient pas les dépouilles des testacés et des crustacés de nos lacs et de nos rivières, aussi bien que des petits poissons marins? - Monsieur l'incrédule, je vous tournerai en ridicule dans le monde que je me propose de créer. - Monsieur le créateur, à vous permis; chacun est le maÃtre dans son mode; mais vous ne me ferez jamais croire que celui où nous sommes soit de verre, ni que quelques coquilles soient des démonstrations que la mer a produit les Alpes et le mont Taurus. Vous savez qu'il n'y a aucune coquille dans les montagnes d'Amérique. Il faut que ce ne soit pas vous qui ayez créé cet hémisphère, et que vous vous soyez contenté de former l'ancien monde c'est bien assez. - Monsieur, monsieur, si on n'a pas découvert de coquilles sur les montagnes d'Amérique, on en découvrira. - Monsieur, c'est parler en créateur qui sait son secret, et qui est sûr de son fait. Je vous abandonne, si vous voulez, votre falun, pourvu que vous me laissiez mes montagnes. Je suis d'ailleurs le très humble et très obéissant serviteur de votre providence." Dans le temps que je m'instruisais ainsi avec Telliamed, un jésuite irlandais déguisé en homme, d'ailleurs grand observateur, et ayant de bons microscopes, fit des anguilles avec de la farine de blé ergoté. On ne douta pas alors qu'on ne fÃt des hommes avec de la farine de bon froment. Aussitôt on créa des particules organiques qui composèrent des hommes. Pourquoi non? Le grand géomètre Fatio avait bien ressuscité des morts à Londres on pouvait tout aussi aisément faire à Paris des vivants avec des particules organiques; mais, malheureusement, les nouvelles anguilles de Needham ayant disparu, les nouveaux hommes disparurent aussi, et s'enfuirent chez les monades, qu'ils rencontrèrent dans le plein au milieu de la matière subtile, globuleuse et cannelée. Ce n'est pas que ces créateurs de systèmes n'aient rendu de grands services à la physique; à Dieu ne plaise que je méprise leurs travaux! On les a comparés à des alchimistes qui, en faisant de l'or qu'on ne fait point, ont trouvé de bons remèdes, ou du moins des choses très curieuses. On peut être un homme d'un rare mérite, et se tromper sur la formation des animaux et sur la structure du globe. Les poissons changés en hommes, et les eaux changées en montagnes, ne m'avaient pas fait autant de mal que M. Boudot. Je me bornais tranquillement à douter, lorsqu'un Lapon me prit sous sa protection. C'était un profond philosophe, mais qui ne pardonnait jamais aux gens qui n'étaient pas de son avis. Il me fit d'abord connaÃtre clairement l'avenir en exaltant mon âme. Je fis de si prodigieux efforts d'exaltation que j'en tombai malade; mais il me guérit en m'enduisant de poix-résine de la tête aux pieds. A peine fus-je en état de marcher qu'il me proposa un voyage aux terres australes pour y disséquer des têtes de géants, ce qui nous ferait connaÃtre clairement la nature de l'âme. Je ne pouvais supporter la mer; il eut la bonté de me mener par terre. Il fit creuser un grand trou dans le globe terraqué ce trou allait droit chez les Patagons. Nous partÃmes; je me cassai une jambe à l'entrée du trou; on eut beaucoup de peine à me redresser la jambe il s'y forma un calus qui m'a beaucoup soulagé. J'ai déjà parlé de tout cela dans une de mes diatribes pour instruire l'univers très attentif à ces grandes choses. Je suis bien vieux; j'aime quelquefois à répéter mes contes, afin de les inculquer mieux dans la tête des petits garçons pour lesquels je travaille depuis si longtemps. Mariage de l'Homme aux quarante écus L'homme aux quarante écus s'étant beaucoup formé, et ayant fait une petite fortune, épousa une jolie fille qui possédait cent écus de rente. Sa femme devint bientôt grosse. Il alla trouver son géomètre, et lui demanda si elle lui donnerait un garçon ou une fille. Le géomètre lui répondit que les sages-femmes, les femmes de chambre, le savaient pour l'ordinaire; mais que les physiciens, qui prédisent les éclipses, n'étaient pas si éclairés qu'elles. Il voulut savoir ensuite si son fils ou sa fille avait déjà une âme. Le géomètre dit que ce n'était pas son affaire, et qu'il en fallait parler au théologien du coin. L'homme aux quarante écus, qui était déjà l'homme aux deux cents écus pour le moins, demanda en quel endroit était son enfant. "Dans une petite poche, lui dit son ami, entre la vessie et l'intestin rectum. - O Dieu paternel! s'écria-t-il, l'âme immortelle de mon fils née et logée entre de l'urine et quelque chose de pis! - Oui, mon cher voisin, l'âme d'un cardinal n'a point eu d'autre berceau; et avec cela on fait le fier, on se donne des airs. - Ah! monsieur le savant, ne pourriez-vous point me dire comment les enfants se font? - Non, mon ami; mais, si vous voulez, je vous dirai ce que les philosophes ont imaginé, c'est-à -dire comment les enfants ne se font point. "Premièrement, le révérend père Sanchez, dans son excellent livre de Matrimonio, est entièrement de l'avis d'Hippocrate; il croit comme un article de foi que les deux véhicules fluides de l'homme et de la femme s'élancent et s'unissent ensemble, et que dans le moment l'enfant est conçu par cette union; et il est si persuadé de ce système physique, devenu théologique, qu'il examine, chapitre XXI du livre second, utrum virgo Maria semen emiserit in copulatione cum Spiritu Sancto. - Eh! monsieur, je vous ai déjà dit que je n'entends pas le latin; expliquez-moi en français l'oracle du père Sanchez." Le géomètre lui traduisit le texte, et tous deux frémirent d'horreur. Le nouveau marié, en trouvant Sanchez prodigieusement ridicule, fut pourtant assez content d'Hippocrate; et il se flattait que sa femme avait rempli toutes les conditions imposées par ce médecin pour faire un enfant. Malheureusement, lui dit le voisin, il y a beaucoup de femmes qui ne répandent aucune liqueur, qui ne reçoivent qu'avec aversion les embrassements de leurs maris, et qui cependant en ont des enfants. Cela seul décide contre Hippocrate et Sanchez. De plus, il y a très grande apparence que la nature agit toujours dans les mêmes cas par les mêmes principes or il y a beaucoup d'espèces d'animaux qui engendrent sans copulation, comme les poissons écaillés, les huÃtres, les pucerons. Il a donc fallu que les physiciens cherchassent une mécanique de génération qui convÃnt à tous les animaux. Le célèbre Harvey, qui le premier démontra la circulation, et qui était digne de découvrir le secret de la nature, crut l'avoir trouvé dans les poules elles pondent des oeufs; il jugea que les femmes pondaient aussi. Les mauvais plaisants dirent que c'est pour cela que le bourgeois, et même quelques gens de cour, appellent leur femme ou leur maÃtresse ma poule, et qu'on dit que toutes les femmes sont coquettes, parce qu'elles voudraient que les coqs les trouvassent belles. Malgré ces railleries, Harvey ne changea point d'avis, et il fut établi dans toute l'Europe que nous venons d'un oeuf. L'homme aux quarante écus Mais, monsieur, vous m'avez dit que la nature est toujours semblable à elle-même, qu'elle agit toujours par le même principe dans le même cas les femmes, les juments, les ânesses, les anguilles, ne pondent point; vous vous moquez de moi. Le géomètre Elles ne pondent point en dehors, mais elles pondent en dedans; elles ont des ovaires comme tous les oiseaux; les juments, les anguilles en ont aussi. Un oeuf se détache de l'ovaire; il est couvé dans la matrice. Voyez tous les poissons écaillés, les grenouilles ils jettent des oeufs, que le mâle féconde. Les baleines et les autres animaux marins de cette espèce font éclore leurs oeufs dans leur matrice. Les mites, les teignes, les plus vils insectes, sont visiblement formés d'un oeuf. Tout vient d'un oeuf; et notre globe est un grand oeuf qui contient tous les autres. L'homme aux quarante écus Mais vraiment ce système porte tous les caractères de la vérité; il est simple, il est uniforme, il est démontré aux yeux dans plus de la moitié des animaux; j'en suis fort content, je n'en veux point d'autre les oeufs de ma femme me sont fort chers. Le géomètre On s'est lassé à la longue de ce système on a fait les enfants d'une autre façon. L'homme aux quarante écus Et pourquoi, puisque celle-là est si naturelle? Le géomètre C'est qu'on a prétendu que nos femmes n'ont point d'ovaire, mais seulement de petites glandes. L'homme aux quarante écus Je soupçonne que des gens qui avaient un autre système à débiter ont voulu décréditer les oeufs. Le géomètre Cela pourrait bien être. Deux Hollandais s'avisèrent d'examiner la liqueur séminale au microscope, celle de l'homme, celle de plusieurs animaux, et ils crurent y apercevoir des animaux déjà tout formés qui couraient avec une vitesse inconcevable. Ils en virent même dans le fluide séminal du coq. Alors on jugea que les mâles faisaient tout, et les femmes rien; elles ne servirent plus qu'à porter le trésor que le mâle leur avait confié. L'homme aux quarante écus Voilà qui est bien étrange. J'ai quelques doutes sur tous ces petits animaux qui frétillent si prodigieusement dans une liqueur, pour être ensuite immobiles dans les oeufs des oiseaux, et pour être non moins immobiles neuf mois, à quelques culbutes près, dans le ventre de la femme; cela ne me paraÃt pas conséquent. Ce n'est pas, autant que j'en puis juger, la marche de la nature. Comment sont faits, s'il vous plaÃt, ces petits hommes qui sont si bons nageurs dans la liqueur dont vous me parlez? Le géomètre Comme des vermisseaux. Il y avait surtout un médecin, nommé Andry, qui voyait des vers partout, et qui voulait absolument détruire le système d'Harvey. Il aurait, s'il l'avait pu, anéanti la circulation du sang, parce qu'un autre l'avait découverte. Enfin deux Hollandais et M. Andry, à force de tomber dans le péché d'Onan et de voir les choses au microscope, réduisirent l'homme à être chenille. Nous sommes d'abord un ver comme elle; de là , dans notre enveloppe, nous devenons comme elle, pendant neuf mois, une vraie chrysalide, que les paysans appellent fève. Ensuite, si la chenille devient papillon, nous devenons hommes voilà nos métamorphoses. L'homme aux quarante écus Eh bien! s'en est-on tenu là ? N'y a-t-il point eu depuis de nouvelle mode? Le géomètre On s'est dégoûté d'être chenille. Un philosophe extrêmement plaisant a découvert dans une Vénus physique que l'attraction faisait les enfants; et voici comment la chose s'opère. Le germe étant tombé dans la matrice, l'oeil droit attire l'oeil gauche, qui arrive pour s'unir à lui en qualité d'oeil; mais il en est empêché par le nez, qu'il rencontre en chemin, et qui l'oblige de se placer à gauche. Il en est de même des bras, des cuisses et des jambes, qui tiennent aux cuisses. Il est difficile d'expliquer, dans cette hypothèse, la situation des mamelles et des fesses. Ce grand philosophe n'admet aucun dessein de l'Etre créateur dans la formation des animaux; il est bien loin de croire que le coeur soit fait pour recevoir le sang et pour le chasser, l'estomac pour digérer, les yeux pour voir, les oreilles pour entendre cela lui paraÃt trop vulgaire; tout se fait par attraction. L'homme aux quarante écus Voilà un maÃtre fou. Je me flatte que personne n'a pu adopter une idée aussi extravagante. Le géomètre On en rit beaucoup; mais ce qu'il y eut de triste, c'est que cet insensé ressemblait aux théologiens, qui persécutent autant qu'ils le peuvent ceux qu'ils font rire. D'autres philosophes ont imaginé d'autres manières qui n'ont pas fait une plus grande fortune ce n'est plus le bras qui va chercher le bras; ce n'est plus la cuisse qui court après la cuisse; ce sont de petites molécules, de petites particules de bras et de cuisse qui se placent les unes sur les autres. On sera peut-être enfin obligé d'en revenir aux oeufs, après avoir perdu bien du temps. L'homme aux quarante écus J'en suis ravi; mais quel a été le résultat de toutes ces disputes? Le géomètre Le doute. Si la question avait été débattue entre des théologaux, il y aurait eu des excommunications et du sang répandu; mais entre des physiciens la paix est bientôt faite chacun a couché avec sa femme, sans penser le moins du monde à son ovaire, ni à ses trompes de Fallope. Les femmes sont devenues grosses ou enceintes, sans demander seulement comment ce mystère s'opère. C'est ainsi que vous semez du blé, et que vous ignorez comment le blé germe en terre. L'homme aux quarante écus Oh! je le sais bien; on me l'a dit il y a longtemps c'est par pourriture. Cependant il me prend quelquefois des envies de rire de tout ce qu'on m'a dit. Le géomètre C'est une fort bonne envie. Je vous conseille de douter de tout, excepté que les trois angles d'un triangle sont égaux à deux droits, et que les triangles qui ont même base et même hauteur sont égaux entre eux, ou autres propositions pareilles, comme, par exemple, que deux et deux font quatre. L'homme aux quarante écus Oui, je crois qu'il est fort sage de douter; mais je sens que je suis curieux depuis que j'ai fait fortune et que j'ai du loisir. Je voudrais, quand ma volonté remue mon bras ou ma jambe, découvrir le ressort par lequel ma volonté les remue car sûrement il y en a un. Je suis quelquefois tout étonné de pouvoir lever et abaisser mes yeux, et de ne pouvoir dresser mes oreilles. Je pense, et je voudrais connaÃtre un peu... là ... toucher au doigt ma pensée. Cela doit être fort curieux. Je cherche si je pense par moi-même, si Dieu me donne mes idées, si mon âme est venue dans mon corps à six semaines ou à un jour, comment elle s'est logée dans mon cerveau; si je pense beaucoup quand je dors profondément, et quand je suis en léthargie. Je me creuse la cervelle pour savoir comment un corps en pousse un autre. Mes sensations ne m'étonnent pas moins j'y trouve du divin, et surtout dans le plaisir. J'ai fait quelquefois mes efforts pour imaginer un nouveau sens, et je n'ai jamais pu y parvenir. Les géomètres savent toutes ces choses; ayez la bonté de m'instruire. Le géomètre Hélas! nous sommes aussi ignorants que vous; adressez-vous à la Sorbonne." L'Homme aux quarante écus, devenu père, raisonne sur les moines Quand l'homme aux quarante écus se vit père d'un garçon, il commença à se croire un homme de quelque poids dans l'Etat; il espéra donner au moins dix sujets au roi, qui seraient tous utiles. C'était l'homme du monde qui faisait le mieux des paniers; et sa femme était une excellente couturière. Elle était née dans le voisinage d'une grosse abbaye de cent mille livres de rente. Son mari me demanda un jour pourquoi ces messieurs, qui étaient en petit nombre; avaient englouti tant de parts de quarante écus. "Sont-ils plus utiles que moi à la patrie? - Non, mon cher voisin - Servent-ils comme moi à la population du pays? - Non, au moins en apparence. - Cultivent-ils la terre? défendent-ils l'Etat quand il est attaqué? - Non, ils prient Dieu pour vous. - Eh bien! je prierai Dieu pour eux, et partageons. Combien croyez-vous que les couvents renferment de ces gens utiles, soit en hommes, soit en filles, dans le royaume? - Par les mémoires des intendants, faits sur la fin du dernier siècle, il y en avait environ quatre-vingt-dix mille. - Par notre ancien compte, ils ne devraient, à quarante écus par tête, posséder que dix millions huit cent mille livres combien en ont-ils? - Cela va à cinquante millions, en comptant les messes et les quêtes des moines mendiants, qui mettent réellement un impôt considérable sur le peuple. Un frère quêteur d'un couvent de Paris s'est vanté publiquement que sa besace valait quatre-vingt mille livres de rente. - Voyons combien cinquante millions répartis entre quatre-vingt-dix mille têtes tondues donnent à chacune. - Cinq cent cinquante-cinq livres. - C'est une somme considérable dans une société nombreuse, où les dépenses diminuent par la quantité même des consommateurs car il en coûte bien moins à dix personnes pour vivre ensemble que si chacun avait séparément son logis et sa table. Les ex-jésuites, à qui on donne aujourd'hui quatre cents livres de pension, ont donc réellement perdu à ce marché? - Je ne le crois pas car ils sont presque tous retirés chez des parents qui les aident; plusieurs disent la messe pour de l'argent, ce qu'ils ne faisaient pas auparavant; d'autres se sont faits précepteurs; d'autres ont été soutenus par des dévotes; chacun s'est tiré d'affaire, et peut-être y en a-t-il peu aujourd'hui qui, ayant goûté du monde et de la liberté, voulussent reprendre leurs anciennes chaÃnes. La vie monacale, quoi qu'on en dise, n'est point du tout à envier. C'est une maxime assez connue que les moines sont des gens qui s'assemblent sans se connaÃtre, vivent sans s'aimer, et meurent sans se regretter. - Vous pensez donc qu'on leur rendrait un très grand service de les défroquer tous? - Ils y gagneraient beaucoup sans doute, et l'Etat encore davantage; on rendrait à la patrie des citoyens et des citoyennes qui ont sacrifié témérairement leur liberté dans un âge où les lois ne permettent pas qu'on dispose d'un fonds de dix sous de rente; on tirerait ces cadavres de leurs tombeaux ce serait une vraie résurrection. Leurs maisons deviendraient des hôtels de ville, des hôpitaux, des écoles publiques, ou seraient affectées à des manufactures; la population deviendrait plus grande, tous les arts seraient mieux cultivés. On pourrait du moins diminuer le nombre de ces victimes volontaires en fixant le nombre des novices la patrie aurait plus d'hommes utiles et moins de malheureux. C'est le sentiment de tous les magistrats, c'est le voeu unanime du public, depuis que les esprits sont éclairés. L'exemple de l'Angleterre et de tant d'autres Etats est une preuve évidente de la nécessité de cette réforme. Que ferait aujourd'hui l'Angleterre, si au lieu de quarante mille hommes de mer, elle avait quarante mille moines? Plus les arts se sont multipliés, plus le nombre des sujets laborieux est devenu nécessaire. Il y a certainement dans les cloÃtres beaucoup de talents ensevelis qui sont perdus pour l'Etat. Il faut, pour faire fleurir un royaume, le moins de prêtres possible, et le plus d'artisans possible. L'ignorance et la barbarie de nos pères, loin d'être une règle pour nous, n'est qu'un avertissement de faire ce qu'ils feraient s'ils étaient en notre place avec nos lumières. - Ce n'est donc point par haine contre les moines que vous voulez les abolir, c'est par pitié pour eux, c'est par amour pour la patrie? Je pense comme vous. Je ne voudrais point que mon fils fût moine; et si je croyais que je dusse avoir des enfants pour le cloÃtre, je ne coucherais plus avec ma femme. - Quel est en effet le bon père de famille qui ne gémisse de voir son fils et sa fille perdus pour la société? Cela s'appelle se sauver; mais un soldat qui se sauve quand il faut combattre est puni. Nous sommes tous des soldats de l'Etat; nous sommes à la solde de la société, nous devenons des déserteurs quand nous la quittons. Que dis-je? les moines sont des parricides qui étouffent une postérité tout entière. Quatre-vingt-dix mille cloÃtrés, qui braillent ou qui nasillent du latin, pourraient donner à l'Etat chacun deux sujets cela fait cent soixante mille hommes qu'ils font périr dans leur germe. Au bout de cent ans la perte est immense cela est démontré. Pourquoi donc le monachisme a-t-il prévalu? parce que le gouvernement fut presque partout détestable et absurde depuis Constantin; parce que l'empire romain eut plus de moines que de soldats; parce qu'il y en avait cent mille dans la seule Egypte; parce qu'ils étaient exempts de travail et de taxe; parce que les chefs des nations barbares qui détruisirent l'empire, s'étant faits chrétiens pour gouverner des chrétiens, exercèrent la plus horrible tyrannie; parce qu'on se jetait en foule dans les cloÃtres pour échapper aux fureurs de ces tyrans, et qu'on se plongeait dans un esclavage pour en éviter un autre, parce que les papes, en instituant tant d'ordres différents de fainéants sacrés, se firent autant de sujets dans les autres Etats; parce qu'un paysan aime mieux être appelé mon révérend père, et donner des bénédictions, que de conduire la charrue; parce qu'il ne sait pas que la charrue est plus noble que le froc; parce qu'il aime mieux vivre aux dépens des sots que par un travail honnête; enfin parce qu'il ne sait pas qu'en se faisant moine il se prépare des jours malheureux, tissus d'ennui et de repentir. - Allons, monsieur, plus de moines, pour leur bonheur et pour le nôtre. Mais je suis fâché d'entendre dire au seigneur de mon village, père de quatre garçons et de trois filles, qu'il ne saura où les placer s'il ne fait pas ses filles religieuses. - Cette allégation trop souvent répétée est inhumaine, antipatriotique, destructive de la société. Toutes les fois qu'on peut dire d'un état de vie, quel qu'il puisse être si tout le monde embrassait cet état le genre humain serait perdu; il est démontré que cet état ne vaut rien, et que celui qui le prend nuit au genre humain autant qu'il est en lui. Or il est clair que si tous les garçons et toutes les filles s'encloÃtraient le monde périrait donc la moinerie est par cela seul l'ennemie de la nature humaine, indépendamment des maux affreux qu'elle a causés quelquefois. - Ne pourrait-on pas en dire autant des soldats? - Non assurément car si chaque citoyen porte les armes à son tour, comme autrefois dans toutes les républiques, et surtout dans celle de Rome, le soldat n'en est que meilleur cultivateur; le soldat citoyen se marie, il combat pour sa femme et pour ses enfants. Plût à Dieu que tous les laboureurs fussent soldats et mariés! ils seraient d'excellents citoyens. Mais un moine, en tant que moine, n'est bon qu'à dévorer la substance de ses compatriotes. Il n'y a point de vérité plus reconnue. - Mais les filles, monsieur, les filles des pauvres gentilshommes, qu'on ne peut marier, que feront-elles? - Elles feront, on l'a dit mille fois, comme les filles d'Angleterre, d'Ecosse, d'Irlande, de Suisse, de Hollande, de la moitié de l'Allemagne, de Suède, de Norvège, du Danemark, de Tartarie, de Turquie, d'Afrique, et de presque tout le reste de la terre; elles seront bien meilleures épouses, bien meilleures mères, quand on se sera accoutumé, ainsi qu'en Allemagne, à prendre des femmes sans dot. Une femme ménagère et laborieuse fera plus de bien dans une maison que la fille d'un financier, qui dépense plus en superfluités qu'elle n'a porté de revenu chez son mari. Il faut qu'il y ait des maisons de retraite pour la vieillesse, pour l'infirmité, pour la difformité. Mais, par le plus détestable des abus, les fondations ne sont que pour la jeunesse et pour les personnes bien conformées. On commence, dans le cloÃtre, par faire étaler aux novices des deux sexes leur nudité, malgré toutes les lois de la pudeur; on les examine attentivement devant et derrière. Qu'une vieille bossue aille se présenter pour entrer dans un cloÃtre, on la chassera avec mépris, à moins qu'elle ne donne une dot immense. Que dis-je? toute religieuse doit être dotée, sans quoi elle est le rebut du couvent. Il n'y eut jamais d'abus plus intolérable. - Allez, allez, monsieur, je vous jure que mes filles ne seront jamais religieuses. Elles apprendront à filer, à coudre, à faire de la dentelle, à broder, à se rendre utiles. Je regarde les voeux comme un attentat contre la patrie et contre soi-même. Expliquez-moi, je vous prie, comment il se peut faire qu'un de mes amis, pour contredire le genre humain, prétendre que les moines sont très utiles à la population d'un Etat, parce que leurs bâtiments sont mieux entretenus que ceux des seigneurs, et leurs terres mieux cultivées? - Eh! quel est donc votre ami qui avance une proposition si étrange? - C'est l'Ami des hommes, ou plutôt celui des moines. - Il a voulu rire; il sait trop bien que dix familles qui ont chacune cinq mille livres de rente en terre sont cent fois, mille fois plus utiles qu'un couvent qui jouit d'un revenu de cinquante mille livres, et qui a toujours un trésor secret. Il vante les belles maisons bâties par les moines, et c'est précisément ce qui irrite les citoyens c'est le sujet des plaintes de l'Europe. Le voeu de pauvreté condamne les palais, comme le voeu d'humilité contredit l'orgueil, et comme le voeu d'anéantir sa race contredit la nature. - Je commence à croire qu'il faut beaucoup se défier des livres. - Il faut en user avec eux comme avec les hommes choisir les plus raisonnables, les examiner, et ne se rendre jamais qu'à l'évidence." Des impôts payés à l'étranger Il y a un mois que l'homme aux quarante écus vint me trouver en se tenant les côtés de rire, et il riait de si grand coeur que je me mis à rire aussi sans savoir de quoi il était question tant l'homme est né imitateur! tant l'instinct nous maÃtrise! tant les grands mouvements de l'âme sont contagieux! Ut ridentibus arrident, ita flentibus adflent Humani vultus. Quand il eut bien ri, il me dit qu'il venait de rencontrer un homme qui se disait protonotaire du Saint-Siège, et que cet homme envoyait une grosse somme d'argent à trois cents lieues d'ici, à un Italien, au nom d'un Français à qui le roi avait donné un petit fief, et que ce Français ne pourrait jamais jouir des bienfaits du roi s'il ne donnait à cet Italien la première année de son revenu. "La chose est très vraie, lui dis-je; mais elle n'est pas si plaisante. Il en coûte à la France environ quatre cent mille livres par an en menus droits de cette espèce; et, depuis environ deux siècles et demi que cet usage dure, nous avons déjà porté en Italie quatre-vingts millions. - Dieu paternel! s'écria-t-il, que de fois quarante écus! Cet Italien-là nous subjugua donc, il y a deux siècles et demi? Il nous imposa ce tribut? - Vraiment, répondis-je, il nous en imposait autrefois d'une façon bien plus onéreuse. Ce n'est là qu'une bagatelle en comparaison de ce qu'il leva longtemps sur notre pauvre nation et sur les autres pauvres nations de l'Europe." Alors je lui racontai comment ces saintes usurpations s'étaient établies. Il sait un peu d'histoire; il a du bon sens il comprit aisément que nous avions été des esclaves auxquels il restait encore un petit bout de chaÃne. Il parla longtemps avec énergie contre cet abus; mais avec quel respect pour la religion en général! Comme il révérait les évêques! comme il leur souhaitait beaucoup de quarante écus, afin qu'ils les dépensassent dans leurs diocèses en bonnes oeuvres! Il voulait aussi que tous les curés de campagne eussent un nombre de quarante écus suffisant pour les faire vivre avec décence. "Il est triste, disait-il, qu'un curé soit obligé de disputer trois gerbes de blé à son ouaille, et qu'il ne soit pas largement payé par la province. Il est honteux que ces messieurs soient toujours en procès avec leurs seigneurs. Ces contestations éternelles pour des droits imaginaires, pour des dÃmes, détruisent la considération qu'on leur doit. Le malheureux cultivateur, qui a déjà payé aux préposés son dixième, et les deux sous pour livre, et la taille, et la capitation, et le rachat du logement des gens de guerre, après qu'il a logé des gens de guerre, etc., etc., etc.; cet infortuné, dis-je, qui se voit encore enlever le dixième de sa récolte par son curé, ne le regarde plus comme son pasteur, mais comme son écorcheur, qui lui arrache le peu de peau qui lui reste. Il sent bien qu'en lui enlevant la dixième gerbe de droit divin, on a la cruauté diabolique de ne pas lui tenir compte de ce qu'il lui en a coûté pour faire croÃtre cette gerbe. Que lui reste-t-il, pour lui et pour sa famille? Les pleurs, la disette, le découragement, le désespoir; et il meurt de fatigue et de misère. Si le curé était payé par la province, il serait la consolation de ses paroissiens, au lieu d'être regardé par eux comme leur ennemi." Ce digne homme s'attendrissait en prononçant ces paroles; il aimait sa patrie, et était idolâtre du bien public. Il s'écriait quelquefois "Quelle nation que la française, si on voulait!" Nous allâmes voir son fils, à qui sa mère, bien propre et bien lavée, donnait un gros téton blanc. L'enfant était fort joli. "Hélas! dit le père, te voilà donc, et tu n'as que vingt-trois ans de vie, et quarante écus à prétendre!" Des proportions Le produit des extrêmes est égal au produit des moyens; mais deux sacs de blé volés ne sont pas à ceux qui les ont pris comme la perte de leur vie l'est à l'intérêt de la personne volée. Le prieur de D***, à qui deux de ses domestiques de campagne avaient dérobé deux setiers de blé, vient de faire pendre les deux délinquants. Cette exécution lui a plus coûté que toute sa récolte ne lui a valu, et, depuis ce temps, il ne trouve plus de valets. Si les lois avaient ordonné que ceux qui voleraient le blé de leur maÃtre laboureraient son champ toute leur vie, les fers aux pieds et une sonnette au cou, attachée à un carcan, ce prieur aurait beaucoup gagné. Il faut effrayer le crime oui, sans doute; mais le travail forcé et la honte durable l'intimident plus que la potence. Il y a quelques mois qu'à Londres un malfaiteur fut condamné à être transporté en Amérique pour y travailler aux sucreries avec les nègres. Tous les criminels en Angleterre, comme en bien d'autres pays, sont reçus à présenter requête au roi, soit pour obtenir grâce entière, soit pour diminution de peine. Celui-ci présenta requête pour être pendu il alléguait qu'il haïssait mortellement le travail, et qu'il aimait mieux être étranglé une minute que de faire du sucre toute sa vie. D'autres peuvent penser autrement, chacun a son goût; mais on a déjà dit, et il faut répéter, qu'un pendu n'est bon à rien, et que les supplices doivent être utiles. Il y a quelques années que l'on condamna dans la Tartarie deux jeunes gens à être empalés, pour avoir regardé, leur bonnet sur la tête, passer une procession de lamas. L'empereur de la Chine, qui est un homme de beaucoup d'esprit, dit qu'il les aurait condamnés à marcher nu-tête à la procession pendant trois mois. Proportionnez les peines aux délits, a dit le marquis Beccaria; ceux qui ont fait les lois n'étaient pas géomètres. Si l'abbé Guyon, ou Coger, ou l'ex-jésuite Nonotte, ou l'ex-jésuite Patouillet, ou le prédicant La Beaumelle, font de misérables libelles où il n'y a ni vérité, ni raison, ni esprit, irez-vous les faire pendre, comme le prieur de D*** a fait pendre ses deux domestiques; et cela, sous prétexte que les calomniateurs sont plus coupables que les voleurs? Condamnerez-vous Fréron même aux galères, pour avoir insulté le bon goût, et pour avoir menti toute sa vie dans l'espérance de payer son cabaretier? Ferez-vous mettre au pilori le sieur Larcher, parce qu'il a été très pesant, parce qu'il a entassé erreur sur erreur, parce qu'il n'a jamais su distinguer aucun degré de probabilité, parce qu'il veut que, dans une antique et immense cité renommée par sa police et par la jalousie des maris, dans Babylone enfin, où les femmes étaient gardées par des eunuques, toutes les princesses allassent par dévotion donner publiquement leurs faveurs dans la cathédrale aux étrangers pour de l'argent? Contentons-nous de l'envoyer sur les lieux courir les bonnes fortunes; soyons modérés en tout; mettons de la proportion entre les délits et les peines. Pardonnons à ce pauvre Jean-Jacques, lorsqu'il n'écrit que pour se contredire, lorsqu'après avoir donné une comédie sifflée sur le théâtre de Paris, et qu'il injurie ceux qui en font jouer à cent lieues de là ; lorsqu'il cherche des protecteurs, et qu'il les outrage; lorsqu'il déclame contre les romans, et qu'il fait des romans dont le héros est un sot précepteur qui reçoit l'aumône d'une Suissesse à laquelle il a fait un enfant, et qui va dépenser son argent dans un bordel de Paris; laissons-le croire qu'il a surpassé Fénelon et Xénophon, en élevant un jeune homme de qualité dans le métier de menuisier ces extravagantes platitudes ne méritent pas un décret de prise de corps; les petites maisons suffisent avec de bons bouillons, de la saignée, et du régime. Je hais les lois de Dracon, qui punissaient également les crimes et les fautes, la méchanceté et la folie. Ne traitons point le jésuite Nonotte, qui n'est coupable que d'avoir écrit des bêtises et des injures, comme on a traité les jésuites Malagrida, Oldcorn, Garnet, Guignard, Gueret, et comme on devait traiter le jésuite Le Tellier, qui trompa son roi, et qui troubla la France. Distinguons principalement dans tout procès, dans toute contention, dans toute querelle, l'agresseur de l'outragé, l'oppresseur de l'opprimé. La guerre offensive est d'un tyran; celui qui se défend est un homme juste. Comme j'étais plongé dans ces réflexions, l'homme aux quarante écus me vint voir tout en larmes. Je lui demandai avec émotion si son fils, qui devait vivre vingt-trois ans, était mort. "Non, dit-il, le petit se porte bien, et ma femme aussi; mais j'ai été appelé en témoignage contre un meunier à qui on a fait subir la question ordinaire et extraordinaire, et qui s'est trouvé innocent; je l'ai vu s'évanouir dans les tortures redoublées; j'ai entendu craquer ses os; j'entends encore ses cris et ses hurlements, ils me poursuivent; je pleure de pitié, et je tremble d'horreur." Je me mis à pleurer et à frémir aussi, car je suis extrêmement sensible. Ma mémoire alors me représenta l'aventure épouvantable des Calas une mère vertueuse dans les fers, ses filles éplorées et fugitives, sa maison au pillage; un père de famille respectable brisé par la torture, agonisant sur la roue, et expirant dans les flammes; un fils chargé de chaÃnes, traÃné devant les juges, dont un lui dit "Nous venons de rouer votre père, nous allons vous rouer aussi." Je me souvins de la famille des Sirven, qu'un de mes amis rencontra dans des montagnes couvertes de glaces, lorsqu'elle fuyait la persécution d'un juge aussi inique qu'ignorant. "Ce juge, me dit-il, a condamné toute cette famille innocente au supplice, en supposant, sans la moindre apparence de preuve, que le père et la mère, aidés de deux de leurs filles, avaient égorgé et noyé la troisième, de peur qu'elle n'allât à la messe." Je voyais à la fois, dans des jugements de cette espèce, l'excès de la bêtise, de l'injustice et de la barbarie. Nous plaignions la nature humaine, l'homme aux quarante écus et moi. J'avais dans ma poche le discours d'un avocat général de Dauphiné, qui roulait en partie sur ces matières intéressantes; je lui en lus les endroits suivants "Certes, ce furent des hommes véritablement grands qui osèrent les premiers se charger de gouverner leurs semblables, et s'imposer le fardeau de la félicité publique; qui, pour le bien qu'ils voulaient faire aux hommes, s'exposèrent à leur ingratitude, et, pour le repos d'un peuple, renoncèrent au leur; qui se mirent, pour ainsi dire, entre les hommes et la Providence, pour leur composer, par artifice, un bonheur qu'elle semblait leur avoir refusé. ... Quel magistrat, un peu sensible à ses devoirs, à la seule humanité, pourrait soutenir ces idées? Dans la solitude d'un cabinet pourra-t-il, sans frémir d'horreur et de pitié, jeter les yeux sur ces papiers, monuments infortunés du crime ou de l'innocence? Ne lui semble-t-il pas entendre des voix gémissantes sortir de ces fatales écritures, et le presser de décider du sort d'un citoyen, d'un époux, d'un père, d'une famille? Quel juge impitoyable s'il est chargé d'un seul procès criminel pourra passer de sang-froid devant une prison? C'est donc moi, dira-t-il, qui retiens dans ce détestable séjour mon semblable, peut-être mon égal, mon concitoyen, un homme enfin! c'est moi qui le lie tous les jours, qui ferme sur lui ces odieuses portes! Peut-être le désespoir s'est emparé de son âme; il pousse vers le ciel mon nom avec des malédictions, et sans doute il atteste contre moi le grand Juge qui nous observe et doit nous juger tous les deux. ... Ici un spectacle effrayant se présente tout à coup à mes yeux; le juge se lasse d'interroger par la parole; il veut interroger par les supplices impatient dans ses recherches, et peut-être irrité de leur inutilité, on apporte des torches, des chaÃnes, des leviers, et tous ces instruments inventés pour la douleur. Un bourreau vient se mêler aux fonctions de la magistrature, et terminer par la violence un interrogatoire commencé par la liberté. Douce philosophie! toi qui ne cherches la vérité qu'avec l'attention et la patience, t'attendais-tu que, dans ton siècle, on employât de tels instruments pour la découvrir? Est-il bien vrai que nos lois approuvent cette méthode inconcevable, et que l'usage la consacre? ... Leurs lois imitent leurs préjugés; les punitions publiques sont aussi cruelles que les vengeances particulières, et les actes de leur raison ne sont guère moins impitoyables que ceux de leurs passions. Quelle est donc la cause de cette bizarre opposition? C'est que nos préjugés sont anciens, et que notre morale est nouvelle; c'est que nous sommes aussi pénétrés de nos sentiments qu'inattentifs à nos idées; c'est que l'avidité des plaisirs nous empêche de réfléchir sur nos besoins, et que nous sommes plus empressés de vivre que de nous diriger; c'est, en un mot, que nos moeurs sont douces, et qu'elles ne sont pas bonnes; c'est que nous sommes polis, et nous ne sommes seulement pas humains." Ces fragments que l'éloquence avait dictés à l'humanité remplirent le coeur de mon ami d'une douce consolation. Il admirait avec tendresse. "Quoi! disait-il dans son transport, on fait des chefs-d'oeuvre en province! on m'avait dit qu'il n'y a que Paris dans le monde. - Il n'y a que Paris, lui dis-je, où l'on fasse des opéras-comiques; mais il y a aujourd'hui dans les provinces beaucoup de magistrats qui pensent avec la même vertu, et qui s'expriment avec la même force. Autrefois les oracles de la justice, ainsi que ceux de la morale, n'étaient que ridicules. Le docteur Balouard déclamait au barreau, et Arlequin dans la chaire. La philosophie est enfin venue, elle a dit "Ne parlez en public que pour dire des vérités neuves et utiles, avec l'éloquence du sentiment et de la raison. - Mais si nous n'avons rien de neuf à dire? se sont écriés les parleurs. - Taisez-vous alors, a répondu la philosophie; tous ces vains discours d'appareil, qui ne contiennent que des phrases, sont comme le feu de la Saint-Jean, allumé le jour de l'année où l'on a le moins besoin de se chauffer il ne cause aucun plaisir, et il n'en reste pas même la cendre. Que toute la France lise les bons livres. Mais, malgré les progrès de l'esprit humain, on lit très peu; et, parmi ceux qui veulent quelquefois s'instruire, la plupart lisent très mal. Mes voisins et mes voisines jouent, après dÃner, un jeu anglais, que j'ai beaucoup de peine à prononcer, car on l'appelle wisk. Plusieurs bons bourgeois, plusieurs grosses têtes, qui se croient de bonnes têtes, vous disent avec un air d'importance que les livres ne sont bons à rien. Mais, messieurs les Welches, savez-vous que vous n'êtes gouvernés que par des livres? Savez-vous que l'ordonnance civile, le code militaire et l'Evangile sont des livres dont vous dépendez continuellement? Lisez, éclairez-vous; ce n'est que par la lecture qu'on fortifie son âme; la conversation la dissipe, le jeu la resserre. - J'ai bien peu d'argent, me répondit l'homme aux quarante écus; mais, si jamais je fais une petite fortune, j'achèterai des livres chez Marc-Michel Rey." De la vérole L'homme aux quarante écus demeurait dans un petit canton où l'on n'avait jamais mis de soldats en garnison depuis cent cinquante années. Les moeurs, dans ce coin de terre inconnu, étaient pures comme l'air qui l'environne. On ne savait pas qu'ailleurs l'amour pût être infecté d'un poison destructeur, que les générations fussent attaquées dans leur germe, et que la nature, se contredisant elle-même, pût rendre la tendresse horrible et le plaisir affreux; on se livrait à l'amour avec la sécurité de l'innocence. Des troupes vinrent, et tout changea. Deux lieutenants, l'aumônier du régiment, un caporal, et un soldat de recrue qui sortait du séminaire, suffirent pour empoisonner douze villages en moins de trois mois. Deux cousines de l'homme aux quarante écus se virent couvertes de pustules calleuses; leurs beaux cheveux tombèrent; leur voix devint rauque; les paupières de leurs yeux, fixes et éteints, se chargèrent d'une couleur livide, et ne se fermèrent plus pour laisser entrer le repos dans des membres disloqués, qu'une carie secrète commençait à ronger comme ceux de l'Arabe Job, quoique Job n'eût jamais eu cette maladie. Le chirurgien-major du régiment, homme d'une grande expérience, fut obligé de demander des aides à la cour pour guérir toutes les filles du pays. Le ministre de la guerre, toujours porté d'inclination à soulager le beau sexe, envoya une recrue de fraters, qui gâtèrent d'une main ce qu'ils rétablirent de l'autre. L'homme aux quarante écus lisait alors l'histoire philosophique de Candide, traduite de l'allemand du docteur Ralph, qui prouve évidemment que tout est bien, et qu'il était absolument impossible, dans le meilleur des mondes possibles, que la vérole, la peste, la pierre, la gravelle, les écrouelles, la chambre de Valence, et l'Inquisition, n'entrassent dans la composition de l'univers, de cet univers uniquement fait pour l'homme, roi des animaux et image de Dieu, auquel on voit bien qu'il ressemble comme deux gouttes d'eau. Il lisait, dans l'histoire véritable de Candide, que le fameux docteur Pangloss avait perdu dans le traitement un oeil et une oreille. "Hélas! dit-il, mes deux cousines, mes deux pauvres cousines, seront-elles borgnes ou borgnesses et essorillées? - Non, lui dit le major consolateur; les Allemands ont la main lourde; mais, nous autres, nous guérissons les filles promptement, sûrement et agréablement." En effet les deux jolies cousines en furent quittes pour avoir la tête enflée comme un ballon pendant six semaines, pour perdre la moitié de leurs dents en tirant la langue d'un demi-pied, et pour mourir de la poitrine au bout de six mois. Pendant l'opération, le cousin et le chirurgien-major raisonnèrent ainsi. L'homme aux quarante écus Est-il possible, monsieur, que la nature ait attaché de si épouvantables tourments à un plaisir si nécessaire, tant de honte à tant de gloire, et qu'il y ait plus de risque à faire un enfant qu'à tuer un homme? Serait-il vrai au moins, pour notre consolation, que ce fléau diminue un peu sur la terre, et qu'il devienne moins dangereux de jour en jour? Le chirurgien-major Au contraire, il se répand de plus en plus dans toute l'Europe Chrétienne; il s'est étendu jusqu'en Sibérie; j'en ai vu mourir plus de cinquante personnes, et surtout un grand général d'armée et un ministre d'Etat fort sage. Peu de poitrines faibles résistent à la maladie et au remède. Les deux soeurs, la petite et la grosse, se sont liguées encore plus que les moines pour détruire le genre humain. L'homme aux quarante écus Nouvelle raison pour abolir les moines, afin que, remis au rang des hommes, ils réparent un peu le mal que font les deux soeurs. Dites-moi, je vous prie, si les bêtes ont la vérole. Le chirurgien Ni la petite, ni la grosse, ni les moines, ne sont connus chez elles. L'homme aux quarante écus Il faut donc avouer qu'elles sont plus heureuses et plus prudentes que nous dans ce meilleur des mondes. Le chirurgien Je n'en ai jamais douté; elles éprouvent bien moins de maladies que nous leur instinct est bien plus sûr que notre raison; jamais ni le passé ni l'avenir ne les tourmentent. L'homme aux quarante écus Vous avez été chirurgien d'un ambassadeur de France en Turquie y a-t-il beaucoup de vérole à Constantinople? Le chirurgien Les Francs l'ont apportée dans le faubourg de Péra, où ils demeurent. J'y ai connu un capucin qui en était mangé comme Pangloss; mais elle n'est point parvenue dans la ville les Francs n'y couchent presque jamais. Il n'y a presque point de filles publiques dans cette ville immense. Chaque homme riche a des femmes esclaves de Circassie, toujours gardées, toujours surveillées, dont la beauté ne peut être dangereuse. Les Turcs appellent la vérole le mal chrétien, et cela redouble le profond mépris qu'ils ont pour notre théologie; mais, en récompense, ils ont la peste, maladie d'Egypte, dont ils font peu de cas, et qu'ils ne se donnent jamais la peine de prévenir. L'homme aux quarante écus En quel temps croyez-vous que ce fléau commença dans l'Europe? Le chirurgien Au retour du premier voyage de Christophe Colomb chez des peuples innocents qui ne connaissaient ni l'avarice ni la guerre, vers l'an 1494. Ces nations, simples et justes, étaient attaquées de ce mal de temps immémorial, comme la lèpre régnait chez les Arabes et chez les Juifs, et la peste chez les Egyptiens. Le premier fruit que les Espagnols recueillirent de cette conquête du nouveau monde fut la vérole; elle se répandit plus promptement que l'argent du Mexique, qui ne circula que longtemps après en Europe. La raison en est que, dans toutes les villes, il y avait alors de belles maisons publiques appelées bordels, établies par l'autorité des souverains pour conserver l'honneur des dames. Les Espagnols portèrent le venin dans ces maisons privilégiées dont les princes et les évêques tiraient les filles qui leur étaient nécessaires. On a remarqué qu'à Constance il y avait eu sept cent dix-huit filles pour le service du concile qui fit brûler si dévotement Jean Hus et Jérôme de Prague. On peut juger par ce seul trait avec quelle rapidité le mal parcourut tous les pays. Le premier seigneur qui en mourut fut l'illustrissime et révérendissime évêque et vice-roi de Hongrie, en 1499, que Bartholomeo Montanagua, grand médecin de Padoue, ne put guérir. Gualtieri assure que l'archevêque de Mayence Berthold de Henneberg, "attaqué de la grosse vérole, rendit son âme à Dieu en 1504". On sait que notre roi François Ier en mourut. Henri III la prit à Venise; mais le jacobin Jacques Clément prévint l'effet de la maladie. Le parlement de Paris, toujours zélé pour le bien public, fut le premier qui donna un arrêt contre la vérole; en 1497. Il défendit à tous les vérolés de rester dans Paris sous peine de la hart; mais, comme il n'était pas facile de prouver juridiquement aux bourgeois et bourgeoises qu'ils étaient en délit, cet arrêt n'eut pas plus d'effet que ceux qui furent rendus depuis contre l'émétique; et, malgré le parlement, le nombre des coupables augmenta toujours. Il est certain que, si on les avait exorcisés, au lieu de les faire pendre, il n'y en aurait plus aujourd'hui sur la terre; mais c'est à quoi malheureusement on ne pensa jamais. L'homme aux quarante écus Est-il bien vrai ce que j'ai lu dans Candide, que, parmi nous, quand deux armées de trente mille hommes chacune marchent ensemble en front de bandière, on peut parier qu'il y a vingt mille vérolés de chaque côté? Le chirurgien Il n'est que trop vrai. Il en est de même dans les licences de Sorbonne. Que voulez-vous que fassent de jeunes bacheliers à qui la nature parle plus haut et plus ferme que la théologie? Je puis vous jurer que, proportion gardée, mes confrères et moi nous avons traité plus de jeunes prêtres que de jeunes officiers. L'homme aux quarante écus N'y aurait-il point quelque manière d'extirper cette contagion qui désole l'Europe? On a déjà tâché d'affaiblir le poison d'une vérole, ne pourra-t-on rien tenter sur l'autre? Le chirurgien Il n'y aurait qu'un seul moyen, c'est que tous les princes de l'Europe se liguassent ensemble, comme dans les temps de Godefroy de Bouillon. Certainement une croisade contre la vérole serait beaucoup plus raisonnable que ne l'ont été celles qu'on entreprit autrefois si malheureusement contre Saladin, Melecsala, et les Albigeois. Il vaudrait bien mieux s'entendre pour repousser l'ennemi commun du genre humain que d'être continuellement occupé à guetter le moment favorable de dévaster la terre et de couvrir les champs de morts, pour arracher à son voisin deux ou trois villes et quelques villages. Je parle contre mes intérêts car la guerre et la vérole font ma fortune; mais il faut être homme avant d'être chirurgien-major. C'est ainsi que l'homme aux quarante écus se formait, comme on dit, l'esprit et le coeur. Non seulement il hérita de ses deux cousines, qui moururent en six mois; mais il eut encore la succession d'un parent fort éloigné, qui avait été sous-fermier des hôpitaux des armées, et qui s'était fort engraissé en mettant les soldats blessés à la diète. Cet homme n'avait jamais voulu se marier; il avait un assez joli sérail. Il ne reconnut aucun de ses parents, vécut dans la crapule, et mourut à Paris d'indigestion. C'était un homme, comme on voit, fort utile à l'Etat. Notre nouveau philosophe fut obligé d'aller à Paris pour recueillir l'héritage de son parent. D'abord les fermiers du domaine le lui disputèrent. Il eut le bonheur de gagner son procès, et la générosité de donner aux pauvres de son canton, qui n'avaient pas leur contingent de quarante écus de rente, une partie des dépouilles du richard. Après quoi il se mit à satisfaire sa grande passion d'avoir une bibliothèque. Il lisait tous les matins, faisait des extraits, et le soir il consultait les savants pour savoir en quelle langue le serpent avait parlé à notre bonne mère; si l'âme est dans le corps calleux ou dans la glande pinéale; si saint Pierre avait demeuré vingt-cinq ans à Rome; quelle différence spécifique est entre un trône et une domination, et pourquoi les nègres ont le nez épaté. D'ailleurs il se proposa de ne jamais gouverner l'Etat, et de ne faire aucune brochure contre les pièces nouvelles. On l'appelait monsieur André; c'était son nom de baptême. Ceux qui l'ont connu rendent justice à sa modestie et à ses qualités, tant acquises que naturelles. Il a bâti une maison commode dans son ancien domaine de quatre arpents. Son fils sera bientôt en âge d'aller au collège; mais il veut qu'il aille au collège d'Harcourt, et non à celui de Mazarin, à cause du professeur Coger, qui fait des libelles, et parce qu'il ne faut pas qu'un professeur de collège fasse des libelles. Madame André lui a donné une fille fort jolie, qu'il espère marier à un conseiller de la cour des aides, pourvu que ce magistrat n'ait pas la maladie que le chirurgien-major veut extirper dans l'Europe chrétienne. Grande querelle Pendant le séjour de monsieur André à Paris, il y eut une querelle importante. Il s'agissait de savoir si Marc-Antonin était un honnête homme, et s'il était en enfer ou en purgatoire, ou dans les limbes, en attendant qu'il ressuscitât. Tous les honnêtes gens prirent le parti de Marc-Antonin. Ils disaient "Antonin a toujours été juste, sobre, chaste, bienfaisant. Il est vrai qu'il n'a pas en paradis une place aussi belle que saint Antoine; car il faut des proportions, comme nous l'avons vu. Mais certainement l'âme de l'empereur Antonin n'est point à la broche dans l'enfer. Si elle est en purgatoire, il faut l'en tirer; il n'y a qu'à dire des messes pour lui. Les jésuites n'ont plus rien à faire; qu'ils disent trois mille messes pour le repos de l'âme de Marc-Antonin; ils y gagneront, à quinze sous la pièce, deux mille deux cent cinquante livres. D'ailleurs, on doit du respect à une tête couronnée; il ne faut pas la damner légèrement." Les adversaires de ces bonnes gens prétendaient au contraire qu'il ne fallait accorder aucune composition à Marc-Antonin; qu'il était un hérétique; que les carpocratiens et les aloges n'étaient pas si méchants que lui; qu'il était mort sans confession; qu'il fallait faire un exemple; qu'il était bon de le damner pour apprendre à vivre aux empereurs de la Chine et du Japon, à ceux de Perse, de Turquie et de Maroc, aux rois d'Angleterre, de Suède, de Danemark, de Prusse, au stathouder de Hollande, et aux avoyers du canton de Berne, qui n'allaient pas plus à confesse que l'empereur Marc-Antonin; et qu'enfin c'est un plaisir indicible de donner des décrets contre des souverains morts, quand on ne peut en lancer contre eux de leur vivant, de peur de perdre ses oreilles. La querelle devint aussi sérieuse que le fut autrefois celle des Ursulines et des Annonciades, qui disputèrent à qui porterait plus longtemps des oeufs à la coque entre les fesses sans les casser. On craignit un schisme, comme du temps des cent et un contes de ma mère l'oie, et de certains billets payables au porteur dans l'autre monde. C'est une chose bien épouvantable qu'un schisme cela signifie division dans les opinions, et, jusqu'à ce moment fatal, tous les hommes avaient pensé de même. Monsieur André, qui est un excellent citoyen, pria les chefs des deux partis à souper. C'est un des bons convives que nous ayons; son humeur est douce et vive, sa gaieté n'est point bruyante; il est facile et ouvert; il n'a point cette sorte d'esprit qui semble vouloir étouffer celui des autres; l'autorité qu'il se concilie n'est due qu'à ses grâces, à sa modération, et à une physionomie ronde qui est tout à fait persuasive. Il aurait fait souper gaiement ensemble un Corse et un Génois, un représentant de Genève et un négatif, le muphti et un archevêque. Il fit tomber habilement les premiers coups que les disputants se portaient, en détournant la conversation, et en faisant un conte très agréable qui réjouit également les damnants et les damnés. Enfin, quand ils furent un peu en pointe de vin, il leur fit signer que l'âme de l'empereur Marc-Antonin resterait in statu quo, c'est-à -dire je ne sais où, en attendant un jugement définitif. Les âmes des docteurs s'en retournèrent dans leurs limbes paisiblement après le souper tout fut tranquille. Cet accommodement fit un très grand honneur à l'homme aux quarante écus; et toutes les fois qu'il s'élevait une dispute bien acariâtre, bien virulente entre des gens lettrés ou non lettrés, on disait aux deux partis "Messieurs, allez souper chez monsieur André." Je connais deux factions acharnées qui, faute d'avoir été souper chez monsieur André, se sont attiré de grands malheurs. Scélérat chassé La réputation qu'avait acquise monsieur André d'apaiser les querelles en donnant de bons soupers lui attira, la semaine passée, une singulière visite. Un homme noir, assez mal mis, le dos voûté, la tête penchée sur une épaule, l'oeil hagard, les mains fort sales, vint le conjurer de lui donner à souper avec ses ennemis. "Quels sont vos ennemis, lui dit monsieur André, et qui êtes-vous? - Hélas! dit-il, j'avoue, monsieur, qu'on me prend pour un de ces maroufles qui font des libelles pour gagner du pain, et qui crient Dieu, Dieu, Dieu, religion, religion, pour attraper quelque petit bénéfice. On m'accuse d'avoir calomnié les citoyens les plus véritablement religieux, les plus sincères adorateurs de la Divinité, les plus honnêtes gens du royaume. Il est vrai, monsieur, que, dans la chaleur de la composition, il échappe souvent aux gens de mon métier de petites inadvertances qu'on prend pour des erreurs grossières, des écarts que l'on qualifie de mensonges impudents. Notre zèle est regardé comme un mélange affreux de friponnerie et de fanatisme. On assure que, tandis que nous surprenons la bonne foi de quelques vieilles imbéciles, nous sommes le mépris et l'exécration de tous les honnêtes gens qui savent lire. "Mes ennemis sont les principaux membres des plus illustres académies de l'Europe, des écrivains honorés, des citoyens bienfaisants. Je viens de mettre en lumière un ouvrage que j'ai intitulé Antiphilosophique. Je n'avais que de bonnes intentions mais personne n' a voulu acheter mon livre. Ceux à qui je l'ai présenté l'ont jeté dans le feu, en me disant qu'il n'était pas seulement anti-raisonnable, mais anti-chrétien et très anti-honnête. - Eh bien! lui dit monsieur André, imitez ceux à qui vous avez présenté votre libelle; jetez-le dans le feu, et qu'il n'en soit plus parlé. Je loue fort votre repentir; mais il n'est pas possible que je vous fasse souper avec des gens d'esprit qui ne peuvent être vos ennemis, attendu qu'ils ne vous liront jamais. - Ne pourriez-vous pas du moins, monsieur, dit le cafard, me réconcilier avec les parents de feu monsieur de Montesquieu, dont j'ai outragé la mémoire pour glorifier le révérend père Routh, qui vint assiéger ses derniers moments, et qui fut chassé de sa chambre? - Morbleu! lui dit monsieur André, il y a longtemps que le révérend père Routh est mort; allez-vous-en souper avec lui." C'est un rude homme que monsieur André, quand il a affaire à cette espèce méchante et sotte. Il sentit que le cafard ne voulait souper chez lui avec des gens de mérite que pour engager une dispute, pour les aller ensuite calomnier, pour écrire contre eux, pour imprimer de nouveaux mensonges. Il le chassa de sa maison comme on avait chassé Routh de l'appartement du président de Montesquieu. On ne peut guère tromper monsieur André. Plus il était simple et naïf quand il était l'homme aux quarante écus, plus il est devenu avisé quand il a connu les hommes. Le bon sens de monsieur André Comme le bon sens de monsieur André s'est fortifié depuis qu'il a une bibliothèque! Il vit avec les livres comme avec les hommes; il choisit; et il n'est jamais la dupe des noms. Quel plaisir de s'instruire et d'agrandir son âme pour un écu, sans sortir de chez soi! Il se félicite d'être né dans un temps où la raison humaine commence à se perfectionner. "Que je serais malheureux, dit-il, si l'âge où je vis était celui du jésuite Garasse, du jésuite Guignard, ou du docteur Boucher, du docteur Aubry, du docteur Guincestre, ou du temps que l'on condamnait aux galères ceux qui écrivaient contre les catégories d'Aristote." La misère avait affaibli les ressorts de l'âme de monsieur André, le bien-être leur a rendu leur élasticité. Il y a mille Andrés dans le monde auxquels il n'a manqué qu'un tour de roue de la fortune pour en faire des hommes d'un vrai mérite. Il est aujourd'hui au fait de toutes les affaires de l'Europe, et surtout des progrès de l'esprit humain. "Il me semble, me disait-il mardi dernier, que la Raison voyage à petites journées, du nord au midi, avec ses deux intimes amies, l'Expérience et la Tolérance. L'Agriculture et le Commerce l'accompagnent. Elle s'est présentée en Italie; mais la Congrégation de l'Indice l'a repoussée. Tout ce qu'elle a pu faire a été d'envoyer secrètement quelques-uns de ses facteurs, qui ne laissent pas de faire du bien. Encore quelques années, et le pays des Scipions ne sera plus celui des Arlequins enfroqués. Elle a de temps en temps de cruels ennemis en France; mais elle y a tant d'amis qu'il faudra bien à la fin qu'elle y soit premier ministre. Quand elle s'est présentée en Bavière et en Autriche, elle a trouvé deux ou trois grosses têtes à perruque qui l'ont regardée avec des yeux stupides et étonnés. Ils lui ont dit "Madame, nous n'avons jamais entendu parler de vous; nous ne vous connaissons pas. - Messieurs, leur a-t-elle répondu, avec le temps vous me connaÃtrez et vous m'aimerez. Je suis très bien reçue à Berlin, à Moscou, à Copenhague, à Stockholm. Il y a longtemps que, par le crédit de Locke, de Gordon, de Trenchard, de milord Shaftesbury, et de tant d'autres, j'ai reçu mes lettres de naturalité en Angleterre. Vous m'en accorderez un jour. Je suis la fille du Temps, et j'attends tout de mon père." Quand elle a passé sur les frontières de l'Espagne et du Portugal, elle a béni Dieu de voir que les bûchers de l'Inquisition n'étaient plus si souvent allumés; elle a espéré beaucoup en voyant chasser les jésuites, mais elle a craint qu'en purgeant le pays de renards on ne le laissât exposé aux loups. Si elle fait encore des tentatives pour entrer en Italie, on croit qu'elle commencera par s'établir à Venise, et qu'elle séjournera dans le royaume de Naples, malgré toutes les liquéfactions de ce pays-là , qui lui donnent des vapeurs. On prétend qu'elle a un secret infaillible pour détacher les cordons d'une couronne qui sont embarrassés, je ne sais comment, dans ceux d'une tiare, et pour empêcher les haquenées d'aller faire la révérence aux mules." Enfin la conversation de monsieur André me réjouit beaucoup; et plus je le vois, plus je l'aime. D'un bon souper chez monsieur André Nous soupâmes hier ensemble avec un docteur de Sorbonne, monsieur Pinto, célèbre juif, le chapelain de la chapelle réformée de l'ambassadeur batave, le secrétaire de monsieur le prince Gallitzin, du rite grec, un capitaine suisse calviniste, deux philosophes, et trois dames d'esprit. Le souper fut fort long, et cependant on ne disputa pas plus sur la religion que si aucun des convives n'en avait jamais eu tant il faut avouer que nous sommes devenus polis; tant on craint à souper de contrister ses frères! Il n'en est pas ainsi du régent Coger, et de l'ex-jésuite Nonotte, et de l'ex-jésuite Patouillet, et de l'ex-jésuite Rotalier, et de tous les animaux de cette espèce. Ces croquants-là vous disent plus de sottises dans une brochure de deux pages que la meilleure compagnie de Paris ne peut dire de choses agréables et instructives dans un souper de quatre heures. Et, ce qu'il y a d'étrange, c'est qu'ils n'oseraient dire en face à personne ce qu'ils ont l'impudence d'imprimer. La conversation roula d'abord sur une plaisanterie des Lettres persanes, dans laquelle on répète, d'après plusieurs graves personnages, que le monde va non seulement en empirant, mais en se dépeuplant tous les jours; de sorte que si le proverbe plus on est de fous, plus on rit a quelque vérité, le rire sera incessamment banni de la terre. Le docteur de Sorbonne assura qu'en effet le monde était réduit presque à rien. Il cité le père Petau, qui démontre qu'en moins de trois cents ans un seul des fils de Noé je ne sais si c'est Sem ou Japhet avait procréé de son corps une série d'enfants qui se montait à six cent vingt-trois milliards six cent douze millions trois cent cinquante-huit mille fidèles, l'an 285 après le déluge universel. Monsieur André demanda pourquoi, du temps de Philippe le Bel, c'est-à -dire environ trois cents ans après Hugues Capet, il n'y avait pas six cent vingt-trois milliards de princes de la maison royale. "C'est que la foi est diminuée" dit le docteur de Sorbonne. On parla beaucoup de Thèbes-aux-cent-portes, et du million de soldats qui sortait par ces portes avec vingt mille chariots de guerre. "Serrez, serrez, disait monsieur André; je soupçonne, depuis que je me suis mis à lire, que le même génie qui a écrit Gargantua écrivait autrefois toutes les histoires. - Mais enfin, lui dit un des convives, Thèbes, Memphis, Babylone, Ninive, Troie, Séleucie, étaient de grandes villes, et n'existent plus. - Cela est vrai, répondit le secrétaire de monsieur le prince Gallitzin; mais Moscou, Constantinople, Londres, Paris, Amsterdam, Lyon qui vaut mieux que Troie, toutes les villes de France, d'Allemagne, d'Espagne et du Nord étaient alors des déserts." Le capitaine suisse, homme très instruit, nous avoua que quand ses ancêtres voulurent quitter leurs montagnes et leurs précipices pour aller s'emparer, comme de raison, d'un pays plus agréable, César, qui vit de ses yeux le dénombrement de ces émigrants, trouva qu'il se montait à trois cent soixante et huit mille, en comptant les vieillards, les enfants, et les femmes. Aujourd'hui, le seul canton de Berne possède autant d'habitants il n'est pas tout à fait la moitié de la Suisse, et je puis vous assurer que les treize cantons ont au-delà de sept cent vingt mille âmes, en comptant les natifs qui servent ou qui négocient en pays étrangers. Après cela, messieurs les savants, faites des calculs et des systèmes, ils seront aussi faux les uns que les autres. Ensuite on agita la question si les bourgeois de Rome, du temps des Césars, étaient plus riches que les bourgeois de Paris, du temps de monsieur Silhouette. "Ah! ceci me regarde, dit Monsieur André. J'ai été longtemps l'homme aux quarante écus; je crois bien que les citoyens romains en avaient davantage. Ces illustres voleurs de grand chemin avaient pillé les plus beaux pays de l'Asie, de l'Afrique, et de l'Europe. Ils vivaient fort splendidement du fruit de leurs rapines; mais enfin il y avait des gueux à Rome. Et je suis persuadé que parmi ces vainqueurs du monde il y eut des gens réduits à quarante écus de rente comme je l'ai été. - Savez-vous bien, lui dit un savant de l'Académie des inscriptions et belles-lettres, que Lucullus dépensait, à chaque souper qu'il donnait dans le salon d'Apollon, trente-neuf mille trois cent soixante et douze livres treize sous de notre monnaie courante? mais qu'Atticus, le célèbre épicurien Atticus, ne dépensait point par mois, pour sa table, au-delà de deux cent trente-cinq livres tournois? - Si cela est, dis-je, il était digne de présider à la confrérie de la lésine, établie depuis peu en Italie. J'ai lu comme vous, dans Florus, cette incroyable anecdote; mais apparemment que Florus n'avait jamais soupé chez Atticus, ou que son texte a été corrompu, comme tant d'autres, par les copistes. Jamais Florus ne me fera croire que l'ami de César et de Pompée, de Cicéron et d'Antoine, qui mangeaient souvent chez lui, en fût quitte pour un peu moins de dix louis d'or par mois. Et voilà justement comme on écrit l'histoire." Madame André, prenant la parole, dit au savant que, s'il voulait défrayer sa table pour dix fois autant, il lui ferait grand plaisir. Je suis persuadé que cette soirée de monsieur André valait bien un mois d'Atticus; et les dames doutèrent fort que les soupers de Rome fussent plus agréables que ceux de Paris. La conversation fut très gaie, quoique un peu savante. Il ne fut parlé ni des modes nouvelles, ni des ridicules d'autrui, ni de l'histoire scandaleuse du jour. La question du luxe fut traitée à fond. On demanda si c'était le luxe qui avait détruit l'empire romain, et il fut prouvé que les deux empires d'Occident et d'Orient n'avaient été détruits que par la controverse et par les moines. En effet, quand Alaric prit Rome, on n'était occupé que de disputes théologiques; et quand Mahomet II prit Constantinople, les moines défendaient beaucoup plus l'éternité de la lumière du Tabor, qu'ils voyaient à leur nombril, qu'ils ne défendaient la ville contre les Turcs. Un de nos savants fit une réflexion qui me frappa beaucoup c'est que ces deux grands empires sont anéantis, et que les ouvrages de Virgile, d'Horace, et d'Ovide, subsistent. On ne fit qu'un saut du siècle d'Auguste au siècle de Louis XIV. Une dame demanda pourquoi, avec beaucoup d'esprit, on ne faisait plus guère aujourd'hui d'ouvrages de génie? Monsieur André répondit que c'est parce qu'on en avait fait dans le siècle passé. Cette idée était fine et pourtant vraie; elle fut approfondie. Ensuite on tomba rudement sur un Ecossais, qui s'est avisé de donner des règles de goût de critiquer les plus admirables endroits de Racine sans savoir le français. On traita encore plus sévèrement un Italien nommé Denina, qui a dénigré l'Esprit des lois sans le comprendre, et qui surtout a censuré ce que l'on aime le mieux dans cet ouvrage. Cela fit souvenir du mépris affecté que Boileau étalait pour le Tasse. Quelqu'un des convives avança que le Tasse, avec ses défauts, était autant au-dessus d'Homère, que Montesquieu, avec ses défauts encore plus grands, est au-dessus du fatras de Grotius. On s'éleva contre ces mauvaises critiques, dictées par la haine nationale et le préjugé. Le signor Denina fut traité comme il le méritait, et comme les pédants le sont par les gens d'esprit. On remarqua surtout avec beaucoup de sagacité que la plupart des ouvrages littéraires du siècle présent, ainsi que les conversations, roulent sur l'examen des chefs-d'oeuvre du dernier siècle. Notre mérite est de discuter leur mérite. Nous sommes comme des enfants déshérités qui font le compte du bien de leurs pères. On avoua que la philosophie avait fait de très grands progrès; mais que la langue et le style s'étaient un peu corrompus. C'est le sort de toutes les conversations de passer d'un sujet à un autre. Tous ces objets de curiosité, de science, et de goût disparurent bientôt devant le grand spectacle que l'impératrice de Russie et le roi de Pologne donnaient au monde. Ils venaient de relever l'humanité écrasée, et d'établir la liberté de conscience dans une partie de la terre beaucoup plus vaste que ne le fut jamais l'empire romain. Ce service rendu au genre humain, cet exemple donné à tant de cours qui se croient politiques, fut célébré comme il devait l'être. On but à la santé de l'impératrice, du roi philosophe, et du primat philosophe, et on leur souhaita beaucoup d'imitateurs. Le docteur de Sorbonne même les admira car il y a quelques gens de bon sens dans ce corps, comme il y eut autrefois des gens d'esprit chez les Béotiens. Le secrétaire russe nous étonna par le récit de tous les grands établissements qu'on faisait en Russie. On demanda pourquoi on aimait mieux lire l'histoire de Charles XII, qui a passé sa vie à détruire, que celle de Pierre le Grand, qui a consumé la sienne à créer. Nous conclûmes que la faiblesse et la frivolité sont la cause de cette préférence; que Charles XII fut le don Quichotte du Nord, et que Pierre en fut le Solon; que les esprits superficiels préfèrent l'héroïsme extravagant aux grandes vues d'un législateur; que les détails de la fondation d'une ville leur plaisent moins que la témérité d'un homme qui brave dix mille Turcs avec ses seuls domestiques; et qu'enfin la plupart des lecteurs aiment mieux s'amuser que s'instruire. De là vient que cent femmes lisent les Mille et une Nuits contre une qui lit deux chapitres de Locke. De quoi ne parla-t-on point dans ce repas, dont je me souviendrai longtemps! Il fallut bien enfin dire un mot des acteurs et des actrices, sujet éternel des entretiens de table de Versailles et de Paris. On convint qu'un bon déclamateur était aussi rare qu'un bon poète. Le souper finit par une chanson très jolie qu'un des convives fit pour les dames. Pour moi, j'avoue que le banquet de Platon ne m'aurait pas fait plus de plaisir que celui de monsieur et de madame André. Nos petits-maÃtres et nos petites-maÃtresses s'y seraient ennuyés sans doute ils prétendent être la bonne compagnie; mais ni monsieur André ni moi ne soupons jamais avec cette bonne compagnie-là . Les Lettres d'Amabed Traduites par l'abbé Tamponet Première lettre. D'Amabed à Shastasid, grand brame de Maduré A Bénarès, le second du mois de la souris, l'an du renouvellement du monde 115652 Lumière de mon âme, père de mes pensées, toi qui conduis les hommes dans les voies de l'Eternel, à toi, savant Shastasid, respect et tendresse. Je me suis déjà rendu la langue chinoise si familière, suivant tes sages conseils, que je lis avec fruit leurs cinq Kings, qui me semblent égaler en antiquité notre Shastah, dont tu es l'interprète, les sentences du premier Zoroastre, et les livres de l'Egyptien Thaut. Il paraÃt à mon âme, qui s'ouvre toujours devant toi, que ces écrits et ces cultes n'ont rien pris les uns des autres car nous sommes les seuls à qui Brama, confident de l'Eternel, ait enseigné la rébellion des créatures célestes, le pardon que l'Eternel leur accorde, et la formation de l'homme; les autres peuples n'ont rien dit, ce me semble de ces choses sublimes. Je crois surtout que nous ne tenons rien, ni nous, ni les Chinois, des Egyptiens. Ils n'ont pu former une société policée et savante que longtemps après nous, puisqu'il leur a fallu dompter leur Nil avant de pouvoir cultiver les campagnes et bâtir leurs villes. Notre Shastah divin n'a, je l'avoue, que quatre mille cinq cent cinquante-deux ans d'antiquité; mais il est prouvé par nos monuments que cette doctrine avait été enseignée de père en fils plus de cent siècles avant la publication de ce sacré livre. J'attends sur cela les instructions de ta paternité. Depuis la prise de Goa par les Portugais, il est venu quelques docteurs d'Europe à Bénarès. Il y en a un à qui j'enseigne la langue indienne, il m'apprend en récompense un jargon qui a cours dans l'Europe, et qu'on nomme l'italien. C'est une plaisante langue. Presque tous les mots se terminent en a, en e, en i, en o; je l'apprends facilement, et j'aurai bientôt le plaisir de lire les livres européans. Ce docteur s'appelle le père Fa tutto; il paraÃt poli et insinuant; je l'ai présenté à Charme des yeux, la belle Adaté, que mes parents et les siens me destinent pour épouse; elle apprend l'italien avec moi. Nous avons conjugué ensemble le verbe j'aime dès le premier jour. Il nous a fallu deux jours pour tous les autres verbes. Après elle, tu es le mortel le plus près de mon coeur. Je prie Birmah et Bramah de conserver tes jours jusqu'à l'âge de cent trente ans, passé lequel la vie n'est plus qu'un fardeau. Réponse de Shastasid J'ai reçu ta lettre, esprit enfant de mon esprit. Puisse Drugha, montée sur son dragon, étendre toujours sur toi ses dix bras vainqueurs des vices! Il est vrai et nous n'en devons tirer aucune vanité que nous sommes le peuple de la terre le plus anciennement policé. Les Chinois eux-mêmes n'en disconviennent pas. Les Egyptiens sont un peuple tout nouveau qui fut lui-même enseigné par les Chaldéens. Ne nous glorifions pas d'être les plus anciens, et songeons à être toujours les plus justes. Tu sauras, mon cher Amabed, que depuis très peu de temps une faible image de notre révélation sur la chute des êtres célestes et le renouvellement du monde a pénétré jusqu'aux Occidentaux. Je trouve, dans une traduction arabe d'un livre syriaque, qui n'est composé que depuis environ quatorze cents ans, ces propres paroles L'Eternel tient liées de chaÃnes éternelles, jusqu'au grand jour du jugement, les puissances célestes qui ont souillé leur dignité première. L'auteur cite en preuve un livre composé par un de leurs premiers hommes, nommé Enoch. Tu vois par là que les nations barbares n'ont jamais été éclairées que par un rayon faible et trompeur qui s'est égaré vers eux du sein de notre lumière. Mon cher fils, je crains mortellement l'irruption des barbares d'Europe dans nos heureux climats. Je sais trop quel est cet Albuquerque qui est venu des bords de l'Occident dans ce pays cher à l'astre du jour. C'est un des plus illustres brigands qui aient désolé la terre. Il s'est emparé de Goa contre la foi publique. Il a noyé dans leur sang des hommes justes et paisibles. Ces Occidentaux habitent un pays pauvre qui ne leur produit que très peu de soie point de coton, point de sucre, nulle épicerie. La terre même dont nous fabriquons la porcelaine leur manque. Dieu leur a refusé le cocotier, qui ombrage, loge, vêtit, nourrit, abreuve les enfants de Brama. Ils ne connaissent qu'une liqueur qui leur fait perdre la raison. Leur vraie divinité est l'or; ils vont chercher ce dieu à une autre extrémité du monde. Je veux croire que ton docteur est un homme de bien; mais l'Eternel nous permet de nous défier de ces étrangers. S'ils sont moutons à Bénarès, on dit qu'ils sont tigres dans les contrées où les Européans se sont établis. Puissent ni la belle Adaté ni toi n'avoir jamais à se plaindre du père Fa tutto! Mais un secret pressentiment m'alarme. Adieu. Que bientôt Adaté, unie à toi par un saint mariage, puisse goûter dans tes bras les joies célestes. Cette lettre te parviendra par un banian, qui ne partira qu'à la pleine lune de l'éléphant. Seconde lettre. D'Amabed à Shastasid Père de mes pensées, j'ai eu le temps d'apprendre ce jargon d'Europe avant que ton marchand banian ait pu arriver sur le rivage du Gange. Le père Fa tutto me témoigne toujours une amitié sincère. En vérité je commence à croire qu'il ne ressemble point aux perfides dont tu crains, avec raison, la méchanceté. La seule chose qui pourrait me donner de la défiance, c'est qu'il me loue trop, et qu'il ne loue jamais assez Charme, des yeux; mais d'ailleurs il me paraÃt rempli de vertu et d'onction. Nous avons lu ensemble un livre de son pays, qui m'a paru bien étrange. C'est une histoire universelle du monde entier, dans laquelle il n'est pas dit un mot de notre antique empire, rien des immenses contrées au-delà du Gange, rien de la Chine, rien de la vaste Tartarie. Il faut que les auteurs, dans cette partie de l'Europe, soient bien ignorants. Je les compare à des villageois qui parlent avec emphase de leurs chaumières, et qui ne savent pas où est la capitale; ou plutôt à ceux qui pensent que le monde finit aux bornes de leur horizon. Ce qui m'a le plus surpris, c'est qu'ils comptent les temps depuis la création de leur monde tout autrement que nous. Mon docteur européan m'a montré un de ses almanachs sacrés, par lequel ses compatriotes sont à présent dans l'année de leur création 5552, ou dans l'année 6244, ou bien dans l'année 6940, comme on voudra. Cette bizarrerie m'a surpris. Je lui ai demandé comment on pouvait avoir trois époques différentes de la même aventure. "Tu ne peux, lui ai-je dit, avoir à la fois trente ans, quarante ans, et cinquante ans. Comment ton monde peut-il avoir trois dates qui se contrarient?" Il m'a répondu que ces trois dates se trouvent dans le même livre, et qu'on est obligé chez eux de croire les contradictions pour humilier la superbe de l'esprit. Ce même livre traite d'un premier homme qui s'appelait Adam, d'un Caïn, d'un Mathusalem, d'un Noé qui planta des vignes après que l'océan eut submergé tout le globe; enfin d'une infinité de choses dont je n'ai jamais entendu parler et que je n'ai lues dans aucun de nos livres. Nous en avons ri, la belle Adaté et moi, en l'absence du père Fa tutto car nous sommes trop bien élevés et trop pénétrés de tes maximes pour rire des gens en leur présence. Je plains ces malheureux d'Europe, qui n'ont été créés que depuis 6 940 ans tout au plus, tandis que notre ère est de 115 652 années. Je les plains davantage de manquer de poivre, de cannelle, de gérofle, de thé, de café, de soie, de coton, de vernis, d'encens, d'aromates, et de tout ce qui peut rendre la vie agréable il faut que la Providence les ait longtemps oubliés. Mais je les plains encore plus de venir de si loin, parmi tant de périls, ravir nos denrées, les armes à la main. On dit qu'ils ont commis à Calicut des cruautés épouvantables pour du poivre cela fait frémir la nature indienne, qui est en tout différente de la leur, car leurs poitrines et leurs cuisses sont velues. Ils portent de longues barbes, leurs estomacs sont carnassiers. Ils s'enivrent avec le jus fermenté de la vigne, plantée, disent-ils, par leur Noé. Le père Fa tutto lui-même, tout poli qu'il est, a égorgé deux petits poulets; il les a fait cuire dans une chaudière, et il les a mangés impitoyablement. Cette action barbare lui a attiré la haine de tout le voisinage, que nous n'avons apaisé qu'avec peine. Dieu me pardonne! je crois que cet étranger aurait mangé nos vaches sacrées, qui nous donnent du lait, si on l'avait laissé faire. Il a bien promis qu'il ne commettrait plus de meurtres envers les poulets, et qu'il se contenterait d'oeufs frais, de laitage, de riz, de nos excellents légumes, de pistaches, de dattes, de cocos, de gâteaux, d'amandes, de biscuits, d'ananas, d'oranges, et de tout ce que produit notre climat bénit de l'Eternel. Depuis quelques jours, il paraÃt plus attentif auprès de Charme des yeux. Il a même fait pour elle deux vers italiens qui finissent en o. Cette politesse me plaÃt beaucoup, car tu sais que mon bonheur est qu'on rende justice à ma chère Adaté. Adieu. Je me mets à tes pieds, qui t'ont toujours conduit dans la voie droite, et je baise tes mains, qui n'ont jamais écrit que la vérité. Réponse de Shastasid Mon cher fils en Birmah, en Brama, je n'aime point ton Fa tutto, qui tue des poulets, et qui fait des vers pour ta chère Adaté. Veuille Birmah rendre vains mes soupçons! Je puis te jurer qu'on n'a jamais connu son Adam ni son Noé dans aucune partie du monde, tout récents qu'ils sont. La Grèce même, qui était le rendez-vous de toutes les fables quand Alexandre approcha de nos frontières, n'entendit jamais parler de ces noms-là . Je ne m'étonne pas que des amateurs du vin, tels que les peuples occidentaux, fassent un si grand cas de celui qui, selon eux, planta la vigne; mais sois sûr que Noé a été ignoré de toute l'antiquité connue. Il est vrai que du temps d'Alexandre il y avait dans un coin de la Phénicie un petit peuple de courtiers et d'usuriers, qui avait été longtemps esclave à Babylone. Il se forgea une histoire pendant sa captivité, et c'est dans cette seule histoire qu'il ait jamais été question de Noé. Quand ce petit peuple obtint depuis des privilèges dans Alexandrie, il y traduisit ses annales en grec. Elles furent ensuite traduites en arabe, et ce n'est que dans nos derniers temps que nos savants en ont eu quelque connaissance; mais cette histoire est aussi méprisée par eux que la misérable horde qui l'a écrite. Il serait plaisant, en effet, que tous les hommes, qui sont frères, eussent perdu leurs titres de famille, et que ces titres ne se retrouvassent que dans une petite branche composée d'usuriers et de lépreux. J'ai peur, mon cher ami, que les concitoyens de ton père Fa tutto, qui ont, comme tu me le mandes, adopté ces idées, ne soient aussi insensés, aussi ridicules, qu'ils sont intéressés, perfides, et cruels. Epouse au plus tôt ta charmante Adaté, car, encore une fois, je crains les Fa tutto plus que les Noé. Troisième lettre. D'Amabed à Shastasid Béni soit à jamais Birmah, qui a fait l'homme pour la femme! Sois béni, ô cher Shastasid, qui t'intéresses tant à mon bonheur! Charme des yeux est à moi; je l'ai épousée. Je ne touche plus à la terre; je suis dans le ciel il n'a manqué que toi à cette divine cérémonie. Le docteur Fa tutto a été témoin de nos saints engagements; et, quoiqu'il ne soit pas de notre religion, il n'a fait nulle difficulté d'écouter nos chants et nos prières; il a été fort gai au festin des noces. Je succombe à ma félicité. Tu jouis d'un autre bonheur tu possèdes la sagesse; mais l'incomparable Adaté me possède. Vis longtemps heureux, sans passions, tandis que la mienne m'absorbe dans une mer de voluptés. Je ne puis t'en dire davantage je revole dans les bras d'Adaté. Quatrième lettre. D'Amabed à Shastasid Cher ami, cher père, nous partons, la tendre Adaté et moi, pour te demander ta bénédiction. Notre félicité serait imparfaite si nous ne remplissions pas ce devoir de nos coeurs; mais, le croirais-tu? nous passons par Goa, dans la compagnie de Coursom, le célèbre marchand, et de sa femme. Fa tutto dit que Goa est devenue la plus belle ville de l'Inde; que le grand Albuquerque nous recevra comme des ambassadeurs; qu'il nous donnera un vaisseau à trois voiles pour nous conduire à Maduré. Il a persuadé ma femme, et j'ai voulu le voyage dès qu'elle l'a voulu. Fa tutto nous assure qu'on parle italien plus que portugais à Goa. Charme des yeux brûle d'envie de faire usage d'une langue qu'elle vient d'apprendre. Je partage tous ses goûts. On dit qu'il y a des gens qui ont eu deux volontés; mais Adaté et moi nous n'en avons qu'une, parce que nous n'avons qu'une âme à nous deux. Enfin nous partons demain avec la douce espérance de verser dans tes bras, avant deux mois, des larmes de joie et de tendresse. Première lettre. D'Adaté à Shastasid A Goa, le 5 du mois du tigre, l'an du renouvellement du monde 115652 Birmah, entends mes cris, vois mes pleurs, sauve mon cher époux! Brama, fils de Birmah, porte ma douleur et ma crainte à ton père! Généreux Shastasid, plus sage que nous, tu avais prévu nos malheurs. Mon cher Amabed, ton disciple, mon tendre époux, ne t'écrira plus; il est dans une fosse que les barbares appellent prison. Des gens que je ne puis définir, on les nomme ici inquisitori, je ne sais ce que ce mot signifie; ces monstres, le lendemain de notre arrivée, saisirent mon mari et moi, et nous mirent chacun dans une fosse séparée comme si nous étions morts. Mais si nous l'étions, il fallait du moins nous ensevelir ensemble. Je ne sais ce qu'ils ont fait de mon cher Amabed. J'ai dit à mes anthropophages "Où est Amabed? Ne le tuez pas, et tuez-moi." Ils ne m'ont rien répondu. "Où est-il? pourquoi m'avez-vous séparée de lui?" Ils ont gardé le silence ils m'ont enchaÃnée. J'ai depuis une heure un peu plus de liberté; le marchand Coursom a trouvé moyen de me faire tenir du papier, du coton, un pinceau et de l'encre. Mes larmes imbibent tout, ma main tremble, mes yeux s'obscurcissent, je me meurs. Seconde lettre. D'Adaté à Shastasid Ecrite de la prison de l'inquisition Divin Shastasid, je fus hier longtemps évanouie; je ne pus achever ma lettre je la pliai quand je repris un peu mes sens; je la mis dans mon sein, qui n'allaitera pas les enfants que j'espérais avoir d'Amabed; je mourrai avant que Birmah m'ait accordé la fécondité. Ce matin au point du jour, sont entrés dans ma fosse deux spectres armés de hallebardes, portant au cou des grains enfilés, et ayant sur la poitrine quatre petites bandes rouges croisées. Ils m'ont prise par les mains, toujours sans me rien dire, et m'ont menée dans une chambre où il y avait pour tous meubles une grande table, cinq chaises, et un grand tableau qui représentait un homme tout nu, les bras étendus et les pieds joints. Aussitôt entrent cinq personnages vêtus de robes noires avec une chemise par-dessus leur robe, et deux longs pendants d'étoffe bigarrée par-dessus leur chemise. Je suis tombée à terre de frayeur. Mais quelle a été ma surprise! J'ai vu le père Fa tutto parmi ces cinq fantômes. Je l'ai vu, il a rougi; mais il m'a regardée d'un air de douceur et de compassion qui m'a un peu rassurée pour un moment. "Ah! père Fa tutto, ai-je dit, où suis-je? Qu'est devenu Amabed? dans quel gouffre m'avez-vous jetée? On dit qu'il y a des nations qui se nourrissent de sang humain va-t-on nous tuer? va-t-on nous dévorer?" Il ne m'a répondu qu'en levant les yeux et les mains au ciel; mais avec une attitude si douloureuse et si tendre que je ne savais plus que penser. Le président de ce conseil de muets a enfin délié sa langue, et m'a adressé la parole; il m'a dit ces mots "Est-il vrai que vous avez été baptisée?" J'étais si abÃmée dans mon étonnement et dans ma douleur que d'abord je n'ai pu répondre. Il a recommencé la même question d'une voix terrible. Mon sang s'est glacé, et ma langue s'est attaché à mon palais. Il a répété les mêmes mots pour la troisième fois, et à la fin j'ai dit oui; car il ne faut jamais mentir. J'ai été baptisée dans le Gange comme tous les fidèles enfants de Brama le sont, comme tu le fus, divin Shastasid, comme l'a été mon cher et malheureux Amabed. Oui, je suis baptisée, c'est ma consolation, c'est ma gloire. Je l'ai avoué devant ces spectres. A peine cette parole oui, symbole de la vérité, est sortie de ma bouche, qu'un des cinq monstres noirs et blancs s'est écrié Apostata! les autres ont répété Apostata! Je ne sais ce que ce mot veut dire; mais ils l'ont prononcé d'un ton si lugubre et si épouvantable que mes trois doigts sont en convulsion en te l'écrivant. Alors le père Fa tutto, prenant la parole et me regardant toujours avec des yeux bénins, les a assurés que j'avais dans le fond de bons sentiments, qu'il répondait de moi, que la grâce opérerait, qu'il se chargeait de ma conscience; et il a fini son discours auquel je ne comprenais rien, par ces paroles Io la convertero. Cela signifie en italien, autant que j'en puis juger Je la retournerai. "Quoi! disais-je en moi-même, il me retournera! Qu'entend-il par me retourner! Veut-il dire qu'il me rendra à ma patrie? Ah! Père Fa tutto, lui ai-je dit, retournez donc le jeune Amabed, mon tendre époux, rendez-moi mon âme, rendez-moi ma vie." Alors il a baissé les yeux; il a parlé en secret aux quatre fantômes dans un coin de la chambre. Ils sont partis avec les deux hallebardiers. Tous ont fait une profonde révérence au tableau qui représente un homme tout nu; et le père Fa tutto est resté seul avec moi. Il m'a conduite dans une chambre assez propre, et m'a promis que, si je voulais m'abandonner à ses conseils, je ne serais plus enfermée dans une fosse. "Je suis désespéré comme vous, m'a-t-il dit, de tout ce qui est arrivé. Je m'y suis opposé autant que j'ai pu, mais nos saintes lois m'ont lié les mains; enfin, grâces au ciel et à moi, vous êtes libre dans une bonne chambre, dont vous ne pouvez pas sortir. Je viendrai vous y voir souvent; je vous consolerai, je travaillerai à votre félicité présente et future. - Ah! lui ai-je répondu, il n'y a que mon cher Amabed qui puisse la faire, cette félicité, et il est dans une fosse! Pourquoi y est-il enterré? Pourquoi y ai-je été plongée? qui sont ces spectres qui m'ont demandé si j'avais été baignée? où m'avez-vous conduite? m'avez-vous trompée? est-ce vous qui êtes la cause de ces horribles cruautés? Faites-moi venir le marchand Coursom, qui est de mon pays et homme de bien. Rendez-moi ma suivante; ma compagne, mon amie Déra, dont on m'a séparée. Est-elle aussi dans un cachot pour avoir été baignée? Qu'elle vienne; que je revoie Amabed, ou que je meure!" Il a répondu à mes discours et aux sanglots qui les entrecoupaient par des protestations de service et de zèle dont j'ai été touchée. Il m'a promis qu'il m'instruirait des causes de toute cette épouvantable aventure, et qu'il obtiendrait qu'on me rendÃt ma pauvre Déra; en attendant qu'il pût parvenir à délivrer mon mari. Il m'a plainte; j'ai vu même ses yeux un peu mouillés. Enfin, au son d'une cloche, il est sorti de ma chambre en me prenant la main, et en la mettant sur son coeur. C'est le signe visible, comme tu le sais, de la sincérité, qui est invisible. Puisqu'il a mis ma main sur son coeur, il ne me trompera pas. Eh! pourquoi me tromperait-il? que lui ai-je fait pour me persécuter? nous l'avons si bien traité à Bénarès, mon mari et moi! je lui ai fait tant de présents quand il m'enseignait l'italien! Il a fait des vers italiens pour moi, il ne peut pas me haïr. Je le regarderai comme mon bienfaiteur s'il me rend mon malheureux époux, si nous pouvons tous deux sortir de cette terre envahie et habitée par des anthropophages, si nous pouvons venir embrasser tes genoux à Maduré, et recevoir tes saintes bénédictions. Troisième lettre. D'Adaté à Shastasid Tu permets sans doute, généreux Shastasid, que je t'envoie le journal de mes infortunes inouïes; tu aimes Amabed, tu prends pitié de mes larmes, tu lis avec intérêt dans un coeur percé de toutes parts, qui te déploie ses inconsolables afflictions. On m'a rendu mon amie Déra, et je pleure avec elle. Les monstres l'avaient descendue dans une fosse, comme moi. Nous n'avons nulle nouvelle d'Amabed. Nous sommes dans la même maison, et il y a entre nous un espace infini, un chaos impénétrable. Mais voici des choses qui vont faire frémir ta vertu, et qui déchireront ton âme juste. Ma pauvre Déra a su, par un de ces deux satellites qui marchent toujours devant les cinq anthropophages, que cette nation a un baptême comme nous. J'ignore comment nos sacrés rites ont pu parvenir jusqu'à eux. Ils ont prétendu que nous avions été baptisés suivant les rites de leur secte. Ils sont si ignorants qu'ils ne savent pas qu'ils tiennent de nous le baptême depuis très peu de siècles. Ces barbares se sont imaginé que nous étions de leur secte, et que nous avions renoncé à leur culte. Voilà ce que voulait dire ce mot apostata que les anthropophages faisaient retentir à mes oreilles avec tant de férocité. Ils disent que c'est un crime horrible et digne des plus grands supplices d'être d'une autre religion que la leur. Quand le père Fa tutto leur disait Io la convertero, je la retournerai, il entendait qu'il me ferait retourner à la religion des brigands. Je n'y conçois rien; mon esprit est couvert d'un nuage, comme mes yeux. Peut-être mon désespoir trouble mon entendement; mais je ne puis comprendre comme ce Fa tutto, qui me connaÃt si bien, a pu dire qu'il me ramènerait à une religion que je n'ai jamais connue, et qui est aussi ignorée dans nos climats que l'étaient les Portugais quand ils sont venus pour la première fois dans l'Inde chercher du poivre les armes à la main. Nous nous perdons dans nos conjectures, la bonne Déra et moi. Elle soupçonne le père Fa tutto de quelques desseins secrets. Mais me préserve Birmah de former un jugement téméraire! J'ai voulu écrire au grand brigand Albuquerque pour implorer sa justice, et pour lui demander la liberté de mon cher mari; mais on m'a dit qu'il était parti pour aller surprendre Bombay et le piller. Quoi! Venir de si loin dans le dessein de ravager nos habitations et de nous tuer! et cependant ces monstres sont baptisés comme nous! On dit pourtant que cet Albuquerque a fait quelques belles actions. Enfin je n'ai plus d'espérance que dans l'Etre des êtres qui doit punir le crime et protéger l'innocence. Mais j'ai vu ce matin un tigre qui dévorait deux agneaux. Je tremble de n'être pas assez précieuse devant l'Etre des êtres pour qu'il daigne me secourir. Quatrième lettre. D'Adaté à Shastasid Il sort de ma chambre, ce père Fa tutto; quelle entrevue! quelle complication de perfidies, de passions et de noirceurs! Le coeur humain est donc capable de réunir tant d'atrocités! Comment les écrirai-je à un juste? Il tremblait quand il est entré. Ses yeux étaient baissés; j'ai tremblé plus que lui. Bientôt il s'est rassuré. "Je ne sais pas, m'a-t-il dit, si je pourrai sauver votre mari. Les juges ont ici quelquefois de la compassion pour les jeunes femmes; mais ils sont bien sévères pour les hommes. - Quoi! la vie de mon mari n'est pas en sûreté?" Je suis tombée en faiblesse. Il a cherché des eaux spiritueuses pour me faire revenir; il n'y en avait point. Il a envoyé ma bonne Déra en acheter à l'autre bout de la rue chez un banian. Cependant il m'a délacée pour donner passage aux vapeurs qui m'étouffaient. J'ai été étonnée en revenant à moi de trouver ses mains sur ma gorge et sa bouche sur la mienne. J'ai jeté un cri affreux, je me suis reculée d'horreur. Il m'a dit "Je prenais de vous un soin que la charité commande. Il fallait que votre gorge fût en liberté, et je m'assurais de votre respiration. - Ah! prenez soin que mon mari respire. Est-il encore dans cette fosse horrible? - Non, m'a-t-il répondu. J'ai eu, avec bien de la peine, le crédit de le faire transférer dans un cachot plus commode. - Mais, encore une fois, quel est son crime? quel est le mien? d'où vient cette épouvantable inhumanité? pourquoi violer envers nous les droits de l'hospitalité, celui des gens, celui de la nature? - C'est notre sainte religion qui exige de nous ces petites sévérités. Vous et votre mari vous êtes accusés d'avoir renoncé tous deux à votre baptême." Je me suis écriée alors "Que voulez-vous dire? Nous n'avons jamais été baptisés à votre mode; nous l'avons été dans le Gange, au nom de Brama. Est-ce vous qui avez persuadé cette exécrable imposture aux spectres qui m'ont interrogée? Quel pouvait être votre dessein?" Il a rejeté bien loin cette idée. Il m'a parlé de vertu, de vérité, de charité; il a presque dissipé un moment mes soupçons, en m'assurant que ces spectres sont des gens de bien, des hommes de Dieu, des juges de l'âme qui ont partout de saints espions, et principalement auprès des étrangers qui abordent dans Goa. Ces espions ont, dit-il, juré à ses confrères, les juges de l'âme, devant le tableau de l'homme tout nu, qu'Amabed et moi nous avons été baptisés à la mode des brigands portugais, qu'Amabed est apostata, et que je suis apostata. O vertueux Shastasid! ce que j'entends, ce que je vois de moment en moment me saisit d'épouvante depuis la racine des cheveux jusqu'à l'ongle du petit doigt du pied. "Quoi! vous êtes, ai-je dit au père Fa tutto, un des cinq hommes de Dieu, un des juges de l'âme? - Oui, ma chère Adaté, oui, Charme des yeux, je suis un des cinq dominicains délégués par le Vice-Dieu de l'univers pour disposer souverainement des âmes et des corps. - Qu'est-ce qu'un dominicain? qu'est-ce qu'un Vice-Dieu? - Un dominicain est un prêtre, enfant de saint Dominique, inquisiteur pour la foi; et un Vice-Dieu est un prêtre que Dieu a choisi pour le représenter, pour jouir de dix millions de roupies par an, et pour envoyer dans toute la terre des dominicains vicaires du vicaire de Dieu." J'espère, grand Shastasid, que tu m'expliqueras ce galimatias infernal, ce mélange incompréhensible d'absurdités et d'horreurs, d'hypocrisie et de barbarie. Fa tutto me disait tout cela avec un air de componction, avec un ton de vérité qui, dans un autre temps, aurait pu produire quelque effet sur mon âme simple et ignorante. Tantôt il levait les yeux au ciel, tantôt il les arrêtait sur moi. Ils étaient animés et remplis d'attendrissement. Mais cet attendrissement jetait dans tout mon corps un frissonnement d'horreur et de crainte Amabed est continuellement dans ma bouche comme dans mon coeur. "Rendez-moi mon cher Amabed!" c'était le commencement, le milieu et la fin de tous mes discours. Ma bonne Déra arrive dans ce moment; elle m'apporte des eaux de cinnamum et d'amonum. Cette charmante créature a trouvé le moyen de remettre au marchand Coursom mes trois lettres précédentes. Coursom par cette nuit, il sera dans peu de jours à Maduré. Je serai plainte du grand Shastasid, il versera des pleurs sur le sort de mon mari; il me donnera des conseils; un rayon de sa sagesse pénétrera dans la nuit de mon tombeau. Réponse du Brame Shastasid aux trois lettres précédentes d'Adaté Vertueuse et infortunée Adaté, épouse de mon cher disciple Amabed, Charme des yeux, les miens ont versé sur tes trois lettres des ruisseaux de larmes. Quel démon ennemi de la nature a déchaÃné du fond des ténèbres de l'Europe les monstres à qui l'Inde est en proie! Quoi! tendre épouse de mon cher disciple, tu ne vois pas que le père Fa tutto est un scélérat qui t'a fait tomber dans le piège! Tu ne vois pas que c'est lui seul qui a fait enfermer ton mari dans un fosse, et qui t'y a plongée toi-même pour que tu lui eusses l'obligation de t'en avoir tirée! Que n'exigera-t-il pas de ta reconnaissance! Je tremble avec toi je donne part de cette violation du droit des gens à tous les pontifes de Brama, à tous les omras, à tous les rayas, aux nababs, au grand empereur des Indes lui-même, le sublime Babar, roi des rois, cousin du soleil et de la lune, fils de Mirsamachamed, fils de Semcor, fils d'Abouchaïd, fils de Miracha, fils de Timur, afin qu'on s'oppose de tous côtés aux brigandages des voleurs d'Europe. Quelle profondeur de scélératesse! Jamais les prêtres de Timur, de Gengis-kan, d'Alexandre, d'Ogus-kan, de Sésac, de Bacchus, qui tour à tour vinrent subjuguer nos saintes et paisibles contrées, ne permirent de pareilles horreurs hypocrites; au contraire, Alexandre laissa partout des marques éternelles de sa générosité. Bacchus ne fit que du bien c'était le favori du ciel; une colonne de feu conduisait son armée pendant la nuit; et une nuée marchait devant elle pendant le jour; il traversait la mer Rouge à pied sec; il commandait au soleil et à la lune de s'arrêter quand il le fallait; deux gerbes de rayons divins sortaient de son front; l'ange exterminateur était debout à ses côtés, mais il employait toujours l'ange de la joie. Votre Albuquerque, au contraire, n'est venu qu'avec des moines, des fripons de marchands, et des meurtriers. Coursom le juste m'a confirmé le malheur d'Amabed et le vôtre. Puissé-je avant ma mort vous sauver tous deux, ou vous venger! Puisse l'éternel Birmah vous tirer des mains du moine Fa tutto! Mon coeur saigne des blessures du vôtre. N. B. Cette lettre ne parvint à Charme des yeux que longtemps après, lorsqu'elle partit de la ville de Goa. Cinquième lettre. D'Adaté au grand Brame Shastasid De quels termes oserai-je me servir pour t'exprimer mon nouveau malheur? comment la pudeur pourra-t-elle parler de la honte? Birmah a vu le crime, et il l'a souffert! que deviendrai-je? La fosse où j'étais enterrée est bien moins horrible que mon état. Le père Fa tutto est entré ce matin dans ma chambre, tout parfumé, et couvert d'une simarre de soie légère. J'étais dans mon lit. "Victoire! m'a-t-il dit, l'ordre de délivrer votre mari est signé." A ces mots, les transports de la joie se sont emparés de tous mes sens; je l'ai nommé mon protecteur, mon père. Il s'est penché vers moi il m'a embrassée. J'ai cru d'abord que c'était une caresse innocente, un témoignage chaste de ses bontés pour moi; mais, dans le même instant, écartant ma couverture, dépouillant sa simarre, se jetant sur moi comme un oiseau de proie sur une colombe, me pressant du poids de son corps, ôtant de ses bras nerveux tout mouvement à mes faibles bras, arrêtant sur mes lèvres ma voix plaintive par des baisers criminels, enflammé, invincible, inexorable... Quel moment, et pourquoi ne suis-je pas morte! Déra, presque nue, est venue à mon secours, mais lorsque rien ne pouvait plus me secourir qu'un coup de tonnerre. O Providence de Birmah! il n'a point tonné, et le détestable Fa tutto a fait pleuvoir dans mon sein la brûlante rosée de son crime. Non, Drugha elle-même, avec ses dix bras célestes, n'aurait pu déranger ce Mosasor indomptable. Ma chère Déra le tirait de toutes ses forces; mais figurez-vous un passereau qui becquèterait le bout des plumes d'un vautour acharné sur une tourterelle c'est l'image du père Fa tutto, de Déra, et de la pauvre Adaté. Pour se venger des importunités de Déra, il la saisit elle-même, la renverse d'une main en me retenant de l'autre; il la traite comme il m'a traitée, sans miséricorde; ensuite il sort fièrement comme un maÃtre qui a châtié deux esclaves, et nous dit "Sachez que je vous punirai ainsi toutes deux quand vous ferez les mutines." Nous sommes restées Déra et moi un quart d'heure sans oser dire un mot, sans oser nous regarder. Enfin Déra s'est écriée "Ah! ma chère maÃtresse, quel homme! Tous les gens de son espèce sont-ils aussi cruels que lui?" Pour moi, je ne pensais qu'au malheureux Amabed. On m'a promis de me le rendre, et on ne me le rend point Me tuer, c'était l'abandonner; ainsi je ne me suis pas tuée. Je ne m'étais nourrie depuis un jour que de ma douleur. On ne nous a point apporté à manger à l'heure accoutumée. Déra s'en étonnait et s'en plaignait. Il me paraissait bien honteux de manger après ce qui nous était arrivé. Cependant nous avions un appétit dévorant. Rien ne venait; et après nous être pâmées de douleur nous nous évanouissions de faim. Enfin, sur le soir, on nous a servi une tourte de pigeonneaux, une poularde et deux perdrix, avec un seul petit pain; et, pour comble d'outrage, une bouteille de vin sans eau. C'est le tour le plus sanglant qu'on puisse jouer à deux femmes comme nous, après tout ce que nous avions souffert; mais que faire? je me suis mise à genoux "O Birmah! ô Visnou! ô Brama! vous savez que l'âme n'est point souillée de ce qui entre dans le corps. Si vous m'avez donné une âme, pardonnez-lui la nécessité funeste où est mon corps de n'être pas réduit aux légumes; je sais que c'est un péché horrible de manger du poulet; mais on nous y force. Puissent tant de crimes retomber sur la tête du père Fa tutto! Qu'il soit, après sa mort, changé en une jeune malheureuse Indienne; que je sois changée en dominicain; que je lui rende tous les maux qu'il m'a faits, et que je sois plus impitoyable encore pour lui qu'il ne l'a été pour moi!" Ne sois point scandalisé; pardonne, vertueux Shastasid! Nous nous sommes mises à table. Qu'il est dur d'avoir des plaisirs qu'on se reproche! Postscrit. Immédiatement après dÃner, j'écris au modérateur de Goa, qu'on appelle le corrégidor. Je lui demande la liberté d'Amabed et la mienne; je l'instruis de tous les crimes du père Fa tutto. Ma chère Déra dit qu'elle lui fera parvenir ma lettre par cet alguazil des inquisiteurs pour la foi, qui vient quelquefois la voir dans mon antichambre, et qui a pour elle beaucoup d'estime. Nous verrons ce que cette démarche hardie pourra produire. Sixième lettre. D'Adaté Le croirais-tu, sage instructeur des hommes? Il y a des justes à Goa! et don Jéronimo le corrégidor en est un. Il a été touché de mon malheur et de celui d'Amabed. L'injustice le révolte, le crime l'indigne. Il s'est transporté avec des officiers de justice à la prison qui nous renferme. J'apprends qu'on appelle ce repaire le palais du Saint-Office. Mais, ce qui t'étonnera, on lui a refusé l'entrée. Les cinq spectres, suivis de leurs hallebardiers, se sont présentés à la porte, et ont dit à la justice "Au nom de Dieu tu n'entreras pas. - J'entrerai au nom du roi, a dit le corrégidor; c'est un cas royal. - C'est un cas sacré, ont répondu les spectres." Don Jéronimo le juste a dit "Je dois interroger Amabed, Adaté, Déra, et le père Fa tutto. - Interroger un inquisiteur, un dominicain! s'est écrié le chef des spectres; c'est un sacrilège scommunicao, scommunicao." On dit que ce sont des mots terribles, et qu'un homme sur qui on les a prononcés meurt ordinairement au bout de trois jours. Les deux partis se sont échauffés; ils étaient prêts d'en venir aux mains; enfin ils s'en sont rapportés à l'obispo de Goa. Un obispo est à peu près parmi ces barbares ce que tu es chez les enfants de Brama; c'est un intendant de leur religion; il est vêtu de violet, et il porte aux mains des souliers violets. Il a sur la tête, les jours de cérémonie, un pain de sucre fendu en deux. Cet homme a décidé que les deux partis avaient également tort, et qu'il n'appartenait qu'à leur Vice-Dieu de juger le père Fa tutto. Il a été convenu qu'on l'enverrait par-devant sa divinité avec Amabed et moi, et ma fidèle Déra. Je ne sais où demeure ce Vice, si c'est dans le voisinage du grand-lama ou en Perse, mais n'importe. Je vais revoir Amabed; j'irais avec lui au bout du monde, au ciel, en enfer. J'oublie dans ce moment ma fosse, ma prison, les violences de Fa tutto, ses perdrix que j'ai eu la lâcheté de manger, et son vin que j'ai eu la faiblesse de boire. Septième lettre. D'Adaté Je l'ai revu, mon tendre époux; on nous a réunis, je l'ai tenu dans mes bras. Il a effacé la tache du crime dont cet abominable Fa tutto m'avait souillée; semblable à l'eau sainte du Gange, qui lave toutes les macules des âmes, il m'a rendu une nouvelle vie. Il n'y a que cette pauvre Déra qui reste encore profanée; mais tes prières et tes bénédictions remettront son innocence dans tout son éclat. On nous fait partir demain sur un vaisseau qui fait voile pour Lisbonne. C'est la patrie du fier Albuquerque. C'est là sans doute qu'habite ce Vice-Dieu qui doit juger entre Fa tutto et nous. S'il est Vice-Dieu, comme tout le monde l'assure ici, il est bien certain qu'il damnera Fa tutto. C'est une petite consolation, mais je cherche bien moins la punition de ce terrible coupable que le bonheur du tendre Amabed. Quelle est donc la destinée des faibles mortels, de ces feuilles que les vents emportent! Nous sommes nés, Amabed et moi, sur les bords du Gange; on nous emmène en Portugal; on va nous juger dans un monde inconnu, nous qui sommes nés libres! Reverrons-nous jamais notre patrie? pourrons-nous accomplir le pèlerinage que nous méditions vers ta personne sacrée? Comment pourrons-nous, moi et ma chère Déra, être enfermées dans le même vaisseau avec le père Fa tutto? cette idée me fait trembler. Heureusement j'aurai mon brave époux pour me défendre. Mais que deviendra Déra, qui n'a point de mari? Enfin nous nous recommandons à la Providence. Ce sera désormais mon cher Amabed qui t'écrira il fera le journal de nos destins; il te peindra la nouvelle terre et les nouveaux cieux que nous allons voir. Puisse Brama conserver longtemps ta tête rase et l'entendement divin qu'il a placé dans la moelle de ton cerveau! Première lettre. D'Amabed à Shastasid, après sa captivité Je suis donc encore au nombre des vivants! C'est donc moi qui t'écris, divin Shastasid! J'ai tout su, et tu sais tout. Charme des yeux n'a point été coupable; elle ne peut l'être. La vertu est dans le coeur, et non ailleurs. Ce rhinocéros de Fa tutto, qui avait cousu à sa peau celle du renard, soutient hardiment qu'il nous a baptisés, Adaté et moi, dans Bénarès, à la mode de l'Europe; que je suis apostata, et que Charme des yeux est apostata. Il jure, par l'homme nu qui est peint ici sur presque toutes les murailles, qu'il est injustement accusé d'avoir violé ma chère épouse et la jeune Déra. Charme des yeux, de son côté, et la douce Déra, jurent qu'elles ont été violées. Les esprits européans ne peuvent percer ce sombre abÃme ils disent tous qu'il n'y a que leur Vice-Dieu qui puisse y rien connaÃtre, attendu qu'il est infaillible. Don Jéronimo, le corrégidor, nous fait tous embarquer demain pour comparaÃtre devant cet être extraordinaire qui ne se trompe jamais. Ce grand juge des barbares ne siège point à Lisbonne, mais beaucoup plus loin, dans une ville magnifique qu'on nomme Roume. Ce nom est absolument inconnu chez nos Indiens. Voilà un terrible voyage. A quoi les enfants de Brama sont-ils exposés dans cette courte vie! Nous avons pour compagnons de voyage des marchands d'Europe, des chanteuses, deux vieux officiers des troupes du roi de Portugal qui ont gagné beaucoup d'argent dans notre pays, des prêtres du Vice-Dieu, et quelques soldats. C'est un grand bonheur pour nous d'avoir appris l'italien, qui est la langue courante de tous ces gens-là car comment pourrions-nous entendre le jargon portugais? Mais, ce qui est horrible, c'est d'être dans la même barque avec un Fa tutto. On nous fait coucher ce soir à bord pour démarrer demain au lever du soleil. Nous aurons une petite chambre de six pieds de long sur quatre de large pour ma femme et pour Déra. On dit que c'est une faveur insigne. Il faut faire ses petites provisions de toute espèce. C'est un bruit, c'est un tintamarre inexprimable. La foule du peuple se précipite pour nous regarder. Charme des yeux est en larmes, Déra tremble; il faut s'armer de courage. Adieu; adresse pour nous tes saintes prières à l'Eternel; qui créa les malheureux mortels il y a juste cent quinze mille six cent cinquante-deux révolutions annuelles du soleil autour de la terre, ou de la terre autour du soleil. Seconde lettre. D'Amabed, pendant sa route Après un jour de navigation, le vaisseau s'est trouvé vis-à -vis Bombay, dont l'exterminateur Albuquerque, qu'on appelle ici le grand, s'est emparé. Aussitôt un bruit infernal s'est fait entendre notre vaisseau a tiré neuf coups de canon; on lui en a répondu autant des remparts de la ville. Charme des yeux et la jeune Déra ont cru être à leur dernier jour. Nous étions couverts d'une fumée épaisse. Croirais-tu, sage Shastasid, que ce sont là des politesses? C'est la façon dont ces barbares se saluent. Une chaloupe a apporté des lettres pour le Portugal alors nous avons fait voile dans la grande mer, laissant à notre droite les embouchures du grand fleuve Zonboudipo, que les barbares appellent l'Indus. Nous ne voyons plus que les airs, nommés ciel par ces brigands, si peu dignes du ciel, et cette grande mer que l'avarice et la cruauté leur ont fait traverser. Cependant le capitaine paraÃt un homme honnête et prudent. Il ne permet pas que le père Fa tutto soit sur le tillac quand nous y prenons le frais; et lorsqu'il est en haut, nous nous tenons en bas. Nous sommes comme le jour et la nuit, qui ne paraissent jamais ensemble sur le même horizon. Je ne cesse de réfléchir sur la destinée qui se joue des malheureux mortels. Nous voguons sur la mer des Indes avec un dominicain, pour aller être jugés dans Roume, à six mille lieues de notre patrie. Il y a dans le vaisseau un personnage considérable qu'on nomme l'aumônier. Ce n'est pas qu'il fasse l'aumône; au contraire on lui donne de l'argent pour dire des prières dans une langue qui n'est ni la portugaise ni l'italienne, et que personne de l'équipage n'entend; peut-être ne l'entend-il pas lui-même; car il est toujours en dispute sur le sens des paroles avec le père Fa tutto. Le capitaine m'a dit que cet aumônier est franciscain, et que, l'autre étant dominicain, ils sont obligés en conscience de n'être jamais du même avis. Leurs sectes sont ennemies jurées l'une de l'autre; aussi sont-ils vêtus tout différemment pour marquer la différence de leurs opinions. Ce franciscain s'appelle Fa molto. Il me prête des livres italiens concernant la religion du Vice-Dieu devant qui nous comparaÃtrons. Nous lisons ces livres, ma chère Adaté et moi. Déra assiste à la lecture. Elle y a eu d'abord de la répugnance, craignant de déplaire à Brama; mais plus nous lisons, plus nous nous fortifions dans l'amour des saints dogmes que tu enseignes aux fidèles. Troisième lettre. Du journal d'Amabed Nous avons lu avec l'aumônier des épÃtres d'un des grands saints de la religion italienne et portugaise. Son nom est Paul. Toi, qui possèdes la science universelle, tu connais Paul sans doute. C'est un grand homme. Il a été renversé de cheval par une voix, et aveuglé par un trait de lumière. Il se vante d'avoir été comme moi au cachot. Il ajoute qu'il a eu cinq fois trente-neuf coups de fouet, ce qui fait en tout cent quatre-vingt-quinze écourgées sur les fesses; plus, trois fois des coups de bâton, sans spécifier le nombre; plus, il dit qu'il a été lapidé une fois; cela est violent, car on n'en revient guère. Plus, il jure qu'il a été un jour et une nuit au fond de la mer. Je le plains beaucoup mais, en récompense, il a été ravi au troisième ciel. Je t'avoue, illuminé Shastasid, que je voudrais en faire autant, dussé-je acheter cette gloire par cent quatre-vingt-quinze coups de verges bien appliqués sur le derrière. Il est beau qu'un mortel jusques aux cieux s'élève; Il est beau même d'en tomber, comme dit un de nos plus aimables poètes indiens, qui est quelquefois sublime. Enfin je vois qu'on a conduit comme moi Paul à Roume pour être jugé. Quoi donc! mon cher Shastasid, Roume a donc jugé tous les mortels dans tous les temps? Il faut certainement qu'il y ait dans cette ville quelque chose de supérieur au reste de la terre tous les gens qui sont dans le vaisseau ne jurent que par Roume; on faisait tout à Goa au nom de Roume. Je te dirai bien plus. Le Dieu de notre aumônier Fa molto, qui est le même que celui de Fa tutto, naquit et mourut dans un pays dépendant de Roume, et il paya le tribut au zamorin qui régnait dans cette ville. Tout cela ne te paraÃt-il pas bien surprenant? Pour moi, je crois rêver, et que tous les gens qui m'entourent rêvent aussi. Notre aumônier Fa molto nous a lu des choses encore plus merveilleuses. Tantôt c'est un âne qui parle; tantôt c'est un de leurs saints qui passe trois jours et trois nuits dans le ventre d'une baleine, et qui en sort de fort mauvaise humeur. Ici c'est un prédicateur qui s'en va prêcher dans le ciel, monté sur un char de feu traÃné par quatre chevaux de feu. Un docteur passe la mer à pied sec, suivi de deux ou trois millions d'hommes qui s'enfuient avec lui. Un autre docteur arrête le soleil et la lune; mais cela ne me surprend point tu m'as appris que Bacchus en avait fait autant. Ce qui me fait le plus de peine, à moi qui me pique de propreté et d'une grande pudeur, c'est que le dieu de ces gens-là ordonne à un de ses prédicateurs de manger de la matière louable sur son pain; et à un autre, de coucher pour de l'argent avec des filles de joie, et d'en avoir des enfants. Il y a bien pis. Ce savant homme nous a fait remarquer deux soeurs, Oolla et Ooliba. Tu les connais bien, puisque tu as tout lu. Cet article a fort scandalisé ma femme le blanc de ses yeux en a rougi. J'ai remarqué que la bonne Déra était tout en feu à ce paragraphe. Il faut certainement que ce franciscain Fa molto soit un gaillard. Cependant il a fermé son livre dès qu'il a vu combien Charme des yeux et moi nous étions effarouchés, et il est sorti pour aller méditer sur le texte. Il m'a laissé son livre sacré; j'en ai lu quelques pages au hasard. O Brama! ô justice éternelle! quels hommes que tous ces gens-là ! ils couchent tous avec leurs servantes dans leur vieillesse. L'un fait des infamies à sa belle-mère, l'autre à sa belle-fille. Ici c'est une ville tout entière qui veut absolument traiter un pauvre prêtre comme une jolie fille, là deux demoiselles de condition enivrent leur père, couchent avec lui l'une après l'autre et en ont des enfants. Mais ce qui m'a le plus épouvanté, le plus saisi d'horreur, c'est que les habitants d'une ville magnifique à qui leur Dieu députa deux êtres éternels qui sont sans cesse au pied de son trône, deux esprits purs, resplendissants d'une lumière divine... ma plume frémit comme mon âme... le dirai-je? oui, ces habitants firent tout ce qu'ils purent pour violer ces messagers de Dieu. Quel péché abominable avec des hommes! mais avec des anges, cela est-il possible? Cher Shastasid, bénissons Birmah, Visnou, et Brama; remercions-les de n'avoir jamais connu ces inconcevables turpitudes. On dit que le conquérant Alexandre voulut autrefois introduire cette coutume si pernicieuse parmi nous; qu'il polluait publiquement son mignon Ephestion. Le ciel l'en punit. Ephestion et lui périrent à la fleur de leur âge. Je te salue, maÃtre de mon âme, esprit de mon esprit. Adaté, la triste Adaté, se recommande à tes prières. Quatrième lettre. D'Amabed à Shastasid Du cap qu'on appelle Bonne-Espérance, le quinze du mois du rhinocéros Il y a longtemps que je n'ai étendu mes feuilles de coton sur une planche, et trempé mon pinceau dans la laque noire délayée, pour te rendre un compte fidèle. Nous avons laissé loin derrière nous à notre droite le golfe de Babelmandel, qui entre dans la fameuse mer Rouge, dont les flots se séparèrent autrefois et s'amoncelèrent comme des montagnes pour laisser passer Bacchus et son armée. Je regrettais qu'on n'eût point mouillé aux côtes de l'Arabie Heureuse, ce pays presque aussi beau que le nôtre, dans lequel Alexandre voulait établir le siège de son empire et l'entrepôt du commerce du monde. J'aurais voulu voir cet Aden ou Eden, dont les jardins sacrés furent si renommés dans l'antiquité; ce Moka fameux par le café qui ne croÃt jusqu'à présent que dans cette province; Mecca, où le grand prophète des musulmans établit le siège de son empire, et où tant de nations de l'Asie, de l'Afrique et de l'Europe viennent tous les ans baiser une pierre noire descendue du ciel qui n'envoie pas souvent de pareilles pierres aux mortels; mais il ne nous est pas permis de contenter notre curiosité. Nous voguons toujours pour arriver à Lisbonne, et de là à Roume. Nous avons déjà passé la ligne équinoxiale; nous sommes descendus à terre au royaume de Mélinde, où les Portugais ont un port considérable. Notre équipage y a embarqué de l'ivoire, de l'ambre gris, du cuivre, de l'argent, et de l'or. Nous voici parvenus au grand Cap c'est le pays des Hottentots. Ces peuples ne paraissent pas descendus des enfants de Brama. La nature y a donné aux femmes un tablier que forme leur peau; ce tablier couvre leur joyau, dont les Hottentots sont idolâtres, et pour lequel ils font des madrigaux et des chansons. Ces peuples vont tout nus. Cette mode est fort naturelle; mais elle ne me paraÃt ni honnête ni habile. Un Hottentot est bien malheureux il n'a plus rien à désirer quand il a vu sa Hottentote par devant et par derrière. Le charme des obstacles lui manque. Il n'y a plus rien de piquant pour lui. Les robes de nos Indiennes, inventées pour être troussées, marquent un génie bien supérieur. Je suis persuadé que le sage Indien à qui nous devons le jeu des échecs et celui du trictrac imagina aussi les ajustements des dames pour notre félicité. Nous resterons deux jours à ce cap, qui est la borne du monde, et qui semble séparer l'Orient de l'Occident. Plus je réfléchis sur la couleur de ces peuples, sur le glossement dont ils se servent pour se faire entendre au lieu d'un langage articulé, sur leur figure, sur le tablier de leurs dames, plus je suis convaincu que cette race ne peut avoir la même origine que nous. Notre aumônier prétend que les Hottentots, les Nègres et les Portugais descendent du même père. Cette idée est bien ridicule; j'aimerais autant qu'on me dÃt que les poules, les arbres, et l'herbe de ce pays-là , viennent des poules, des arbres et de l'herbe de Bénarès ou de Pékin. Cinquième lettre. D'Amabed Du 16 au soir, au cap dit de Bonne-Espérance Voici bien une autre aventure. Le capitaine se promenait avec Charme des yeux et moi sur un grand plateau au pied duquel la mer du Midi vient briser ses vagues. L'aumônier Fa molto a conduit notre jeune Déra tout doucement dans une petite maison nouvellement bâtie, qu'on appelle un cabaret. La pauvre fille n'y entendait point finesse, et croyait qu'il n'y avait rien à craindre, parce que cet aumônier n'est pas dominicain. Bientôt nous avons entendu des cris. Figure-toi que le père Fa tutto a été jaloux de ce tête-à -tête. Il est entré dans le cabaret en furieux; il y avait deux matelots qui ont été jaloux aussi. C'est une terrible passion que la jalousie. Les deux matelots et les deux prêtres avaient beaucoup bu de cette liqueur qu'ils disent avoir été inventée par leur Noé, et dont nous prétendons que Bacchus est l'auteur présent funeste; qui pourrait être utile s'il n'était pas si facile d'en abuser. Les Européans disent que ce breuvage leur donne de l'esprit comment cela peut-il être, puisqu'il leur ôte la raison? Les deux hommes de mer et les deux bonzes d'Europe se sont gourmés violemment, un matelot donnant sur Fa tutto, celui-ci sur l'aumônier, ce franciscain sur l'autre matelot qui rendait ce qu'il recevait; tous quatre changeant de main à tout moment, deux contre deux, trois contre un, tous contre tous, chacun jurant, chacun tirant à soi notre infortunée, qui jetait des cris lamentables. Le capitaine est accouru au bruit; il a frappé indifféremment sur les quatre combattants; et pour mettre Déra en sûreté, il l'a menée dans son quartier, où elle est enfermée avec lui depuis deux heures. Les officiers et les passagers, qui sont tous fort polis, se sont assemblés autour de nous, et nous ont assuré que les deux moines c'est ainsi qu'ils les appellent seraient punis sévèrement par le vice-Dieu dès qu'ils seraient arrivés à Roume. Cette espérance nous a un peu consolés. Au bout de deux heures le capitaine est revenu en nous ramenant Déra avec des civilités et des compliments dont ma chère femme a été très contente. O Brama! qu'il arrive d'étranges choses dans les voyages, et qu'il serait bien plus sage de rester chez soi! Sixième lettre. D'Amabed pendant sa route Je ne t'ai point écrit depuis l'aventure de notre petite Déra. Le capitaine, pendant la traversée, a toujours eu pour elle des bontés très distinguées. J'avais peur qu'il ne redoublât de civilités pour ma femme. Mais elle a feint d'être grosse de quatre mois. Les Portugais regardent les femmes grosses comme des personnes sacrées qu'il n'est pas permis de chagriner. C'est du moins une bonne coutume qui met en sûreté le cher honneur d'Adaté. Le dominicain a eu ordre de ne se présenter jamais devant nous, et il a obéi. Le franciscain, quelques jours après la scène du cabaret, vint nous demander pardon. Je le tirai à part. Je lui demandait comment, ayant fait voeu de chasteté, il avait pu s'émanciper à ce point. Il me répondit "Il est vrai que j'ai fait ce voeu; mais si j'avais promis que mon sang ne coulerait jamais dans mes veines, et que mes ongles et mes cheveux ne croÃtraient pas, vous m'avouerez que je ne pourrais accomplir cette promesse. Au lieu de nous faire jurer d'être chastes, il fallait nous forcer à l'être et rendre tous les moines eunuques. Tant qu'un oiseau a ses plumes, il vole. Le seul moyen d'empêcher un cerf de courir est de lui couper les jambes. Soyez très sûr que les prêtres vigoureux comme moi, et qui n'ont point de femmes, s'abandonnent malgré eux à des excès qui font rougir la nature, après quoi ils vont célébrer les saints mystères." J'ai beaucoup appris dans la conversation avec cet homme. Il m'a instruit de tous ces mystères de sa religion, qui m'ont tous étonné. "Le révérend père Fa tutto, m'a-t-il dit, est un fripon qui ne croit pas un mot de tout ce qu'il enseigne; pour moi, j'ai des doutes violents; mais je les écarte, je me mets un bandeau sur les yeux, je repousse mes pensées et je marche comme je puis dans la carrière que je cours. Tous les moines sont réduits à cette alternative ou l'incrédulité leur fait détester leur profession, ou la stupidité la leur rend supportable." Croirais-tu bien qu'après ces aveux, il m'a proposé de me faire chrétien? Je lui ai dit "Comment pouvez-vous me présenter une religion dont vous n'êtes pas persuadé vous-même, à moi qui suis né dans la plus ancienne religion du monde, à moi dont le culte existait cent quinze mille trois cents ans pour le moins, de votre aveu, avant qu'il y eût des franciscains dans le monde? - Ah! mon cher Indien, m'a-t-il dit, si je pouvais réussir à vous rendre chrétien, vous et la belle Adaté, je ferais crever de dépit ce maraud de dominicain, qui ne croit pas à l'immaculée conception de la Vierge! Vous feriez ma fortune; je pourrais devenir obispo; ce serait une bonne action, et Dieu vous en saurait gré." C'est ainsi, divin Shastasid, que parmi ces barbares d'Europe on trouve des hommes qui sont un composé d'erreur, de faiblesse, de cupidité et de bêtise, et d'autres qui sont des coquins conséquents et endurcis. J'ai fait part de ces conversations à Charme des yeux elle a souri de pitié. Qui l'eût cru que ce serait dans un vaisseau, en voguant vers les côtes d'Afrique, que nous apprendrions à connaÃtre les hommes! Septième lettre. D'Amabed Quel beau climat que ces côtes méridionales! mais quels vilains habitants! quelles brutes! Plus la nature a fait pour nous, moins nous faisons pour elle. Nul art n'est connu chez tous ces peuples. C'est une grande question parmi eux s'ils son descendus des singes, ou si les singes sont venus d'eux. Nos sages ont dit que l'homme est l'image de Dieu voilà une plaisante image de l'Etre éternel qu'un nez noir épaté, avec peu ou point d'intelligence! Un temps viendra, sans doute, où ces animaux sauront bien cultiver la terre, l'embellir par des maisons et par des jardins, et connaÃtre la route des astres. Il faut du temps pour tout. Nous datons, nous autres, notre philosophie de cent quinze mille six cent cinquante-deux ans en vérité, sauf le respect que je te dois, je pense que nous nous trompons; il me semble qu'il faut bien plus de temps pour être arrivés au point où nous sommes. Mettons seulement vingt mille ans pour inventer un langage tolérable, autant pour écrire par le moyen d'un alphabet, autant pour la métallurgie, autant pour la charrue et la navette, autant pour la navigation; et combien d'autres arts encore exigent-ils de siècles! Les Chaldéens datent de quatre cent mille ans, et ce n'est pas encore assez. Le capitaine a acheté, sur un rivage qu'on nomme Angola, six nègres qu'on lui a vendus pour le prix courant de six boeufs. Il faut que ce pays-là soit bien plus peuplé que le nôtre puisqu'on y vend les hommes si bon marché. Mais aussi comment une si abondante population s'accorde-t-elle avec tant d'ignorance? Le capitaine a quelques musiciens auprès de lui il leur a ordonné de jouer de leurs instruments, et aussitôt ces pauvres nègres se sont mis à danser avec presque autant de justesse que nos éléphants. Est-il possible qu'aimant la musique ils n'aient pas su inventer le violon, pas même la musette? Tu me diras, grand Shastasid, que l'industrie des éléphants mêmes n'a pas pu parvenir à cet effort, et qu'il faut attendre. A cela je n'ai rien à répliquer. Huitième lettre. D'Amabed L'année est à peine révolue, et nous voici à la vue de Lisbonne, sur le fleuve du Tage, qui depuis longtemps a la réputation de rouler de l'or dans ses flots. S'il est ainsi, d'où vient donc que les Portugais vont en chercher si loin? Tous ces gens d'Europe répondent qu'on n'en peut trop avoir. Lisbonne est, comme tu me l'avais dit, la capitale d'un très petit royaume. C'est la patrie de cet Albuquerque qui nous a fait tant de mal. J'avoue qu'il a quelque chose de grand dans ces Portugais, qui ont subjugué une partie de nos belles contrées. Il faut que l'envie d'avoir du poivre donne de l'industrie et du courage. Nous espérions, Charme des yeux et moi, entrer dans la ville; mais on ne l'a pas permis, parce qu'on dit que nous sommes prisonniers du Vice-Dieu, et que le dominicain Fa tutto, le franciscain aumônier Fa molto, Déra, Adaté et moi, nous devons tous être jugés à Roume. On nous a fait passer tous sur un autre vaisseau qui part pour la ville du Vice-Dieu. Le capitaine est un vieux Espagnol différent en tout du Portugais, qui en usait si poliment avec nous. Il ne parle que par monosyllabes; et encore très rarement; il porte à sa ceinture des grains enfilés qu'il ne cesse de compter on dit que c'est une grande marque de vertu. Déra regrette fort l'autre capitaine; elle trouve qu'il était bien plus civil. On a remis à l'Espagnol une grosse liasse de papiers, pour instruire notre procès en cours de Roume. Un scribe du vaisseau l'a lue à haute voix. Il prétend que le père Fa tutto sera condamné à ramer dans une des galères du Vice-Dieu, et que l'aumônier Fa molto aura le fouet en arrivant. Tout l'équipage est de cet avis; le capitaine a serré les papiers sans rien dire. Nous mettons à la voile. Que Brama ait pitié de nous, et qu'il te comble de ses faveurs! Brama est juste; mais c'est une chose bien singulière qu'étant né sur le rivage du Gange j'aille être jugé à Roume. On assure pourtant que la même chose est arrivée à plus d'un étranger. Neuvième lettre. D'Amabed Rien de nouveau; tout l'équipage est silencieux et morne comme le capitaine. Tu connais le proverbe indien Tout se conforme aux moeurs du maÃtre. Nous avons passé une mer qui n'a que neuf mille pas de large entre deux montagnes; nous sommes entrés dans une autre mer semée d'Ãles. Il y en a une fort singulière elle est gouvernée par des religieux chrétiens qui portent un habit court et un chapeau, et qui font voeu de tuer tous ceux qui portent un bonnet et une robe. Ils doivent aussi faire l'oraison. Nous avons mouillé dans une Ãle plus grande et fort jolie, qu'on nomme Sicile; elle était bien plus belle autrefois on parle de villes admirables dont on ne voit plus que les ruines. Elle fut habitée par des dieux, des déesses, des géants, des héros; on y forgeait la foudre. Une déesse nommée Cérès la couvrit de riches moissons. Le Vice-Dieu a changé tout cela; on y voit beaucoup de processions et de coupeurs de bourse. Dixième lettre. D'Amabed Enfin nous voici sur la terre sacrée du Vice-Dieu. J'avais lu dans le livre de l'aumônier que ce pays était d'or et d'azur; que les murailles étaient d'émeraudes et de rubis; que les ruisseaux étaient d'huile, les fontaines, de lait, les campagnes couvertes de vignes dont chaque cep produisait cent tonneaux de vin. Peut-être trouverons-nous tout cela quand nous serons auprès de Roume. Nous avons abordé avec beaucoup de peine dans un petit port fort incommode, qu'on appelle la cité vieille. Elle tombe en ruines, et est fort bien nommée. On nous a donné, pour nous conduire, des charrettes attelées par des boeufs. Il faut que ces boeufs viennent de loin, car la terre à droite et à gauche n'est point cultivée ce ne sont que des marais infects, des bruyères, des landes stériles. Nous n'avons vu dans le chemin que des gens couverts de la moitié d'un manteau, sans chemise, qui nous demandaient l'aumône fièrement. Ils ne se nourrissent, nous a-t-on dit, que de petits pains très plats qu'on leur donne gratis le matin, et ne s'abreuvent que d'eau bénite. Sans ces troupes de gueux qui font cinq ou six mille pas pour obtenir, par leurs lamentations, la trentième partie d'une roupie, ce canton serait un désert affreux. On nous avertit même que quiconque y passe la nuit est en danger de mort. Apparemment que Dieu est fâché contre son vicaire, puisqu'il lui a donné un pays qui est le cloaque de la nature. J'apprends que cette contrée a été autrefois très belle et très fertile, et qu'elle n'est devenue si misérable que depuis le temps où ces vicaires s'en sont mis en possession. Je t'écris, sage Shastasid, sur ma charrette, pour me désennuyer. Adaté est bien étonnée. Je t'écrirai dès que je serai dans Roume. Onzième lettre. D'Amabed Nous y voilà , nous y sommes, dans cette ville de Roume. Nous arrivâmes hier en plein jour, le trois du mois de la brebis, qu'on dit ici le 15 mars 1513. Nous avons d'abord éprouvé tout le contraire de ce que nous attendions. A peine étions-nous à la porte dite de Saint-Pancrace, que nous avons vu deux troupes de spectres, dont l'une est vêtue comme notre aumônier, et l'autre comme le père Fa tutto. Elles avaient chacune une bannière à leur tête; et un grand bâton sur lequel était sculpté un homme tout nu, dans la même attitude que celui de Goa. Elles marchaient deux à deux, et chantaient un air à faire bâiller toute une province. Quand cette procession fut parvenue à notre charrette, une troupe cria "C'est saint Fa tutto!" l'autre "C'est saint Fa molto!" On baisa leurs robes, le peuple se mit à genoux. "Combien avez-vous converti d'Indiens, mon révérend père? - Quinze mille sept cents, disait l'un - Onze mille neuf cents, disait l'autre. - Bénie soit la vierge Marie!" Tout le monde avait les yeux sur nous, tout le monde nous entourait. "Sont-ce là de vos catéchumènes, mon révérend père? - Oui, nous les avons baptisés. - Vraiment ils sont bien jolis. Gloire dans les hauts! Gloire dans les hauts!" Le père Fa tutto et le père Fa molto furent conduits, chacun par sa procession, dans une maison magnifique; et pour nous, nous allâmes à l'auberge. Le peuple nous y suivit en criant Cazzo, Cazzo, en nous donnant des bénédictions, en nous baisant les mains, en donnant mille éloges à ma chère Adaté, à Déra, et à moi-même. Nous ne revenions pas de notre surprise. A peine fûmes-nous dans notre auberge qu'un homme vêtu d'une robe violette, accompagné de deux autres en manteau noir, vint nous féliciter sur notre arrivée. La première chose qu'il fit fut de nous offrir de l'argent de la part de la Propaganda, si nous en avions besoin. Je ne sais pas ce que c'est que cette propagande. Je lui répondis qu'il nous en restait encore avec beaucoup de diamants en effet, j'avais eu le soin de cacher toujours ma bourse et une boÃte de brillants dans mon caleçon. Aussitôt cet homme se prosterna presque devant moi, et me traita d'excellence. "Son Excellence la signora Adaté n'est-elle pas bien fatiguée du voyage? Ne va-t-elle pas se coucher? Je crains de l'incommoder, mais je serai toujours à ses ordres. Le signor Amabed peut disposer de moi, je lui enverrai un Cicéron qui sera à son service; il n'a qu'à commander. Veulent-ils tous deux, quand ils seront reposés, me faire l'honneur de venir prendre le rafraÃchissement chez moi? j'aurai l'honneur de leur envoyer un carrosse." Il faut avouer, mon divin Shastasid, que les Chinois ne sont pas plus polis que cette nation occidentale. Ce seigneur se retira. Nous dormÃmes six heures, la belle Adaté et moi. Quand il fut nuit, le carrosse vint nous prendre. Nous allâmes chez cet homme civil. Son appartement était illuminé et orné de tableaux bien plus agréables que celui de l'homme tout nu que nous avions vu à Goa. Une très nombreuse compagnie nous accabla de caresses, nous admira d'être Indiens, nous félicita d'être baptisés, et nous offrit ses services pour tout le temps que nous voudrions rester à Roume. Nous voulions demander justice du père Fa tutto; on ne nous donna pas le temps d'en parler. Enfin nous fûmes reconduits, étonnés, confondus d'un tel accueil et n'y comprenant rien. Douzième lettre. D'Amabed Aujourd'hui nous avons reçu des visites sans nombre, et une princesse de Piombino nous a envoyé deux écuyers nous prier de venir dÃner chez elle. Nous y sommes allés dans un équipage magnifique. L'homme violet s'y est trouvé. J'ai su que c'est un des seigneurs, c'est-à -dire un des valets du Vice-Dieu qu'on appelle préférés, prelati. Rien n'est plus aimable, plus honnête que cette princesse de Piombino. Elle m'a placé à table à côté d'elle. Notre répugnance à manger des pigeons romains et des perdrix l'a fort surprise. Le préféré nous a dit que, puisque nous étions baptisés, il fallait manger des perdrix et boire du vin de Montepulciano; que tous les Vice-Dieu en usaient ainsi; que c'était la marque essentielle d'un véritable chrétien. La belle Adaté a répondu avec sa naïveté ordinaire qu'elle n'était pas chrétienne, qu'elle avait été baptisée dans le Gange. "Eh! mon Dieu! madame, a dit le préféré, dans le Gange, ou dans le Tibre, ou dans un bain, qu'importe? Vous êtes des nôtres. Vous avez été convertie par le père Fa tutto; c'est pour nous un honneur que nous ne voulons pas perdre. Voyez quelle supériorité notre religion a sur la vôtre!" Et aussitôt il a couvert nos assiettes d'ailes de gelinottes. La princesse a bu à notre santé et à notre salut. On nous a pressés avec tant de grâce, on a dit tant de bons mots, on a été si poli, si gai, si séduisant, qu'enfin, ensorcelés par le plaisir j'en demande pardon à Brama, nous avons fait, Adaté et moi, la meilleure chère du monde, avec un ferme propos de nous laver dans le Gange jusqu'aux oreilles à notre retour pour effacer notre péché. On n'a pas douté que nous ne fussions chrétiens. "Il faut, disait la princesse, que ce père Fa tutto soit un grand missionnaire. J'ai envie de le prendre pour mon confesseur." Nous rougissions et nous baissions les yeux, ma pauvre femme et moi. De temps en temps la signora Adaté faisait entendre que nous venions pour être jugés par le Vice-Dieu, et qu'elle avait la plus grande envie de le voir. "Il n'y en a point, nous a dit la princesse; il est mort, et on est occupé à présent à en faire un autre. Dès qu'il sera fait on vous présentera à Sa Sainteté. Vous serez témoin de la plus auguste fête que les hommes puissent jamais voir, et vous en serez le plus bel ornement." Adaté a répondu avec esprit; et la princesse s'est prise d'un grand goût pour elle. Sur la fin du repas nous avons eu une musique qui était si j'ose le dire supérieure à celle de Bénarès et de Maduré. Après dÃner, la princesse a fait atteler quatre chars dorés. Elle nous a fait monter dans le sien. Elle nous a fait voir de beaux édifices, des statues, des peintures. Le soir, on a dansé. Je comparais secrètement cette réception charmante avec le cul de basse-fosse où nous avions été renfermés dans Goa. Et je comprenais à peine comment le même gouvernement, la même religion pouvaient avoir tant de douceur et d'agrément dans Roume, et exercer au loin tant d'horreurs. Treizième lettre. D'Amabed Tandis que cette ville est partagée sourdement en petites factions pour élire un Vice-Dieu, que ces factions, animées de la plus forte haine, se ménagent toutes avec une politesse qui ressemble à l'amitié, que le peuple regarde les pères Fa tutto et Fa molto comme les favoris de la Divinité, qu'on s'empresse autour de nous avec une curiosité respectueuse, je fais, mon cher Shastasid, de profondes réflexions sur le gouvernement de Roume. Je le compare au repas que nous a donné la princesse de Piombino. La salle était propre, commode, et parée; l'or et l'argent brillaient sur les buffets; la gaieté, l'esprit et les grâces animaient les convives; mais, dans les cuisines, le sang et la graisse coulaient; les peaux des quadrupèdes, les plumes des oiseaux et leurs entrailles, pêle-mêle amoncelées, soulevaient le coeur, et répandaient l'infection. Telle est, ce me semble, la cour romaine. Polie et flatteuse chez elle, ailleurs brouillonne et tyrannique. Quand nous disons que nous espérons avoir justice de Fa tutto, on se met doucement à rire; on nous dit que nous sommes trop au-dessus de ces bagatelles, que le gouvernement nous considère trop pour souffrir que nous gardions le souvenir d'une telle facétie, que les Fa tutto et les Fa molto sont des espèces de singes élevés avec soin pour faire des tours de passe-passe devant le peuple; et on finit par des protestations de respect et d'amitié pour nous. Quel parti veux-tu que nous prenions, grand Shastasid? Je crois que le plus sage est de rire comme les autres, et d'être poli comme eux. Je veux étudier Roume; elle en vaut la peine. Quatorzième lettre. D'Amabed Il y a un assez grand intervalle entre ma dernière lettre et la présente. J'ai lu, j'ai vu, j'ai conservé, j'ai médité. Je te jure qu'il n'y eut jamais sur la terre une contradiction plus énorme qu'entre le gouvernement romain et sa religion. J'en parlais hier à un théologien du Vice-Dieu. Un théologien est, dans cette cour, ce que sont les derniers valets dans une maison ils font la grosse besogne, portent les ordures, et, s'ils y trouvent quelque chiffon qui puisse servir, ils le mettent à part pour le besoin. Je lui disais "Votre Dieu est né dans une étable entre un boeuf et un âne; il a été élevé, a vécu, est mort dans la pauvreté; il a ordonné expressément la pauvreté à ses disciples; il leur a déclaré qu'il n'y aurait parmi eux ni premier ni dernier, et que celui qui voudrait commander aux autres les servirait. Cependant je vois ici qu'on fait exactement tout le contraire de ce que veut votre Dieu. Votre culte même est tout différent du sien. Vous obligez les hommes à croire des choses dont il n'a pas dit un seul mot. - Tout cela est vrai, m'a-t-il répondu. Notre Dieu n'a pas commandé à nos maÃtres formellement de s'enrichir aux dépens des peuples, et de ravir le bien d'autrui; mais il l'a commandé virtuellement. Il est né entre un boeuf et un âne; mais trois rois sont venus l'adorer dans une écurie. Les boeufs et les ânes figurent les peuples que nous enseignons; et les trois rois figurent tous les monarques qui sont à nos pieds. Ses disciples étaient dans l'indigence donc nos maÃtres doivent aujourd'hui regorger de richesses. Car, si ces premiers Vice-Dieu n'eurent besoin que d'un écu, ceux d'aujourd'hui ont un besoin pressant de dix millions d'écus. Or, être pauvre, c'est n'avoir précisément que le nécessaire. Donc nos maÃtres, n'ayant pas même le nécessaire, accomplissent la loi de la pauvreté à la rigueur. Quant aux dogmes, notre Dieu n'écrivit jamais rien, et nous savons écrire donc c'est à nous d'écrire les dogmes; aussi les avons-nous fabriqués avec le temps selon le besoin. Par exemple nous avons fait du mariage le signe visible d'une chose invisible cela fait que tous les procès suscités pour cause de mariage ressortissent de tous les coins de l'Europe à notre tribunal de Roume, parce que nous seuls pouvons voir les choses invisibles. C'est une source abondante de trésors qui coule dans notre chambre sacrée des finances pour étancher la soif de notre pauvreté." Je lui demandai si la chambre sacrée n'avait pas encore d'autres ressources. "Nous n'y avons pas manqué, dit-il; nous tirons parti des vivants et des morts. Par exemple, dès qu'une âme est trépassée, nous l'envoyons dans une infirmerie; nous lui faisons prendre médecine dans l'apothicairerie des âmes; et vous ne sauriez croire combien cette apothicairerie nous vaut d'argent. - Comment cela, monsignor? car il me semble que la bourse d'une âme est d'ordinaire assez mal garnie. - Cela est vrai, signor; mais elles ont des parents qui sont bien aises de retirer leurs parents morts de l'infirmerie et de les faire placer dans un lieu plus agréable. Il est triste pour une âme de passer toute une éternité à prendre médecine. Nous composons avec les vivants ils achètent la santé des âmes de leurs défunts parents, les uns plus cher, les autres à meilleur compte, selon leurs facultés. Nous leur délivrons des billets pour l'apothicairerie. Je vous assure que c'est un de nos meilleurs revenus. - Mais, monsignor, comment ces billets parviennent-ils aux âmes?" Il se mit à rire. "C'est l'affaire des parents, dit-il; et puis ne vous-ai-je pas dit que nous avons un pouvoir incontestable sur les choses invisibles?" Ce monsignor me paraÃt bien dessalé; je me forme beaucoup avec lui, et je me sens déjà tout autre. Quinzième lettre. D'Amabed Tu dois savoir, mon cher Shastasid, que le Cicéron à qui monsignor m'a recommandé, et dont je t'ai dit un mot dans mes précédentes lettres, est un homme fort intelligent qui montre aux étrangers les curiosités de l'ancienne Roume et de la nouvelle. L'une et l'autre, comme tu le vois, ont commandé aux rois; mais les premiers Romains acquirent leur pouvoir par leur épée, et les derniers par leur plume. La discipline militaire donna l'empire aux Césars, dont tu connais l'histoire; la discipline monastique donne une autre espèce d'empire à ces Vice-Dieu qu'on appelle Papes. On voit des processions dans la même place où l'on voyait autrefois des triomphes. Les Cicérons expliquent tout cela aux étrangers; ils leur fournissent des livres et des filles. Pour moi, qui ne veux pas faire d'infidélité à ma belle Adaté tout jeune que je suis je me borne aux livres; et j'étudie principalement la religion du pays, qui me divertit beaucoup. Je lisais avec mon Cicéron l'histoire de la vie du Dieu du pays. Elle est fort extraordinaire. C'était un homme qui séchait des figuiers d'une seule parole, qui changeait l'eau en vin, et qui noyait des cochons. Il avait beaucoup d'ennemis. Tu sais qu'il était né dans une bourgade appartenant à l'empereur de Roume. Ses ennemis étaient malins; ils lui demandèrent un jour s'ils devaient payer le tribut à l'empereur; il leur répondit "Rendez au prince ce qui est au prince; mais rendez à Dieu ce qui est à Dieu." Cette réponse me paraÃt sage; nous en parlions, mon Cicéron et moi, lorsque monsignor est entré. Je lui ai dit beaucoup de bien de son Dieu, et je l'ai prié de m'expliquer comment sa chambre des finances observait ce précepte en prenant tout pour elle, et en ne donnant rien à l'empereur. Car tu dois savoir que, bien que les Romains aient un Vice-Dieu, ils ont un empereur aussi auquel même ils donnent le titre de roi des Romains. Voici ce que cet homme très avisé m'a répondu "Il est vrai que nous avons un empereur; mais il ne l'est qu'en peinture. Il est banni de Roume; il n'y a pas seulement une maison; nous le laissons habiter auprès d'un grand fleuve qui est gelé quatre mois de l'année, dans un pays dont le langage écorche nos oreilles. Le véritable empereur est le pape, puisqu'il règne dans la capitale de l'empire. Ainsi Rendez à l'empereur veut dire Rendez au pape; Rendez à Dieu signifie encore Rendez au pape, puisqu'en effet il est Vice-Dieu. Il est seul le maÃtre de tous les coeurs et de toutes les bourses. Si l'autre empereur qui demeure sur un grand fleuve osait seulement dire un mot, alors nous soulèverions contre lui tous les habitants des rives du grand fleuve, qui sont pour la plupart de gros corps sans esprit, et nous armerions contre lui les autres rois, qui partageraient avec lui ses Cestvers toi que je me tour Fa7 gneur, D07 lam rém solm7 D07 Pour (3 - lè -ve mes mains pour te rencontrer, mon coeurdésire te chan - ter bé-nir et cé - lam Sei D07 à gneur, bon Sei gneur, lam rém solm D07 es fi-dèle et rém - brer ton saint nom, car tu D07 ja - mais veux © Alain Bergèse. lam ô Sei - solm7 ma vie te don - ner Sei - gneur, 2.Surde profonds coussins tout imprégnés d'odeur, Hippolyte rêvait aux caresses puissantes. Qui levaient le rideau sur sa jeune candeur. Elle cherchait, d'un œil troublé par la tempête, De sa naïveté le ciel déjà lointain, Ainsi qu'un voyageur qui retourne la tête. Vers les horizons bleus dépassés le matin.
| Цεμ ሁоአопኗ ሁգе | Уηጏч ζխв ιсляроζонт |
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| Ξሡдагαкраሙ диςицአ ሣуξոዱеհася | Илε пθժ |
| አο մθφеч | Эሃинακы хኘрθሳаσеф |
| Охедрጾ оχኖйሦцом | Юξуτፒд и |